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La frontière est un thème important de la géographie politique, et donc humaine, et les débats épistémologiques sur sa pertinence comme objet d’étude en géographie sont depuis longtemps terminés. C’est pourquoi on est un peu surpris que l’ouvrage de Gabriel Rougerie débute sur l’affirmation selon laquelle, depuis le milieu du XXe siècle, les études explicites sur cette thématique ont disparu, « même si une certaine sensibilisation [perdure] » : en effet, depuis Michel Foucher et son Fronts et frontières (1989), la thématique de l’étude de la frontière est de plus en plus développée en géographie.

Quoi qu’il en soit, l’auteur se propose de s’appuyer sur cette idée de frontière, présentée comme une zone de transition et d’affrontement (on y reviendra), pour transposer le concept au monde des milieux et des espaces physiques. Il suggère de retenir le concept de « marge » dans une acception très large, plus à même, selon lui, de rendre compte des phénomènes de juxtaposition des milieux que la notion de frontière, « limite pure et simple d’une entité ».

L’auteur développe ensuite de nombreuses études de cas : tout d’abord, les marges de la lithosphère, passage où il développe les mécanismes de contact entre asthénosphère et lithosphère, mais aussi entre les diverses plaques, continentales et océaniques. En abordant l’étude des marges biotiques, l’auteur ouvre un chapitre intéressant sur les fluctuations, spatiales et temporelles, des aires de peuplement des espèces, en soulignant deux concepts fondamentaux : l’impermanence et le modèle des séries progressives. Un espace physique est ainsi progressivement investi par une succession d’espèces, selon des séquences ordonnées, mais qui peuvent présenter des variations selon les conditions locales, en particulier le phénomène de blocage : le cadre physique interfère ici avec la séquence de la série progressive pour induire un « groupement permanent ».

Les interfaces, limites topologiques de rupture nette, présentent aussi un intérêt, car elles constituent des lieux où la vie s’organise de façon spécifique. Ainsi en est-il des canopées des forêts humides, mais aussi des litières, interfaces entre le monde minéral et le monde vivant des forêts. Ce phénomène d’interface est également applicable, par exemple, aux paysages présentant des galeries forestières : ces forêts étroites, croissant le long des cours d’eau, sont « extrazonales », car elles diffèrent de la biocénose, plus sèche, qui les entoure. Elles n’existent que du fait de l’interface entre le cours d’eau et l’espace environnant, constituant un différentiel marqué exploité par quelques espèces végétales.

Les écotones constituent encore un autre type de marge étudié par G. Rougerie. Alors que l’interface constitue une rupture nette, voire l’insertion d’une entité biotopique dans celle qui constitue le contexte, « l’écotone consiste en un gradient menant d’un milieu à un autre ». Ce concept est particulièrement intéressant, car la plupart des milieux, abordés à petite échelle, présentent des transitions progressives qui peuvent s’échelonner sur des dizaines de kilomètres. L’auteur aborde ainsi, notamment, le cas de l’écotone forêt boréale-toundra au Canada, proposant un modèle d’analyse spatiale de ces marges dont l’utilité scientifique dépasse le cadre de la seule connaissance des milieux naturels. En effet, lors des négociations menées pour créer le territoire du Nunavut, dans le nord du Canada, à partir des Territoires du Nord-Ouest, un des critères retenus était la limite de la forêt boréale, car la forêt était le domaine des Amérindiens Dénés et la toundra, celui des Inuit, peuple principal du Nunavut établi en 1999. La simplicité du concept se heurtait cependant à une question complexe : comment délimiter au moyen d’une ligne, puisqu’il s’agissait de définir deux entités politiques, ce qui constitue en réalité une zone de transition fort étendue?[1] La question fut tranchée par un tracé convenu, appuyé en partie sur des lignes astronomiques, mais le modèle proposé par Rougerie, en décomposant cet écotone en ses nombreux constituants, aurait pu servir de base à une réflexion sur la géographie de ces marges propre à contribuer à la définition d’un tracé plus exact.

L’ouvrage se présente ainsi sous la forme d’une succession de nombreuses analyses, érudites et documentées, mais sans problématique réelle. Il constitue plus une monographie sur le thème des marges biophysiques, telles que l’auteur les définit (brièvement), qu’un ouvrage problématisé sur le concept qu’il développe. L’hypothèse de départ – le parallèle entre frontière politique et marge écologique –, en revanche, présente une grande faiblesse conceptuelle. Outre l’oubli, dans son introduction, de la richesse des travaux de recherche sur les frontières, l’auteur, dans une conclusion très courte – une demi-page – tente de statuer sur la différence entre frontière politique et marge écologique. Celle-ci se caractériserait par « des interférences, des échanges, à côté des affrontements », alors que la frontière politique serait « restrictive, égocentrique : une frontière implique un enfermement ». Comparaison très malheureuse et qui vient saper la crédibilité de la démarche, car, justement, la littérature abondante sur les frontières souligne que celles-ci, tout autant que des limites, peuvent aussi constituer des interfaces et des zones-frontière favorisant une vive dynamique d’échanges et d’interactions.