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En tenant compte non seulement de la collectivité « franco-québécoise » mais aussi de la pluralité culturelle constitutive de l’identité québécoise, comment développer un projet politique pouvant rassembler l’ensemble des Québécois ? Telle est la question à laquelle Jacques Beauchemin s’efforce de répondre dans son dernier ouvrage L’histoire en trop : la mauvaise conscience des souverainistes québécois. Soulignons d’abord que le livre de M. Beauchemin est constitué d’un recueil d’articles publiés dans diverses revues scientifiques, revus et fortement remaniés par l’auteur. Cela dit, le professeur de sociologie à l’UQAM livre le constat suivant : la primauté de l’identité multiculturaliste universaliste dans le débat contemporain portant sur la question nationale au Québec a occulté ce que ce dernier nomme « la mauvaise conscience des souverainistes québécois », c’est-à-dire l’histoire de la communauté franco-québécoise. Celle-ci serait « en trop » parce que, pour les penseurs antinationalistes québécois (Régine Robin, Jean-Pierre Derriennic, Marc Angenot, etc.), elle « appelle une fermeture sur elle-même » (p. 15). C’est précisément cette thèse que J. Beauchemin s’efforce de réfuter dans son livre. En désirant fonder, dit-il, la nation québécoise sur l’idée de la nation civique, les intellectuels québécois tendent à dissoudre la possibilité même d’énoncer un projet collectif non seulement pour les Franco-Québécois mais aussi pour les autres communautés culturelles québécoises. Tout l’objectif de l’auteur consiste dès lors dans son ouvrage à vouloir réconcilier « ce qui paraît aujourd’hui s’opposer : un désir d’émancipation collective fondé sur une communauté d’histoire et la volonté d’autres communautés de Québécois de voir leurs droits respectés dans la mesure où ils sont réticents à s’associer à cette mémoire » (p. 13).

Pour ce faire, l’auteur passe en revue la critique de l’intelligentsia de la nation canadienne-française, puis de la nation québécoise. Ces deux critiques aboutissent à la thèse du « déni de soi » (chapitre 1). Voulant rendre intelligible « cet effacement de la mémoire franco-québécoise », l’auteur examine ensuite comment les rapports complexes entre l’identité et le politique au Québec ont nourri cet effacement (chapitres 2, 3 et 4). Finalement, J. Beauchemin porte son regard, dans le dernier chapitre, sur le poids de la mémoire dans l’élaboration du récit identitaire québécois et tente, en conclusion, de proposer un projet qui serait en mesure de concilier l’universalisme des droits et le particularisme de la société historique québécoise.

Le chapitre le plus intéressant de l’ouvrage est certainement le 5e et dernier dans lequel l’auteur se confronte aux thèses de Jocelyn Létourneau et à celles de Gérard Bouchard. Au premier, il reproche d’une part « d’abandonner l’héritage culturel francophone » (p. 139), mais également d’être incapable, d’autre part, de penser la nation québécoise. À l’égard du second, il regrette que sa conception de la nation québécoise tende à la vider de toute dimension « substantielle » parce qu’il ne conserve, affirme J. Beauchemin, qu’une visée universelle de la nation incarnée dans la liberté des droits et la démocratie libérale[1]. Dès lors, les deux historiens ne peuvent réconcilier le communautarisme culturel québécois avec l’universalité des droits de l’homme[2]. En d’autres termes, c’est sur la possibilité même de réconcilier mémoire et démocratie au Québec qu’ils font l’impasse.

Soulignant les apories sur lesquelles se butent les interprétations de ces deux intellectuels, le sociologue pose la question suivante : comment la mémoire des Franco-Québécois peut-elle être « repositionnée » afin d’être acceptée par toutes les communautés formant le Québec ? Sur ce point, c’est la théorie sociologique de Fernand Dumont qui l’inspire. La pensée de ce dernier a en effet « le grand mérite de rappeler qu’on ne peut éluder la question de l’appartenance au nom de laquelle peut se justifier l’idéal souverainiste, sous peine de vider la démarche de son sens » (p. 169). De plus, F. Dumont a également le mérite de rappeler qu’un projet politique est non seulement toujours porté par un sujet, mais un sujet doté d’une culture et d’une mémoire. Telles sont pour J. Beauchemin les deux conditions nécessaires et minimales pouvant permettre aux penseurs nationalistes de se libérer de leur mauvaise conscience. Si ces deux conditions apparaissent recevables, on ne voit pas cependant quel récit est en mesure de lier le particularisme québécois avec le libéralisme politique chez ce dernier. S’il faut certes « imaginer un projet politique qui prendrait en compte à la fois le pluralisme politico-identitaire de la société québécoise, la nécessité d’accommoder la majorité francophone et finalement la nécessité de redessiner un communautarisme capable de porter une éthique du vivre-ensemble » (p. 185), comment développer pratiquement ce projet ? L’auteur ici est très peu disert.

Sur cette question, le débat évoqué plus haut entre G. Bouchard et J. Beauchemin nous éclaire quelque peu. À lire le premier, le second serait sceptique sur la possibilité même de réaliser son projet. La mémoire des Franco-Québécois ne « saurait en effet s’ouvrir sans s’abolir » chez J. Beauchemin, affirme l’historien. Mais la réplique de Bouchard n’est en elle-même pas très convaincante. Pour démontrer que « l’universel n’est pas la négation du singulier », il fait appel à des événements historiques : les rébellions de 1837-1838, la « grande noirceur », etc. On peut comprendre ces faits, dit-il, dans la mesure où l’on dégage, d’une part, la signification particulière de chacun d’eux, mais aussi en les ouvrant et en les comparant, d’autre part, avec d’autres « trajectoires historiques ». C’est ce qu’il a fait, soutient-il, dans son livre Genèse des nations et cultures… Par là, il affirme réconcilier la mémoire avec l’histoire. Mais l’historien ne souffle mot sur la situation actuelle qui prévaut au Québec et puise ses exemples dans le passé. Or le projet de J. Beauchemin est élaboré dans le cadre du Québec contemporain. G. Bouchard ne répond donc pas aux objections de ce dernier. Paradoxalement : le propos de l’historien tend à soutenir le « scepticisme » du professeur de l’UQAM qu’il dénonce ! Le problème soulevé par le sociologue conserve donc sa pertinence.

Au total, l’ouvrage de J. Beauchemin est une contribution riche et intéressante à l’éternel débat portant sur la question nationale au Québec, mais il a surtout le mérite de nourrir la réflexion sur le rapport entre les identités culturelles et le politique, réflexion qui est au coeur du débat québécois, et qui constitue aussi un des enjeux cruciaux de la construction européenne.