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Les infections transmissibles sexuellement et par le sang, telles que le VIH et l’hépatite C, conjuguées à un contexte économique particulièrement difficile pour les jeunes adultes, ont fait rapidement évoluer le travail de rue, une pratique sociale jusque-là réservée aux groupes très marginalisés. Cette forme d’intervention connaît une popularité grandissante et des chercheurs de plus en plus nombreux se penchent sur l’évaluation de cette pratique sociale peu étudiée. La présente recherche participe de cette dynamique.

À Rouyn-Noranda, le travail de rue voit le jour en 1995, grâce à la persévérance de différents intervenants et intervenantes du milieu qui cherchaient un moyen novateur d’entrer en contact avec les jeunes ne fréquentant pas les réseaux habituels de services. Un organisme communautaire, Arrimage Jeunesse, est alors créé et un premier travailleur de rue[2] est recruté ; il est suivi d’un second deux ans plus tard. Leur mandat est de rejoindre les jeunes de 15 à 30 ans ayant du mal à s’intégrer dans la communauté.

La présente recherche, développée et réalisée en étroite collaboration avec Arrimage Jeunesse, visait à analyser la démarche d’implantation du travail de rue à Rouyn-Noranda de même que la collaboration établie entre les travailleurs de rue et les personnes intervenant auprès des jeunes. Elle illustre la spécificité d’une pratique du travail de rue au sein d’un centre urbain de petite taille au coeur d’une région dite « éloignée » (Simard et al., 2002). Le présent article porte sur les différents types de relations développés entre les travailleurs de rue et les ressources s’adressant aux jeunes, c’est-à-dire l’ensemble des services gouvernementaux, communautaires et même privés de la municipalité régionale de comté (MRC) de Rouyn-Noranda.

Évaluer la collaboration

La pratique du travail de rue

Les interventions des travailleurs et travailleuses de rue sont de trois types (Audet, 1995 ; Freudenberg, 1995). Premièrement, les travailleurs et travailleuses de rue font de l’intervention directe en établissant un contact avec les personnes hors des circuits officiels. Ils leur fournissent également de l’information et du matériel de prévention (condoms, seringues, etc.) ou offrent des services d’accompagnement. Deuxièmement, ils font de l’intervention indirecte en référant ces personnes à des ressources d’aide. Troisièmement, les travailleurs et travailleuses de rue exercent une influence positive en amenant les jeunes à compter sur leurs propres forces et à changer certains de leurs comportements. Ils constituent généralement des modèles constructifs en raison des liens de confiance qu’ils établissent avec les jeunes et de leur grande compréhension de la culture du milieu.

Dans les milieux urbains de petite taille (Paquin et Perreault, 2001 ; Dubé, 1998 ; Gauthier, 1998), les travailleurs et travailleuses de rue sont appelés à soutenir les jeunes dans une foule de domaines (loisirs, toxicomanie, problèmes familiaux, grossesses non désirées, fugues, etc.) au regard desquels ils ne possèdent pas nécessairement les compétences professionnelles requises. Aussi, même si l’objectif premier du travail de rue est d’accompagner les jeunes dans une démarche personnelle, les travailleurs de rue sont amenés à mettre les jeunes en contact avec diverses ressources et à les préparer à utiliser les services dispensés par ces ressources (information sur leurs droits, respect des procédures). Par rapport à cette orientation, il apparaît important de voir comment le travail de rue s’insère dans l’ensemble des ressources du milieu et quelles sont les dynamiques qui se créent entre les différents acteurs et actrices. Ainsi, l’intervention des travailleurs et travailleuses de rue ne s’évalue pas seulement par la qualité des relations qu’ils établissent avec les jeunes de la rue, mais aussi par la qualité des liens de collaboration qu’ils ont su bâtir avec les divers intervenants et intervenantes des réseaux institutionnels et communautaires (santé, éducation, emploi, etc.).

Le rôle de médiateur entre deux univers aux intérêts différents, et parfois même divergents, n’est pas simple. Il oblige les travailleurs et travailleuses de rue à maîtriser et à comprendre les modes de fonctionnement des espaces culturels (les réseaux institutionnels, les réseaux communautaires, les jeunes de la rue) tout en respectant les engagements implicites (confidentialité, confiance) qu’ils ont envers chacun. Dans le contexte où le travail de rue constitue un mode d’intervention novateur, peu et mal connu, on comprend que les liens de collaboration ne s’établissent qu’après la négociation des attentes des uns et des réponses des autres. C’est cette dynamique de négociation entre les acteurs et actrices qui est analysée ici. Les formes de collaboration de même que les stratégies utilisées par les travailleurs de rue pour développer et maintenir un réseau de collaborateurs constituent le coeur de l’analyse. Sont également précisées les conditions nécessaires à cette collaboration, ainsi qu’une cartographie synthèse des principaux organismes collaborateurs. Finalement, quelques pistes d’action ont été proposées.

L’évaluation du travail de rue

Plusieurs études ont permis de décrire des programmes de travail de rue implantés dans diverses régions du Québec. Elles visent à rendre compte de la pratique des travailleurs et travailleuses de rue (Bastien et al., 2001 ; Dubé, 1998 ; Gauthier, 1998 ; Paquet, Richard et Bals, 1998 ; Pharand, 1995 ; Paquet et Richard, 1995) ou s’intéressent de manière spécifique aux effets du travail de rue sur le mode de vie des travailleurs de rue ainsi que sur le type d’approche utilisé pour rejoindre la clientèle (Moore, Gagnon et Perreault, 1998 ; Fontaine et Richard, 1997).

Alors que certains auteurs (Freudenberg, 1995 ; Beauchemin, Bibeau et Morissette, 1994 ; Noël, Michaud et Marquis, 1994) ont cherché à analyser le travail de rue en tant que pratique préventive au regard des maladies transmissibles sexuellement, d’autres ont exploré les dynamiques qui s’établissent entre l’univers des jeunes et la réalité des services institutionnalisés (Duval et Fontaine, 2000). L’évaluation de la pratique du travail de rue à Rouyn-Noranda s’inscrit davantage dans ce courant d’analyse, tout en traitant de la spécificité de l’approche développée dans un milieu urbain de petite taille.

Les balises méthodologiques de la recherche

La collecte des données portant sur les relations entre les travailleurs de rue et les ressources du milieu a été réalisée auprès de 36 intervenants et intervenantes qui étaient soit des collaboratrices et collaborateurs réguliers des travailleurs de rue, soit des personnes qui intervenaient auprès des jeunes, et ce, même si elles n’avaient pas de contact avec les travailleurs de rue. L’échantillon comprend des personnes oeuvrant dans les domaines judiciaire, de la santé, des services sociaux et de l’éducation, de même que dans les secteurs communautaire et privé. Les travailleurs de rue ont également été considérés comme des informateurs clés, tout comme les partenaires ayant contribué, depuis le début, à la mise en place du travail de rue.

En ce qui a trait aux effets du programme, il s’agissait de suivre le parcours de 40 jeunes à travers les services offerts aussi bien par les travailleurs de rue que par les personnes auxquelles ils étaient référés. Dix parents de jeunes participant à l’étude ont aussi été interrogés. Toutefois, même si elles ne portent pas précisément sur la collaboration, ces entrevues avec les jeunes et les parents ajoutent un certain éclairage sur les relations entre les travailleurs de rue et les ressources du milieu. La collecte de données a été réalisée à l’automne 1999 et à l’automne 2000, au moyen d’entrevues semi-dirigées. L’observation directe (réunion de supervision, suivi des travailleurs de rue dans le milieu) a également fourni de précieuses informations. Tous les propos recueillis ont été transcrits sous forme de verbatim et analysés à l’aide d’un logiciel d’analyse de données qualitatives[3].

La collaboration : une composante essentielle du travail de rue à Rouyn-Noranda

Le contexte dans lequel s’articulent les relations entre les travailleurs de rue et les intervenants et intervenantes institutionnels et communautaires à Rouyn-Noranda est très particulier. Premièrement, le travail de rue se présente comme une pratique novatrice peu connue des réseaux institutionnels à cette époque, situation d’autant plus problématique lorsqu’on sait que l’adhésion des travailleurs de rue à un code d’éthique particulier les amène parfois à confronter la logique d’intervention des collaborateurs institutionnels tels que le service de police et les travailleuses et travailleurs sociaux des CLSC (Duval et Fontaine, 2000 ; Moore et al., 1998). Deuxièmement, la transformation du réseau de la santé et des services sociaux a considérablement augmenté la pression exercée sur les intervenants et intervenantes de première ligne, notamment ceux et celles des CLSC et des urgences des centres hospitaliers. Pression supplémentaire qui, en région éloignée, vient s’ajouter à un manque chronique de ressources. Ces dernières doivent se rendre disponibles pour des jeunes qui requièrent des soins en dehors du cadre habituel (par exemple, un test urgent de dépistage du VIH-sida) et qui présentent de nouveaux besoins (présence de nouvelles drogues, augmentation du nombre de jeunes sans domicile, VIH-sida). Troisièmement, les organismes communautaires sont appelés à combler rapidement des besoins qui étaient, il n’y a pas si longtemps, pris en charge par les réseaux institutionnels. Bien que ces éléments contextuels s’appliquent à l’ensemble du territoire québécois, il faut souligner qu’ils sont exacerbés par la rareté des ressources disponibles dans les régions dites éloignées.

L’approche développée par Arrimage Jeunesse correspond au travail de rue dit « autonome », tel qu’il est défini par Duval et Fontaine (2000). Ayant pour mission principale d’engager « un processus de réconciliation des jeunes avec leur milieu naturel », les travailleurs de rue ont développé une stratégie d’éducation globale qui favorise, selon Pharand (1995), leur responsabilisation et leur émancipation. Les travailleurs de rue cherchent donc des collaborateurs qui partagent cette philosophie, ce qui ne va pas toujours de soi compte tenu de la grande diversité des valeurs et des approches véhiculées dans le milieu des interventions jeunesse. Sans aller jusqu’à parler de conflits ouverts entre les travailleurs de rue et certains intervenants et intervenantes, il faut souligner que l’approche du travail de rue ne fait pas l’unanimité, souvent à cause d’attentes irréalistes et d’une méconnaissance de la philosophie d’intervention.

L’établissement et le maintien d’un réseau de collaboration

Dans un document de réflexion portant sur le travail de rue, l’Association des travailleurs et travailleuses de rue du Québec (ATTrueQ) soutient que « des contacts privilégiés avec des professionnels sont déterminants dans une démarche » d’aide à un jeune (Fontaine et Richard, 1997). L’importance des liens entre les travailleurs de rue et d’autres intervenants et intervenantes du milieu a également été observée dans différents programmes de travail de rue offerts au Québec (Dubé, 1998 ; Gauthier, 1998 ; Paquet, Richard et Bals, 1998). À la lumière des entrevues réalisées à Rouyn-Noranda, il appert que l’utilisation d’un réseau de collaborateurs constitue une caractéristique fondamentale de l’approche développée par Arrimage Jeunesse. Ce réseau de collaboration des travailleurs de rue est constitué de « personnes qui comprennent le boulot et dont la relation permet de tisser d’autres relations. C’est quelqu’un qui ouvre des portes, qui passe le relais » (Fontaine et Richard, 1997 : 32). À Rouyn-Noranda, ces « poteaux », comme on les appelle dans le milieu, sont des intervenants et intervenantes oeuvrant dans différentes sphères d’activités et avec qui les travailleurs de rue entretiennent des relations personnelles antérieures à la collaboration professionnelle.

Les intervenants et intervenantes qui connaissaient les travailleurs de rue avant de collaborer avec eux confirment que la relation personnelle facilite le partenariat.

[…] Je l’ai connu dans les cours à l’université. Fait qu’on s’est connu étudiant, […] pis il était très rigolo […] Il était très coloré dans ses affaires pis ses interventions pis. […] on a faite équipe ensemble pour le travail de fin de session […] (un intervenant).

Ils parlent de « complicité, de confiance mutuelle, de compétence reconnue », des éléments qu’ils considèrent essentiels au tissage des liens de collaboration efficaces. « Quand le travailleur de rue nous a dit : “ moi, je me porte garant de ça ”, c’est drôle hein, y’a pu personne qui s’est posé de question, tout le monde s’est dit OK, c’est suffisant pour nous autres, on accepte » (un intervenant). À l’instar des observations faites à Joliette par Paquet, Richard et Bals selon lesquelles « les rapports de collaboration ont été facilités puisque des partenaires se connaissaient déjà antérieurement » (1998 : 15), on peut ajouter que les rapports personnels établis préalablement à la pratique du travail de rue constituent l’une des clés du succès de cette approche à Rouyn-Noranda.

Par ailleurs, l’équipe d’Arrimage Jeunesse a noué, en raison de la composition diversifiée de son conseil d’administration, des liens privilégiés dans divers secteurs d’activités. La plupart de ses membres possèdent une solide expérience de collaboration avec le milieu communautaire. Promoteurs de l’approche de travail de rue, ils agissent comme courroie de transmission entre leur milieu de vie professionnelle et les travailleurs de rue. Le même processus de transfert de liens s’opère avec le personnel du Centre ressources jeunesse, où Arrimage Jeunesse a établi son bureau. Ce centre regroupe divers services destinés aux jeunes et on pense généralement que le travail de rue en fait partie. D’ailleurs, les travailleurs de rue ne considèrent pas qu’ils font des références au Centre ressources jeunesse lorsqu’ils suggèrent à des jeunes d’aller y rencontrer les intervenants et intervenantes. La proximité entre les deux organismes ainsi que le type de liens développés entre les travailleurs de rue et les intervenants et intervenantes du milieu créent l’impression que les relations professionnelles sont d’abord des relations personnelles. « La plupart des travailleurs qui sont là […] je les connais bien personnellement. […] on a une belle relation vraiment […] » (un travailleur de rue).

Toutefois, même si les travailleurs de rue ont développé une collaboration étroite avec des ressources du milieu, notamment avec le service de police, alors que ce type de relations s’est révélé difficile dans d’autres milieux, il faut dire que la collaboration demeure difficile, voire impossible, avec certaines ressources. On retrouve à Rouyn-Noranda, dans ces cas, le climat de suspicion et de surveillance décrit par Fontaine et Richard (1997), comme l’affirme une intervenante :

Je le sais pas, je peux pas juger comment y fait sa job, ça me regarde pas de toute façon, mais on entend de toutes les sortes de… […] mais il aurait intérêt […] que le monde sache ça fait quoi un travailleur de rue. Pas rien que qui se promène sur la rue. Pour certains, c’est : […] « wow, il est ben payé, il se promène sur la rue » … pour d’autres ça va être : « il est jamais sur la rue, il est tout le temps dans son bureau » […]

Les conditions de la collaboration

Plusieurs personnes se sont intéressées aux conditions qui facilitent la collaboration dans le réseau de la santé et des services sociaux ou dans les milieux communautaires d’intervention (White et al., 2002 ; Fleury, Mercier et Denis, 2002 ; Cheval, 2001 ; Duval et Fontaine, 2000 ; Lebeau, Vermette et Viens, 1998). Les liens privilégiés développés par l’équipe d’Arrimage Jeunesse sont des éléments essentiels pour établir une collaboration avec les ressources du milieu, mais il appert que d’autres conditions servent aussi à garantir cette collaboration, notamment la reconnaissance des partenaires, l’adhésion à des philosophies conciliables et la compatibilité des pratiques professionnelles (Fleury, Mercier et Denis, 2002). Pour collaborer, il faut d’abord que les travailleurs de rue et les intervenants et intervenantes se reconnaissent mutuellement des compétences et une légitimité d’intervention. Les travailleurs de rue apprécient l’expertise de plusieurs organismes et font appel à leurs services en cas de besoin. Cette reconnaissance va de pair avec les relations privilégiées qu’ils entretiennent avec certains personnels intervenants. Aussi, les travailleurs de rue ne font-ils pas nécessairement appel à des organismes spécialisés, mais à des personnes précises à qui ils reconnaissent des compétences particulières (Noreau et al., 1999). Il arrive même qu’ils évitent de collaborer avec ces organismes jugeant que les jeunes n’y trouveraient pas les services dont ils ont besoin.

[…] Je me serais attendu à avoir un lien plus rapide avec les travailleurs de rue […] je reste encore convaincue, que c’est une clientèle où il y en a beaucoup qui devraient être vus par [notre organisme], ça je suis convaincue de ça. […] il y a pas une énorme collaboration. […] Je sais parce que [un travailleur de rue] me l’a dit que lui, [il] transférait les cas […] de [notre problématique] [à un autre organisme] (une intervenante).

L’absence de collaboration entre certaines ressources a d’ailleurs été observée dans différents domaines de prévention et s’expliquerait par une méfiance et une méconnaissance mutuelles (D’Amours, 1997).

Le partage d’idéologies conciliables constitue le deuxième facteur favorable à la collaboration entre les travailleurs de rue et le personnel intervenant auprès des jeunes. Étant donné que le travail de rue constitue une approche novatrice située en marge d’obligations juridiques et qui se heurte à certaines pratiques institutionnelles, il apparaît important que les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions respectives puissent s’arrimer. En troisième lieu, les pratiques professionnelles et les structures organisationnelles doivent être compatibles pour qu’il y ait collaboration. Certains organismes sont régis par des lois : la Loi de la protection de la jeunesse et celle sur les jeunes contrevenants. D’autres ont des règles de fonctionnement rigides (horaires fixes, délais trop longs, obligations légales) créant des obstacles pour les jeunes.

Il y a un organisme qui [offrait un service]. L’organisme ouvre une fois par semaine de 2 h à 3 h, avec un intervenant. C’est bon à rien ça […] Avec cette clientèle-là, ça pouvait pas marcher […]

Enfin, plusieurs intervenants et intervenantes sont conscients que les contraintes imposées par les structures organisationnelles limitent les possibilités de rencontre avec des jeunes marginalisés. Pour collaborer avec les intervenants et intervenantes, les travailleurs de rue doivent connaître les modes de fonctionnement des organismes jeunesse, en évaluer les possibilités et les limites de même que découvrir les cultures institutionnelles propres à chacun. En ce sens, ils agissent, selon l’expression de Bourdieu (1980), comme des braconniers du système. Ils cherchent à contourner les contraintes, tout en répondant aux besoins des jeunes plus marginalisés par la recherche d’un service adapté à leur situation. Comme l’a remarqué Thérien (dans Pharand, 1995), l’utilité des travailleurs de rue repose sur leur capacité à circuler à l’intérieur des ressources jeunesse tout en conservant leur crédibilité.

Les collaborateurs du travail de rue

Pour bien situer la place du travail de rue parmi les ressources jeunesse de Rouyn-Noranda, il convient de rappeler que l’implantation de cette pratique résulte d’un partenariat développé entre différentes ressources jeunesse de Rouyn-Noranda soucieuses d’améliorer la qualité de vie des jeunes plus marginalisés (Simard et al., 2002). Chacune de ces ressources provenant d’un milieu d’intervention différent, les attentes à l’égard du travail de rue étaient très diversifiées. Parmi le noyau de promoteurs, certains ont poursuivi leur engagement, alors que d’autres se sont retirés voyant que le projet avait été mené à terme. C’est dans ce contexte de mouvance des partenaires que le travail de rue a fait ses premiers pas. La recherche a permis de dresser un portrait synthétique des principales ressources avec lesquelles collaborait Arrimage Jeunesse au moment de la collecte de données, soit entre les mois d’août 1999 et de décembre 2000 (voir synthèse, figure 1).

Il existe d’abord une forme de collaboration pour le soutien des jeunes dans leur démarche. Elle s’établit de façon générale avec les intervenants et intervenantes oeuvrant dans les organismes communautaires qui constituent ainsi des poteaux importants pour les travailleurs de rue. Des organismes communautaires voués à l’insertion sociale des jeunes marginalisés, notamment le Centre ressources jeunesse et Le Pont, figurent au premier plan parmi les collaborateurs des travailleurs de rue. Les travailleurs de rue collaborent également avec quelques intervenants et intervenantes du CLSC, surtout avec d’anciens collègues d’étude ou des gens avec qui ils ont développé des liens de collaboration au fil de leurs interventions. Il s’agit d’intervenants et intervenantes qui comprennent l’approche du travail de rue et sa philosophie et qui disposent d’une certaine marge de manoeuvre, dans leurs moyens d’action, pour appuyer les jeunes marginalisés.

Figure 1

Les principales ressources avec lesquelles collaborent les travailleurs de rue

Les principales ressources avec lesquelles collaborent les travailleurs de rue

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La collaboration pour soutenir les jeunes dans d’autres aspects de leur vie se développe avec des organismes et entreprises du milieu de manière à pouvoir, d’une part, dépanner les jeunes en cas de besoin et, d’autre part, les aider à organiser des activités. Cette forme de collaboration reflète les besoins exprimés par les jeunes quant aux activités de loisirs. Résultant d’une compréhension mutuelle des mandats et des moyens d’action de chacun, la collaboration établie avec les représentants et représentantes du monde municipal et du secteur privé est attribuable, selon les personnes concernées, au succès de plusieurs réalisations concrètes (accès gratuit au centre de conditionnement physique, coupons rabais pour des repas, aménagement d’un skate park). De plus, les travailleurs de rue bénéficient de la collaboration d’au moins deux curés du territoire qui considèrent le travail de rue comme un excellent moyen d’aider les jeunes. Il est important de souligner que la collaboration au regard des loisirs constitue un élément qui distingue le travail de rue des petites centres urbains de celui des grands centres. En effet, le manque de ressources en loisirs dans une ville comme Rouyn-Noranda amène les travailleurs de rue à développer des activités, mais surtout en tant que stratégie pour rejoindre les jeunes.

Une autre forme de collaboration s’élabore autour de la concertation pour faciliter la cohabitation des jeunes dans la communauté. On reconnaît la contribution des travailleurs de rue à l’amélioration de la qualité de vie au centre-ville et on les invite régulièrement à des rencontres de concertation. Les travailleurs de rue peuvent ainsi faire valoir le point de vue des jeunes. Par exemple, « les policiers et les travailleurs de rue ont développé une bonne complémentarité dans leurs interventions. Ensemble, ils transmettent des messages de civisme aux jeunes, tout en les écoutant » (informateur du secteur privé).

Enfin, il existe une forme de collaboration visant à assurer la réalisation de la mission de l’organisme, c’est-à-dire son financement. Par exemple, les travailleurs de rue ont développé des affinités avec les personnes associées au dossier travail de rue à la Direction de santé publique. Cette collaboration s’est traduite dans les premières années par le financement récurrent du programme et par le partage d’objectifs communs, notamment l’approche de réduction des méfaits.

La référence comme exemple de collaboration

L’un des objectifs visés par la Table de concertation jeunesse dans la mise en place du travail de rue était de servir de pont entre les jeunes et les ressources du milieu. On espérait à l’origine que, par un contact étroit et prolongé avec les jeunes, les travailleurs de rue leur fassent connaître les ressources existantes et leur en facilitent l’utilisation. On croyait également que les travailleurs de rue ne seraient pas en mesure de répondre à chacun des besoins des jeunes, donc qu’ils devraient faire appel à des ressources du milieu pour fournir une aide pointue aux jeunes. La référence des jeunes vers les ressources du milieu apparaissait donc comme un moyen d’intervention privilégié par les promoteurs du projet, comme c’était d’ailleurs le cas dans la plupart des programmes de travail de rue ou de milieu existants à l’époque.

La fonction de pont avec les ressources du milieu était au coeur de cette recherche. Or, les constats faits à Rouyn-Noranda laissent entrevoir que les travailleurs de rue font peu de référence, l’essentiel de leur travail se situant à un autre niveau d’intervention. En effet, au cours de la période à l’étude, les travailleurs de rue ont fait uniquement 34 références, auprès de 11 organismes, sur un total de 392 interventions (contacts, soutiens, informations, références). Plus du tiers de ces références (14) a eu lieu lors d’une campagne de vaccination contre les hépatites A et B organisée conjointement par la Direction de santé publique, le CLSC et les travailleurs de rue. Les perceptions sont partagées lorsqu’il s’agit d’expliquer cette situation. Selon les travailleurs de rue, leur tâche première est de répondre aux besoins des jeunes. « J’aime mieux faire quatre références durant une année, ou même juste une, mais une qui marche, plutôt qu’en faire 50 qui plantent […]. » Dans la pratique, on relève que les jeunes ne demandent pas de consultation dans d’autres ressources, si ce n’est pour des besoins fondamentaux (alimentation, vêtements) ou pour recevoir des services liés à l’emploi ou aux activités scolaires. Dès qu’il s’agit d’interventions d’ordre psychosocial, les jeunes refusent généralement de rencontrer d’autres intervenants ou intervenantes. « Y m’ont déjà proposé de parler à ma TS pis toute, venir […] dans [un établissement] pis… j’ai dit non, parce que je voulais pas y retourner, mais en tout cas, y l’ont proposé pareil, […] c’est déjà de quoi […] » (un jeune).

Du point de vue des ressources du milieu, tant communautaires que du réseau de la santé et des services sociaux, on considère que les travailleurs de rue devraient référer davantage les jeunes ou du moins développer des liens plus étroits avec les autres ressources. Certains informateurs ont aussi laissé entendre qu’il serait nécessaire que les travailleurs de rue soient plus proactifs envers les jeunes, c’est-à-dire qu’ils prennent les devants et incitent les jeunes à faire des démarches qu’ils sont, à première vue, réticents à entreprendre. « […] C’est eux autres [les travailleurs de rue] […] qui prennent un genre de mode de travail, pis ils vont faire ce qu’ils ont plus le goût de faire pis […] ça traîne t’sé. […] Il y a des affaires qu’on aimerait qu’ils aient plus d’initiatives (un partenaire de l’implantation).

En fait, la recherche a mis en évidence qu’il existe de nombreux liens de collaboration entre les travailleurs de rue et les ressources du milieu. Cependant, ces relations se tissent exclusivement, ou presque, à partir de liens préexistants entre les travailleurs de rue et les intervenants et intervenantes du milieu, ou par l’intermédiaire de tierces personnes de l’entourage du travail de rue, en particulier par les membres d’Arrimage Jeunesse ou du Centre ressources jeunesse. Les travailleurs de rue ont tendance à mettre les jeunes en contact avec des ressources en qui ils ont confiance plutôt que de les diriger vers des ressources spécialisées, là où ils n’ont pas de poteaux. « Peut-être que les jeunes connaissaient pas. Y a un monde de différence de référer à telle employée dans telle boîte, ou à [X] que je connais, que j’ai vu pis je sais ce qu’elle pense, pis je sais ce qu’elle va faire » (une intervenante).

La référence devient possible dans des conditions particulières. Les travailleurs de rue doivent bien connaître les jeunes et les ressources disponibles et, surtout, ils doivent garantir que les premiers seront bien reçus par les seconds et que chacun en tirera un bénéfice. Il s’agit en fait d’un transfert de confiance qui s’opère entre un jeune et une autre personne, par l’intermédiaire d’un travailleur de rue. Ce triangle de la référence apparaît comme la combinaison des liens de confiance entre les travailleurs de rue et les jeunes, d’une part, et, d’autre part, de ceux établis entre les travailleurs de rue et les intervenants et intervenantes du milieu (figure 2). Connaissant la personne qui intervient, les travailleurs de rue sont convaincus que celle-ci saura répondre aux besoins du jeune qui la consultera et que le jeune utilisera le service proposé. Par la suite, une fois que le lien entre l’intervenant ou l’intervenante et le jeune est bien établi, les travailleurs de rue se retirent de la dynamique d’utilisation du service ou de la ressource.

Figure 2

Le triangle de la référence

Le triangle de la référence

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Dans la pratique du travail de rue, la référence constitue une opération à haut risque, puisqu’un échec peut signifier la fin de la relation entre le travailleur de rue et le jeune ou, à tout le moins, miner la crédibilité du travailleur de rue. Cela explique en partie le peu de références recensées dans le cadre de la recherche. En Abitibi-Témiscamingue, où certains services sont inexistants, il est parfois impossible pour les travailleurs de rue de proposer une référence. Par ailleurs, lorsque les ressources sont disponibles, il faut aussi que les modalités d’accès conviennent aux besoins des jeunes en termes d’horaire de service et de rapidité d’accès.

Renouveler les pratiques pour rejoindre les jeunes marginalisés

Entretenir le réseau de collaboration

L’analyse de la collaboration entre les travailleurs de rue et les personnes intervenant dans le secteur jeunesse fait ressortir certains constats quant à l’arrimage entre une nouvelle pratique sociale et les ressources institutionnelles et communautaires. Le modèle actuel du travail de rue pratiqué à Rouyn-Noranda est axé sur une présence constante auprès des jeunes. Il est le résultat de l’interprétation que les membres d’Arrimage Jeunesse font des objectifs définis, au départ, par les partenaires de l’implantation et, par la suite, de leur traduction des besoins relevés dans le milieu. Le développement de collaborations avec de nouveaux partenaires et la présence dans les lieux de concertation, où se prennent certaines décisions concernant les jeunes, ne font pas partie des priorités de l’organisme, principalement en raison du manque de ressources. Faut-il craindre que le travail de rue ne se développe en vase clos, qu’il devienne une ressource parallèle aux services déjà existants ? L’implantation réelle du travail de rue dans le milieu, de même que les nombreux liens de collaboration développés au fil du temps laissent croire qu’il n’y a pas de danger à court terme qu’il en soit ainsi. Toutefois, la vigilance est de rigueur, car la construction du réseau actuel de collaborateurs des travailleurs de rue repose sur leurs relations personnelles antérieures. Dans un contexte où le bassin de personnes connues est assez restreint et où les ressources sont elles-mêmes très mobiles, le danger de voir le réseau de collaborateurs s’amenuiser est bien réel si l’on ne tente pas de nouveaux contacts. Ainsi, l’établissement d’un réseau de contacts pour la référence des jeunes devrait constituer une priorité pour Arrimage Jeunesse.

Une remise en question des services traditionnels

Du point de vue des jeunes, le travail de rue apparaît comme un moyen efficace pour les rejoindre et les appuyer dans leurs démarches. Que ce soit par des contacts réguliers, de l’écoute, du soutien et parfois de la référence, la présence des travailleurs de rue est appréciée des jeunes. Cette relation leur est utile et importante, dans un contexte où les liens privilégiés avec les adultes sont plutôt rares (Simard et al., 2002). Plusieurs recherches menées en Abitibi-Témiscamingue sur les approches de proximité (Beaulé et Simard, 2002 et 2001 ; Dupuy, Simard et Champagne, 2001), de même que des études réalisées ailleurs au Québec (Bastien et al., 2001 ; Gauthier, 1998), démontrent que le principal besoin des jeunes est de pouvoir entrer en contact avec des adultes « ouverts » et disponibles dans leur milieu, idéalement dans un délai très court. C’est parce que le travail de rue répond à ces critères qu’il rejoint si bien les jeunes.

Ce succès du travail de rue pourrait inspirer certains changements dans les pratiques plus traditionnelles des réseaux institutionnels, notamment celui de la santé et des services sociaux, et même communautaires. Ces remises en question sont de trois ordres, présentant chacune des degrés de difficulté différents. Premièrement, l’assouplissement des procédures d’accès aux services déjà existants devrait constituer une priorité pour les services destinés aux jeunes marginalisés. Étant donné la difficulté d’amener les jeunes à consulter les ressources du milieu, il faudrait, dès qu’ils sont prêts à le faire, leur en faciliter l’accès en supprimant certains obstacles, notamment les procédures de prise de rendez-vous et les délais précédant la rencontre avec un intervenant. Deuxièmement, il faut se pencher sur la stabilité des ressources en place. Il est vrai que les intervenants et intervenantes ont une charge de travail qui s’alourdit dans le contexte des transformations des services et que leur disponibilité pour chaque personne en est affectée. Dans le cas des organismes communautaires, il semble difficile d’assurer une continuité aux personnes qui demandent de l’aide, en raison des changements fréquents de personnel. Les jeunes sont très sensibles à ces changements de ressources.

Les jeunes sont surtout très réticents à utiliser les services qui les soumettent à une autorité imposée, ce qui nous amène à un troisième niveau de changements souhaitables. Il apparaît essentiel de modifier les relations qui s’établissent entre les jeunes et les personnes intervenant en milieu institutionnel, trop souvent fondées sur des rapports de pouvoir. Un peu partout se développent des approches alternatives de proximité, infirmière de rue, travailleur de pénitencier, etc. Ces approches ont en commun d’aller à la rencontre des jeunes, de les respecter dans ce qu’ils sont et de les appuyer dans leur propre démarche. Pourquoi les ressources institutionnelles et communautaires s’adressant aux jeunes marginalisés ne s’inspireraient-elles pas de ces pratiques ? En fait, on doit se demander s’il faut mettre en place de nouvelles ressources ou s’il ne faut pas simplement repenser les ressources existantes en fonction des besoins des jeunes. Il y a moyen d’innover ; le travail de proximité en est un exemple réussi. Il reste toutefois l’articulation entre les différentes ressources à repenser, et c’est là un défi pour l’ensemble des ressources jeunesse, mais auquel le travail de rue pourrait apporter une contribution significative.

Cependant, au-delà de cette adaptation souhaitée des services individuels, peut-être faut-il arrêter de penser les approches de proximité en termes d’intervention individuelle. L’innovation prend souvent racine dans l’apparition de problèmes de société non couverts par les institutions existantes. Dans le cas présent, on a constaté que les jeunes, individuellement, ne fréquentaient pas les ressources jeunesse en place. On a alors imaginé, dans la foulée des différentes approches de proximité déjà expérimentées, le travail de rue pour rejoindre, toujours individuellement, les personnes plus marginalisées vivant des problèmes lourds et complexes. Cependant, dans les centres urbains de petite taille et dans les milieux ruraux, où les jeunes correspondant à ce profil ne sont pas si nombreux, peut-être pourrait-on envisager des approches plus globales permettant d’intervenir sur un éventail complet de déterminants de la santé. Les jeunes qui fréquentent la rue à Rouyn-Noranda ne le font pas uniquement parce qu’individuellement ils ont des problèmes. C’est aussi une réponse à ce que leur environnement leur propose. Peut-être le travail de rue pourrait-il avoir une approche plus collective visant à influencer cet environnement.