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Les visages de la foi, ce sont ici vingt-deux croyants qui ont, d’une manière ou d’une autre, marqué la société québécoise au XXe siècle, mais au travers desquels surtout s’est exprimé le catholicisme québécois. Vingt-deux figures très diverses, la plupart des personnages publics, animateurs ou fondateurs d’institutions, militants ou enseignants, aux profils variés : Henri Bourassa, Marie-Gérin Lajoie, le frère André, Clément Lockquell, Simone Monet, Lionel Groulx, Jeanne Sauvé, Fernand Dumont, parmi d’autres. À la recherche d’une mémoire de la foi, les responsables de l’ouvrage ne cachent pas leur désir de retrouver une certaine « tradition d’inspirations » (p. 30), dont ces hommes et ces femmes seraient les témoins ou l’une des figures possibles. Portrait de « la vie concrète des croyants » (p. 7) ? C’est au moins un aperçu très intéressant des multiples formes d’expression de la foi au Québec, autour d’un moment particulier de son histoire, en gros celui où l’étroite association entre l’Église et la nation dans la définition de l’identité canadienne-française trouve sa plus forte expression, avant de se dissocier et de produire de nouvelles formes publiques d’expression de la foi centrées sur la question sociale. Car si aucune période n’exclut des formes plus discrètes et privées de spiritualité et de mysticisme, dont nous avons ici quelques portraits, c’est la dimension publique de la foi qui domine dans ce tableau.

L’ouvrage s’ouvre sur un excellent texte d’introduction rédigé par Gilles Routhier et Jean-Philippe Warren. On y distingue quatre grands types d’expression de la foi, autour desquels seront regroupés les portraits dans la suite de l’ouvrage : celle du pénitent (qui se sait pécheur et demeure en attente du salut), celle du contemplatif (qui s’interroge sur le mystère absolu de la présence de Dieu), celle du prophète (qui, empreint de miséricorde, recherche la fraternité avec les pauvres) et enfin celle de l’entrepreneurd’oeuvres (qui anticipe par ses actions le règne de Dieu sur terre). Quatre grandes figures distinctes donc, mais comme on le fait remarquer, inextricablement liées entre elles et présentes, à des degrés divers, chez tous les chrétiens : « c’est que pénitence, contemplation, prophétisme et implication dans les oeuvres découlent de la nature du christianisme, celui-ci faisant correspondre en une vivante synthèse la réalité du péché (et donc la rédemption et la pénitence), la vérité d’une divinité ineffable (et donc la prière), l’idée des trahisons de l’absolu (et donc la dénonciation prophétique) et l’impatience de voir s’instaurer le Royaume (et donc l’action) » (p. 13).

Ces formes d’expression de la foi, comme le précise cette introduction et l’illustrent les portraits par la suite, vont se transformer au long du XXe siècle. Le pénitent prendra de moins en moins la voie d’un abaissement et d’une mortification, et davantage celle d’un perfectionnement et d’un renoncement aux biens et aux bonheurs illusoires. Intéressé par le mystère de Dieu, le contemplatif va moins se préoccuper d’obéissance pour approfondir davantage le sentiment d’incertitude. La parole du prophète après la guerre va emprunter de plus en plus les chemins de l’État. Quant à l’entrepreneur d’oeuvres, les institutions confessionnelles étant moins nombreuses et diversifiées, c’est dans un monde plus laïc et profane qu’il va vouloir agir en chrétien pour transformer le monde. On est passé, d’un « accomplissement ritualiste des règles cléricales à une conversion incessante » (p. 9), mais le passé religieux ici présenté ne ressemble pas à l’image caricaturale du fidèle soumis au prêtre et limité à la lecture du petit catéchisme. Bien que des personnages passablement conservateurs figurent dans la galerie de portraits, c’est de la foi comme « force historique » (p. 9) qu’on cherche plutôt à nous convaincre, une foi source d’expériences originales et de transformations sociales.

Si le texte introductif promet beaucoup, la promesse est inégalement tenue par les auteurs des vingt-deux portraits qui suivent. De chaleureux portraits, tenant davantage du panégyrique que de l’analyse, côtoient de remarquables études historiques et sociologiques, où le destin individuel éclaire un certain contexte idéologique et institutionnel, avec lequel il entretient divers rapports, même lorsque l’individu semble les ignorer ou ne pas en avoir conscience. Plusieurs textes valent le détour, mais j’en retiens deux plus particulièrement. Le premier est celui que Raymond Lemieux consacre à Gérard Raymond (1912-1932), où il montre comment ce jeune pénitent épouse et porte à son extrémité un modèle culturel de « spiritualité sacrificielle », et comment cette vie va devenir l’objet de commémorations après la construction d’une mémoire et d’un personnage par une certaine littérature religieuse. Le second est celui rédigé par É.‑Martin Meunier et portant sur le père Desmarais (1908-1994), infatigable prédicateur, diffuseur de valeurs nouvelles, modernes, touchant le mariage et la sexualité par le truchement d’émissions très écoutées à la radio et à la télévision, de conférences à travers le Québec et d’écrits connaissant un très grand tirage ; sorte d’expert et de consultant, il a contribué à la formation d’un nouvel imaginaire féminin et à la diffusion d’une nouvelle psychologie accompagnant les transformations sociales touchant le travail, la famille, l’éducation et la vie domestique.

Ces études, et d’autres, rappellent et illustrent le fait que la spiritualité se forme au sein d’une tradition et d’un encadrement culturel et moral qui lui fournit ses coordonnées, ses idéaux et ses conceptions, son format si l’on peut dire, et qu’elle se développe souvent par une ascèse ou une discipline, une recherche de vérité ou de perfectionnement que lui proposent des institutions, des guides et des enseignements. Les vingt-deux figures présentées dans cet ouvrage appartiennent à une certaine élite, c’est-à-dire qu’elles ont nourri et transformé la tradition dont elles sont issues, elles ont servi de modèle ; surtout, leur spiritualité a été l’objet d’une méditation et d’une réflexion, et donc d’un développement et d’une certaine élaboration. Sans être des « virtuoses » de la foi comme les mystiques (Michel de Certeau), ils ont accordé à leur foi une attention, qui a permis une expression originale de leur expérience.

Est-ce à dire que la foi de ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu y consacrer le même temps et la même recherche, la foi de la majorité des Québécois en somme, ne fut pas aussi profonde ? On peut le penser en regard de la rapide désaffectation de l’Église dans les années 1960 ; on se dit que la foi catholique ne devait pas être très forte. On peut s’en convaincre en pensant qu’avant 1960 l’encadrement de l’Église était surtout moral et institutionnel, peu porté à approfondir la spiritualité des croyants, et qu’après 1960, les groupes et structures intermédiaires (JOC et JEC, par exemple) pouvant favoriser le développement de l’expérience n’ont pas été remplacés (malgré les voeux de la commission Dumont). Mais la lecture de l’ouvrage publié par Routhier et Warren laisse entendre que les moyens (tradition, enseignement, modèles) n’ont pas manqué, et que s’il s’agit d’une élite au plan spirituel, approfondissant son expérience plus que la moyenne des gens ont le moyen ou le goût de le faire, le Québec sur ce point n’a pas été une exception, et qu’il en a été sans doute ainsi dans tous les pays catholiques et chrétiens. Il se pourrait également qu’aujourd’hui, plus qu’autrefois, avec l’éducation plus grande et l’approfondissement individualiste de l’expérience, le développement et l’expression de ses croyances et de sa spiritualité intéressent davantage de gens. Mais l’Église catholique n’a plus guère les moyens ni l’autorité pour les encadrer.

P.-S. – J’avais déjà remis à la rédaction mon compte rendu, lorsque j’ai pris connaissance de l’excellent article de Lucie Robert, « Sa vie n’est pas son oeuvre » (Recherches sociographiques, XLIV, 2003) sur les Vies de femmes et d’hommes saints ou illustres, genre littéraire pratiqué jusqu’au début du XXe siècle. Si les quelques hagiographies contenues dans le livre de Routhier et Warren ne saluent plus l’oeuvre de la providence dans les activités religieuses de leurs héros, comme on le faisait dans les Vies d’autrefois, la biographie conserve un peu de la vocation panégyrique ancienne, cherchant désormais la mesure de la grandeur plutôt dans l’individu, qui donne une expression originale de la foi dans une oeuvre sociale et profane. Parions que les portraits de croyants de la période actuelle, que l’on publiera dans 25 ou 30 ans, insisteront sur la singularité de leur foi, l’« expérience subjective », peut-être le syncrétisme de leur vision, sans doute leur marginalité. Et si je me fie aux échos qui me viennent de l’Église québécoise, des figures conservatrices, militants contre la contraception (!) et la perte des valeurs (?), côtoieront quelques altermondialistes.