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Introduction

Les régions du Saint-Laurent, notamment les grandes battures argileuses de la rive sud, sont généralement caractérisées par la présence de milliers de cailloux de taille et de nature variées comprenant, en général, environ 50 % d’éléments laurentidiens (Dionne, 1972). Certains (Fortin et Belzile, 1996, par exemple) attribuent encore la présence de ces erratiques aux glaciers venus du nord au cours de la dernière période glaciaire, dite du Wisconsinien. Or, l’absence généralisée de till ou de dépôts glaciaires en bordure du littoral actuel, le faible pourcentage d’éléments laurentidiens à l’intérieur des terres en dehors de la zone couverte par la Mer de Goldthwait (Rappol, 1993) et la présence de dépôts marins argileux à l’emplacement des battures capitonnées de blocs (Dionne, 1966) ont permis d’établir que les erratiques laurentidiens avaient plutôt été transportés et délestés par les glaces flottantes annuelles et les icebergs (Dionne, 1972, 1979, 2001a, 2002a, b ; Dionne et Poitras, 1998a, b).

La présente contribution concerne les méga-blocs du secteur sud-est de la baie à l’Orignal, dans le parc du Bic. L’étude examine la nature, la taille et la mobilité des méga-blocs de la partie supérieure de la batture.

Situation géographique et caractéristiques du milieu

La baie à l’Orignal se trouve dans la partie centrale du parc du Bic, sur la rive sud du Saint-Laurent estuarien (68o 47' O, 48o 30' N), à environ 25 km au SO de Rimouski et 280 km au NE de Québec (fig. 1). La baie à l’Orignal forme un vaste rentrant entouré de plusieurs crêtes rocheuses appalachiennes dont la plupart excèdent 100 m d’altitude, le point le plus élevé étant le pic Champlain (346 m), à Saint-Fabien.

Allongées et orientées SO-NE, les crêtes rocheuses sont des fragments résiduels de plis déversés vers le NO et constitués de roches sédimentaires d’âge cambro-ordovicien comprenant des conglomérats calcaires, des grès quartzitiques, calcaires ou de type grauwacke, ainsi que des schistes[1] gris, rouges et verts appelés maintenant mudstone, claystone et siltstone (Lajoie, 1971 ; Tremblay, 1986 ; Favereau, 1988). Des dépressions de tailles variées séparent les crêtes rocheuses qui forment l’ossature du relief côtier. Partiellement comblées par les dépôts fins (argile et limon) et grossiers (sable et gravier) de la Mer de Goldthwait, qui a submergé les lieux entre 12,5 et 9 ka, ces dépressions correspondent à des rentrants (anses et baies).

Figure 1

Le parc du Bic : localisation et toponymie.

Parc du Bic: location and place names.

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La baie à l’Orignal, le plus vaste rentrant du complexe avec le havre du Bic et la baie du Haha (voir l’Appendice), est essentiellement argileuse et couverte, ici et là, de minces placages sableux et caillouteux. Dans le secteur SE, du côté NE du mont Chocolat, la petite anse abritée, appelée « Marais Salé », a elle aussi un substrat argileux. Dans le secteur externe, en dessous du niveau moyen de la mer (zéro géodésique), la batture argileuse est dénudée et recouverte d’un mince dépôt sableux, alors que, dans le secteur au-dessus du niveau moyen de la mer, s’étend un vaste marais (schorre) à Spartine alterniflore (Spartina alterniflora) développé directement sur la surface argileuse et voilé d’une mince (±5 cm) couche vaseuse et caillouteuse (fig. 2). À la partie supérieure, le marais à marelles, inondé seulement lors des grandes marées, est formé d’un dépôt intertidal vaseux de 50 à 80 cm d’épaisseur qui repose sur la surface argileuse. Les nombreux méga-blocs épars qui caractérisent ce secteur de la baie à l’Orignal ont fait l’objet d’un relevé à l’été 2002. Ont été mesurés seulement les blocs dont la taille (axe a) excédait 100 cm. En conséquence, le nombre de blocs retenus représente un faible pourcentage des cailloux concentrés dans ce secteur, pour la plupart petits et formant des dallages.

Nature lithologique des méga-blocs

Les méga-blocs de la batture argileuse du secteur sud-est de la baie à l’Orignal, en particulier du secteur du marais à Spartine alterniflore (fig. 3) et de l’estran dénudé adjacent, appartiennent à deux grandes familles. Il y a des éléments précambriens, ignés et métamorphiques, provenant du Bouclier laurentidien sur la côte nord du Saint-Laurent, et des éléments sédimentaires provenant principalement des formations appalachiennes d’âge cambro-ordovicien en bordure de la rive sud, notamment des crêtes rocheuses locales (fig. 4-6).

Sur les 160 méga-blocs mesurés et identifiés à la surface de la batture, 46,3 % étaient d’origine précambrienne et 53,7 %, d’origine appalachienne. Le tableau I donne le pourcentage des différentes lithologies. Dans le groupe des précambriens prédominent les erratiques de la famille du granite (41,6 %) avec quelques blocs d’anorthosite (2,7 %). Les éléments appalachiens sont dominés par des lithologies locales, comme les conglomérats à clastes calcaires (42,8 %) et les grès-grauwacke (36,3 %) mais ils comprennent aussi des grès quartzitiques ou orthoquartzites (8,1 %) provenant d’affleurements sis en amont.

Il existe peu de différences entre les deux secteurs inventoriés, même si, sur le terrain, on observe certaines concentrations des plus gros blocs sur la batture argileuse à proximité du mont Chocolat et des deux îlots rocheux sis entre l’île Ronde et le mont Chocolat. En effet, dans la zone du marais à Spartine alterniflore, les précambriens totalisent 46,6 % des méga-blocs, alors qu’ils comptent pour 45,8 % dans le secteur de la batture dénudée. Le tableau II donne le pourcentage des diverses lithologies laurentidiennes et appalachiennes dans les deux secteurs.

Les pourcentages obtenus diffèrent sensiblement de ceux de Tremblay (1967, tabl. 1, p. 408), qui signale 70,5 % d’éléments laurentidiens pour les blocs de plus de 100 cm dans le secteur du marais, et 50,5 % dans le secteur de la batture dénudée. Bien que ce secteur ne corresponde pas exactement à celui que nous avons étudié, le pourcentage de Tremblay est voisin de celui que nous avons obtenu (54,2 %) ; par contre, le pourcentage qu’il a calculé pour le marais est fort différent du nôtre.

Taille et poids des méga-blocs

N’ont été retenus que les blocs dont le grand axe (longueur) excédait 100 cm. Ces blocs situés à la surface de la batture peuvent être facilement mesurés et sont susceptibles d’être déplacés, à court terme, par des radeaux de glace.

Figure 2

Photographie aérienne du secteur sud de la baie à l’Orignal, montrant le secteur étudié. Photo Q 76120-182, Photothèque québécoise. A, schorre supérieur ; B, schorre inférieur à méga-blocs épars ; C, battures argileuse à méga-blocs ; R, roc.

Airphotograph of the southern area of the Baie à l’Orignal showing the study area. Photo no 76120-182, Québec Photo-library. A, high marsh; B, low marsh with scattered mega-boulders; C, clayey tidal flat with mega-boulders; R, bedrock.

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Sur les 88 méga-blocs mesurés dans le secteur du marais, il y avait 41 erratiques laurentidiens (précambriens) ; les deux plus gros mesurent respectivement 250 × 185 × 165 cm et 215 × 160 × 140 cm et les deux plus petits, 160 × 115 × 60 cm et 210 × 95 × 60 cm.

Les 33 méga-blocs laurentidiens mesurés dans le secteur de la batture dénudée sont, dans l’ensemble, un peu plus petits. Les deux plus gros mesurent, en effet, 230 × 120 × 130 cm et 250 × 190 × 125 cm et les deux plus petits, 115 × 70 × 50 cm et 165 × 85 × 45 cm.

Quant au poids (tabl. III), on constate que le plus petit bloc dans le marais a un poids estimé de 2,1 tonnes et le plus gros, de 14,3, alors que la médiane est de 4,8 tonnes. Sur la batture dénudée, le poids du plus petit bloc est d’une tonne seulement et celui du plus gros, de 11,3 tonnes, alors que la médiane est de 3,5 tonnes.

En pourcentage par catégories, 51,2 % des méga-blocs pèsent entre 2 et 5 tonnes dans le secteur du marais, alors que sur la batture dénudée, 75,6 % des blocs pèsent entre 1 et 5 tonnes. Il y a donc une différence importante dans la taille des erratiques laurentidiens (précambriens) entre les deux secteurs. Qu’en est-il des appalachiens ?

Dans le secteur du marais, le poids minimal des méga-blocs appalachiens mesurés est de 3,1 tonnes, le poids maximal, de 27,2 tonnes, et la médiane, de 6,6 tonnes, alors que sur la batture dénudée, le plus petit bloc pèse 1,6 tonnes, le plus gros, 76 tonnes, et la médiane est 8 tonnes.

En pourcentage par catégories, pour le secteur du marais, 83 % de blocs appalachiens pèsent entre 1 et 10 tonnes, alors que sur la batture, le pourcentage tombe à 51,3 % ; par contre, dans ce secteur, 35 % des blocs pèsent entre 10 et 40 tonnes et 12,8 % ont un poids supérieur à 40 tonnes. Le tableau IV donne la taille, le poids et la lithologie des dix plus gros blocs dans chaque secteur. La plus grande taille des méga-blocs appalachiens situés dans la zone de la batture dénudée est attribuable à la proximité des crêtes rocheuses, sources des blocs géants observés à faible distance des affleurements. En général, les blocs appalachiens sont anguleux et subanguleux, alors que les erratiques précambriens sont en majorité subarrondis.

Mobilité des méga-blocs

La majorité des méga-blocs mesurés dans les deux secteurs reposaient directement sur la surface de la batture. Ils sont ainsi susceptibles d’être déplacés par les glaces lors du déglacement ou encore par des radeaux poussés par le vent et la marée lors de l’englacement. Bien qu’il existe des indices de déplacement de l’ordre du mètre dans l’un et l’autre secteur, nous avons observé très peu de déplacements récents importants. Le secteur du marais étant mieux abrité, les glaces, sous l’influence des courants de marée et du vent, devraient y exercer une action plus modérée que sur la batture argileuse dénudée. Là, les plus petits méga-blocs, davantage exposés à la pression des radeaux de glace, devraient être plus facilement déplacés. Quant aux très gros blocs appalachiens, ils sont à toutes fins pratiques immobiles.

Figure 3

Vue générale du marais (schorre inférieur) à Spartine alterniflore avec des méga-blocs disséminés.

A general view of the salt-water cordgrass (Spartina alterniflora) with scattered mega-boulders.

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Figure 4

Méga-bloc de conglomérat calcaire à la surface du schorre inférieur à Spartine alterniflore. Le bloc mesure 240 × 230 × 160 cm et pèse environ 16,5 tonnes.

A polymictic calcareous conglomerate mega-boulder 240 × 230 × 160 cm weighing approximately 16.5 tons on the Spartina low marsh.

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Figure 5

Deux méga-blocs à la surface du schorre inférieur à substrat argileux ; celui de gauche est un grès quartzitique (appalachien) mesurant 240 × 135 × 130 cm et pesant environ 7,3 tonnes ; celui de droite est un granite (laurentidien) mesurant 205 × 115 × 125 cm et pesant environ 5,5 tonnes.

Two mega-boulders on the low marsh surface; the boulder to the left is an Appalachian quartzitic sandstone (240 × 135 × 130 cm) weighing approximately 7.3 tons; the other boulder is a Precambrian granite (205 × 115 × 125 cm) weighing 5.5 tons.

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Figure 6

Méga-bloc anguleux de grès (lithologie locale) sur la batture argileuse en face du mont Chocolat ; le bloc mesure 450 × 320 × 230 cm et pèse environ 62 tonnes.

An angular sandstone mega-boulder (450 × 320 × 230 cm) weighing approximately 62 tons on the surface of the clayey tidal flat.

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Tableau I

Lithologie des méga-blocs par catégorie

Lithologie des méga-blocs par catégorie

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Compte tenu de la taille des blocs, les déplacements sont attribuables à la pression exercée par les radeaux de glace entraînés principalement par le jusant. Les blocs ont donc tendance à migrer du haut vers le bas de la batture. Les déplacements en sens contraire et latéraux sont occasionnels, ne comptant que pour environ 5 %. Pour cette raison, on n’observe pas de concentrations de méga-blocs sur le haut du rivage et leur répartition est plutôt éparse sur la batture.

Tableau II

Lithologie des méga-blocs pour chaque secteur

Lithologie des méga-blocs pour chaque secteur

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Tableau III

Poids des méga-blocs

Poids des méga-blocs

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Tableau IV

Les dix plus gros méga-blocs dans les deux secteurs inventoriés

Les dix plus gros méga-blocs dans les deux secteurs inventoriés

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Indices de déplacement

Des indices de déplacement plus ou moins récents (rainure arrière, cuvette, bourrelet du côté mer) ont été observés sur 28 blocs, soit 31,8 % des 88 méga-blocs mesurés dans le secteur du marais. Dans ce domaine, les deux groupes sont à peu près égaux, soit 29,3 % pour les blocs laurentidiens et 34 % pour les appalachiens.

La valeur des déplacements (tabl. V) est plutôt faible en comparaison de celle observée dans d’autres sites de la rive sud (Dionne, 1988, 2001a). Le plus grand déplacement s’est fait sur 6 m et a touché un bloc laurentidien de 6,3 tonnes. Deux autres précambriens, de 14,3 et 5,8 tonnes respectivement, ont été déplacés sur 4 m et trois blocs (1 précambrien et 2 appalachiens), sur 3 m.

Rappelons que le secteur du marais, sis à la partie supérieure de la batture, est une zone relativement protégée où l’action des glaces est de faible à modérée.

Curieusement, nous n’avons pas observé de traces de déplacement récent autour des méga-blocs de la batture dénudée, bien que plusieurs blocs reposant directement sur la surface aient pu être déplacés récemment et que quelques-uns, inclinés vers la rive, portent des signes de pressions exercées par des radeaux de glace entraînés vers le large par le jusant. Il est possible, toutefois, que les traces superficielles de déplacement aient été effacées par l’action des vagues et des courants au cours de l’interglaciel, les observations ayant été faites en septembre. Ceci semble confirmé par un nouveau relevé fait en mai 2003, au cours duquel nous avons constaté que plusieurs méga-blocs du schorre et de la batture avaient été déplacés.

Tableau V

Méga-blocs déplacés

Méga-blocs déplacés

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Dans le secteur du marais, Tremblay (1967, tabl. 1, p. 408) signale avoir observé 200 blocs d’un mètre et plus dont 141 erratiques laurentidiens et 59 appalachiens. Pour notre part, dans l’ensemble du marais, mais en particulier dans la partie inférieure où sont dispersés la très grande majorité des méga-blocs, nous n’avons mesuré que 41 précambriens et 47 appalachiens de cette taille pour un total de 88. Il en manquerait donc 112 par rapport aux chiffres fournis par Tremblay. Où sont-ils passés ?

Nous proposons deux explications : a) ou bien nous avons négligé de mesurer de nombreux blocs dont le grand axe était légèrement supérieur à 100 cm, estimant visuellement que leur taille était trop petite pour les ranger dans la catégorie des méga-blocs, ce qui nous paraît peu vraisemblable ; b) ou bien, plus de la moitié (56 %) des blocs d’une longueur supérieure à 100 cm identifiés par Tremblay en 1965 ont été déplacés depuis. Cette explication implique une très grande mobilité des méga-blocs du marais, mobilité peu plausible compte tenu des nombreuses observations faites depuis 40 ans sur l’ensemble de la rive sud (Dionne, 1988) et du fait que les quelques méga-blocs localisés dans le schorre supérieur peuvent difficilement, eux, être déplacés par les glaces.

Conclusion

Les méga-blocs situés à la surface de la batture argileuse de la baie à l’Orignal, dans le parc du Bic, ne manquent pas d’attirer l’attention des visiteurs. Dans le secteur du marais à Spartine alterniflore, les blocs sont d’accès facile à marée basse. Leur examen permet de distinguer l’erratique laurentidien du bloc appalachien provenant des crêtes rocheuses dans le parc du Bic et de constater la présence ou l’absence d’indices de déplacement. On sait maintenant que plus de 46 % des méga-blocs de la batture aux environs de la pointe du Glaciel sont des erratiques provenant du Bouclier laurentidien, situé à plus de 30 km sur la rive nord du Saint-Laurent. On sait aussi que ces cailloux ont été transportés par des icebergs plutôt que par les glaciers, d’autant plus que vers la fin de la dernière période glaciaire, dite du Wisconsinien, l’écoulement des glaces appalachiennes se faisait vers le NO, puis vers le N, et finalement vers le NE. À plusieurs endroits dans le parc du Bic, on peut observer sur le rivage rocheux des stries et autres marques d’érosion montrant que le dernier écoulement se faisait vers le NE.

À l’exception des plus gros, les blocs disséminés à la surface de la batture sont très mobiles et sont facilement déplacés par les radeaux de glaces qui exercent de grandes pressions lorsqu’ils sont entraînés par le jusant ou poussés par le vent. De façon générale, les blocs libres migrent vers le large. L’activité glacielle peut être observée principalement lors du déglacement.