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Depuis 1989, les changements survenus dans l’ancienne Europe de l’Est ont touché toutes les sphères de la société. Jusqu’à présent, les études sur le passage à la démocratie (Democratization Studies) se sont surtout attardées aux différentes étapes du processus (transition-consolidation), au rôle des élites politiques, aux transformations économiques, au développement des systèmes de partis et des partis politiques, aux facteurs internationaux et autres. Toutefois, peu d’auteurs se sont intéressés prioritairement à un acteur particulier de ce processus : les médias. Bien entendu, plusieurs chercheurs soulignent leur importance : lors de la mise en branle des processus transitionnels où il s’agit de présenter ce que l’on peut qualifier maladroitement de l’effet cnn, c’est-à-dire de l’impact des médias sur l’enclenchement des processus de transitions démocratiques ou comme une condition dans la mise en place d’une démocratie libérale à partir des critères de la polyarchie de Robert Dahl.

Or, l’ouvrage que nous propose Peter Gross, professeur de journalisme à California State University-Chico, ne s’inscrit nullement dans cette veine. Il s’agit plutôt de s’attarder aux médias est européens sous la double lorgnette de leurs transformations et de leurs impacts dans le cadre du processus de transition démocratique. Malgré l’hypothèse de plusieurs analystes, Gross fait la démonstration que les médias n’ont pas été les leaders escomptés pour le développement d’une culture politique démocratique. À cet égard, l’auteur montre bien que cette attente était utopique dans des sociétés en transition.

Plus précisément, l’étude couvre la période 1989-2000 et s’intéresse à six pays : l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie. Malheureusement, les critères justifiant les cas étudiés ne sont pas très explicites. L’ouvrage est divisé en six chapitres. Le chapitre premier, qui fait office d’introduction, a comme objectif de mettre en place la problématique et le cadre d’analyse. Il explore la relation ambiguë entre la culture et les institutions et s’attarde aux principales dimensions théoriques des notions de culture politique, de société civile et de démocratie. Il propose également un tour d’horizon très succinct de la culture politique sous le communisme et de la culture politique antérieure à cette période ainsi que le développement très inégal de la société civile dans ces pays avant 1989. Le chapitre se clôt sur une discussion concernant les quelques tentatives typologiques touchant les systèmes de médias en fonction des variables économique, politique et idéologique des sociétés. Pour sa part, le deuxième chapitre met l’accent sur les relations, après 1989, entre les médias et le système politique. L’auteur y démontre bien que les médias sont politisés et souvent partisans. Si, exception faite de l’Albanie, les médias ne sont plus liés structurellement aux partis politiques, on constate tout de même une plus forte prévalence qu’en Europe de l’Ouest, d’un party-press parallelism, c’est-à-dire une sorte de filiation entre partis politiques et médias. Les principaux artisans des médias se voient davantage comme des leaders sociaux et politiques que comme des personnes dont leur rôle est d’offrir une information favorisant la socialisation politique des citoyens dans les démocraties en émergence. Le chapitre suivant poursuit dans la même veine mais en explorant cette fois la relation entre les médias et les institutions politiques. Contrairement à ce qu’affirment certains chercheurs, Gross constate que le paternalisme et le contrôle de l’État ne se sont pas réintroduits lourdement après l’euphorie suivant 1989. Le chapitre quatre s’attarde au journaliste et à sa culture politique. L’auteur remarque que la culture politique héritée de la période précédente et celle véhiculée par les élites politiques ont davantage d’influence sur le journaliste que les possibilités offertes par la liberté de la presse. La professionnalisation de la profession se développe très lentement : les nouveaux médias n’y accordant qu’une importance secondaire. Le chapitre cinq porte sur les relations entre les médias, la culture politique et la société civile. Il s’agit plus précisément de présenter et de réfléchir sur les différents types de médias – spécialisés ou de masse –, de leurs impacts dans la participation des citoyens à la vie politique ainsi que de la relation des médias avec les forces du marché. Enfin, le chapitre six, qui conclut l’ouvrage, s’intéresse plus spécifiquement aux divers rôles des médias dans les processus de libéralisation et de démocratisation. Gross fait un survol critique des réussites, des échecs et des insuffisances de médias à la lumière de ces processus.

À la lecture de ce livre, deux critiques m’apparaissent importantes. Tout d’abord, il y a une certaine confusion qui se dégage lorsque l’auteur s’approprie les étapes séquentielles de la transitologie. Il n’est pas toujours évident de savoir si l’on est dans le processus de transition ou dans celui de la consolidation. Par ailleurs, l’absence de la Serbie dans les réflexions de Gross ne permet pas de faire ressortir toutes les conséquences néfastes d’une absence de professionnalisation des médias dans les pays en transition.

Malgré ces quelques commentaires, cet ouvrage comble une lacune dans les études sur le passage à la démocratie, du moins pour les pays post-communistes, en offrant un survol intéressant d’une dimension mal étudiée par les comparatistes. Il s’avère donc un outil très utile pour le spécialiste et le non-spécialiste qui s’intéressent au rôle des médias dans les processus transitionnels en Europe centrale et orientale.