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Cet ouvrage est issu d’une conférence portant sur l’État, l’économie de marché et la démocratie dans les régions de l’Asie de l’Est et de l’Amérique latine. Organisée conjointement par le Institute for National Policy Research de Taiwan, le Centro de Estudios Publicos de Santiago, Chili et le International Forum for Democratic Studies de Washington, cette conférence eut lieu à Santiago en novembre 1999. En plus des auteurs des chapitres du livre, elle a rassemblé politiciens, universitaires et analystes dans le but de discuter du processus de libéralisation politique et économique dans les deux régions. Certains chapitres du livre (ceux de Whitehead, de Fukuyama et Marwah, de Haggard et de Maxfield) ont déjà été publiés sous forme d’articles dans le Journal of Democracy.

Le chapitre d’introduction de Laurence Whitehead dresse d’abord quelques comparaisons entre les deux régions, prenant comme point de départ le fait qu’elles ont toutes deux été touchées par des changements internationaux telles la fin de la guerre froide, la « troisième vague » de démocratisation et l’institutionnalisation des règles du commerce international. Whitehead y va de ce qu’elle qualifie elle-même de « généralisations » qui visent à amorcer le questionnement central de l’ouvrage : est-il possible de discerner une dynamique de convergence vers la libéralisation économique et politique au sein des deux régions, qui serait suivie d’une consolidation de la démocratie (p. 14) ? C’est une question vaste, surtout qu’il existe plusieurs différences entre ces régions, comme le note l’auteur, à la fois en ce qui concerne la période de leur transition à la démocratie, le type de crises économiques auxquelles elles ont fait face, ainsi que leur situation géopolitique. Whitehead fait donc une mise en garde contre les conclusions trop hâtives, mais elle encourage néanmoins analystes et politiciens des deux côtés du Pacifique à apprendre de leurs expériences mutuelles.

Les trois chapitres suivants se concentrent sur l’une ou l’autre des régions. Stephan Haggard s’attarde d’abord aux facteurs politiques de la crise financière asiatique de 1997-1999, facteurs déterminants selon lui pour comprendre la tournure qu’a prise la crise en fonction de la réponse des divers gouvernements. Haggard s’attarde à trois questions principales. D’abord, comment certains types de gouvernements – étant donné la variété de démocraties et de dictatures de la région – ont géré la crise. Ensuite, comment la crise a affecté la relation entre gouvernement et secteur privé, en particulier dans quelle mesure les gouvernements ont pu balancer la puissance du secteur privé au lendemain de la crise afin d’adopter les politiques nécessaires à la relance économique. Enfin, Haggard s’intéresse à la façon dont les gouvernements ont répondu aux défis sociaux (assurance-emploi, santé, éducation) soulevés non seulement par la crise mais également par l’accélération de l’intégration de leur pays à l’économie mondiale.

Deux chapitres sont ensuite consacrés à la question des relations entre l’État et le secteur privé dans chacune des régions, à la lumière du double défi que posent la démocratisation et la mondialisation. Tun-jen Cheng et Yun-han Chu, dans un premier temps, traitent surtout des cas de la Corée du Sud et de Taiwan, alors que Eduardo Silva, dans un deuxième temps, tire ses exemples empiriques des cas de l’Argentine, du Brésil, du Chili et du Mexique. Ces chapitres sont intéressants dans la mesure où les deux régions se distinguent sur le plan de la relation État-secteur privé. La collaboration étroite entre l’État et un secteur des affaires bien organisé a longtemps été perçue comme ayant contribué positivement à la transformation industrielle en Asie de l’Est, alors qu’en Amérique latine, le secteur privé était perçu jusqu’à récemment comme n’étant pas à la hauteur et faisait plutôt figure d’obstacle à la libéralisation politique et économique. Ces deux chapitres abordent des questions tels les origines des relations État-secteur privé dans une perspective historique et culturelle, les effets de la libéralisation économique sur ces relations et vice versa, et enfin l’impact de la démocratisation sur le secteur des affaires tout comme le rôle de celui-ci dans la consolidation de la démocratie. À cet effet, dans les deux chapitres, les auteurs soulignent que la démocratisation peut être bénéfique pour le secteur privé dans la mesure où elle lui permet d’exprimer ses préférences de façon transparente et institutionnalisée, dans le processus d’élaboration des politiques.

Les chapitres 5 à 8 abordent des thèmes particuliers dans une perspective comparative interrégionale (à l’exception du chapitre de Redding qui porte exclusivement sur l’Asie de l’Est). Sylvia Maxfield analyse la relation entre la mobilité du capital et la stabilité des régimes démocratiques. Dans son court chapitre, elle tente de répondre aux « prophètes de malheur » qui prédisent instabilité politique, en particulier dans les démocraties émergentes, en période de mobilité de capital et de crise financière. Cette prophétie a deux variantes, la première voulant que les gouvernements des démocraties émergentes, lorsqu’ils doivent trancher entre les « demandes anti-marché » de leurs citoyens et celles « anti-sociales » des investisseurs étrangers, vont souvent opter pour appuyer les dernières, amenant mécontentement populaire. La seconde variante veut que la volatilité du capital amène son lot de changements brusques de politiques, déstabilisateurs pour un jeune régime. Pourtant, le lien entre les crises financières et la stabilité démocratique n’est pas si simple, soutient Maxfield, qui suggère deux façons selon lesquelles la libéralisation économique peut contribuer à la consolidation de la démocratie. D’une part, la libéralisation encourage la mise en place de standards de transparence corporative et aurait des effets bénéfiques pour démanteler les structures oligopolistiques. D’autre part, les investisseurs ont tout intérêt à encourager les réformes démocratiques qui amènent une plus grande transparence ainsi qu’un plus grand accès à l’information. Maxfield rejoint ainsi Cheng, Chu et Silva dans leurs conclusions sur les effets bénéfiques de la démocratie pour le secteur privé.

Le court chapitre de Francis Fukuyama et Sanjay Marwah est assez général et dresse quelques comparaisons entre les deux régions sur la base de leur niveau de développement démocratique, de leur performance économique (à la fois en termes de politiques économiques et de qualité des institutions), de leur culture politique et de l’impact de celle-ci sur le développement d’institutions politiques efficaces. Ce chapitre comporte également une section comparative intéressante portant sur la question, à savoir pourquoi l’Amérique latine est « plus démocratique » que l’Asie de l’Est. Sans donner une réponse définitive, les auteurs suggèrent quelques pistes intéressantes telles une situation géopolitique différente (questions de sécurité nationale plus présentes en Asie de l’Est ; influence plus marquée du modèle américain en Amérique latine), une variation dans le niveau de développement économique tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, et des cultures politiques distinctes, l’Amérique latine ayant un héritage occidental et chrétien naturellement associé à la démocratie alors que l’Asie de l’Est est de tradition confucianiste, plutôt associée à une philosophie de hiérarchie et d’autorité politique.

Gordon Redding traite par la suite du changement dans les relations entre l’État et le secteur privé entraînés par la mondialisation en Asie de l’Est. Ce chapitre, obscur pour qui n’est pas spécialiste de la question, propose un modèle de systèmes-types de capitalisme basés sur la coordination entre acteurs économiques étatiques et privés. Les cas du Japon et de la Corée du Sud illustrent les propos de l’auteur.

Ananya Basu et Elizabeth M. King se penchent quant à elles sur les liens entre l’éducation et trois domaines particuliers, soit la croissance économique, le développement humain et la démocratie. Leurs recherches démontrent que ce n’est pas simplement un degré plus élevé d’éducation qui a un impact sur le développement économique d’un pays, mais bien la qualité de l’éducation et la façon dont elle est « distribuée », soit accessible à tous les secteurs de la population. Un niveau plus élevé d’éducation a également des répercussions positives sur divers indicateurs de développement humain, telles la santé et la nutrition (et ce, indépendamment du revenu des individus). Quant à l’impact de l’éducation sur le développement des institutions politiques démocratiques, les auteurs confirment leur hypothèse selon laquelle l’éducation transforme les comportements civiques, encourage la participation politique et contribue au développement de normes sociales communes qui sont favorables au développement et à la stabilité de la démocratie.

Dans un chapitre final, Whitehead aborde les questions soulevées lors de la conférence de Santiago à la lumière des changements internationaux découlant des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Elle analyse ainsi dans quelle mesure le postulat de base du livre – voulant que le progrès vers la libéralisation du système international pouvait être tenu pour acquis et que les deux régions de l’Amérique latine et de l’Asie de l’Est se trouvaient sur des routes convergeant dans cette direction – tient toujours depuis les attentats terroristes qui ont eu comme effet de placer les questions de sécurité en tête des priorités des pays industrialisés. Même s’il se veut une réflexion post-conférence, ce chapitre aurait sans doute été tout aussi approprié en guise d’introduction puisqu’il couvre de façon intéressante et complète les questions propres à un exercice de comparaison interrégionale. En particulier, ce chapitre comporte une section sur les avantages et dangers de comparer deux régions si vastes et diverses. Whitehead aborde également le thème des conséquences de l’ouverture des marchés pour les deux régions, celui des types de réponses nationales à la libéralisation, et celui du potentiel de convergence dans les deux régions.

Les divers chapitres de cet ouvrage intéresseront des publics différents. Les spécialistes de l’une ou l’autre région trouveront leur compte dans les articles qui traitent spécifiquement de leur région d’intérêt, alors que ceux qui s’intéressent aux différents thèmes abordés (consolidation de la démocratie, relations État-secteur privé, éducation) trouveront également matière à réflexion dans les chapitres thématiques. On peut toutefois regretter que certains chapitres thématiques abordent une région en particulier, laissant le lecteur sur sa faim s’il veut voir une analyse équivalente pour l’autre région. L’impression qui s’en dégage est parfois celle d’avoir entre les mains un recueil d’articles davantage qu’un ensemble harmonieux de chapitres. Notons toutefois en dernier lieu que plusieurs auteurs soulignent avec justesse les différences significatives qui existent non seulement entre les deux régions, mais également au sein de celles-ci, ce qui alimente l’intérêt de voir d’autres études comparatives, intrarégionales cette fois, sur les mêmes thèmes.