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Introduction

Phénomène géomorphologique majeur du Pléistocène, l’encaissement des cours d’eau varie de l’amont à l’aval mais aussi d’un bassin versant à l’autre. Ainsi, Dion (1934) montre que la Seine est plus encaissée que la Loire dans les plateaux du Bassin parisien : l’étiage de la Loire à Orléans se situe 63 m au-dessus de celui de la Seine à Paris, alors que les deux fleuves sont à une distance assez semblable de la mer (372 km pour la Loire et 365 km pour la Seine). L’encaissement de la Loire ne dépasse pas 60 m, alors que celui de la Seine excède 120 m (fig. 1). Pour Dion (1934), ce sont les charges alluviales, plus fortes pour la Loire que pour la Seine, qui ont entravé l’évolution du profil longitudinal de la Loire. Mais d’autres causes peuvent être envisagées.

Cet article vise à expliquer ces différences et à retracer et comparer les étapes de l’évolution morphodynamique des deux vallées, dans leur secteur moyen. Si les trois causes qui peuvent être responsables de cette évolution sont connues, l’eustatisme, la tectonique et le climat (Tricart, 1947 ; Bourdier, 1958 ; Schumm, 1986 ; Bull, 1991 ; Weisrock, 2002), la part de chacune d’elles en un point donné de la vallée reste souvent délicate à évaluer. En effet, sous leur action, les systèmes fluviaux présentent des réponses complexes se traduisant par des alternances de creusement et d’alluvionnement qui varient dans le temps et dans l’espace. Aussi pour retracer l’évolution géomorphologique des vallées, convient-il de réaliser un maximum de profils transversaux de l’amont à l’aval, puis de caractériser le matériau des lambeaux alluviaux conservés afin de pouvoir les raccorder entre eux et ainsi reconstituer les profils longitudinaux des différentes nappes alluviales. Les nappes alluviales et les terrasses constituent les témoins des alternances de creusement et d’accumulation ; or, elles ont été étudiées dans les deux vallées par de nombreux auteurs (Michel, 1972 ; Lécolle, 1989 ; Lefebvre et al., 1994 ; Igounet, 1996 ; Lhomme et Chaussé, 1996, pour la Seine ; Larue, 1979 ; Macaire, 1984 ; Debrand Passard et al., 1998 ; Larue et Étienne, 2001, pour la Loire), une synthèse vient d’être faite pour la Seine (Lautridou et al., 1999), mais la comparaison Seine-Loire restait à réaliser.

Démontrée par Tricart (1949), l’origine climatique des terrasses ne fait plus de doute (Bridgland, 2000), mais les fluctuations climatiques cycliques du Pléistocène ne peuvent à elles seules expliquer l’approfondissement progressif des vallées et l’étagement des terrasses qui en résulte. L’eustatisme ne faisant pas sentir ses effets dans les vallées moyennes (Macaire, 1984 ; Lefebvre et al., 1994), des mouvements tectoniques positifs apparaissent nécessaires pour comprendre cette situation (Wyns, 1977). En montrant que surrection et incision sont étroitement liées, Bull (1990) et Merritts et al. (1994) pensent que la mesure de la profondeur des vallées permet d’évaluer l’ampleur du soulèvement continental. Mais la conversion directe des vitesses d’incision en vitesses de surrection n’est possible que dans les situations d’équilibre dynamique qui sont souvent difficiles à démontrer (Willet et Brandon, 2002 ; Brocard, 2003). Le soulèvement peut être différent de l’incision dans le cas de variations de niveau de base, de pente et de sinuosité (Lavé et Avouac, 2000). Kiden et Törnqvist (1998) suggèrent même qu’un changement climatique, sous forme d’un refroidissement général, a provoqué une érosion croissante des interfluves et que la réponse isostasique est responsable de l’incision, sans que l’altitude moyenne de la région n’augmente.

L’analyse des systèmes de terrasses peut donc permettre de mesurer l’incision, de déceler les variations spatiales des déformations tectoniques et de préciser les rapports ayant existé entre les deux bassins de la Loire et de la Seine.

Deux systèmes de terrasses différents

Du confluent Seine-Loing à Paris, la Seine apparaît comme le plus souvent « à l’étroit dans sa propre vallée » (Michel, 1972). D’orientation NNO-SSE, le fleuve n’adopte un tracé rectiligne que sur les 10 km séparant Corbeil-Essonne de Draveil ; de part et d’autre, il décrit des méandres dont l’amplitude modeste (5 km entre Fontainebleau et Melun) est beaucoup plus faible qu’en aval de Paris (14 km dans la région rouennaise) (fig. 2). Le chenal étroit et rectiligne est creusé dans le calcaire compact de Champigny et les méandres sont inscrits dans la craie surmontée de formations tertiaires (fig. 3).

Figure 1

Profils longitudinaux comparés de la Seine et de la Loire (d’après Dion, 1934).

Longitudinal profiles of the Seine and the Loire (according to Dion, 1934).

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Figure 2

Carte morphostructurale et de localisation.

Location and morphostructural map.

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Figure 3

Les nappes alluviales de la Seine et de la Loire dans le Bassin parisien.

The Seine and Loire alluvial formations in the Paris basin.

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La coupe A (fig. 4) permet de visualiser l’encaissement et la disposition des nappes alluviales. Les notations retenues ici diffèrent de celles des cartes géologiques : elles vont de F0 pour la plaine alluviale à F6 pour les plus hautes alluvions quaternaires conservées au sommet de la butte de Samoreau. Les niveaux les plus anciens sont très nettement étagés, de la nappe des sables de Lozère conservée à Villejust à celle de la haute terrasse F3, alors que les alluvions plus récentes sont emboîtées de F2 à F0. Concernant l’emboîtement des bas niveaux, Roblin-Jouve (1980), Rodriguez (1994) et Roblin-Jouve et Rodriguez (1997) ont distingué trois phases d’incision : au Saalien, le substrat est creusé jusqu’à l’étiage actuel et l’accumulation, datée à Maisons Alfort de 162 000 ± 9000 et 206 500 ± 16 500 BP (Durbet et al., 1997), atteint 6 à 10 m d’altitude relative ; au Weichsélien, le fond rocheux est incisé de 5 à 10 m au-dessous de l’étiage actuel et le remblaiement suivant culmine à 7 m d’altitude relative ; enfin le creusement tardiglaciaire qui débute au Bølling atteint 10 m sous l’étiage actuel. D’épais limons sableux recouvrent le fond de la vallée.

Entre la cuvette bourbonnaise et la Sologne (fig. 2 et 3), la Loire grossie par son principal affluent, l’Allier, traverse les strates sédimentaires du sud du Bassin parisien. Sur les 95 km séparant le Bec d’Allier de Gien, la largeur de la vallée fluctue entre 2 et 5 km en fonction de la lithologie. Les élargissements sont localisés dans les marnes bajociennes et bathoniennes des dépressions de Fourchambault et de Pougues et dans les terrains crétacés sableux et marneux de la région de Léré (Bigot et al., 1969 ; Delance et al., 1988 ; Menot et al., 1997). Les étranglements correspondent aux calcaires calloviens et oxfordiens du Nivernais, au calcaire du Berry et aux conglomérats à silex éocènes recoupés par la Loire entre Tracy-Sancerre et Bannay, puis entre Ousson et Châtillon-sur-Loire (Dion, 1934 ; Gigout et Desprez, 1977). L’orientation subméridienne résulte d’une adaptation à la structure faillée. Situé entre les blocs armoricain et bourguignon, le fossé de la Loire est limité à l’ouest par la faille de Sancerre et à l’est par un faisceau de failles N20°E affectant les plates-formes carbonatées qui bordent le Morvan (Autran et al., 1976). Vers le nord, il est prolongé par le fossé du Loing. Issu de la distension de l’Éocène supérieur et de l’Oligocène inférieur, ce fossé a rejoué verticalement de 20 à 30 m au Quaternaire, ce qui a permis le piégeage des sables du Bourbonnais à l’amont et à l’aval de Sancerre (Debrand-Passard et al., 1992) ainsi que la conservation de lambeaux alluviaux quaternaires. À l’aval de Gien, la vallée de la Loire s’élargit rapidement et offre un bel étagement de terrasses alluviales.

La coupe B (fig. 4) permet de recenser six niveaux au-dessus de la plaine alluviale : F6, F5, F4, F3, F2 et F1. Sur la rive droite de la Loire, les buttes de la forêt d’Orléans couronnées par F6 forment la ligne de partage des eaux entre les bassins de la Loire et de la Seine. Elles dominent d’une trentaine de mètres le replat de Varennes qui se termine par un escarpement de 35 m de commandement au-dessus de la dépression du Loing, au sud-ouest de Montargis. Développée seulement au sud de Sully-sur-Loire, la terrasse F2 résulte du dédoublement de la nappe de la moyenne terrasse F3.

L’interfluve Loire-Loing présente au droit de Briare un ensellement qui a d’ailleurs été utilisé pour la construction du canal de Briare. Ce seuil ne dépasse pas 170 m d’altitude alors que, de part et d’autre, les buttes du nord de Gien atteignent 188 m et les collines de la bordure de la Puisaye excèdent les 200 m. Des glacis semblent avoir fonctionné de part et d’autre de la ligne de partage des eaux : vers la Loire, ils s’achèvent sur la haute terrasse (F4), alors que vers le Loing, ils atteignent la moyenne terrasse (F3), à l’ouest de Châtillon-Coligny (fig. 5). Les coupes C (fig. 4) et A, B (fig. 6) soulignent l’important déblaiement effectué au NE des buttes de la forêt d’Orléans. Entre Lorris et Montargis, la molasse du Gâtinais a complètement disparu. À Lombreuil, les dépôts sablo-caillouteux, qui la représentent sur la carte géologique de Montargis, sont des dépôts de glacis qui ne dépassent guère 4 m d’épaisseur. Ce fort déblaiement explique que le lit majeur du Loing se situe à la même altitude, 125 m, que la plaine alluviale de la Loire.

Si l’espace occupé par les terrasses apparaît plus vaste dans le bassin de la Loire que dans celui de la Seine, l’encaissement est plus fort et l’étagement plus complet pour la Seine que pour la Loire. Les datations des principales nappes quaternaires, fournies par les faunes, les flores, les minéraux volcaniques et les méthodes radiométriques, permettent de calculer les vitesses moyennes d’incision et de proposer des corrélations avec le cadre chronoclimatique de l’Europe du Nord-Ouest (Zagwijn, 1985) et les variations océaniques 16O/18O (Shackleton et al., 1990) (fig. 7). Depuis la mise en place de la nappe F6, le creusement s’est produit à une vitesse de 0,06 mm par an pour la Seine au sud de Paris et de seulement 0,04 mm par an pour la Loire en Sologne. À titre de comparaison, Antoine (1994) donne 0,06 mm/an pour la Somme en se fondant sur l’âge de 870 000 ans (stade 22) obtenu pour la terrasse de Grâce située à 52 m d’altitude relative, Maddy (1997) évalue l’incision de la Tamise à 0,07 mm/an pour le dernier million d’années et Veldkamp (1992) trouve 0,08 mm/an pour l’Allier dans le Massif central. Mais le rythme a varié dans le temps et aussi d’une vallée à l’autre. Pour la Loire, il a été lent (0,03 mm/an) entre F6 et F3, puis il s’est accéléré : 0,05 mm/an entre F3 et F2 et 0,07 mm/an entre F2 et F1. La Seine présente une évolution différente : 0,06 mm/an, de F6 à F3, 0,10 mm/an de F3 à F2 puis un creusement quasi nul ensuite. Mises en place par des cours d’eau à chenaux tressés, les accumulations d’alluvions correspondent toutes à des phases froides propices à la production de débris grossiers sur les versants.

Le raccordement des lambeaux alluviaux de l’amont à l’aval et l’examen des rapports entre les dépôts de la Loire et ceux de la Seine nécessitent le recours à l’analyse sédimentologique.

Analyse sédimentologique et résultats

La composition pétrographique et le degré d’altération des galets sont difficiles à utiliser pour différencier les nappes anciennes, car les éléments cristallins et volcaniques altérables deviennent très rares. Aussi, la détermination des minéraux lourds apparaît-elle comme la meilleure méthode pour identifier les différentes nappes alluviales et essayer d’opérer les raccordements de l’amont à l’aval. Les spectres minéralogiques varient d’une formation à l’autre pour deux raisons principales : les sources de sédiments se sont modifiées au cours du temps en fonction de l’encaissement, de l’évolution des bassins versants et des phénomènes volcaniques, l’altération contribue à faire disparaître les minéraux les plus fragiles dans les nappes les plus anciennes (Pastre, 1986). Si la distinction est assez aisée sur le plan vertical, les raccordements latéraux de lambeaux éloignés sont plus délicats à réaliser du fait du rôle prépondérant joué par les apports latéraux et surtout, des remaniements successifs et de la dilution. Il en résulte que le cortège de la même formation peut varier, souvent fortement, de l’amont à aval au gré des apports latéraux. La recherche de minéraux traceurs est alors plus utile que l’analyse chiffrée du spectre minéralogique.

Figure 4

Coupes transversales aux vallées de la Seine et de la Loire. A : Seine, entre Sannois et Bois-le-Roi (au sud de Melun). B : Loire, au droit de Sully-sur-Loire. C : entre Loire et Loing.

Cross-sections of the Seine and Loire valleys. A: Seine, between Sannois and Bois-le-Roi (South of Melun). B: Loire at Sully-sur-Loire. C: between Loire and Loing.

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Figure 5

Carte de l’interfluve Loire-Loing.

Loire-Loing map.

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Figure 6

A

Entre Lorris et Montargis.

Between Lorris and Montargis.

B

Au nord de Bellegarde.

North of Bellegarde.

Coupes dans l’interfluve Loire-Loing.

Cross-sections between Loire and Loing.

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Figure 7

Position des nappes alluviales de la Seine et de la Loire moyennes dans le cadre chronoclimatique et isotopique de l’Europe du Nord-Ouest (Zagwijn, 1985 ; Shackleton et al., 1990). Relations altitude–âge pour les terrasses.

Stratigraphic chart showing the correlation between the Northwestern European pollen stages (Zagwijn, 1985), the ODP 677 18O ocean record (Shackleton et al., 1990) and the terraces of the middle Seine and Loire. Altitude–age plot for the terraces.

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Les minéraux lourds ont été séparés à partir des fractions sableuses comprises entre 50 μm et 500 μm. Concentrés selon la méthode classique de séparation au bromoforme (Parfenoff et al., 1970), ils ont été déterminés au microscope optique. Les pourcentages de minéraux transparents (tabl. I) ont été calculés à partir de l’analyse d’environ 300 grains. Puis les résultats chiffrés ont été soumis à l’analyse en composantes principales (ACP) afin de classer les échantillons (fig. 8). Le plan factoriel défini par les axes 1 et 2 donne un total d’information de 37 % : 24 % pour l’axe 1 qui oppose la tourmaline, la sillimanite et le disthène aux minéraux volcaniques (hornblende brune, augite, orthopyroxène, sphène) et au grenat, et 13 % pour l’axe 2 qui met en opposition l’andalousite et la staurotide avec le zircon, le rutile, la brookite et l’épidote. Les alluvions de la Loire, plus riches en minéraux volcaniques, se distinguent bien de celles de la Seine et du Loing (fig. 8). Formant un nuage de points central, les dépôts situés entre la Loire et le Loing apparaissent plus difficiles à individualiser.

Les terrasses de la Seine présentent des cortèges différents de ceux de la Loire : les premières renferment beaucoup moins de minéraux volcaniques, moins de grenat et plus de disthène que les secondes. Le rapport staurotide/tourmaline est toujours inférieur à 1 pour les alluvions de la Seine alors qu’il dépasse 2 pour celles de la Loire. L’andalousite régresse des hauts vers les bas niveaux pour la Loire alors que l’inverse se produit pour la Seine. L’augite est abondante dans les niveaux supérieurs : buttes constituées par la nappe du fleuve à augite, sommet des sables du Bourbonnais (au sud de Châtenoy) mais aussi dans les dépôts de glacis et dans les alluvions plus récentes issues de remaniements (alluvions de l’Huillard par exemple). Vers l’ouest, elle ne dépasse pas la ligne méridienne Saint-Loup des Vignes-Châtenoy. Les épandages (19, 20, 21 et 22) venant du Morvan, par l’axe de l’Yonne, présentent une composition homogène : zircon, rutile, tourmaline, disthène et staurotide, ils sont dépourvus de grenat et d’andalousite. Pour les dépôts situés entre la Loire et le Loing, l’influence de la Loire est enregistrée à Solterre (échantillons 40/41/42), aux Bézards (43) et à Lombreuil (39), alors que l’influence des sables de Sologne marque les dépôts supérieurs de Lombreuil (37 et 38) et la partie inférieure de ceux des Bézards (44 et 45).

Tableau I

Localisation, composition en minéraux lourds (pourcentage de grains) et teneur en feldspaths des échantillons localisés sur les figures 3 et 5

Localisation, composition en minéraux lourds (pourcentage de grains) et teneur en feldspaths des échantillons localisés sur les figures 3 et 5

Le numéro 23 représente une moyenne d’échantillons

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Figure 8

Analyse en composantes principales (ACP). Position des échantillons.

Principal components analysis (PCA). Location of samples.

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Ces résultats tendent à prouver qu’il n’y a jamais eu de liaison directe Loire-Seine, mais que les alluvions de la Seine peuvent résulter pour une partie du remaniement des hauts niveaux de la Loire par le Loing et ses affluents. Les dépôts de Lombreuil révèlent une sédimentation inverse : à la base, la présence de minéraux volcaniques témoigne de l’érosion réalisée aux dépens de la nappe du fleuve à augite, alors que les matériaux supérieurs traduisent l’ablation effectuée dans la masse des sables de Sologne sous-jacents. Aux Bézards, les matériaux enregistrant l’influence de la Loire sont des dépôts remaniés ravinant les sables de Sologne. L’hypothèse d’un passage de la Loire vers la Seine a été rejetée par d’Archiac (1848), puis par Chaput (1917) qui ont remarqué qu’« aucun débris de roches venant du centre de la France par la vallée de la Loire n’est passé dans le bassin de la Seine ». Des causes tectoniques ont été invoquées par de Martonne (1942, p. 60) qui écrit « Si la Loire ne continue pas, au nord de Cosne, à suivre les failles méridiennes qui se prolongent sur le Loing supérieur, peut-être la responsabilité en revient-elle à un jeu prolongé de l’axe du Bocage, encore sensible dans le Pays chartrain ». La reconstitution des profils longitudinaux des différentes nappes peut permettre de visualiser les étapes de l’encaissement ainsi que les principales déformations qu’elles ont subies depuis leur mise en place.

Incision, profils longitudinaux et enseignements tectoniques

L’incision plus forte pour la Seine que pour la Loire est due aux rapports complexes qui existent entre la dynamique fluviale, le climat et la tectonique (Lavé et Avouac, 2000 ; Lague, 2001 ; Brocard, 2003). L’incision fluviale s’effectue par abrasion mécanique, par altération physico-chimique, par cavitation ou par mouvements de masse (Whipple et al., 2000). Elle dépend ainsi de la puissance fluviale qui varie longitudinalement en fonction de la pente longitudinale et de la charge solide (Knighton, 1999 ; Schmitt et al., 2001), des conditions climatiques et de la lithologie. Elle ne se réalise que lorsque le débit et la compétence deviennent suffisants pour évacuer les matériaux du lit. C’est pourquoi les périodes de creusement sont courtes pendant le Pléistocène (Starkel, 1983). Pour la Loire, elles ne se placent qu’au début et à la fin des phases froides (Larue, 1982). L’absence d’alluvions fines interglaciaires et de paléosols conservés entre le substrat et les alluvions grossières d’origine périglaciaire témoigne d’une incision rapide en début de phase froide : en diminuant l’évapotranspiration, le refroidissement favorise l’accroissement du débit sans augmentation de la charge car la végétation installée pendant la période tempérée protège encore efficacement les versants. En fin de phase périglaciaire, l’incision est rendue possible par la réduction de la charge, induite par le réchauffement qui ralentit la fourniture de débris sur les versants. Présentant des conditions topographiques et lithologiques assez semblables, les vallées moyennes de la Seine et de la Loire ont subi des fluctuations climatiques de même ampleur au cours du Pléistocène. Par contre, la fourniture de débris a certainement toujours été plus forte pour la Loire que pour la Seine en raison des altitudes plus importantes et de l’activité volcanique du Massif central. Selon Merle et Michon (2001) et Michon et Merle (2001), le sud du Massif central enregistre un soulèvement et une importante phase magmatique au Miocène supérieur, puis l’ensemble du Massif central subit une nouvelle phase tectonique au Pliocène supérieur. Les principaux sommets du Massif central ont été englacés pendant les phases froides du Pléistocène (Veyret, 1986) ; les projections, et surtout les coulées volcaniques, ont fourni une charge abondante aux cours d’eau et ont pu momentanément perturber l’écoulement (Pastre et al., 1997). L’abondance des alluvions grossières a pu ralentir l’incision de la Loire pendant les périodes climatiques favorables à cette dernière. En effet, jusqu’au Saalien, la Loire creuse moins vite que la Seine, mais ensuite la situation s’inverse puisque la Seine ne creuse presque plus et que la Loire accélère son incision. Des mouvements tectoniques semblent alors nécessaires pour rendre compte de cette évolution. Toutefois, la relation soulèvement/incision est compliquée par le temps de réponse plus ou moins long qui existe entre ces deux phénomènes : très court dans les régions en soulèvement rapide, il est souvent important pour les marges passives qui subissent des déformations lentes (Pazzaglia et al., 1998). La réponse de la dynamique fluviale peut aussi être décalée dans le temps en liaison avec les conditions climatiques ; par ailleurs, le creusement peut se poursuivre en l’absence de surrection si la pente et le débit fournissent au fleuve une puissance suffisante pour creuser. Toutefois, sans mouvement positif, le creusement généralisé semble peu probable.

Les profils longitudinaux de la Loire, du Loing, de la Seine et des formations précédemment caractérisées (fig. 9) ont été reconstitués par projection des terrasses et des profils actuels sur l’axe médian des vallées, selon la méthode exposée par Merrits et al. (1994). La forme concave des profils suggère des rivières en équilibre dynamique dont la pente décroît vers l’aval, ce qui pourrait autoriser la conversion directe des vitesses d’incision en vitesses de surrection, mais la diminution progressive de la largeur des plaines alluviales (de F6 à F1), qui a dû modifier les conditions de l’écoulement, appelle à la prudence.

Les paléoprofils montrent que les terrasses de la Seine, plus espacées verticalement, ne se situent pas dans le prolongement de celles de la Loire. Si F1, F2 et F3, presque parallèles aux cours actuels, ne sont pas déformées, les niveaux plus anciens aux profils plus tourmentés ont probablement subi des déformations tectoniques postérieurement à leur mise en place. En effet, les irrégularités des profils apparaissent trop importantes pour être expliquées par la dynamique fluviale qui pourrait seulement maintenir des ruptures de pente d’origine lithologique ou tectonique sur les rivières dont l’aire drainée ne dépasserait pas 40 km2 (Brocard, 2003) ; en outre, l’ajustement des rivières consisterait plus en une réduction de la largeur du chenal qu’en une modification du profil longitudinal (Lavé et Avouac, 2000). La nappe des sables de Lozère déposée sur la surface fondamentale du Bassin parisien (Dewolf et Pomerol, 1997), formant un plan incliné du Massif central à la Manche, a été affaissée en Sologne et soulevée au sud-ouest de Paris. La subsidence de la Sologne s’est poursuivie jusqu’à l’accumulation de la formation du fleuve à augite F6. Par contre, le soulèvement du centre du Bassin parisien a perduré jusqu’au creusement générant la terrasse F4. Le perchement des alluvions F6 au-dessus de la Beauce semble résulter du soulèvement de l’axe situé sur la ligne de partage des eaux actuelle des bassins de la Loire et de la Seine, mais aussi, pour une partie, du déblaiement de la molasse du Gâtinais par les affluents de la Seine. Ainsi, la Sologne a d’abord connu une subsidence jusqu’à la mise en place de la nappe F6, avant de subir un soulèvement qui explique l’étagement des nappes récentes. Au contraire, le bassin de la Seine a enregistré une surrection continue jusqu’au creusement précédant l’accumulation de la nappe de la moyenne terrasse F3 et depuis lors, la subsidence tend à l’emporter car les nappes plus récentes sont emboîtées, à moins que la dynamique fluviale n’explique seule l’absence de creusement dans le substrat. Au sud de Paris, la faible pente longitudinale (0,2 ‰) et une très forte charge sédimentaire, attestée par la forte épaisseur des nappes alluviales conservées, peuvent rendre compte en partie de la difficulté de l’incision depuis le Saalien.

Cette néotectonique est enregistrée dans le Massif armoricain par Bonnet (1998) qui suggère que les changements de cours de la paléo-Loire pourraient résulter de la formation d’une synforme d’axe O-E de longueur plurihectokilométrique, en relation avec un flambage d’échelle lithosphérique. Brault et al. (2001) montrent que cette synforme a provoqué le détournement de la paléo-Loire vers son embouchure actuelle ou vers la Seine. Proust et al. (2001) expliquent la séparation des bras de la Vilaine et de la Loire par l’activité tectonique en faille normale du cisaillement sud-armoricain et le basculement vers le sud du Massif armoricain, entre le Saalien et le Weichsélien.

Figure 9

Profils longitudinaux des cours d’eau et des formations alluviales dans le Bassin parisien. Coupe synthétique sud-nord, de Léré à Paris. SL : sables de Lozère.

Longitudinal profiles of the Seine, the Loing and the Loire, and of the alluvial deposits in the Paris basin. Synthetic cross-section from Léré to Paris. SL: Lozère sands.

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Évolution morphodynamique des deux bassins

La paléo-Loire-Seine a cessé d’alimenter le centre du Bassin parisien après le dépôt des sables de Lozère pour se déverser uniquement dans la cuvette de Sologne au Burdigalien inférieur. Depuis cette date, les bassins de la Loire et de la Seine ont évolué séparément (Larue et Étienne, 2002). Les sables de l’Orléanais et de Sologne constituent un « delta intracontinental » pour Rasplus (1978), débouchant sur la Mer des Faluns jusqu’au Tortonien selon Mégnien (1980). Les datations rangent la base des sables de Sologne dans le Burdigalien inférieur (faune MN 3 des sables de l’Orléanais, Rasplus, 1982). Datée du Pliocène supérieur (Tourenq, 1989), la nappe des sables du Bourbonnais emprunte à son tour le fossé de la Loire en ravinant les sables de Sologne et probablement les sables de Lozère à partir de Châtillon-sur-Loire. Elle s’étale à l’aval de Briare pour constituer la partie supérieure du remblaiement solognot (Fleury, 1991). L’énorme accumulation en Sologne s’explique par le fort excédent de charge des écoulements provenant du Massif central soulevé au Miocène supérieur, puis au Pliocène supérieur (Merle et Michon, 2001), mais aussi par la subsidence de la région, bien enregistrée par la géométrie du plancher des dépôts (fig. 4, B et C).

Riche en augite, la nappe F6 a été datée de 1,75 Ma (Pastre, 1986). L’existence d’une cuvette subsidente au nord de Gien peut expliquer pourquoi le fleuve à augite n’allait pas plus à l’ouest (Larue, 1999). Un rejeu de la faille de Saint-Benoît-sur-Loire (Debrand-Passard et al., 1998) pourrait rendre compte de la disparition des augites vers le nord-ouest. Cependant les alluvions dépourvues d’augite des « cailloutis culminants » sont probablement du même âge ou légèrement plus récentes. En effet, les analyses palynologiques, effectuées sur ces cailloutis culminants de la forêt d’Orléans par G. Farjanel du Bureau de Recherches Géologiques et Minières, confortent cette hypothèse car elles n’ont décelé aucun pollen caractéristique du Miocène ou du Pliocène (Gigot, 1984).

La position topographique actuelle de ces alluvions implique, depuis leur mise en place en fond de vallée, un déblaiement considérable de matériaux surtout au nord où elles dominent le plateau de Beauce d’une cinquantaine de mètres, à moins que la tectonique n’explique une partie de la dénivellation. Le système de pédimentation exposé par Freytet et al. (1989) ne peut être retenu à partir du moment où les «cailloutis culminants» ne sont plus considérés comme miocènes. La thèse du remaniement des dépôts par les affluents de la Seine est étayée par la faible altération du matériel, par la présence d’une coulée de solifluxion interstratifiée dans les alluvions de Pressigny-les-Pins (Larue, 1979), et par le fait que les minéraux volcaniques soient émoussés et parfois cassés. Ainsi, les dépôts riches en augite, situés sur le glacis inférieur entre l’abrupt de Varennes et le sud-ouest de Montargis, ne sont probablement pas les témoins du passage du fleuve à augite, mais plutôt des alluvions remaniées.

La subsidence de la cuvette de Sologne cesse au cours de l’arrivée des matériaux du fleuve à augite, et un lent soulèvement commence, permettant la conservation de six nappes alluviales étagées.

Avec l’incision postérieure à la mise en place de la nappe du fleuve à augite (F6), la chenalisation de la Loire et le tracé vers l’Atlantique s’affirment définitivement, malgré les déformations tectoniques enregistrées. La compression NO-SE, à la limite plio-quaternaire (Castaing et al., 1984 ; Debrand-Passard, 1995), est probablement à l’origine de rejeux de blocs. Au basculement vers le sud de la surface d’érosion jalonnée par les sables de Lozère, montré par Freytet et al. (1989), il faut ajouter le soulèvement du môle de Gien et de la forêt d’Orléans qui contraint la Loire à trouver une voie plus au sud, près d’Argent-sur-Sauldre (Pasquiou, 1995). Une flexure majeure semble se dessiner entre le Morvan et les collines du Perche, en passant par la partie amont de la vallée du Loing au sud-est et la vallée supérieure de l’Eure au nord-ouest. Ce soulèvement est attesté par la double pente du plancher des sables de Sologne visible sur la carte de Bellegarde-du-Loiret dans les incisions de vallées : le calcaire de Beauce affleure à 110 m au nord des buttes de Châtillon, à 125 m dans l’axe de ces dernières et à 105 m au sud, à Sully-la-Chapelle. Cette inversion de relief favorise l’ablation des dépôts détritiques par les affluents conquérants de la Seine qui transportent une partie des matériaux des nappes des sables du Bourbonnais et surtout du fleuve à augite, expliquant ainsi la présence d’augite, 40 m en contrebas dans les terrasses du Loing et de ses affluents, et dans la vallée de la Seine. Il est difficile d’imaginer une liaison Loire-Seine jusqu’au Quaternaire récent, comme le suggèrent Tourenq et Pomerol (1995). On ne trouve aucun témoignage morphologique d’un tel écoulement entre Briare et Montargis.

Dans la région de Châtillon-Coligny, la terrasse de 20 m d’altitude relative par rapport au Loing actuel présente une pente longitudinale inférieure à celle de la plaine alluviale, alors que les nappes d’origine périglaciaire ont en général une pente supérieure à celle des cours actuels (Larue, 1979). Cette situation plaide en faveur de déformations tectoniques postérieures à l’accumulation de cette nappe qui, de par son degré d’altération, pourrait dater du Saalien. Debrand-Passard et al. (1998) signalent le rejeu des accidents régionaux : failles de Sennely et de Saint-Benoît-sur-Loire. La comparaison des nivellements NGF (1884-1900) et IGN (1964-1985), réalisée par Delfau et Lenôtre (1992) montre la poursuite actuelle de ces mouvements verticaux, à savoir un très lent soulèvement de la Sologne et une subsidence plus forte pour la Touraine, la région de Montargis et le Sancerrois.

Conclusion

Après l’épisode des sables de Lozère, les bassins de la Loire et de la Seine ont évolué séparément, malgré la position conquérante du réseau de la Seine (Pasquiou, 1995). La tectonique apparaît être le facteur principal de l’encaissement inégal des cours d’eau dans le Bassin parisien. Les deux bassins, séparés par une charnière tectonique allant depuis la partie amont de la vallée du Loing, au sud-est, jusqu’à la vallée de l’Eure, au nord-ouest, ont enregistré des évolutions différentes. Ainsi, la Sologne a d’abord connu une subsidence jusqu’à la mise en place de la nappe F6, avant de subir un soulèvement qui explique l’étagement des nappes récentes. Au contraire, le bassin de la Seine a subi une surrection continue jusqu’au creusement précédant l’accumulation de la nappe de la moyenne terrasse F3 puis une légère subsidence a favorisé l’emboîtement des nappes plus récentes. Les mouvements positifs créent une potentialité d’incision, mais la réalisation n’est possible que si les conditions climatiques le permettent, c’est-à-dire au début et à la fin des principales phases froides du Quaternaire. En revanche, les périodes d’accumulation dépendent davantage du climat que de la tectonique : l’évolution des versants joue alors un rôle prépondérant sur la dynamique fluviale pendant les phases périglaciaires.

Au nord du Bassin parisien, les recherches récentes dans la vallée de la Somme confirment le rôle prépondérant de la néotectonique pour expliquer la géométrie des terrasses alluviales. Contrairement à Antoine (1989) et Antoine et al. (1998) qui expliquent le parallélisme des différents niveaux de terrasses de la Somme par un soulèvement régulier du Bassin parisien, Van Vliet Lanoë et al. (2000) démontrent que la subsidence de la vallée de la Somme et le rejeu différentiel de la flexure sud de la Somme expliquent mieux que les variations climatiques la géométrie des terrasses. Pour ces derniers auteurs, l’abaissement eustatique du Plio-quaternaire (80 m depuis 1 Ma) est responsable pour l’essentiel de l’incision de la vallée.