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Plus qu’un événement, les attentats du 11 septembre 2001 constituent, à n’en pas douter, un avènement dans les relations internationales. L’avènement d’un monde caractérisé par l’insécurité et où tout est désormais possible. Cette ère de l’insécurité marque-t-elle aussi le choc des civilisations décrit par Samuel Huntington dans un article d’abord, dans un ouvrage ensuite, au cours des années 90 ?

Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque qui s’est tenu à Rabat sur ce thème en juin 2002, répond très clairement que non et se fonde, pour cela, sur quatre séries d’analyses.

La première partie de l’ouvrage s’emploie à contester la valeur scientifique de l’hypothèse du choc des civilisations. Cette contestation se place d’un triple point de vue. D’abord, sur le plan des représentations et du système de valeurs sous-jacent à une telle vision du monde. L’ouvrage s’inscrit d’abord en faux contre les postulats du choc des civilisations selon lesquels toute civilisation est gouvernée par l’histoire. Il récuse ensuite l’idée, pourtant réelle, de l’anarchie des relations internationales due aussi bien aux intégrismes, aux flux migratoires ou à la remise en cause de la souveraineté des États par les réseaux de communication et le poids des firmes multinationales. Ensuite, sont remises en cause les théories moralistes des relations internationales, considérées comme trop manichéennes puisque divisant le monde entre bons et méchants. Enfin, sur le plan de la vision néo-libérale qui module les relations internationales depuis le 11 septembre 2001, les analyses critiquent le choc des civilisations et posent les bases d’un possible et souhaitable « dialogue » entre les civilisations.

La deuxième partie étudie l’impact de la crise du 11 septembre sur la scène médiatique. Après avoir montré les lacunes épistémologiques de la thèse de S. Huntington (et aussi au passage de celle de Fukuyama), l’ouvrage explique l’adhésion à cette thèse comme étant le reflet d’un phénomène de société. En Tunisie, par exemple, le régime autoritaire n’a pas empêché que les ressortissants manifestent leur sensibilité nationaliste en faveur des Palestiniens et stigmatisent le sionisme. Par contraste, on trouve ce même « délire médiatique » dans les sociétés occidentales comme le Québec ou l’Irlande.

Dans la troisième partie, consacrée aux « acteurs derrière la scène », sont étudiées trois situations : la perception du 11 septembre en Tunisie, au Québec et en Chine à la suite du bombardement, par les États-Unis, de l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999. À partir de ces trois cas, l’ouvrage conclut que la régulation du consensus intérieur semble déterminante pour les stratégies discursives des leaders politiques sur la scène publique.

Enfin, la quatrième partie envisage deux hypothèses alternatives au choc des civilisations : l’une, pessimiste, d’un appauvrissement du mouvement mondial uniformisateur de la pensée ; l’autre, optimiste, de mondialisation des instruments juridiques internationaux et du développement des droits de l’homme.

Cet ouvrage collectif est donc un plaidoyer pour une attitude nuancée à l’égard de la théorie du choc des civilisations, qui est même qualifiée « d’hypothèse boiteuse ». À travers les différentes disciplines qu’ils représentent (relations internationales, sociologie politique, philosophie, anthropologie sociale, droit), les intervenants arrivent au même constat : il n’y a pas de choc de civilisation et c’est la collusion des puissants de toutes les civilisations qui enferme l’humanité dans les souffrances et les attentats.

Si l’ouvrage dénonce le caractère moralisateur et manichéen de la théorie du choc des civilisations, on peut aussi regretter l’angélisme de ceux qui remettent en doute l’existence d’un choc des civilisations. On admettra avec l’ensemble des auteurs que l’anarchie qui prévaut est certes « régulée », mais elle est justement régulée par une absence totale de logique. Avec le 11 septembre, on est entré dans un monde où tout est malheureusement possible, jusques et y compris l’utilisation de la bombe atomique par des groupes privés terroristes alors que, justement, pendant la guerre froide, la possession de la bombe atomique supposait sa non- utilisation. Quant à penser que cette anarchie régulée est « récupérable », comme l’écrit l’un des intervenants, on aimerait pouvoir en être sûr…