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Depuis que la Révolution tranquille a perdu quelques plumes comme moment mythique de la modernisation, l’étude du changement social de la première moitié du XXe siècle fait l’objet d’une recrudescence de travaux. Les mouvements d’action catholique spécialisée que l’on connaissait comme écoles de leaders ont retrouvé la faveur des historiens qui en explorent la diversité. Après les analyses de Gabriel Clément (1972) et de Jean Hamelin (1984) sur le laïcat et ses tribulations dans l’Église québécoise, on les aborde maintenant comme des mouvements sociaux urbains (Collin, 1996) ou des lieux de construction de la catégorie jeunesse (Louise Bienvenue, 2003). C’est dans une telle optique, à laquelle s’ajoute un questionnement sur les rapports sociaux de sexe, que Lucie Piché consacre un ouvrage bien documenté à la Jeunesse ouvrière catholique féminine, JOCF de ses débuts à 1966. Il s’agit, précise-t-elle, « non seulement de voir le mouvement comme des lieux où se déploient les ambitions d’une Église qui se sent menacée par la modernisation, mais aussi comme un espace où se façonnent des jeunes garçons et filles à la mesure de leurs aspirations et des moyens dont ils disposent » (p. 5). D’où son objectif de « donner au sujet historique, en l’occurrence les jeunes travailleuses militant à la JOC, une place centrale dans l’analyse » (p. 5).

Les sources utilisées comprennent des documents d’archives produits au sein du mouvement, chartes, bilans financiers, procès-verbaux, bulletins et journaux, programmes, dossiers d’orientation, enquêtes sociales annuelles, listes de responsables et de présidentes, fichiers partiels d’inscription de membres. De belles photographies donnent vie et visages à des analyses la plupart du temps appuyées sur ces sources générales. En page couverture, un groupe de jeunes femmes présentant le journal et à l’endos une lectrice attentive illustrent bien les deux angles du portrait de la JOCF dégagé de ces sources, l’action de groupe et la formation personnelle qui en découle.

Le chapitre d’envoi présente, à partir d’une revue des écrits, les grandes orientations adoptées. Des constats d’effervescence sociale au sein des mouvements jécistes et de ses fonctions de socialisation politique, Lucie Piché retient une interrogation quant aux effets similaires dans la JOCF. Elle rappelle que la féminisation des mouvements, souvent notée, n’a pas reçu d’explication définitive. À partir des travaux sur les mouvements européens, elle emprunte certaines interprétations dont le double discours présenté aux filles par la JOC, l’un préconisant un rôle subordonné des femmes dans la vie privée et dans l’Église, l’autre les incitant à l’action dans leur milieu et leur donnant les moyens de s’engager dans les sphères du travail et des loisirs. Dans cette optique d’une double dimension de changement et de conformité, Lucie Piché poursuit, en les adaptant aux femmes et aux milieux ouvriers, les hypothèses de Louise Bienvenue (2003) qui propose de considérer ces mouvements comme des lieux d’encadrement « mais où la jeunesse s’y donne à voir comme une classe d’âge ségréguée, susceptible de développer une conscience d’elle-même, voire une autonomie de parole et d’action » (citée p. 48). Cette approche à laquelle Lucie Piché ajoute la double visée du mouvement pour les femmes s’avère pertinente dès la fondation de la JOCF.

C’est à l’Église, menacée par la modernisation et fragilisée par la Crise, que revient la fondation d’un mouvement destiné aux jeunes ouvriers et ouvrières. Le second chapitre propose un rapide bilan des initiatives pastorales préalables à cette fondation et rappelle que l’évêque de Montréal, Mgr Gauthier, dès les années 1920, suit de près les initiatives belges. Un prêtre québécois séjourne en Belgique auprès de l’abbé Cardijn. Des groupes sont formés au Québec dès 1927 et l’on trouve, avec l’abbé Aimé Boileau, l’abbé Ambroise Lafortune au nombre des pionniers. L’Église est donc l’autre sujet historique inévitable de cette étude, qui en révèle tour à tour des visages modernes et conservateurs, bien que l’interprétation finale lui fasse davantage jouer un rôle d’encadrement idéologique et de frein au changement. À plus d’un titre ce mouvement est novateur et il l’est en particulier dans sa visée de rapprochement des milieux ouvriers. Sa mise en place fait pourtant appel à l’autoritarisme.

Une des découvertes de Lucie Piché concerne la fondation de la JOCF à partir de la transformation de l’Association professionnelle d’ouvrières de manufactures mise en place par la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Le nouvel aumônier, Henri Roy, transforme d’autorité l’association féminine que vont quitter peu à peu ses aînées et dirigeantes, pour laisser place à un mouvement de jeunes « par elles, avec elles et entre elles ». La dynamique du nouveau mouvement dont l’idéologie est résumée dans ce slogan se reflète aussi dans des structures autonomes qui consacraient l’autonomie du laïcat au sein de l’Église catholique. L’organisation contient en germe les conflits avec les diocèses qui ne manquent pas de survenir. Si Lucie Piché, suivant en cela Gabriel Clément, en relate les principaux épisodes, ses analyses mettent surtout l’accent sur les éléments de formation et d’autonomisation contenues dans la philosophie jociste et les pratiques qui en découlent. L’originalité du mouvement provient de sa promotion de la vie entre pairs, de l’autonomie des jeunes face aux adultes, de la non-mixité des structures à l’exception du comité national et d’un pragmatisme éclairé par le recours aux enquêtes sociales. L’étude du membership au chapitre trois cherche à vérifier l’hypothèse de son implantation dans les milieux ouvriers et de sa direction effective par des ouvrières. Ayant connu une rapide expansion après sa fondation alors qu’il offre des services et des loisirs peu coûteux, le mouvement connaît un déclin rapide à partir des années 1940. La baisse des effectifs chez les hommes fut attribuée à la guerre mais il renvoie aussi à la prospérité et à la transformation des modes de vie qui l’accompagne. Lucie Piché fait d’intéressantes comparaisons sur la diffusion du mouvement dans les petites villes peu dotées de services alors qu’il est moins présent dans les grandes villes où d’autres activités lui font concurrence. La courte durée du membership, environ deux ans autour de l’âge de 18 ans, en fait bien un mouvement de jeunesse et peut-être surtout un mouvement de transition. La LOC, mouvement adulte né de la JOC, semble retenir une partie des effectifs mais d’autres mouvements comme les Services de préparation au mariage sont en lien avec la JOCF. L’étude des passages au syndicalisme catholique est une autre hypothèse soulevée. Quant aux appartenances professionnelles des membres et des dirigeantes de la JOCF, on devine au fil des décennies un déplacement graduel vers les emplois de services. Celle-ci pourrait être en partie due à une simple évolution de la main-d’oeuvre vers le tertiaire, mais elle renvoie pour les débuts du mouvement à la faible spécialisation de la main-d’oeuvre féminine d’ailleurs peu scolarisée. Bien que la JOCF innove dès le départ par l’intérêt qu’elle porte à l’éducation, aux conditions de travail de ses membres et aux conditions de vie qui en découlent, l’orientation première des jeunes femmes demeure, selon l’idéologie du mouvement, le mariage et la maternité. Ces deux statuts (le travail et le mariage) sont les composantes étroitement amalgamées d’un discours jociste auxquelles l’historienne consacre deux chapitres distincts.

Centré sur le travail et l’organisation sociale, le chapitre quatre décrit d’abord le corporatisme du projet social dont la JOC d’avant-guerre est porteuse et son enracinement dans la doctrine sociale de l’Église. L’objectif poursuivi au début du mouvement était de christianiser la classe ouvrière pour la protéger des idéologies fascistes et communistes. La JOCF modifie son discours à partir des années 1940, ouvrant la porte à l’intervention de l’État dans la vie sociale et favorisant la promotion du syndicalisme. Parmi les facteurs de transformation de l’idéologie du mouvement, les contacts répétés avec les mouvements européens et américains, la venue au Québec du fondateur en 1947 semblent avoir été majeurs. Au plan local, les conflits avec certains membres de la hiérarchie (1947, 1950, 1966) témoignent par ailleurs des efforts de forces conservatrices au sein de l’Église pour garder une mainmise sur un mouvement de jeunes qui s’affirme avec le temps. La régionalisation des mouvements jécistes et leur soumission aux diocèses en 1952 semblent amorcer le déclin des mouvements d’action catholique spécialisée. S’ensuit malgré tout, sous l’influence d’un nouvel aumônier national, un regain de vitalité au milieu des années 1950 alors que la JOCF développe sa participation à diverses commissions où sont débattus des enjeux de société. Devant une certaine radicalisation de l’idéologie au début des années 1960, l’Église va établir des contrôles sur les finances et les structures du mouvement.

C’est avec en arrière-plan ces évolutions et péripéties que l’auteure analyse, au chapitre cinq, les discours concernant les jeunes travailleuses dans la JOCF. Dans les années 1930, elle constate la prédominance des rôles féminins dans la famille et une perception négative du travail pour les femmes mariées ; la revendication de formation professionnelle s’entremêle avec la promotion de cours d’hygiène et d’économie domestique. Dans l’après-guerre, sans remettre en question la conception de la complémentarité des rôles familiaux et la hiérarchie des rôles sexuels, le discours évolue vers une acceptation du travail salarié des femmes, le soutien au syndicalisme et une véritable revendication de formation professionnelle. La complémentarité des rôles ne disparaît pas du discours jociste mais on commence à parler dans les années 1960 de mesures de garde et de congés de maternité. Lucie Piché estime que l’apport de la JOCF au changement reste limité justement en raison du maintien d’un discours de la complémentarité. C’est surtout dans les méthodes d’action jociste traitées au dernier chapitre que le mouvement lui apparaît comme un lieu de formation et de changement. Si le chapitre aborde plus que les précédents la composante religieuse de cette animation, c’est la diversité des actions et services offerts aux jeunes travailleuses de l’écriture à la vente du journal, des camps d’été aux ciné-clubs, de la formation syndicale à l’accompagnement juridique de délinquantes, des réunions de quartiers aux Congrès internationaux, qui met en lumière tout l’intérêt de ce mouvement pour celles qui y participent.

De l’ouvrage de Lucie Piché, qui se lit avec un intérêt soutenu, retenons la complexité des analyses, la clarté et la cohérence de l’ensemble qui révèle des facettes contrastées d’un mouvement social qui est aussi un mouvement d’Église. Des études de trajectoires (recherche en cours) éclaireront sans doute mieux la question des motivations des participantes, l’impact du mouvement sur les personnes mais également les stratégies des individus. À la suite de recherches comme celle-ci, qui apportent des données inédites et renouvellent les interprétations, on perçoit l’intérêt d’amorcer des études comparatives afin de mieux cerner parmi les facteurs de changement les échanges avec les mouvements internationaux. Au plan de l’Église locale, il y aurait lieu d’identifier les agents de soutien au mouvement et les agents d’innovation parmi les aumôniers, même si les interventions cléricales à des niveaux élevés ont contribué à mettre fin à cette aventure. Enfin, la condition des femmes dans le mouvement jociste, auquel ce livre apporte des analyses bien ciblées, pourrait être envisagée en intégrant éventuellement l’ensemble des mouvements parents qui en sont issus.