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Dans sa Lettre sur les sourds et les muets (1751), Diderot présente l’ébauche d’une théorie selon laquelle le langage dramatique possède une double dimension. Ayant tenté l’expérience, lors d’un spectacle, de se boucher les oreilles afin de ne pas écouter le texte que jouaient les comédiens et pouvoir ainsi mieux se concentrer sur leur mimique, Diderot constate qu’il n’avait pu s’empêcher durant la pièce de « répandre des larmes dans les endroits pathétiques[1] ». Selon le philosophe, un tel résultat signifie que le théâtre ne peut se résumer au seul discours et qu’il faut également tenir compte de la puissance du langage des gestes des acteurs. Pour donner vie à une scène dramatique dans sa totalité, pour en dégager l’intensité, il faut donc que le corps « parle » de manière expressive et autonome (quelquefois en silence), au même titre que le discours qui a été écrit pour être interprété. Comme le remarque Catherine Naugrette, Diderot « conduit ainsi à une nouvelle conception de l’oeuvre d’art, qui sanctionne le passage amorcé au XVIIe siècle d’une esthétique du plaisir à une esthétique du sentiment et du pathétique moralisant[2] ».

À l’instar de Diderot, et bien évidemment de Rousseau, George Sand a maintes fois répété que sa mission en tant qu’écrivain était de sensibiliser son public pour l’inciter à une prise de conscience personnelle ou politique. Qu’il s’agisse de roman ou de théâtre, il lui importe de communiquer au lecteur-spectateur une émotion forte lors d’un moment de crise. Cette composante pathétique sert de ressort à l’intrigue et permet à l’auteur d’atteindre son but : « Née romancier je fais des romans, c’est-à-dire que je cherche par les voies d’un certain art à provoquer l’émotion, à remuer, à agiter, à ébranler même les coeurs […] ; l’émotion porte à la réflexion, à la recherche[3]. » Bien que cette profession de foi date de 1842, Sand la maintient comme ligne de conduite quand elle se met à écrire pour le théâtre. En 1850, après le succès de son adaptation de François le Champi à la scène, George Sand se fixe comme « but élevé » de « donner au peuple des spectacles moralisateurs, consolants, attendrissants, une sorte de contrepoison à cette littérature dramatique que j’aime pourtant moi-même […], mais qui parle aux grosses fibres nerveuses et non aux fibres délicates du coeur[4]. »

Mon propos sera d’examiner comment Sand crée les conditions de cet effet d’attendrissement dans Adriani, roman qu’elle rédige en 1853, à une époque où elle est particulièrement sensible en tant que dramaturge aux marques du pathétique théâtral. À première vue, comme le démontre David A. Powell dans son étude sur le roman musical sandien, Adriani met en relief le rôle déterminant de la musique dans l’évolution des sentiments entre les personnages d’Adriani le chanteur-compositeur et de Laure, la jeune veuve dont il tombe amoureux[5]. Par ailleurs, l’intrigue sert de prétexte à Sand pour s’interroger sur les questions qui la préoccupent en ces premières années du Second Empire, tant au plan de la création et de la correspondance entre les arts, qu’au plan de la survie financière de l’artiste qui se doit de garder le contact avec le public. Cependant, il me semble qu’Adriani explore également un autre thème cher à l’auteur, celui du personnage féminin en état de crise. La publication de ce roman coïncide avec la période où Sand rédige la dernière partie d’Histoire de ma vie (1854), texte détaillant la succession de deuils et de pertes qui ont permis à la jeune Aurore de conquérir son moi et de devenir George Sand. Mais, à l’encontre d’Aurore, Laure de Monteluz n’est pas à même d’exprimer par la parole ce qu’elle ressent face aux épreuves qu’elle a subies, et, par conséquent, elle ne peut ni ne sait se poser en sujet dans la première partie du roman. Ses seuls modes d’expression semblent être la musique et la marche à pied. Du fait de sa douleur, de sa beauté et de son silence éloquent, Laure, surnommée La Désolade, incarne le personnage pathétique par excellence.

Selon l’esthétique de la sensibilité en vogue depuis le XVIIIe siècle, tout en Laure est donc objet de pitié et appelle la représentation. Issu d’une épreuve physique ou morale ou au contraire d’une joie extrême, le pathétique pour Diderot se manifeste surtout, nous l’avons vu, par le truchement du corps des protagonistes, que ce soit celui d’une veuve éplorée ou d’un vieillard ravi de retrouver son fils prodigue. Cette mise en scène des corps en crise obéit à des codes dont Diderot a élaboré les cadres conceptuels dans les domaines du théâtre et de la peinture. Je retiendrai en particulier la notion de « pantomime » et l’esthétique du « tableau » qu’a privilégiées le philosophe pour figurer le pathos. Sans pour autant se réclamer de lui de manière explicite, Sand s’efforce d’appliquer dans Adriani les théories de Diderot sur l’émotion afin de toucher les « fibres délicates du coeur » de son public. Je montrerai qu’après avoir adopté en un premier temps les mécanismes, voire les poses et les accessoires, du pathétique, Sand s’inscrit délibérément en faux contre le contenu idéologique du « tableau » qui dépend du silence et de l’impuissance du sujet féminin représenté. Cependant, malgré une reformulation plus équilibrée de la finalité esthétique et sociale de son héroïne de roman, Sand tient malgré tout à respecter la vision du bonheur domestique qui fonde le drame bourgeois sous le Second Empire.

Puisque son objectif est de provoquer l’émotion, tant au théâtre que dans le roman, Sand se place effectivement dans la filiation du drame bourgeois que Diderot a élaboré dans les Entretiens sur le Fils naturel (1757) et le Discours sur la poésie dramatique (1758). Nous ignorons si Sand a eu connaissance de ces textes. La Correspondance signale le fait que Sand a lu Diderot, mais cette référence est par trop vague pour que l’on puisse parler d’influence directe[6]. En revanche, on le sait, Sand avait une grande admiration pour le théâtre de Michel Jean Sedaine dont on considère la pièce Le philosophe sans le savoir (1765) comme le chef-d’oeuvre du drame bourgeois. Selon la Correspondance, Sand découvre « par hasard » la pièce de Sedaine en mai 1851. Dans une lettre à Hetzel du 4 juin, elle explique que Gustave Planche l’avait appelée « le disciple de Sédaine » pour la complimenter sur le succès de sa pièce Claudie que Bocage monta au Théâtre de la Porte Saint-Martin en janvier 1851. Inspirée par Le philosophe, elle consentit « de bon coeur à être le disciple d’un maître si doux, si vrai, si sensible, et si grand parfois sous ses minces habits[7] ». Elle écrivit une suite au drame bourgeois de Sedaine, intitulée Le mariage de Victorine. La pièce fut présentée en novembre 1851 au Théâtre du Gymnase, peu de temps avant le coup d’État du 2 décembre.

Le drame honnête et sérieux, préconisé par Diderot et pratiqué par Sedaine, puis par Sand parmi d’autres, est un genre intermédiaire mixte situé entre la comédie et la tragédie. Cette nouvelle conception du théâtre exige un type d’écriture hybride tout à fait inédit. Dans le drame sérieux, l’action se passe dans l’intimité d’un foyer bourgeois dont la vie réglée se trouve perturbée par un événement imprévu. Le désordre qui s’ensuit se traduit de la manière la plus intense et la plus concentrée possible, c’est-à-dire dans un « tableau » qui « fige la scène en instants pathétiques, qui rythment la représentation comme autant de points d’orgue susceptibles de nous arracher des larmes[8] ». Diderot préfère le tableau au coup de théâtre qui est à la base du théâtre classique. Ce que Diderot reproche au coup de théâtre, c’est son aspect arbitraire, forcé, invraisemblable, qui s’éloigne de l’idéal de vérité et de naturel auquel il aspire dans l’art :

Un incident qui se passe en action et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition des personnages sur la scène, si naturelle et vraie, que rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau[9].

Interprétant cette opposition selon la perspective de l’histoire sociale de l’art, Peter Szondi a démontré que le coup de théâtre de la tragédie classique souligne l’imprévu, l’instabilité de la vie de cour, ainsi que le caprice du monarque absolu. Calqué sur les structures politiques de l’Ancien Régime qui s’exhibe en un spectacle permanent, le theatrum mundi que reproduit la tragédie classique n’offre aucune frontière entre le public et le privé[10]. Pour sa part, le tableau chargé d’émotion mais dénué d’action que l’on trouve dans le drame bourgeois met en scène un intérieur où prospère une famille vivant dans la vertu et le bonheur. Ce bonheur est fondé sur l’harmonie qui règne entre tous et sur la volonté de régler la vie de manière prévoyante et rationnelle. En réponse aux pressions extérieures qui menacent sa stabilité, la famille bourgeoise tient lieu de refuge privilégié. Le pathétique et les pleurs du drame sérieux ont comme fonction pédagogique d’exalter la vertu de ce milieu. Pour créer ce pathos, Diderot se place sur (et se déplace entre) plusieurs registres à la fois. D’une part, il conjugue le théâtre et la peinture par le biais du tableau, comme nous venons de le voir. D’autre part, il fait appel aux techniques du roman, car au texte de la pièce s’ajoutent des descriptions précises sur la manière d’interpréter ce texte. Destinées aussi bien au comédien qu’au lecteur, ces didascalies qui détaillent la gestuelle, l’intonation et le rythme à suivre pour chaque rôle constituent un ensemble de notations que Diderot nomme « la pantomime ». En ce sens, Diderot inaugure ce que Jean-Pierre Sarrazac (1996) a appelé le « roman didascalique[11] ».

Effectuant un parcours apparemment inverse, George Sand s’est elle aussi beaucoup intéressée dans ses romans à l’idée qu’« il faut écrire la pantomime[12] », pour reprendre la formule de Diderot. Alors que le philosophe inscrit dans ses pièces de longues didascalies de type romanesque, Sand introduit dans ses romans des éléments d’ordre théâtral (dialogues, découpages du récit en scènes, souci de rendre l’expressivité des personnages) qui témoignent d’une conception dramatique du récit littéraire. En effet, l’oeuvre romanesque de Sand est traversée de textes génériquement hybrides, comme le roman dialogué Le diable aux champs (1851) dans lequel Jeanne Goldin a remarqué que « les marques du narrateur se réfugient dans la régie du dialogue, dans la division des parties, scènes et tableaux et dans les indications scéniques importantes et souvent précisées en cours de genèse[13]. » Le croisement fertile du théâtral et du romanesque dans le roman sandien démontre la souplesse d’un genre qui, comme l’a justement indiqué Dominique Laporte, « s’offre […] comme un espace de représentation qui, à un niveau sémantique, sert de cadre à un mélange virtuel des genres[14] ».

Cette interaction virtuelle des genres est particulièrement frappante dans Adriani, que Sand publie au plus fort de sa création théâtrale. Rédigé en quatre semaines à l’automne 1853, ce roman est un récit sur la force régénératrice de la musique, de l’amour et du travail. L’intrigue peut se résumer ainsi : Adriani d’Argères, compositeur et interprète lyrique de renom, voyage incognito dans un village du sud de la France. Au cours d’une promenade nocturne, il est attiré par la voix de la mystérieuse Laure de Monteluz qui chante un extrait de l’Otello de Rossini. Laure, qui passe pour folle dans le pays, est en fait une jeune femme traumatisée par la mort de son mari Octave, survenue trois ans plus tôt lors d’un accident de chasse, après six mois de mariage. Incomprise par les siens, elle a quitté le château familial et se cloître volontairement dans sa douleur. Coupée du sentiment de sa propre identité, Laure sera guérie par la musique et par l’amour d’Adriani.

Dans ce roman Sand orchestre sa voix d’auteur en une polyphonie de perspectives et de styles littéraires appropriés à chaque protagoniste : musique, peinture, dialogue de théâtre ou dialogue musical, lettres, journal, et narration à la troisième personne. Autant de formes qui permettent à Sand d’éviter d’imposer une voix ou une vision auctoriale hégémonique à un roman qui a été jugé « inclassable[15] ». Comment alors aborder ce texte hybride ? L’éclatement de l’écriture en plusieurs modes dictincts nous oblige en quelque sorte à lire sur plusieurs partitions à la fois, chaque genre nous livrant ses codes, ses problématiques et ses enjeux, à l’intérieur même du roman. Cette lecture multidimensionnelle nous révèle pourtant qu’un des fils conducteurs majeurs est la manière dont Sand figure la représentation du pathétique qu’emblématise Laure de Monteluz.

En un premier temps, cette représentation, destinée à Adriani, s’effectuera tout à tour sur les modes musical, théâtral et pictural.

Comme l’a précisé Alain Ménil, une des innovations dramaturgiques de Diderot, c’est qu’à la différence du pathos de la tragédie classique où l’émotion était liée à une situation (une faute, un malheur), le pathétique que préconise le philosophe est d’ordre fusionnel : l’émotion naît d’une « adhésion participative » à un personnage malheureux, en lequel le spectateur se reconnaît[16]. En l’occurrence, la première « rencontre » entre Adriani et Laure est riche de métaphores musicales : elle a lieu un soir, lors d’une promenade durant laquelle Adriani, le musicien italien, longe la propriété de la jeune veuve. Alors que son guide lui parle de la jeune femme invisible, Adriani l’entend soudain chanter l’air du gondolier « Nessun maggior dolore » de l’acte III d’Otello. Composé par Rossini en 1816, interprété par la Malibran à La Scala en 1834, cet opéra devait être un référent aisément reconnaissable pour les lecteurs de la génération de Sand.

D’autre part, celle-ci prend la peine de traduire les paroles du gondolier, qui sont en fait un proverbe tiré de La vita nuova de Dante : « Il n’est pas de plus grande douleur que de se rappeler le temps heureux dans l’infortune[17]. » Cette phrase musicale qui prélude à la fameuse romance du Saule souligne le pathos de la jeune veuve et l’enferme dans une thématique de passivité et de sacrifice de soi. Dans le rôle de Desdémone qu’elle interprète avec une touchante mélancolie, Laure se projette comme une victime du sort qui va bientôt mourir. Le ton est donc donné et, d’emblée, Adriani

fut vivement impressionné par ces trois circonstances : le nom de Désolade donné à la maison ou à la personne qui l’habitait, le choix de la chanson, et la voix, l’accent de la chanteuse, qui, soit en réalité, soit par l’effet de la distance, exprimaient avec un charme infini la plainte d’une âme brisée[18].

Après avoir introduit le motif musical de la tristesse de l’héroïne, Sand passe au mode théâtral en plantant le décor. Elle compose avec soin sa description des lieux, car, comme l’a souligné Anna Szabó (1991), ceux-ci tendent à refléter la condition morale des personnages[19]. Loin de son domaine de Larnac, endroit trop public où sévit l’aristocratie méridionale à laquelle elle appartient à son corps défendant, Laure s’est installée près de Tournon dans un lieu intermédiaire qui lui sert de refuge privé. Comme dans un conte de fées (nous sommes ici dans la version sandienne de La belle au bois dormant), la retraite naturelle où Laure s’est enfermée est entourée d’un beau jardin laissé à l’abandon. Ce cadre accentue son repli sur elle-même et son état de régression, déjà évoqués dans l’air du gondolier. Le jardin semble dire : « Restez ici, c’est un paradis, mais n’oubliez pas que c’est une prison[20]. » Paradoxalement, dans ce jardin, toutes les clôtures ont disparu[21]. Ce va-et-vient entre fermeture et ouverture va sous-tendre tout le roman. L’accessibilité des lieux, dont profite Adriani le lendemain de sa promenade nocturne, est facilitée par l’apparition de Toinette, servante et confidente de Laure. Comme dans une scène de comédie, Toinette surprend l’intrus dans le jardin, se méprend sur lui (Adriani voyage sans révéler son identité) et le place dans le vif du sujet : il faut à tout prix trouver le moyen de réveiller la Désolade de sa léthargie morale.

Férue de lectures sentimentales, Toinette prépare l’arrivée de sa maîtresse en parlant longuement d’elle. Elle raconte avec enthousiasme « tout le roman de la désolée» à Adriani qui l’écoute « presque malgré lui[22] ». Cette résistance psychologique s’explique d’une part par le fait que la narratrice n’est pas fiable : elle en fait trop, employant « un ton moitié sublime, moitié ridicule, qui était toute l’expression de son âme naïve et rusée, de son caractère poseur et sincère en même temps[23] ». D’autre part, Adriani a beau être déjà attiré par la mystérieuse Laure, il est terrifié à l’idée que la jeune femme puisse être folle. David A. Powell a bien noté que l’ambivalence du héros (ainsi que celle du narrateur) quant à la folie présumée de l’héroïne tient au fait qu’Adriani en appréhende le spectacle[24]. Quand Laure fait finalement son entrée sur scène, c’est avec soulagement qu’Adriani écrit : « Je remarquai […] que, contre mon attente, il n’y avait ni désordre dans sa chevelure, ni lâcheté dans sa mise. Sa robe et son peignoir de mousseline étaient flottants et non traînants[25]. » En effet, si la catégorie du pathétique figure la douleur, elle contient aussi en germe le débordement possible de cette douleur. Puisque chez le lecteur-spectateur, l’émotion naît de l’empathie qu’il éprouve lorsqu’il contemple la représentation d’un sujet malheureux, si jamais ce sujet donnait l’impression d’avoir perdu la raison, il y aurait risque de contamination : Adriani « avait, pour le spectacle de l’aliénation, cette peur douloureuse qu’éprouvent les imaginations vives[26] ». On se souvient du récit que fait Amélie de Rudolstadt à Consuelo au sujet d’Albert, son futur fiancé, dont le regard bizarre lui donne le frisson : « De ce jour-là, je commençai à le plaindre plus qu’à l’aimer […], et aujourd’hui je ne le crains ni ne l’aime. Je le plains, et c’est tout[27]. » La pitié diminue l’amour et le respect de l’autre. De même, Adriani observe Laure qui « marchait lentement, mais sans relâche, sans jamais sortir de l’enclos. » Cette « obstination ambulatoire » lui cause « une terreur secrète. Sa répugnance pour les fous lui faisait croire que la belle Laure ne pourrait jamais être à ses yeux qu’un objet de pitié[28]. » Si le pathétique est donc une catégorie esthétique complexe qui exprime la douleur, le regret, la plainte, la perte, voire le deuil, chez Sand, elle n’inclut pas le spectacle de l’aliénation.

L’identification du lecteur ou du spectateur fictif à la palette d’émotions que lui présente le tableau ne peut fonctionner que s’il est charmé, séduit, touché par ces diverses tonalités dramatiques. Pour que le charme s’opère, pour qu’il y ait effusion de larmes, le tableau ou le spectacle qui produit le pathétique doit être perçu comme offrant à celui qui le regarde un manque à combler. Michael Fried et Jay Caplan, qui ont analysé l’esthétique du tableau pathétique chez Diderot, ont souligné que ses mises en scène littéraires s’organisent autour de trois dynamiques complémentaires. Il s’agit tout d’abord d’évoquer la perte d’un objet ou d’un être cher, qui va occasionner une éloquente pantomime de la douleur chez les personnages représentés. Ensuite, si ce personnage est une femme, il convient de rendre compte de l’importante charge érotique qui se dégage du portrait de sa douleur et de la manière dont elle affecte les sens du spectateur masculin. Enfin, il s’agit d’inscrire dans le texte le désir du spectateur de s’impliquer dans cette souffrance par un sacrifice de soi qui peut prendre plusieurs formes. Ce sacrifice peut se traduire par une larme, un soupir, une exclamation. Dans ce cas, les larmes que versent les protagonistes touchent le spectateur qui lui aussi se met à pleurer, ce qui reproduit le geste du tableau. L’idée de sacrifice peut aussi s’exprimer par le désir de se substituer à la partie manquante du tableau qui se trouve en face de lui, c’est-à-dire de prendre place comme personnage à l’intérieur du tableau, à côté de ceux qui souffrent, pour tenter de réparer leur perte[29].

Le premier tableau dans lequel paraît Laure de Monteluz nous la montre comme « un beau personnage à étudier. Il vous émeut, il vous remue comme une Desdemona rêveuse, comme une Ariane délaissée[30]. » Figure endeuillée, objet, malgré elle, du regard admiratif d’Adriani, Laure est incapable, avant l’arrivée du musicien, de représenter sa douleur par la parole. En réaction à la perte de son mari, la jeune veuve reproduit l’absence du mort en se soustrayant à tout contact avec autrui, tant au plan moral que social. Dès sa première visite, Adriani remarque que Laure s’interrompt souvent en pleine conversation, car cette simple activité lui coûte un trop gros effort d’attention. Au physique, Laure est devenue l’ombre de ce qu’elle était jadis, murée dans une sorte de paralysie qui l’empêche de se détacher de sa souffrance. En fait, Laure est cette souffrance[31] : « l’image de la douleur, le désespoir personnifié, ou, pour mieux dire, la désespérance vivante, car il n’y a là ni larmes, ni soupirs, ni cris, ni contorsions[32]. »

Amorçant le récit proprement dit, ce tableau est de loin le plus élaboré de tous dans sa description de la pantomime. Obéissant à la dynamique du pathétique que nous venons d’évoquer, le spectateur qu’est Adriani perçoit la jeune veuve comme s’il était un amateur d’art devant un tableau de Greuze[33]. Le spectacle qu’offre « cette pauvre désolée[34]  » rappelle d’autant plus les Salons de Diderot que Sand nous présente la scène sous forme de fragment de lettre. En effet, Adriani d’Argères écrit à son ami parisien Descombes, lui-même ancien peintre « reconverti » dans les affaires boursières, qui devient donc son public (masculin) privilégié. Laure s’avère avoir été autrefois l’objet d’un amour passionné de la part de Daniel, un de leurs amis communs, qu’Adriani remplace dans le présent de la narration. Ce détail important introduit un élément érotique dans l’expérience esthétique du spectateur. Sand insiste sur les dons d’observation et d’empathie d’Adriani qui, s’il n’est pas peintre, se pose néanmoins comme un artiste sensible. Mais ce qui révèle l’enjeu de la pantomime, de la représentation picturale du pathétique, c’est qu’Adriani ne sait pas très bien comment « lire » le sujet du tableau qui semble s’abstraire volontairement de la scène : est-il objet de pitié ou de désir ?

[…] elle revint s’asseoir sur un banc contre un mur chargé de vignes, et si près de moi, si bien placée en profil, qu’un sot eût pu croire qu’elle posait là pour se faire admirer. Mais, malheureusement pour mon amour-propre, la vérité est qu’elle m’avait déjà parfaitement oublié. Je pus donc me laisser aller à une contemplation qui eût fait la béatitude ou plutôt la catalepsie de notre ami Daniel.

Je n’étais pas tout à fait tranquille cependant. À la trouver si absorbée, l’idée de la folie me revenait, et je craignais toujours de la voir se livrer à quelque excentricité affligeante. Il n’en fut rien[35].

La représentation picturale du personnage féminin en état de crise se conforme ici aux critères esthétiques établis par Diderot dans le Salon de 1765. Mêlant le pathétique au sensuel, les comptes-rendus du philosophe montrent sa prédilection pour les tableaux de Greuze comme Lachaste Suzanne ou La jeune fille qui pleure son oiseau mort[36]. Sur ces toiles, une femme innocente, belle et impuissante parle aux sens du « voyeur » qui est charmé par ce qui lui est arrivé de tragique (l’oiseau mort) ou ce qui peut lui arriver de fâcheux (deux vieillards pressants). Comme le souligne Jay Caplan, plus une figure représentée est pathétique, et plus elle est sujette à un interdit en tant qu’objet de désir, et, partant, plus elle devient hautement désirable[37]. Intitulant son tableau écrit « la belle désolée au soleil levant[38] », Adriani est conscient qu’il enfreint la loi qui exige qu’on respecte la douleur d’autrui. Toutefois, il est bien obligé d’admettre à son correspondant que le deuil sied à la veuve : « mieux on la voit, plus on trouve qu’elle est bonne à voir[39]. » Ce qui fait ici l’attrait de Laure dans le portrait qu’en fait Adriani, c’est justement cette juxtaposition de la pitié et du désir de transgresser ce que l’on doit respecter par pitié. Par conséquent, Adriani se « laiss[e] aller » au plaisir de découvrir la sensualité de l’objet interdit :

Elle a toujours ses magnifiques cheveux bruns touffus et bouffants qui font comme une couronne naturelle à sa tête de Muse ; mais ce n’est pas la Muse antique qui regarde et commande : c’est la Muse de la renaissance qui rêve et qui contemple. […] Je n’avais jamais vu ses pieds ni remarqué ses mains. Ce sont des modèles, des perfections. Enfin, c’est tout un idéal que cette femme[40].

Ainsi, dans la première partie du roman, aux trois modes musical, théâtral et pictural de la représentation du pathétique correspondent l’émotion et le trouble d’Adriani (plaisir qu’il va répéter en en faisant un compte-rendu à son lecteur parisien[41]). En l’occurrence, la musique, le théâtre et la peinture s’articulent autour de Laure, figure indistincte, indécise, absente d’elle-même par intermittence, folle peut-être. Dans le cas particulier de ce tableau, Sand reproduit tout le langage codé de la critique d’art diderotienne qui sait s’approprier le flou, le silence de la pantomime du sujet féminin pour que le lecteur-spectateur masculin puisse y projeter à l’infini son propre désir. Par ailleurs, selon l’esthétique du sacrifice analysée par Jay Caplan, le spectateur est tenté de pénétrer à l’intérieur du tableau pour combler la perte vécue par la veuve et pour établir un rapport entre un passé douloureux et un avenir réparateur idéal, entre les sacrifices qui ont été faits et ceux qu’il faudra accomplir au nom de la vertu et de la vérité[42].

Dans la deuxième partie d’Adriani, Sand fait appel à toutes les ressources de l’art dramatique pour mettre en scène l’évolution du personnage mélancolique de Laure. Suivant le modèle du drame bourgeois et celui du théâtre classique, le roman se structure en tableaux alternant avec des coups de théâtre. De fait, par-delà la polyphonie des procédés et des personnages qui y évoluent, le récit d’Adriani tient tout entier à l’intérieur d’un espace délimité par deux tableaux : celui de la Désolade, dont nous venons de parler, et celui qui clôt le roman, tableau où Laure aura pris pleine possession d’elle-même au sein du couple qu’elle formera avec Adriani. Mais pour arriver à ce stade du bonheur domestique, chacun des protagonistes devra passer par une épreuve sacrificielle. Pour Laure, il s’agira de se confronter aux véritables sources de son deuil. Pour Adriani, il s’agira d’accepter de mettre son talent musical au service de son amour. D’abord, en consacrant son temps de liberté à encourager Laure à se guérir pour elle-même[43], au risque d’être contaminé par sa folie, puis en la laissant pour acquitter son importante dette d’argent qui menace leur avenir commun.

La vision sandienne du tableau pathétique, par conséquent, est une réécriture des conventions établies par la critique d’art et par les théories dramatiques de Diderot qui n’offrent aucune solution productive (à part la maternité) pour la femme éplorée. Fidèle à son idéal d’égalité dans le couple, Sand insiste pour que sa belle ne reste pas au bois dormant. Ici, c’est précisément ce personnage de spectateur masculin artiste, donc supérieur selon Sand, qui va déclencher une série de coups de théâtre qui forceront la veuve désolée à briser le cadre du premier tableau qui la fige comme une statue de marbre. Premier coup de théâtre : la musique. Adriani, après deux mois d’inaction, veut s’assurer qu’il n’a en rien endommagé sa voix. Apercevant un « joli piano de Pleyel » dans le salon de Laure, il se met à chanter l’air du gondolier à plusieurs reprises ainsi qu’une de ses dernières compositions inédites. Le choc moral qu’éprouve Laure durant ce récital impromptu est plus que salutaire, d’après Toinette : « Vous venez de lui arracher les premières larmes qu’elle ait répandues depuis sa maladie[44]. » Dès lors, l’ambition d’Adriani est de la guérir en lui faisant de la musique tous les jours. Misant sur les vertus de la surprise, il demande à Toinette : « Mais ne l’avertissez point. Je crois que l’inattendu sera pour beaucoup dans sa jouissance[45]. » Deuxième coup de théâtre : l’aveu. Adriani confesse son amour à Laure et l’exhorte à lutter contre son suicide moral par la parole thérapeutique : « Arrière donc l’abîme décevant de la folie ! […] Ayez la volonté ; respectez-vous, aimez-vous vous-même, voilà tout ce que je vous demande, tout ce que je prétends vous persuader en vous aimant[46]. » Troisième coup de théâtre : la fuite. Touchée par la générosité d’Adriani, mais consciente de la disproportion de leurs sentiments, Laure ne se sent pas prête à accepter son amour et retourne sans l’avertir dans son château familial de Larnac.

Sortie de son refuge-prison, Laure se retrouve chez elle, dans le rituel étouffant qui semble avoir gravé à jamais ses réflexes, là où elle pense réussir à repousser ce qui va précisément la sauver. Or, la durée inexplicable de cette angoisse morale proche de la démence et sa « normalisation » dans la vie de la jeune femme contrarient sa famille aristocratique qui estime qu’elles vont à l’encontre des règles de la bienséance. Un deuil si prolongé choque sa tante (et belle-mère) la Marquise de Monteluz, dont la stricte obéissance aux rituels de sa caste et de sa religion révèle la sécheresse de caractère :

J’aurais cru que le temps et le recueillement de la solitude, que les fruits de la prière et la gravité de votre rôle de veuve, vous procureraient enfin le courage de donner le bon exemple. Je suis persuadée que vous ne sentez pas le danger où vous mettez les âmes, en vous montrant si consternée, si indifférente aux témoignages d’estime qui vous entourent. Permettez à mon affection de vous dire qu’on se doit aux autres, et que les regrets les mieux fondés, le chagrin le plus légitime, peuvent revêtir une apparence de romanesque et de passionné qui ne sied point à une jeune femme…[47] 

Ce sermon contextualise la dépression de Laure en introduisant la notion de spectacle et de mise en scène, inhérente au monde artificiel de l’aristocratie que George Sand a maintes fois dénoncé et ridiculisé. La Marquise rappelle à Laure les règles et les devoirs de son état. En tant que noble, sa vie ne lui appartient pas. Elle a un rôle à jouer qui exige qu’elle se manifeste en public, qu’elle accepte de subir les interminables condoléances de sa parentèle nombreuse et, enfin, qu’elle s’érige en modèle exemplaire de piété et de courage stoïque. En résumé, la Marquise désirerait que Laure devienne aussi froide qu’elle. Car, bien que la Marquise ait aussi perdu un être cher en la personne d’Octave qui n’est autre que son propre fils, elle ne manifeste en rien sa douleur, à part « la disparition complète du rare et pâle sourire qui effleurait parfois jadis ses traits austères[48] ». Ce que la Marquise souhaite préserver par-dessus tout, c’est son masque social.

Dans ce passage, la théâtralité du rituel aristocratique que revendique la Marquise est confrontée à la mise en scène du tableau attendrissant. La pantomime de la douleur est critiquable, car elle risque de « revêtir une apparence de romanesque et de passionné » qui n’est pas de bon ton. Ce à quoi la Marquise fait allusion, c’est un comportement pathétique, qui, loin d’être maîtrisé dans ses moindres détails, obéit à l’émotion, au désordre affectif d’un individu en état de crise ou d’exaltation. Un tel débordement, selon la Marquise, porte atteinte à la dignité que l’on se doit de ressentir si on est « une âme bien née. » Le « romanesque » et le « passionné » introduisent au château un autre système de valeurs, les valeurs de la bourgeoisie, fondées sur le progrès social et le bonheur de l’individu. À ce propos, ce n’est pas un hasard si la Marquise situe cette enfreinte aux rituels de sa caste dans la sphère du politique et si elle regrette de n’avoir « pu combattre en [Laure] des tendances dangereuses aux idées révolutionnaires de ce malheureux siècle[49] ». Dans cette perspective, la douleur personnelle qu’éprouve Laure devrait s’intérioriser au point de disparaître sous le masque public des bienséances.

Depuis le début du roman, Sand a tenté de montrer les effets néfastes du pathétique pour la survie du personnage féminin en état de crise (émotion, passivité, sacrifice exagéré de soi, suicide moral). Si l’on doit rejeter la tentation du pathétique, selon elle, ce n’est pas, comme l’exige le code aristocratique, parce que l’émotion ne doit pas être exprimée, mais c’est parce que le flux puissant de la vie reprend inévitablement le dessus sur la douleur. Laure a beau être pâle et confuse, son corps a de la force, de la santé, et par conséquent elle survivra[50]. Pour se reconstruire, Laure doit accepter que le deuil dans lequel elle s’anéantit depuis trois ans remonte à bien plus loin que la mort de son mari. Ce qu’elle pleure, c’est à la fois la mère qu’elle a perdue à un jeune âge, une enfance sans tendresse[51] , une vie à laquelle elle a cru donner un sens, mais qui n’était qu’une illusion. Laure comprend qu’en Octave, elle n’aimait pas la personne qu’il lui fallait. Mal assortis, les époux n’ont pas eu le temps de se rendre compte qu’ils étaient malheureux ensemble[52]. Dès lors, tout en Laure cherche à briser deux cadres à la fois : celui du tableau où elle s’était enfermée dans une pantomime pathétique de silence et d’impuissance, et celui du rôle stoïque que sa belle-mère veut lui faire jouer.

Une fois sa carapace de douleur entamée par la double influence bénéfique de l’amour partagé et de la musique d’Adriani, Laure peut enfin s’exprimer pour elle-même au cours d’une scène remarquable. Dans la petite chambre sombre de sa belle-mère agenouillée sur un prie-Dieu, coup de théâtre : Laure décide de résister aux préjugés de la Marquise à l’encontre des artistes. Et en particulier envers Adriani qui l’a suivie à Larnac et qui vient de lui déclarer son amour en présence de la Marquise. Choquée par une possible mésalliance, celle-ci somme Laure de rejeter ce roturier, car, dit-elle, « en ajournant les espérances blessantes de M. Adriani, vous vous rappelez ce qu’il est et qui vous êtes[53]. » En cet instant dramatique, Laure se transforme : elle qui, auparavant, nous avait été dépeinte comme indécise, floue et passive, maintenant refuse fermement de se soumettre à la loi sociale de sa caste. Pour la première fois de sa vie, elle ose accuser sa belle-mère d’avoir été insensible et rigide envers elle, surtout à la mort de sa mère. Dans cette scène, Laure espère sans trop y croire que la Marquise va fléchir et lui montrer de l’affection. Les didascalies accentuent le contraste entre le discours passionné (Laure) ou maîtrisé (la Marquise) des protagonistes ainsi que le ton de leurs voix. Ainsi, malgré elle, la Marquise laisse entrevoir une certaine émotion, se plaignant du fait que Laure ne l’a jamais aimée : « Mais ce fut un éclair rapide ; [et] elle reprit […] la froideur de l’insinuation obstinée». Laure, quant à elle, suit les mouvements de son coeur : elle se jette à ses genoux, lui prend les mains, en cherchant « dans les yeux de sa belle-mère l’émotion qui remplissait son âme et sa voix. Elle n’y trouva […] qu’une sorte de raillerie muette qui était l’athéisme du fanatisme[54]. » Ici, la pantomime attendrissante de Laure n’est pas sans rappeler celle de la jeune Aurore face à sa grand-mère dans Histoire de ma vie, les deux jeunes filles ayant intériorisé les instances répressives d’un mode de vie qu’elles rejettent.

Conséquence de cet échange d’une rare violence psychologique, l’autoportrait que dresse Laure pour la première fois équivaut à une déclaration d’indépendance :

Quand on a bien reconnu que les encouragements de la froide raison n’expriment que l’impatience et la lassitude de voir souffrir, on apprend à se contenir, on prend l’extérieur de la résignation, et on se dévore soi-même. Voilà ce que vous avez fait de moi ! un être tranquille et silencieux, qui vit au dedans et qui est forcé d’éclater ou de périr[55].

Dans ce réquisitoire, Sand établit un lien de cause à effet entre la maîtrise de soi qu’exige le code aristocratique et le mode pathétique qu’il engendre (« l’extérieur de la résignation »).

Laure prend enfin conscience que, dans un cas comme dans l’autre, elle ne peut exprimer ses véritables sentiments et que, si elle ne réagit pas, elle risque la mort.

En refusant de cautionner une morale sociale et esthétique qui exige le silence et la passivité de la femme, Sand en 1853 se démarque à la fois des règles de bienséance de l’Ancien Régime ainsi que des critères de représentation de la mélancolie privilégiés par Diderot (et l’école romantique par la suite). Épuisée par l’effort de s’être exprimée et de sentir que son auditoire ne lui accorde pas la moindre sympathie, Laure de Monteluz prend conscience des rôles qui l’ont écrasée jusqu’à présent. Elle décide de quitter définitivement la demeure familiale et d’accepter de travailler à sa propre guérison. Par contraste avec la figure désolée qu’elle avait mise en scène dans la première partie de son récit, Sand insiste sur la vitalité de Laure, sur sa santé florissante. Cette énergie de vie se traduit par sa mobilité dans l’espace (Laure voyage librement de Larnac à Tournon et désire « sortir de l’enclos[56] ») et par son désir de chanter avec Adriani. Les dons musicaux de Laure sont indéniables et Adriani trouve en elle une âme soeur qui sait l’apprécier comme artiste[57].

Dès lors qu’elle établit la complémentarité de ses deux protagonistes, Sand va tout mettre en oeuvre pour faire triompher la réconciliation finale à laquelle on s’attend dans le drame bourgeois : le bonheur, c’est l’intimité de la famille (reconstituée) pour se protéger des contraintes politiques, sociales et économiques du monde extérieur. C’est pourquoi Laure reproche à sa belle-mère d’avoir élevé son fils Octave comme un aristocrate ne vivant que pour la chasse: « […] la vie d’intérieur lui était impossible. C’est vous qui l’aviez formé à ce mépris du foyer domestique[58]. » S’identifiant désormais à Adriani, l’artiste supérieur, Laure éliminera la menace que comportent les valeurs sociales de l’Ancien Régime en insistant pour que la Marquise reste dans son château : « Non, ma mère, vous ne sortirez pas d’ici ; vous ne quitterez pas une maison qui est devenue la vôtre, et où la tombe de votre fils vous attache pour jamais[59]. »

Par ailleurs, sans pouvoir vraiment neutraliser la présence de la caste spéculatrice qui gouverne la société du Second Empire, Sand transforme en un événement positif le coup du sort qui a ruiné Adriani et qui l’a forcé à passer par l’épreuve de la dette. Pour que règne la vertu, chacun va devoir faire le sacrifice de remplacer ce qu’il ou elle a perdu. Maintenant qu’Adriani a subi comme Laure « [s]a part de martyre[60] », les deux amants sont sur un pied d’égalité, ce qui, dans l’univers sandien, leur garantit une fin heureuse. À l’encontre du long sacrifice stérile de la Désolade, ce sacrifice de soi est valorisé dans le temps, car il sera productif. Il produira, d’une part, du succès, de l’art, de la prospérité : Adriani engagé à l’Opéra pour trois ans pourra non seulement honorer sa dette, mais aussi s’épanouir comme artiste au contact du public et s’enrichir financièrement. D’autre part, il produira aussi du bonheur (un mariage) et un enfant adorable, autrement dit, tous les ingrédients indispensables au drame bourgeois.

Le tableau qui clôt ce roman trois ans plus tard n’est pas statique, il épouse au contraire le mouvement de la vie. Mais, surtout, il nous éclaire sur la manière dont, en 1853, Sand crée les conditions de l’effet d’attendrissement qu’elle recherche afin de parler « aux fibres délicates du coeur » de son public. Dans cette dernière scène, nous voyons donc le père, la mère et l’enfant enlacés, Adriani « mêlant sous ses baisers les cheveux blonds de sa fille aux noirs cheveux de sa femme[61] ». En tant que tel, cet ultime tableau de la félicité familiale est la continuation logique du moment où, trois ans plus tôt, Laure avait décidé de briser le cadre d’un autre tableau où elle s’était enfermée à nouveau, par réaction au fait qu’elle croyait avoir perdu Adriani. En effet, quand, après sa déclaration à Laure, Adriani ruiné avait semblé renoncer à elle puisqu’il devait rentrer précipitamment à Paris pour tenter de rembourser une somme considérable, Laure était retombée plus que jamais dans le désespoir, pensant devoir revivre une seconde perte, un second deuil. Cette scène de rechute décisive, présentée comme un retour en arrière de la narration dans l’Épilogue, sert de pendant au tout premier tableau de la Désolade. Dans le tableau de la rechute, Sand nous remontre en détail les poses, les accessoires et le rituel de la pantomime pathétique, mais, cette fois, elle privilégie non pas le point de vue du spectateur, mais celui de la femme qui souffre à l’intérieur du tableau. Laure se souvient de l’instant où elle a compris son amour pour Adriani :

Je ne l’ai su qu’au moment où je me suis dit :

« Je ne le reverrai donc plus ! »

Alors j’ai eu un dernier accès de délire. Je me suis jetée sur mon lit, enveloppée d’un drap comme d’un linceul, et j’ai dit à Toinette, qui me tourmentait :

— Laisse-moi, couvre-moi la figure, ne me regarde plus, va faire creuser dans un coin du jardin, et rappelle-toi la place, pour la lui montrer, s’il revient jamais ici[62].

Ainsi, au coeur même du dénouement heureux que nous livre ce roman écrit dans le style du drame honnête et sérieux, nous trouvons son reflet contraire : comme si le bonheur représenté dans le tableau final ne pouvait s’épanouir qu’en tenant compte de l’intensité dramatique de ce qui a failli l’empêcher d’exister. Comme si, sans l’amour d’Adriani, le destin fragile de Laure sombrait sans aucun espoir de salut, et ce, bien qu’elle possède la force nécessaire pour survivre aux épreuves de la vie. Il semblerait donc qu’à l’époque où Sand s’implique sérieusement (quoique temporairement) dans le mode de représentation que prise son public de théâtre bourgeois, sa tentative pour briser le carcan du tableau pathétique où elle avait enfermé son héroïne n’aboutisse pas de manière satisfaisante pour l’horizon d’attente du lecteur d’aujourd’hui. En cela, Adriani démontre un certain conformisme dans la vision sandienne du destin de la femme qu’on lui a souvent reproché.

Cependant, ce que révèle aussi ce dernier extrait, c’est que la mise en scène du tableau pathétique, qu’elle s’effectue dans un roman, au théâtre, ou dans une critique d’art, exige la présence d’un spectateur-lecteur actif pour être complète. Ici, il ne s’agit pas seulement de Toinette ou de l’Adriani virtuel qui accourra peut-être à la mort supposée de la Désolée, mais surtout de Laure, qui est à la fois metteur en scène, acteur et spectateur se projetant dans le futur. En tant que régisseur, elle donne des instructions à Toinette sur l’apparence qu’elle veut avoir (ou cacher) et sur ce que Toinette doit faire maintenant et plus tard, quand Adriani viendra visiter la tombe de celle qui sera morte de chagrin pour lui. En tant qu’acteur, Laure se laisse aller au désespoir qui lui secoue le corps. Enfin, en tant que spectateur interne de la scène qu’elle est en train de vivre, Laure peut assumer le recul nécessaire pour faire le récit de son expérience. Devenue ainsi l’auteur de l’histoire de sa vie, à l’instar de Sand qui est effectivement en train d’achever son autobiographie, Laure est à même de répéter à l’infini la composante dramatique de la scène à qui veut l’entendre. En l’occurrence, c’est Adriani, au comble de son bonheur de mari et de père, qui la presse de lui raconter ce moment charnière : « Dis-moi donc, redis-moi donc toujours, s’écria-t-il, ce qui s’est passé en toi, ici, le jour où tu as connu ma résolution et reçu mes adieux[63] ! » Et parce qu’elle a finalement trouvé un auditoire actif, qui est véritablement à son écoute, la belle Désolade est en mesure de dépasser le pathétique pour se construire en se racontant et, ainsi, pleinement s’assumer comme sujet de son récit.