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Durant la première moitié du XXe siècle, aux États-Unis et au Canada, l’un des problèmes politiques centraux tenait à la difficulté de concilier le nouvel ordre industriel avec les idéaux démocratiques hérités du passé. Si cet ordre industriel était fondé sur le rêve d’une abondance matérielle universelle, en contrepartie, il exigeait une concentration du pouvoir économique susceptible de miner l’individualisme libéral. Les élites politiques tentèrent de dénouer cette contradiction en adoptant trois types de mesures législatives. Ces mesures étaient parfois compatibles, parfois contradictoires car elles s’inspiraient de trois philosophies politiques différentes (Hawley, 1966). La première philosophie, social-démocrate, prônait une planification gouvernementale centralisée. La deuxième philosophie, républicaine, prônait une plus grande réglementation gouvernementale du marché afin de restaurer la compétition entre les producteurs. La troisième philosophie, corporatiste, favorisait la cartellisation de l’économie et la concertation entre les grands acteurs de l’économie, l’État, le patronat, les syndicats. Nous examinerons ici la position des partis politiques fédéraux lors du débat sur le New Deal de Bennett et, nous nous pencherons plus spécifiquement sur leur position face à la concentration économique. Nous verrons que les trois partis principaux, le Parti libéral, le Parti conservateur et la CCF, ont été diversement influencés par ces philosophies politiques. Le New Deal de Bennett a eu la vie courte car il a été jugé inconstitutionnel en 1937. Néanmoins, plusieurs pans de cette législation furent adoptés à la pièce durant la Seconde Guerre mondiale (Struthers, 1983). Notre but est de mettre en relief un argument central des débats de l’époque : le danger de la concentration économique et, en particulier, la menace qu’elle fait peser sur la démocratie politique. Cet argument a été négligé par l’historiographie touchant la genèse de l’État-providence canadien[1].

En mettant en évidence la critique de la concentration économique au parlement fédéral (et au Canada anglais), nous pensons éclairer indirectement la situation québécoise. En effet, la critique des monopoles était une constante de la pensée sociale québécoise des années 1920 et 1930. On la retrouve dans les discours d’hommes publics appartenant à différentes familles politiques : Alphonse Desjardins, Olivar Asselin, Armand Lavergne, Camilien Houde, Philippe Hamel, T.-D. Bouchard. Au Québec comme au Canada anglais, cette critique dépeignait les effets négatifs de la concentration sur les vertus civiques. Ce n’était pas un refus de la modernité démocratique, mais plutôt un cri d’alarme pour freiner la montée d’une dictature économique.

La concentration économique au Canada et aux États-Unis (1890-1930)

Dans les décennies qui précédèrent les New Deal américain et canadien, le mouvement de concentration économique, illustré par la multiplication des monopoles et des oligopoles, était perçu comme une grave menace pour la démocratie politique (Schlesinger, 1971a). Le dilemme des hommes politiques était le suivant : comment démocratiser la grande entreprise ou, pour le dire autrement, comment concilier la nature oligarchique des grandes organisations industrielles avec les idéaux démocratiques et individualistes ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il n’y a pas eu de tentatives législatives sérieuses en Amérique du Nord pour concilier ces deux éléments contradictoires. Cela est dû à plusieurs facteurs : la situation économique était nettement meilleure qu’en Europe ; la philosophie du laisser-faire et la doctrine du droit des États et des provinces dissuadaient les États fédéraux américains et canadiens d’intervenir dans l’économie ; la pensée sociale, influencée par le darwinisme, postulait que les grandes corporations industrielles émanaient de l’initiative individuelle (Hofstadter, 1944).

Au tournant du siècle, toutefois, la classe moyenne (constituée de petits producteurs : fermiers, artisans, petits marchands) commença à penser que les nouveaux empires financiers et industriels représentaient une perversion de l’idéal libéral. Elle se montra de plus en plus méfiante face à la doctrine du laisser-faire, et adhéra à l’idée que les hommes peuvent réformer les institutions sociales et politiques. Il n’y avait cependant pas d’accord sur la nature des réformes à introduire (Hawley, 1966). Un premier groupe de réformistes, les socio-démocrates, impressionnés par la productivité des grandes organisations industrielles, refusait d’envisager leur dissolution (Levy, 1985), et souhaitaient plutôt bâtir un gouvernement central puissant, pour leur faire contrepoids. Un deuxième groupe de réformistes, les républicains jeffersoniens, prônait une décentralisation de l’économie (Strum, 1984). Leur programme visait à limiter la taille des entreprises, en pénalisant leur gigantisme, en cassant les monopoles et en stimulant la compétition. Enfin, un troisième groupe, les corporatistes, critiques à l’égard de l’intervention de l’État, souhaitait que les industries se réforment elles-mêmes ou que des groupes non-capitalistes occupent une place plus grande dans l’économie (Wiebe, 1962).

Aux États-Unis, en 1890, le gouvernement fédéral adopta une première mesure législative importante visant à combattre la concentration économique. La Loi antitrust Sherman fut adoptée en réaction à l’agitation du mouvement populiste américain (Goldman, 1952). Cette loi interdisait tout monopole et toute tentative pour en créer un. Mais elle fut appliquée avec laxisme et interprétée de façon restrictive. Elle fut efficace pour démanteler de petites coalitions, mais demeura impuissante face aux plus importantes. Preuve que la loi était impuissante, la grande ère de consolidation commerciale aux États-Unis, entre 1897 et 1904, vint après l’adoption de cette loi. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que des changements majeurs se produisirent dans le climat idéologique et politique. Le grand débat sur la légitimité des monopoles et des oligopoles se tint lors de l’élection présidentielle de 1912 (Cooper, 1983). Cette campagne opposa le programme New Freedom du candidat démocrate Woodrow Wilson à celui du New Nationalism du candidat progressiste Theodore Roosevelt. Empruntant largement à la philosophie républicaine, Wilson prétendait que les trusts s’étaient développés uniquement parce qu’ils avaient obtenu des privilèges spéciaux ou parce qu’ils utilisaient des méthodes déloyales pour déclasser leurs rivaux ; en d’autres termes, les trusts n’auraient pas gagné du terrain à cause d’une productivité supérieure. La solution, selon le candidat démocrate, était d’éliminer les causes à l’origine des monopoles : abolir les privilèges, libérer le système de crédit du contrôle des financiers de Wall Street et adopter une législation sanctionnant les pratiques déloyales et restaurant la compétition.

Plus attaché à la philosophie social-démocrate, Theodore Roosevelt n’acceptait pas ces arguments. La concentration économique était, selon lui, le résultat inévitable de la production de masse et de la haute technologie (Cooper, 1983). Dans plusieurs secteurs, la compétition provoquait un énorme gaspillage de ressources naturelles et humaines. La seule solution réaliste consistait à oublier l’anachronique individualisme libéral, en mettant en place un gouvernement fédéral interventionniste qui protègerait les groupes défavorisés, superviserait les cartels et les trusts et redistribuerait les bénéfices de l’industrialisation massive. Selon le programme New Nationalism, le gouvernement fédéral pouvait contribuer à démocratiser la grande entreprise.

Un autre groupe de réformistes, absent lors de cette campagne, proposa dans les années suivantes une troisième voie, proche de la philosophie corporatiste (Wiebe, 1962). Plusieurs industriels croyaient, comme les socio-démocrates, que les grandes organisations industrielles étaient inévitables, voire souhaitables ; et que la trop grande compétition était responsable du travail des enfants et de la piètre qualité des conditions de travail. Ces industriels étaient cependant réticents à prôner un cadre réglementaire contraignant. Le monde industriel, soutenaient-ils, était en train de développer une conscience sociale, et connaissant le système capitaliste mieux que les autres groupes de la société, les industriels devaient eux-mêmes se gouverner et se discipliner, en obéissant à une supervision gouvernementale minimale. Cette troisième voie prônait plutôt la concertation et la coopération entre les grands partenaires industriels. Le rôle du gouvernement se limitait à ratifier les ententes entre ceux-ci. Favorable à la concentration économique, mais non-interventionniste, la voie corporatiste encourageait la création d’associations commerciales, supervisées de façon souple par les autorités fédérales. Elle prônait l’éthique des affaires, la rationalisation volontaire de la compétition et la sensibilisation aux problèmes sociaux[2].

Au Canada, les tentatives pour s’attaquer au problème de la concentration économique furent modestes (Bladen, 1956). L’émergence d’un capitalisme de grandes sociétés anonymes se fit moins rapidement que dans la république américaine. Les mouvements canadiens de lutte à la concentration économique étaient peu organisés. Il faut dire aussi que la tradition politique canadienne était assez tolérante face aux privilèges accordés à des industries (Whitaker, 1977b). Ainsi, le régime de 1867 n’était pas hostile à un appui de l’État à des monopoles. Cependant, à la fin du XIXe siècle, le gouvernement fédéral ne pouvait demeurer complètement passif. La première initiative gouvernementale à l’égard des monopoles survint en 1888 (Reynolds, 1940). Ainsi, au moment même où le gouvernement fédéral américain adoptait la Loi Antitrust Sherman, le gouvernement dirigé par John A. Macdonald créa un Comité spécial de la Chambre des Communes, ayant pour tâche d’enquêter sur des coalitions présumées dans les manufactures, les commerces et les compagnies d’assurances. Le comité amassa assez de preuves pour justifier une action législative. Le gouvernement Macdonald adopta une Loi pour la prévention et la suppression des coalitions restreignant le commerce. Les libéraux, dirigés par Wilfrid Laurier, s’opposèrent à la loi. À leur avis, l’existence des monopoles était causée par un tarif trop élevé, et le remède consistait plutôt à réduire le tarif et à rétablir une saine compétition avec les entreprises américaines. À son arrivée au pouvoir, en 1896, Laurier constata que la loi adoptée en 1888 n’était guère efficace (Reynolds, 1940). L’année suivante, il mit en oeuvre sa propre stratégie face à la concentration économique et proposa la réduction du tarif sur tout article vendu par des manufacturiers ou des détaillants se livrant à des pratiques commerciales déloyales. Cette méthode de lutte aux monopoles fut rarement utilisée par le gouvernement libéral. Elle fut cependant intégrée dans les législations subséquentes (celles de 1910 et de 1923).

En 1910, le Ministre du Travail W.L. Mackenzie King introduisit une loi plus ambitieuse : la Loi d’enquête sur les coalitions. La révolte agraire qui couvait dans plusieurs provinces des Prairies avait incité le gouvernement à bouger (Laycock, 1990) : aux yeux des leaders de la révolte, l’augmentation du coût de la vie était causée par le tarif protecteur et les monopoles. Cette loi introduisait une nouvelle procédure pour mener une enquête. Tout groupe de six citoyens pouvait exiger d’un juge l’ouverture d’une enquête contre un monopole présumé. La loi prévoyait que le rapport de l’enquête devait être publiée. En donnant de la publicité aux industries fautives, pensait Mackenzie King, le gouvernement produirait un effet dissuasif. La loi reconnaissait que les industries pouvaient ignorer le caractère anti-social et criminel de leurs pratiques commerciales ; des sanctions étaient appliquées seulement si les industries fautives refusaient de cesser ces pratiques après le jugement.

Durant la Première Guerre mondiale, des pouvoirs spéciaux furent conférés au Ministre du Travail pour lutter contre la concentration économique. Deux lois furent adoptées. D’une part, la Loi sur le Bureau du Commerce créait un organisme doté de pouvoirs contraignants afin de limiter ou de prohiber des monopoles (Reynolds, 1940). D’autre part, la Loi sur les Prix Raisonnables permettait au Bureau du Commerce de déterminer les prix, en l’absence d’une véritable compétition dans certains secteurs économiques. Ces deux lois furent rarement appliquées. En 1921, elles furent même jugées ultra vires par le Conseil privé de Londres.

Afin de combler le vide juridique créé par ce jugement, Mackenzie King introduisit en 1923 une nouvelle Loi d’enquête sur les coalitions. Elle ressemblait beaucoup à la loi qu’il avait fait adopter en 1910. L’enquête était toutefois confiée, non pas à un juge, mais à un Registraire ; les juges, selon le Premier ministre, n’avaient pas assez de connaissances dans le domaine économique pour prononcer des jugements éclairés. Sur un point, la loi était plus sévère : une industrie fautive ne pouvait, comme dans l’ancienne loi, plaider l’ignorance. Les sanctions s’appliquaient dorénavant dès la condamnation. Entre 1923 et 1939, une dizaine d’enquêtes seulement furent menées. Quelques industriels furent condamnés. La nouvelle loi, si elle était plus contraignante, n’empêcha pas le mouvement de concentration économique. Les grandes industries se livrant à des pratiques commerciales déloyales avaient les moyens de se payer des avocats astucieux, qui savaient exploiter les failles de la loi.

Le débat sur le Comité d’enquête sur les écarts de prix

Plusieurs facteurs militaient, au début des années 1930, en faveur de l’adoption d’un New Deal canadien : la sévérité de la Grande Dépression ; l’édification progressive d’un welfare state en Angleterre ; deux jugements rendus par le Comité judiciaire du Conseil privé à Londres en faveur d’un rôle accru du gouvernement fédéral[3] ; l’arrivée au pouvoir du président américain F.D. Roosevelt et son équipe de New Dealers. Ce dernier facteur était très important. Le gouvernement fédéral au Canada n’avait pas le champ libre dans le secteur de la législation sociale. Sa situation ressemblait beaucoup à celle du gouvernement fédéral américain, placé devant l’obligation de respecter la doctrine du droit des États. En y dérogeant, Roosevelt fournissait une puissante caution intellectuelle aux partisans canadiens d’un welfare state au niveau fédéral. Jusqu’au début de 1934, Bennett hésitait à suivre l’exemple de Roosevelt (Wilbur, 1962) ; finalement, un événement d’une grande ampleur politique le décida : la croisade de son Ministre du Commerce, H.H. Stevens.

Cette croisade commença le 15 janvier 1934, avec un discours incendiaire. Stevens avait accepté de remplacer Bennett comme conférencier au congrès national des manufacturiers de bottes et de souliers. Prenant le public par surprise, il accusa les grands détaillants canadiens d’abuser de leur pouvoir d’achat et de forcer les manufacturiers, déjà dans une situation précaire, à leur accorder des réductions de prix. Une conséquence directe de cette pratique commerciale était la détérioration des conditions de travail des ouvriers de manufactures, ainsi que l’élimination des petits producteurs. Selon Stevens, le petit producteur devait être défendu, puisqu’il était « l’expression la plus pure de la vie démocratique ». Il s’engagea à rétablir la compétition entre les producteurs : « Je m’oppose à ces organisations puissantes mises sur pied dans le but d’éliminer les compétiteurs individuels » (Wilbur, 1962, p. 7). Ce discours eut l’effet d’une bombe dans l’opinion publique. Les dirigeants des chaînes de magasins Eaton et Simpson communiquèrent avec le Premier ministre, et menacèrent d’intenter des poursuites si son ministre ne se rétractait pas. Au nom du gouvernement, Bennett présenta des excuses. Se jugeant désavoué, Stevens remit immédiatement sa démission. Le Premier ministre la refusa. Il le persuada de rester au cabinet, en lui confiant la direction d’un Comité spécial des Communes chargé d’examiner les pratiques de fixation des prix et d’achat massif des gros détaillants.

Lors du débat parlementaire sur la création du Comité spécial, le 2 février 1934, deux points de vue sur la concentration économique furent exposés[4]. H.H. Stevens défendit la légitimité du comité. Il prétendit que la Loi d’enquête sur les coalitions ne permettait pas de combattre efficacement les pratiques commerciales déloyales. Ayant reçu un large mandat, le comité était en mesure d’étudier ces pratiques et de proposer des changements législatifs. Stevens commença son discours en rappelant l’évolution de la situation économique aux États-Unis. Au début du siècle, les monopoles américains étaient violemment combattus. Puis, récemment, sous la présidence de F.D. Roosevelt, le gouvernement américain décida de privilégier une nouvelle approche :

Depuis que feu Theodore Roosevelt commença sa campagne contre les coalitions aux environs de 1900, depuis l’abolition de la Loi Sherman et autres lois jusqu’à ces derniers temps, les États-Unis furent sous le régime de cette législation. Quel était le fondement de ces lois ? Seulement ceci : que l’union d’établissements commerciaux et industriels les rendait immédiatement suspects. Ce genre de lois avait pour objet d’empêcher les coalitions et la fixation des prix par elles. Telle est vraiment la genèse de ces lois…. Telle était la législation en vigueur qui régissait principalement la vie industrielle des États-Unis jusqu’à l’été dernier. Qu’est-il arrivé depuis ? Sous le gouvernement du président actuel, F.D. Roosevelt, le deuxième de ce nom, il y a renversement complet du principe établi. En vertu du système des codes et d’autres lois votées par le Congrès, il est prescrit aux industries de s’entendre et de fixer des prix équitables. C’est une volte-face complète dans la législation américaine qui régit le commerce et l’industrie depuis trente-deux ou trente-trois ans.

Débats de la Chambre des Communes, 2 février 1934, p. 195.[5]

Le Ministre du Commerce ne s’opposait pas à l’existence des coalitions : « J’ai toujours soutenu la thèse que le régime de l’association ne constitue nullement un délit, peu importe qu’il s’agisse d’une association de producteurs de grain, de fabricants ou de n’importe quelle autre classe de la société » (Débats, p. 195). Mais la Loi d’enquête sur les coalitions ne permettait pas de combattre efficacement les pratiques commerciales déloyales, car ses pouvoirs étaient trop restreints et, surtout, convenaient surtout à la situation de la grande entreprise. Stevens ne croyait pas à l’utilité d’une enquête sur les grandes industries manufacturières, comme le réclamait Mackenzie King. « Les industries dont nous voulons nous occuper pour l’instant, ce sont les petits établissements industriels qui fabriquent pour le compte de puissantes organisations, lesquelles, au moyen d’un système d’achats en grosses quantités, sont en mesure de dicter à ces industries les prix de leurs produits » (Débats, p. 196). Si la Loi sur les coalitions de 1923 permettait d’enquêter sur les grandes industries manufacturières se livrant à de la collusion pour fixer les prix, il n’y avait toutefois aucun outil législatif permettant de venir à la défense du petit producteur :

Ni sous le régime de mon très honorable ami, ni sous le régime actuel, le Parlement n’a adopté une loi qui protège ou est de nature à assurer la survivance de l’honnête petite industrie qui fait concurrence à la grande industrie. Or, il existe au Canada des milliers d’entreprises industrielles qui ne sauraient même par le plus grand effort d’imagination, être classées parmi les coalitions ou les grandes compagnies manufacturières. C’est à l’aide d’industries de cette nature que nous voulons porter… Nous estimons que cette enquête s’impose afin de constater quelles sont les autres industries qui leur font concurrence au mépris des lois. C’est en cela que consiste toute la différence entre ce que l’on désigne communément l’industrie dominatrice et la catégorie des petits établissements industriels que j’ai mentionnés.

Débats, p. 196-197

De nombreux grands détaillants, déplorait-il, étaient obligés de vendre leur marchandise au-dessous du coût de production ; cette pratique commerciale déloyale visait à éliminer les concurrents, surtout les petits producteurs, et menaçait de détruire le système économique.

Dans sa réplique au discours de Stevens, le chef libéral Mackenzie King se montra d’abord d’accord avec celui-ci sur le sens de la loi canadienne. Elle n’interdisait pas les coalitions et les fusions ; contrairement à la loi américaine, elle visait uniquement à combattre des abus liés à leur existence. C’est tout à l’honneur du Canada, affirmait Mackenzie King, que l’attitude adoptée par le Parlement en 1910 soit celle que les États-Unis viennent de juger la meilleure.

L’attitude prise par le gouvernement à l’époque était que les coalitions, telles qu’elles, ne devaient pas être regardées comme illégales, que la loi canadienne différait en ce sens de la loi qui existait aux États-Unis et aussi que la même chose était vraie de la loi canadienne des enquêtes sur les coalitions qui a été présentée de nouveau en 1923. Ces deux lois étaient basées sur la théorie que nous sommes à une époque de concurrence mondiale, que les combinaisons sont inévitables et que, comme telles, on ne devrait pas les regarder comme un mal.

Débats, p. 211-212

Ainsi, la loi canadienne, en tolérant l’existence des monopoles, était plus réaliste. Mackenzie King divergeait toutefois d’opinion avec Stevens sur trois point majeurs. D’abord, il soutenait que la loi, dans sa forme actuelle, accordait des pouvoirs suffisants pour enquêter efficacement sur les abus présumés. La mise sur pied du Comité spécial n’était donc qu’une astuce pour gagner du temps. « Le Gouvernement, s’il désirait sincèrement agir dans le sens de la loi, aurait pu trouver dans la loi même le moyen de se justifier de procéder à une enquête, même avant la session, sur les questions qui font l’objet de la proposition ». (Débats, p. 213.) Un deuxième argument l’opposait au gouvernement conservateur : le chef libéral avait toujours pensé que la publicité donnée à une industrie fautive possédait un puissant effet dissuasif : « Les maux résultant de pratiques antisociales, si cette expression exprime bien ce que j’ai à l’esprit, c’est-à-dire les choses dont un être mesquin peut tirer profit grâce à sa cupidité, sont peut-être plus facilement guéries par la publicité que par toute autre chose ». (Débats, p. 213.) Enfin, un troisième élément distinguait nettement l’interprétation des deux hommes. Stevens se souciait beaucoup du petit producteur. Mackenzie King, lui, pensait surtout au pouvoir d’achat des consommateurs :

Les pratiques mentionnées dans le projet de résolution du Gouvernement sont devenues un mal dont le pays souffre énormément, comme tous les pays du monde. Je ne connais pas un seul autre abus dont l’influence est plus pernicieuse, nuisible au bien-être des consommateurs, que ces ententes destinées à imposer ou contrôler les prix et à restreindre ou entraver le commerce.

Débats, p. 213

Le Premier ministre R.B. Bennett prit la parole quelques minutes plus tard. Il rappela d’abord que le droit commun en Angleterre ne prohibait pas l’existence des coalitions et des cartels. Ainsi, des associations de cultivateurs, d’ouvriers, de fabricants, de producteurs existaient depuis longtemps. Ni le Canada ni l’Angleterre n’avaient suivi au début siècle la politique américaine interdisant les monopoles et les coalitions :

Aux États-Unis le gouvernement adopta la loi Sherman interdisant les coalitions. Au Canada, on adopta en 1910, alors qu’il était ministre du Travail, une loi relative aux combines, laquelle s’inspirait du droit commun d’Angleterre, au regard duquel toutes les coalitions n’étaient pas illégales ni mauvaises per se ; mais seulement si elles provoquaient certains résultats, par exemple hausser indûment les prix, restreindre indûment le commerce, – et très fréquemment on se servait de ce terme indûment parce que reconnaissait d’un côté la légalité de ces coalitions et que, de l’autre côté, on voulait les empêcher de produire certains effets fâcheux sur l’organisme politique.

Débats, p. 216

Afin de réfuter l’argument du chef libéral, Bennett précisait cependant que la loi sur les coalitions ne permettait pas de combattre les pratiques commerciales déloyales en vigueur dans le monde industriel. Selon le Premier ministre, le mandat du comité était d’étudier de nouvelles formes de concentration économique que la législation en vigueur n’avait pas prévues : « Vous voudriez bien observer, d’après les termes de la résolution à l’étude, que nous cherchons les moyens de procéder à une enquête, non seulement de la nature de celle que suggère le très honorable chef de l’opposition, mais qui déterminera également jusqu’à quel point la puissance d’une seule organisation peut être utilisée au détriment des associations plus faibles et qui comptent sur leur chiffre d’affaires pour survivre ». (Débats, p. 217.)

En juin 1934, après plusieurs mois d’enquête, le Comité spécial mit fin à ses travaux. Les témoignages entendus confirmèrent le diagnostic alarmant du Ministre du Commerce. Il était maintenant évident que certaines grosses compagnies – Canada Packers, Eaton, Simpson – se livraient à des pratiques commerciales déloyales à l’égard des petits compétiteurs. Selon Stevens, plus une compagnie était grosse, plus elle faisait du profit et moins bien elle rémunérait ses employés. Il y avait donc un lien entre la taille de l’entreprise et l’exploitation des artisans et des ouvriers ; ainsi, la concentration industrielle ne se traduisait pas par une plus grande indépendance économique des producteurs. Sur la base de ce constat inquiétant, le Premier ministre Bennett accepta de transformer le Comité spécial en une Commission royale d’enquête. Celle-ci commença ses travaux l’automne suivant.

Des événements survenus au mois d’octobre 1934, furent cruciaux dans la décision de Bennett de proposer un New Deal. Le conflit qui divisait le cabinet de Bennett, entre l’aile gauche (H.H. Stevens) et l’aile droite (C.H. Cahan) éclata au grand jour[6]. L’appui inconditionnel de Stevens aux fermiers et aux petits marchands irritait les ministres favorables à la grande entreprise. Il cherchait l’appui du Premier ministre. Bennett le lui refusa. Stevens n’eut d’autres choix que de démissionner, mais il décida de continuer à siéger en Chambre du côté du gouvernement, voulant maintenir son influence au sein du caucus. Sa présence énervait Bennett et Cahan. Le dissident exerçait un puissant ascendant sur une quarantaine de députés et avait des visées sur le leadership du parti (Wilbur, 1977). C’est dans ce contexte hautement critique que Bennett décida de franchir le Rubicon. Son beau-frère, William D. Herridge, le persuada de suivre l’exemple de Roosevelt ; ambassadeur du Canada à Washington, Herridge était en effet un témoin privilégié des événements qui ébranlaient la capitale américaine depuis l’élection de Roosevelt (Watkins, 1963).

La lecture du New Deal par R.B. Bennett

Avant l’ouverture de la sixième et dernière session parlementaire du 17e Parlement, R.B. Bennett prit les Canadiens par surprise, lors d’une série de cinq conférences radiophoniques annonçant son nouvel agenda politique. Le 2 janvier 1935, le Premier ministre lut la première de ces conférences, la plus audacieuse. Il annonça que le gouvernement s’apprêtait à introduire une réforme législative d’envergure durant la prochaine session parlementaire. Il distinguait deux types de mesures : les mesures de redressement et les mesures de réforme. Durant les premières années de son mandat, le gouvernement avait adopté uniquement des mesures de redressement pour préserver la structure industrielle et financière canadienne ; il était temps d’adopter des mesures de réforme. Il fallait inaugurer une nouvelle ère dans la politique de l’administration. Une plus grande réglementation du marché par le gouvernement était nécessaire. Il fallait aussi stimuler la création d’emplois et financer des mesures de reconstruction sociale. La persistance du chômage était une condamnation du système économique. « Si nous ne pouvons pas abolir le chômage, nous devrons abolir le système économique ». Il déclara que les défaillances du système capitaliste avaient été exploitées par des hommes d’affaires cupides et sans scrupules. À l’avenir, le gouvernement chercherait à les éliminer afin de mettre un frein aux pratiques commerciales déloyales (traduction) :

Si vous croyez que les choses devraient être comme elles le sont, vous et moi avons des vues irréconciliables. Je suis dans le camp de la Réforme. Et, dans mon esprit, une réforme signifie de l’intervention gouvernementale. Cela veut dire un contrôle et une réglementation gouvernementale. Cela signifie la fin du laisser-faire. La Réforme annonce une reconstruction. Il ne peut y avoir une reconstruction sans réforme. Réformer ou ne pas réformer ! Je soulève cet enjeu avec franchise. Je hisse le drapeau du progrès au sommet du mât. Je fais appel au pouvoir de l’État pour y parvenir[7].

La deuxième conférence radiophonique décrivait avec plus de précision les mesures de réforme que le Premier Ministre souhaitait soumettre au Parlement, et grâce auxquelles il cherchait à établir un équilibre entre les producteurs et les non-producteurs. Pour y arriver, il proposait d’augmenter les taxes sur les revenus des non-producteurs (actionnaires, financiers, rentiers) pour en transférer une partie vers les producteurs (traduction) :

Je pense qu’il y a, à tous les points de vue, une inégalité dans la distribution des revenus. Et je pense qu’il doit y avoir, entre le producteur et le non-producteur, l’établissement d’un meilleur équilibre au moyen d’un plan de taxation. Non pas seulement pour assurer une équité à l’égard du producteur mais aussi à l’égard du non-producteur. Car je doute que le présent déséquilibre puisse indéfiniment continuer sans entraîner de sérieux dommages à l’intégralité du système économique. Nous pouvons classifier le producteur en trois classes fondamentales : le travailleur rural et urbain, l’agriculteur et le col blanc[8].

S’adressant aux travailleurs d’usines, Bennett annonçait des mesures pour établir des normes minimales de travail. Il voulait mettre fin au travail des enfants, réduire la durée de la journée de travail, introduire un régime d’assurance-chômage et un régime de pensions de vieillesses. Ces réformes étaient nécessaires pour établir un minimum d’égalité économique, celle-ci étant une condition de l’égalité sociale et politique. La concentration économique affectait aussi gravement un autre groupe de producteurs : les fermiers. Selon lui, la chute des prix, dont ils étaient victimes, était attribuable à l’action pernicieuse de « détaillants monopolistiques », que Bennett qualifiait de « parasites économiques ».

Dans sa troisième conférence, le Premier Ministre réitéra sa volonté de réglementer le marché. Depuis la Première Guerre mondiale, le système économique avait beaucoup changé (traduction) :

La pierre de touche du système capitaliste est le système de profit et celui-ci demeure encore. Mais d’autres composantes de la structure économique d’origine ont été profondément changées. Ces changements commencèrent, en effet, à prendre place il y a quelques générations. Je supposais au début qu’ils étaient imperceptibles et, en pratique, mineurs. Pendant plusieurs années, ils ne causèrent aucun trouble sérieux. Ce n’est que depuis la dernière guerre qu’il y a eu ce développement effréné et turbulent, cette concentration frénétique du commerce, cette surcapitalisation de l’industrie, qui a connu un dénouement, en partie à tout le moins, dans le krach de 1929[9].

Dans cette conférence, Bennett promettait de suivre attentivement les résultats de la Commission royale et d’agir promptement pour rétablir l’équilibre entre les producteurs et les consommateurs. Il s’engageait aussi à élargir l’application de la Loi sur l’organisation du marché des produits naturels, qui facilitait l’accès au crédit pour les fermiers. Enfin, il annonçait la création d’un instrument crucial de la régulation de l’économie, le Conseil économique du Canada.

Lors de sa quatrième conférence, le 9 janvier, Bennett revint sur la nécessité de mieux réglementer les institutions économiques canadiennes, afin de combattre les pratiques immorales de certains industriels et financiers. Il promit des amendements à la Loi sur les Compagnies, qui permettraient d’éliminer les abus des grandes corporations évoluant sous la juridiction fédérale. Il plaçait des espoirs dans la Banque du Canada, créée en 1934, comme instrument de contrôle et de régulation du système économique canadien (traduction).

Notre tâche vise à remplacer dans le vieux système ces éléments qui sont usés, brisés, désuets, inutiles, afin que le système puisse fonctionner. Peut-être certains appelleront cela du radicalisme. Si c’en est, c’est la sorte de radicalisme avec laquelle vous aurez à composer, aussi longtemps que vous aurez à vivre sous un système bien huilé. Les hommes égoïstes, il y en a quelques-uns dans ce pays, qui se soucient plus de leur compte en banque que de votre bonheur, craignent que le gouvernement empiète sur ce qu’ils ont été habitués à regarder comme leur droit immémorial à l’exploitation[10].

Enfin, la cinquième conférence replaçait le débat sur le terrain de la politique partisane. « Le libéralisme, déclara Bennett, est un toryisme dans le sens le plus réactionnaire du terme, comme le conservatisme est aujourd’hui le progressisme dans le meilleur sens du terme ». Il assimila la position de laisser-faire de Mackenzie King à la menace fasciste. « Au Canada, il n’y a pas de place pour le fascisme ». Longtemps associé aux intérêts de la grande entreprise, le parti conservateur promettait maintenant d’être le parti du peuple (traduction) :

Si vous êtes satisfaits des conditions comme elles sont maintenant, appuyez le Libéralisme. Si vous ne voulez rien changer dans le système capitaliste, déclarez-vous en faveur de ce parti. Si vous êtes contre la Réforme, endossez le Libéralisme de toutes vos forces. Car le Libéralisme, comme vous le voyez, n’a pas l’intention d’interférer dans les affaires de la grande entreprise. Car le Libéralisme appuie le laisser-faire, le fonctionnement sans restriction du système de profit et la liberté absolue du capitalisme de faire ce qu’il pense bien et ce qu’il pense mal. Par conséquent, si vous croyez dans le Parti de l’inaction ; si vous désirez un Parti qui supporte la Réaction, appuyez le Libéralisme[11].

Les réactions aux conférences de Bennett

Le 21 janvier 1935, de retour à la Chambre des Communes, les parlementaires discutèrent le contenu des conférences radiophoniques du Premier Ministre.

Le chef de l’opposition, W.L. Mackenzie King, se trouva dans une position délicate. Le contenu de réforme était perçu comme une initiative généreuse par un large segment de l’électorat canadien. Qui plus est, le chef libéral était d’accord avec plusieurs mesures proposées. Mais il était en désaccord avec le caractère radical de la réforme. Il savait aussi qu’elle était susceptible de marginaliser le Parti libéral à l’aube d’une nouvelle élection. Il décida d’attaquer Bennett sur un terrain sûr : la constitutionnalité de la réforme. Ainsi, plusieurs de ses arguments soulignèrent le caractère révolutionnaire et inconstitutionnel de la législation proposée. En ignorant la constitution et les coutumes parlementaires, le Premier ministre se comportait comme ces dictateurs en Europe :

Une nouvelle méthode a été inaugurée pour faire connaître à la nation la substance du discours du trône. La coutume n’exige-t-elle pas, monsieur l’Orateur, que le programme de la session soit indiqué dans le discours du Trône ?… Dans le passé, les députés n’ont pas connu d’avance, par les journaux ou la radio, les sujets qu’ils seraient appelés à étudier ; ils ont attendu le moment où ils auraient le privilège de rencontrer le représentant du souverain, et d’entendre de sa bouche l’énoncé des mesures qui, de l’avis de ses ministres, seraient soumises au Parlement… Sous le régime de l’ordre ancien, lorsqu’un Premier ministre parlait de mesures à adopter, il était censé avoir pour le moins l’appui des membres de son propre parti et non l’appui obtenu en vertu de quelque ordre ou commandement émanant d’un régime fasciste.

Débats de la Chambre des Communes, 1935, p. 30[12]

Cette évocation du fascisme permettait de souligner le caractère révolutionnaire de l’initiative. Mackenzie King critiquait le culte du héros entretenu à son avis par le Premier ministre. À cette époque, en effet un gouvernement fortement interventionniste était associé aux régimes fascistes européens. Il reprocha à Bennett de parler comme si le gouvernement était sa créature : « C’est précisément ce que nous voyons en Italie et en Allemagne. Nous voyons le chef d’un parti politique parlant de ”mon gouvernement“, de ”mes ministres“, et ainsi de suite ». (Débats, p. 31.) La crainte de voir la concentration économique s’accentuer et miner par conséquent les libertés est présente dans le discours de Mackenzie King. La tendance à la monopolisation des pouvoirs et la montée d’une dictature sont associées : « Nous savons tous qu’il aime à monopoliser les pouvoirs du Parlement et les fonctions de l’exécutif, mais il a paru ici dans un nouveau rôle ; il a entrepris cette fois de monopoliser les fonctions judiciaires. Je n’en suis aucunement surpris ; rien de ce que fait le premier ministre pour essayer d’introduire son monopole d’un côté ou d’un autre ne me surprend ». (Débats, p. 31.)

Le chef libéral prétendait instaurer un régime économique différent du capitalisme, qui selon lui, était le règne du profit pour une minorité de possédants. Il prônait plutôt la voie corporatiste, fondé sur un modèle de concertation entre les grands acteurs, patrons, syndicats, gouvernements (Whitaker, 1977a). Ce modèle, Mackenzie King l’avait décrit en 1919 dans son livre Industry and Humanity. Selon lui, la législation proposée par Bennett était trop modeste :

S’il veut réformer le système capitaliste, il doit commencer par répartir entre le travailleur, la société et le capitaliste le contrôle de la politique industrielle. Que la main-d’oeuvre et la société, toutes deux essentielles à l’industrie, soient représentées sur un conseil commun qui adoptera la politique à mettre en vigueur, et bientôt ces questions d’heures de travail, de minimum de salaires, de sweat shops et autres maux qui, hélas !, existent trop généralement depuis plusieurs générations, seront réglées d’une façon efficace, à savoir, par les partis mêmes qui sont directement intéressés et qui auront leur mot à dire personnellement dans la fixation des conditions de travail. Aucun changement du système capitaliste qui laissera aux mêmes gens le contrôle de la politique industrielle n’apportera une réforme digne de ce nom. Il faudra plus que des lois sur les salaires minima, ou sur les heures de travail ou contre les sweat shops pour amener un changement essentiel sous ce rapport.

Débats, p. 33

Mackenzie King notait la contradiction entre la démocratie dans le monde politique et l’autocratie dans le monde économique. Lorsque l’industrie et l’humanité venaient en conflit, cette dernière devait l’emporter. Les progrès de la démocratie avaient permis que, dans la préparation des lois, les différentes classes étaient maintenant représentées :

Il y a incompatibilité entre le gouvernement démocratique et l’autocratie dans l’industrie… Tant que le système capitaliste demeurera en vigueur, un système par lequel la direction de nos industries reste sous le contrôle exclusif des actionnaires qui forment le monde capitaliste, le Parlement s’ingérant ici et là en vue de rectifier certains maux et défauts accessoires, vous n’aurez jamais une réforme qui vaille la peine et de haute portée. La seule réforme qui soit digne de ce nom est celle que j’ai déjà discutée, c’est-à-dire celle qui, dans l’établissement d’une politique industrielle, accorde à la main-d’oeuvre et au public (surtout composé de consommateurs) des droits égaux à ceux qui sont accordés au capitaliste.

Débats, p. 34

Le chef libéral affirmait que son parti n’était pas hostile à l’intervention de l’État, comme le prétendait le Premier ministre. Ce qui distinguait les deux partis était que le libéralisme défendait l’intérêt de l’ensemble de la société contre les intérêts particuliers de certains industriels ; avec les années, ceux-ci avaient obtenu des gouvernements conservateurs des privilèges spéciaux au détriment du bien commun.

Mais que voyons-nous, par contre, dans l’histoire du parti tory, du parti conservateur ? Tout l’opposé ; ce parti s’est toujours préoccupé de voir à ce que les particuliers aient la priorité sur l’intérêt général, c’est-à-dire que l’intérêt général devrait être subordonné à celui des particuliers. C’est précisément ce que nous constatons dans le cas de toutes ces industries protégées aujourd’hui ; chacune est l’objet d’un privilège spécial ; dans chaque cas, il s’agit de mettre au premier plan l’intérêt particulier en assujettissant ce dernier à l’autre au moyen de l’intervention de l’État.

Débats, p. 40

Cette attitude des conservateurs, consistant à accorder des privilèges spéciaux à certaines industries, est illustrée par la création en 1934 de la Banque du Canada par le gouvernement conservateur. Plutôt que de nommer des représentants du Parlement au conseil d’administration, Bennett avait préféré nommer des représentants du secteur privé. Selon le chef libéral, la Banque du Canada échappait complètement au contrôle du Parlement.

Puis-je faire observer au Premier ministre que la clef de voûte du capitalisme, c’est le contrôle privé du crédit et de la monnaie du pays. La clef de voûte du capitalisme c’est ce symbole particulier dans l’armature capitaliste qui représente le contrôle et la puissance monétaires. Sous le régime du capitalisme, ce contrôle sera soigneusement et sûrement maintenu entre les mains des capitalistes… Aucun système d’économie dirigée ne peut réussir s’il n’est pas fondé sur le contrôle public, exercé d’une façon intelligente, de la monnaie nationale et du crédit national.

Débats, p. 42

Le lendemain, le 22 janvier 1935, le chef de la CCF, J.S. Woodsworth, fit connaître la position de son parti. Il admirait les positions du New Dealer américain Henry Wallace, secrétaire d’État à l’agriculture du gouvernement Roosevelt (McNaught, 1959). À plusieurs égards, il adopta une position assez rapprochée du Premier ministre canadien. Comme lui, il prônait l’adoption d’une gamme de mesures inspirées de la philosophie social-démocrate. Cependant, à l’instar du chef libéral, il doutait de la constitutionnalité de la législation proposée. Cette réserve l’amenait à douter de la sincérité du virage proposé par Bennett. Si toutefois la réforme s’avérait constitutionnelle, le Canada comblerait enfin le retard à l’égard des autres nations capitalistes. Woodsworth convenait que cette réforme était bénéfique, mais, précisait-il, elle n’altérerait pas la nature foncièrement inhumaine du régime capitaliste :

J’espère que les réformes seront effectuées, mais je le répète, même si elles le sont, nous ne serions qu’au diapason des nations plus civilisées du monde. J’espère que personne dans cette enceinte ou ailleurs n’ira croire que ce programme constitue une réforme du capitalisme. Le capitalisme continue d’être une menace pour le peuple canadien et pour tout l’univers.

Débats, p. 85

Le chef de la CCF notait avec satisfaction que le système capitaliste était maintenant critiqué par les plus hautes autorités du pays. C’était un signe que la Grande Dépression avait profondément changé le monde. Il admettait même que, par le passé, le capitalisme pouvait fonctionner avec un minimum d’intervention gouvernementale : « Dans le passé, nous avons, pour la plupart, envisagé le capitalisme comme chose acquise. Il a existé avant nous, et nous avons grandi avec son développement. Nous n’avons donc jamais songé qu’on pourrait établir un autre régime ». (Débats, p. 85.) Le capitalisme était entré dans une nouvelle phase, qui exigeait une profonde redéfinition du rôle de l’État :

Le Premier ministre a fait beaucoup de bien en se prononçant catégoriquement en faveur de la réglementation de l’industrie. Quiconque a lu l’histoire des cent cinquante dernières années, surtout du dernier demi-siècle, doit se rendre compte que la situation actuelle est bien différente de ce qu’elle était au début du capitalisme. À cette époque, la politique de réduire au minimum l’intervention de la part du gouvernement a pu être excellente. Aujourd’hui, cependant, même le Leader de l’opposition est obligé d’admettre qu’il y a des circonstances qui exigent beaucoup plus de réglementation gouvernementale.

Débats, p. 85

Selon Woodsworth, le libéralisme classique hérité du XIXe siècle ne permettait pas de comprendre le capitalisme managérial. L’industrialisation massive des premières décennies du siècle avait miné les fondements de la démocratie. L’égalité économique était une condition des libertés politiques. Or, celles-ci disparaissaient partout où les grandes organisations anonymes s’implantaient :

Il nous faut reconnaître que les conditions des affaires ont changé. Nous parlons de liberté et d’initiative individuelle, mais il n’est pas un seul homme d’affaires ou de profession, ou un seul ouvrier qui n’admette aujourd’hui que très peu de personnes jouissent de cette liberté ou de cette initiative. C’est à peine si elles peuvent dire que leur âme leur appartient. Je demanderais quelle liberté, dans la pratique, est laissée même au gérant d’une succursale de banque, encore moins à ses commis. De quelle liberté jouit l’employé d’une grande maison commerciale comme Simpson ?… Oui, la liberté de crever de faim. Dans la pratique, de quelle liberté jouit l’individu dans un établissement industriel ? De bien peu, et sans liberté dans le domaine économique, la liberté politique n’est qu’un vain mot. Je crois que c’est là un fait bien démontré par l’enquête sur les écarts de prix et l’achat en masse. Le monde des grandes affaires, encore pénétré de la vieille psychologie, réclame la liberté, mais je prétends que sans la réglementation du gouvernement, nous deviendrons corps et âme la chose de la grande industrie et du grand commerce.

Débats, p. 86

Woodsworth accusait les grandes industries de refuser au peuple le soutien gouvernemental dont ils étaient eux-mêmes les grands bénéficiaires. Le monde de l’industrie et de la finance était mal placé pour s’opposer à la réglementation gouvernementale. Selon lui, le Premier ministre avait le mérite de défier cette attitude :

Il est assez étrange d’entendre les gens d’affaires dire sans cesse de nos jours : « Le Gouvernement intervient trop dans les affaires ». Ces gens-là ne s’arrêtent donc pas à penser que l’industrie canadienne, actuellement, dépend en grande partie du gouvernement. Voyez donc les chemins de fer avec leurs chartes, les subventions dont ils ont bénéficié, les subsides qu’ils ont touchés, et, plus récemment, les garanties obtenues : qu’est-ce que c’est que tout cela ? Cependant, si quelqu’un s’avisait de commenter les salaires des employés de chemins de fer, le président du Canadien Pacifique ne manquerait pas de protester et de dire : « Pas d’ingérance du Gouvernement dans les affaires ». Et ceux qui accaparent les ressources naturelles du pays : concessions forestières, gisements minéraux et forces hydrauliques !

Débats, p. 86-87

À ses yeux, les contradictions du système capitaliste apparaissaient maintenant au grand jour et il n’était plus possible de le rénover. Il fallait plutôt créer un nouvel ordre social. Le New Deal de Bennett, s’il était un geste louable, ne permettait pas de mettre fin au désastre provoqué par la Grande Dépression : « Nous constatons le besoin d’un nouvel ordre social. Le Premier ministre avait raison de dire que l’ancien ordre de choses a cessé d’exister. Mais je ne crois pas que le Premier ministre se soit encore rendu compte que le régime économique à l’heure actuelle est destiné à disparaître. Je crois que lors de ces élections plus qu’à l’occasion d’élections antérieures le peuple du Canada devra envisager cette question : le capitalisme d’une part et un nouvel ordre social d’autre part ». (Débats, p. 89.)

Cette analyse du New Deal, ainsi que des réactions qu’il a provoquées, révèle le consensus entre les trois partis autour de plusieurs idées : le système économique était devenu proprement inhumain ; le principe de la compétition entre agents économiques n’était plus respecté ; la concentration économique et industrielle avait atteint un niveau très inquiétant ; les inégalités économiques minaient la démocratie ; l’État avait dorénavant un plus grand rôle à jouer dans la reconstruction sociale et économique. Au-delà de cet accord, toutefois, les solutions proposées divergeaient de façon substantielle. Bennett proposait une série de mesures qui visaient à conjuguer l’impératif de la justice sociale de la philosophie social-démocrate et avec celui de l’indépendance économique de la philosophie républicaine. W.L. Mackenzie King restait pour sa part attaché à la philosophie corporatiste. Il prônait d’abord et avant tout une démocratie industrielle fondée sur des mécanismes de concertation tripartite. Les mesures de réglementation du marché et de justice distributive venaient au second plan. Enfin, Woodsworth donna un appui critique à la démarche de Bennett, car il reconnaissait que plusieurs mesures, bien que timides, étaient inspirées par la philosophie social-démocrate. Il souhaitait toutefois un New Deal nettement plus radical, fondé prioritairement sur des mesures de justice distributive. Le grand absent de ce débat fut H.H. Stevens. Il fit connaître ses vues plus tard, lorsque Bennett soumit ses projets de loi à la Chambre des Communes.

La session parlementaire de 1935 : un bilan législatif

Le bilan législatif de la session parlementaire de 1935 contenait de nombreuses mesures[13]. Pourtant, il était loin d’être à la hauteur des attentes suscitées par les conférences radiophoniques du début de l’année. En effet, le bilan législatif était modeste en ce qui avait trait à la volonté de réglementer la concentration économique. Voyons de façon plus précise les mesures concrètes, visant la concentration économique, adoptées par le gouvernement lors de cette session parlementaire. Notons d’abord qu’avant d’agir sur cette question, le Premier Ministre attendit le dépôt (au mois d’avril) du rapport de la Commission royale d’enquête sur les écarts de prix et les achats en masse[14]. Or, à ce moment, les relations entre Bennett et Stevens s’étaient sérieusement détériorées. Ce dernier avait fait pression sur le Premier Ministre, durant l’année 1934, pour s’attaquer aux effets les plus graves de la concentration économique. Maintenant que Stevens était devenu un trouble-fête au sein de son caucus, soupçonné de fomenter un putsch, il était moins urgent de poursuivre ce combat.

Le rapport de la Commission royale fut déposé le 12 avril. Il confirmait les hypothèses soulevées par Stevens l’année précédente. La concentration économique atteignait des proportions très inquiétantes et le gigantisme des entreprises contribuait à affaiblir les petits producteurs indépendants (fermiers, petits marchands, artisans). Le rapport recommandait principalement la création d’une Commission du commerce et de l’industrie. Composée de cinq membres, cette commission était appelée à remplir plusieurs responsabilités : 1) l’administration de la Loi d’enquête sur les coalitions ; 2) la régulation des monopoles dans les industries où la compétition ne pouvait être appliquée ; 3) la supervision des accords commerciaux dans les secteurs où la compétition excessive avait entraîné une démoralisation ; 4) la prohibition des pratiques commerciales déloyales ; 5) la protection du consommateur ; 6) la protection de l’investisseur ; 7) des pouvoirs généraux d’enquête en matière commerciale et industrielle. Pour faire suite à ces recommandations, le gouvernement conservateur fit adopter dans les semaines suivantes trois pièces législatives touchant la concentration économique[15]. Premièrement, il créa une Commission du Commerce et de l’Industrie. Deuxièmement, la Loi d’enquête sur les coalitions fut révisée afin de transférer son administration à la nouvelle commission[16]. Troisièmement, une nouvelle clause était ajoutée au Code criminel (section 498A), prohibant la discrimination entre les détaillants, ainsi que la vente de marchandises à des prix déraisonnables.

Le député qui fut à l’origine de ce grand débat sur la concentration économique, H.H. Stevens, jugea très sévèrement le bilan législatif de Bennett. Lors de la deuxième lecture du projet de loi créant La Commission du Commerce et de l’Industrie, le 11 juin 1935, il reprocha au Premier Ministre de négliger les changements intervenus dans le monde commercial et industriel :

Vous rencontrez un individu relativement à une certaine transaction ; il peut s’agir de la vente de marchandise, d’un contrat de construction ou de toute autre chose, et que trouvez-vous ? Généralement, vous constatez que vous traitez avec un haut fonctionnaire d’une grosse corporation et, comme l’indique notre rapport, que cette corporation est mêlée non seulement aux grandes industries ou aux services d’utilité publique, mais aussi à toutes les branches de l’activité humaine. L’épicerie du coin est passée en grande partie entre les mains de grandes corporations internationales. L’article de cinq sous que la petite employée achète pour se faire des boucles d’oreilles est maintenant offert par des compagnies constituées valant plusieurs millions. Vous entrez dans un magasin de nouveautés pour y acheter un complet et vous traitez avec une compagnie qui exploite 171 magasins différents, dans tout le pays, et possédant un capital de 30 ou 40 millions de dollars.

Débats, p. 3523-3524

Selon Stevens, la concentration était telle qu’une poignée d’hommes d’affaires dirigeaient maintenant la destinée des Canadiens. En effet, l’influence de ces hommes se répercutait sur les principales entreprises canadiennes et leur pouvoir économique immense permettait d’intimider les gouvernants.

Je répète qu’il ne s’agit pas de se demander si les gens dont je parle sont de bons ou de mauvais citoyens. Ils ont pris sur eux une responsabilité terrible en mettant la main sur une partie si considérable du commerce canadien. Le point qu’il faut retenir surtout, à mes yeux, est que leur façon d’agir a opéré une modification essentielle, sinon révolutionnaire, dans nos méthodes commerciales… Une douzaine environ de particuliers ont la main haute sur une richesse de 9,800 millions de dollars… C’est un pouvoir terrifiant…. Quiconque est renseigné comprend que ces gens exercent une influence prépondérante dès qu’ils mettent le pied dans un conseil d’administration… On songe que ces gens peuvent se dire : « L’État, c’est moi ». Constitutionnellement, politiquement et nominalement, le Canada est une démocratie, mais en réalité, il est gouverné par une autocratie ploutocratique… C’est une chose que les membres de la Chambre, la dernière forteresse de la démocratie, je puis dire, doivent étudier avec le plus grand soin, car si le Parlement manque à son devoir envers l’État démocratique, j’hésite à dire quelles pourront être les conséquences de son incurie.

Débats, p. 3525-3526

Le caractère radical de cette critique confirmait que toute réconciliation était désormais impossible entre les deux hommes. Lors de la troisième lecture du projet de Loi sur la Commission du Commerce et de l’Industrie, le 19 juin 1935, Stevens continua son travail de démolition. Selon lui, l’adoption de la Politique nationale de Macdonald, en 1878, n’avait jamais été conçue pour créer une économie de monopoles : « les auteurs de la soi-disant politique nationale n’ont jamais envisagé la création de groupes industriels tellement puissants qu’ils pourraient défier le Gouvernement et la concurrence ». (Débats, p. 3808.) Les monopoles existaient, non en vertu de leur efficacité, mais de la mauvaise répartition du pouvoir économique : « Il ne s’ensuit pas nécessairement que leur développement est dû à leur efficacité… Le rapport dit que ce fut le pouvoir de la concentration des capitaux plutôt que l’efficacité qui a rendu puissantes ces grandes industries ». (Débats, p. 3808-3809.) Après avoir cité plusieurs extraits des conférences radiophoniques de Bennett, Stevens souligna que la législation proposée était nettement moins ambitieuse. L’écart entre ces conférences et les mesures concrètes de lutte à la concentration était très grand : « Je soutiens que les mesures qu’on nous a demandé d’étudier ne correspondent pas à cette déclaration du Premier ministre que je viens de lire… Ce sont de belles paroles, mais je n’ai pas trouvé dans les mesures qui ont été présentées au Parlement les remèdes que laissaient entrevoir ces paroles ». (Débats, p. 3811.)

Quelques jours plus tard, Bennett annonça son intention de diriger à nouveau le parti conservateur aux élections générales de l’automne. Stevens, qui gardait encore un mince espoir de succéder au Premier ministre, se résigna à annoncer la fondation d’une nouvelle formation politique, le Parti de la Reconstruction. La campagne électorale de l’automne 1935 commença donc par un schisme au sein du parti conservateur. Lors de cette élection générale, cinq partis se firent la lutte : le Parti libéral, le Parti conservateur, la CCF, le Parti de la Reconstruction et le Crédit social et la division des forces conservatrices facilita la victoire libérale[17]. Si le Parti de la Reconstruction obtint seulement un siège (celui de Stevens), il finit néanmoins troisième sur le plan des suffrages. Il arriva deuxième ou troisième dans un grand nombre de circonscriptions. Enfin, contrairement aux deux autres tiers partis, il obtint sensiblement le même suffrage dans pratiquement toutes les provinces. Si le résultat du vote reste difficile à interpréter, un fait apparaît avec clarté : Bennett a chèrement payé auprès de l’électorat son différend avec Stevens.

Le Nouveau libéralisme et l’approche fiscale

À son arrivée au pouvoir, Mackenzie King soumit la législation sociale de Bennett au Comité judiciaire du Conseil privé de Londres. En 1937, le Comité judiciaire rendit une décision célèbre : la plupart des éléments de cette législation étaient jugées ultra vires (Olmstead, 1954). Comment Mackenzie King réagit-il à ce jugement ? Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il ne s’engagea pas dans la voie corporatiste. Dans sa réplique au New Deal de Bennett, il avait certes maintenu son intérêt pour les mécanismes de concertation industrielle, mais il fit par la suite peu de gestes concrets allant dans ce sens. Il avait aussi de fortes réserves à s’engager dans la voie républicaine de lutte à la concentration économique. Mackenzie King décida plutôt de s’engager prudemment dans la voie social-démocrate, que Bennett avait déjà tracée. Trois facteurs principaux le poussèrent dans cette direction : 1) l’évolution de la doctrine libérale ; 2) la situation économique ; 3) l’expérience de l’économie de guerre.

Premièrement, l’évolution de la doctrine libérale permettait au chef libéral de franchir un pas en direction de la voie social-démocrate. Un mouvement intellectuel, le Nouveau libéralisme, était devenu très influent durant les années 1930. Une génération d’intellectuels s’attachèrent à définir une via media, une voie intermédiaire sur le plan philosophique et politique : T.H. Green et L.T. Hobhouse, Sydney Webb en Angleterre, William James, John Dewey, Walter Lippmann aux États-Unis, Alfred Fouillée et Léon Bourgeois en France, William Dilthtey et Max Weber en Allemagne (Kloppenberg, 1986). Cette via media proposait un compromis entre la science et la religion, entre le matérialisme et l’idéalisme. Sur le plan politique, l’effet net de la création d’une via media a consisté à rapprocher la sensibilité libérale de la sensibilité socialiste. La première évolua vers le progressisme, la seconde vers la social-démocratie. Le Nouveau libéralisme était ainsi une alliance de progressistes et de sociaux-démocrates. Au sein du Parti libéral canadien, le propagandiste du Nouveau libéralisme était Vincent Massey (Kelly, 2001), qui réussit à conscrire plusieurs jeunes militants : Norman Rogers, Paul Martin Sr., Stephen Cartwright, Raleigh Parkin, Pierre et Thérèse Casgrain, Brooke Claxton, T.W.L. MacDermot. Sur le plan intellectuel, les premiers jalons du mouvement avaient été posé par des professeurs de l’Université Queen’s : Adam Shortt, O.D. Skelton, W.C. Clark, W.A. Mackintosh (Ferguson, 1993).

Deuxièmement, le retour à la dépression économique à l’automne 1937, persuada Mackenzie King de nuancer sa conception du rôle de l’État. En découvrant la gravité de la situation économique, les partisans d’un budget équilibré au cabinet se résignèrent. Ils acceptèrent que le gouvernement fasse un emploi énergique de ses pouvoirs fiscaux pour stimuler la croissance économique. Les partisans de cette approche fiscale attribuaient au gouvernement une fonction compensatoire, pour les faiblesses et les déséquilibres du secteur privé, sans prétendre réformer les mécanismes internes du système capitaliste. La concentration économique (monopoles, oligopoles, fusions) n’était pas considérée comme un problème dans la mesure où elle stimulait la croissance économique. Favoriser ainsi l’activisme fiscal n’était pas en soi révolutionnaire. Donner des subventions à des entreprises privées était une pratique aussi vieille que le gouvernement fédéral. Mais ces subventions, dans le passé, avaient servi à promouvoir les capacités productives de la nation ; elles avaient permis de construire des routes, des ponts, des canaux, des chemins de fer et d’autres éléments de l’infrastructure économique, et plus récemment à soutenir des banques et des institutions financières. Au lieu de prôner des politiques fédérales fiscales contribuant principalement aux capacités productives de l’économie nationale, les disciples du Nouveau Libéralisme prônaient des mesures stimulant la consommation de masse.

Troisièmement, l’économie de guerre, entre 1939-1945, eut un impact psychologique puissant sur la pensée libérale. Durant les années 1930, les deux approches – réglementaire et fiscale – coexistèrent dans la pensée libérale nord-américaine. On les considérait comme deux faces d’un même mouvement de redéfinition de l’État dans l’économie. Mais la coexistence de ces deux approches ne survécut pas à la Seconde Guerre mondiale (Brinkley,1995). Vers 1945, l’idée d’un État réglementaire faisant la lutte à la concentration économique était en déclin, tandis que celle d’un État compensatoire utilisant abondamment l’approche fiscale se déplaça au centre la pensée des libéraux nord-américains. La forte expansion de l’économie de guerre les persuada que la croissance pouvait atteindre des niveaux insoupçonnés, à l’aide d’incitatifs fiscaux. En s’inspirant des propositions les plus modérées de John Maynard Keynes, ils adoptèrent le modèle d’un État compensatoire (Lekachman, 1966). Keynes avait suggéré des façons ingénieuses d’introduire en temps de paix des incitatifs qui avaient produit une forte croissance durant la guerre. L’approche fiscale avait le grand avantage de contrôler l’économie sans s’attaquer au mouvement de concentration économique et sans empiéter sur les prérogatives de la grande entreprise. De fait, à partir de 1945, les critiques sévères à l’égard du système capitaliste s’atténuèrent ; la lutte à la concentration économique fut abandonnée ; les approches républicaine et corporatiste furent délaissées.

Durant la première moitié du XXe siècle, la lutte à la concentration économique fut plus faible au Canada qu’aux États-Unis. La législation canadienne, moins sévère, en est un bon exemple[18]. Pour approfondir l’explication de cette faiblesse, il faudrait sans doute évaluer le rôle de la culture politique. Celle des États-Unis a été marquée, jusqu’au milieu des années 1950, par un conflit entre l’idéal jeffersonien et l’idéal hamiltonien (Hofstadter, 1944). C’est l’idéal jeffersonien, dans certaines de ses variantes, qui a porté le mouvement de lutte à la concentration économique. Les opposants à la concentration défendaient la cause des « classes productives » : fermiers, artisans, petits marchands. Ces classes bénéficiaient de l’indépendance économique nécessaire à la préservation de la liberté politique[19]. Au Parlement fédéral canadien, en 1934, H.H. Stevens se fit le défenseur de ces classes contre le mouvement de concentration économique[20]. C’est sa croisade qui incita un parti conservateur, hésitant, à se lancer dans le mouvement en faveur d’un New Deal canadien. L’État-providence créé dans la décennie suivante par les libéraux de Mackenzie King était une pâle copie de la grande ambition qui mobilisa les parlementaires en 1934 et 1935. La politique fiscale, approche secondaire au milieu des années 1930, devint le coeur du Nouveau libéralisme des années 1940.

En conclusion, pour mieux comprendre cette période historique cruciale, il faut distinguer deux New Deal canadiens. Le premier fut formulé en 1934 et 1935 par H.H. Stevens et R.B. Bennett. Synthèse audacieuse de la voie républicaine et de la voie social-démocrate, il menait une lutte vigoureuse à la concentration économique, au moyen d’une sévère réglementation du marché. Le second fut formulé entre 1937 et 1943 par Mackenzie King. Émanant plus exclusivement de la voie social-démocrate, il utilisa des instruments fiscaux pour stimuler la consommation et la croissance économique. Le premier New Deal échoua au milieu d’une querelle qui divisait le parti conservateur. Le second New Deal réussit et confirma l’hégémonie du Parti libéral sur la scène politique fédérale.

La sociographie québécoise a peu étudié le mouvement de lutte contre la concentration économique au Québec[21]. Nous savons toutefois que la critique des monopoles était importante dans la pensée nationaliste et dans certains courants politiques marginaux. La croisade de H.H. Stevens était ainsi bien reçue au Québec (La Terreur, 1973). Les progrès récents de l’histoire politique du XXe siècle soulignent l’importance de la critique des monopoles dans plusieurs mouvements démocratiques américains et européens. Il y a donc tout un pan de notre tradition politique qui mérite d’être réexaminé.