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Les historiens amérindianistes ne sont pas à l’abri de l’influence des débats juridiques actuels entourant l’occupation territoriale des Autochtones. L’ouvrage de Nelson-Martin Dawson, Des Attikamègues aux Têtes-de-Boule, en est un bon exemple. D’entrée de jeu, l’auteur souligne que les résultats de ses recherches (originalement commandées par Hydro-Québec) risquent fort d’entraîner des conséquences majeures dans le contentieux au sujet des droits des Attikamekw sur le territoire de la Haute-Mauricie ; conclure à leur disparition, précise-t-il, pourrait mener à délégitimer la cause des Attikamekw. Une telle introduction donne le ton à l’ouvrage, qui cherche à nier de façon catégorique la continuité ethnique entre les Amérindiens nommés « Attikamègues » dans certains documents du xviie siècle et ceux appelés « Têtes-de-Boule » à partir du début du xviiie. Dawson reprend ainsi une thèse proposée pour la première fois par R. G. Thwaites, il y a un siècle, et défendue plus récemment par d’autres chercheurs, tels Raynald Parent, Maurice Ratelle et Normand Clermont.

Dans le premier chapitre, l’auteur procède à la délimitation du territoire occupé par les Attikamekw lors de leur rencontre avec les Français au milieu du xviie siècle en disséquant, nous annonce-t-il, « avec minutie et méthode » ainsi qu’avec une « attention redoublée », le témoignage du jésuite Jacques Buteux, qui relate son voyage de 1651 en Haute-Mauricie (p. 15). Travail fastidieux d’érudition, cet examen mènera l’auteur à réfuter la thèse de McNulty et Gilbert (Handbook of North American Indians, 6 : 208-216) selon laquelle « Attikamek » et « Tête de Boule » seraient deux appellations synonymes qui renverraient à un même groupe ethnique habitant un territoire s’étendant du Saint-Maurice à la baie James. Comme l’anthropologue Claude Gélinas avant lui, Dawson déconstruit leur principal argument qui associe un lac Kisakami (mentionné dans les Relations des jésuites) avec l’actuel lac Kesagami dans le nord-est de l’Ontario. Cet amalgame est non fondé, selon Dawson, puisqu’il est impossible que le jésuite ait pénétré, au cours de son voyage, jusqu’aux abords de la baie James : « si le lac Kisakami devait être associé à l’actuel lac Kesagami, comment expliquer le retour du père Buteux d’un si long chemin en 10 jours de canot ? » (p. 60) Si cet argument nous semble valable, il est toutefois affaibli par l’ensemble de la reconstitution du trajet du père Buteux, pour laquelle Dawson se livre à de fréquentes extrapolations à partir d’informations géographiques excessivement limitées. Par exemple, là où le jésuite mentionne avoir traversé « des lacs tous glissans » (JR, 37 : 30), Dawson le fait passer par « un long chapelet de lacs : Eggs, Du Bocage, Horseshoe, Beaumier puis, via le ruisseau Wickenden qui contourne les montagnes par le nord, Claude, Ring et Vison, qui conduisent au lac Dupuis ». (p. 40-41) Bien qu’il souligne lui-même les limites de son raisonnement, Dawson circonscrit néanmoins le territoire des Attikamekw du xviie siècle aux sources du Saint-Maurice, rompant leurs liens avec d’éventuels Têtes-de-Boule établis plus à l’ouest.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la démonstration de l’extinction des Attikamekw en tant que communauté ethnique. Dans le chapitre II, l’auteur adhère à l’idée véhiculée par plusieurs chercheurs (et attestée par les sources) selon laquelle les guerres iroquoises et les épidémies introduites par les Blancs auraient contribué à une chute démographique des Attikamekw dans la seconde moitié du xviie siècle. Selon Dawson, cette dépopulation aurait entraîné la disparition complète de la nation, à l’instar du sort subi par plusieurs groupes de la région du lac Saint-Jean, tels les Kakouchak et les Écureuils. Cette disparition se reflète en outre, selon Dawson, par l’absence de toute mention des Attikamekw dans les archives coloniales entre 1670-1680. Relativement persuasif, cet argument n’est pourtant pas inébranlable. En effet, l’absence de mentions des Attikamekw dans les sources peut-elle réellement représenter un témoignage de leur extinction ? Ne serait-elle pas simplement le reflet d’un recul de l’activité missionnaire en Haute-Mauricie ou d’une rupture dans les relations franco-attikamekw ? Affirmer que, par leur mutisme, des documents laissent « peu de doute » (p. 78) quant à la disparition des Attikamekw relève d’une logique plutôt fallacieuse.

Au chapitre III, Dawson cherche à établir la preuve de cette disparition par le glissement terminologique qui s’effectue dans les documents vers 1680. En effet, l’auteur note d’abord un passage de l’appellation « Attikamègues » (traduit en français par « Poissons-Blancs ») vers la désignation plus générale de « Sauvages du Pays des Poissons-Blancs », celle-ci regroupant peut-être, selon lui, leurs voisins Ouramanicheck et Pistakang. Puis apparaît dans les sources l’expression englobante « Gens des terres » (qui désignait des Amérindiens habitant des territoires au nord-ouest du Saint-Maurice) et, finalement, l’appellation plus restreinte « Têtes-de-Boule ». D’après Dawson, l’erreur historique commise jusqu’ici a été d’associer à un seul groupe ces variations qui seraient, au contraire, le reflet évident de mutations ethniques dans le territoire haut-mauricien engendrées par une série de migrations de nations amérindiennes à la fin du xviie siècle.

L’un des arguments majeurs pour attester de la transformation ethnique survenue à l’intérieur des terres repose sur le changement des qualificatifs attribués par les missionnaires aux Amérindiens qui viennent faire la traite à Trois-Rivières. Les « bons Attikamègues » d’autrefois seraient devenus des « Têtes-de-Boule infidèles », rendant du coup peu probable l’hypothèse de la continuité ethnique (p. 94). Davantage crédible serait l’argument voulant que l’Intendant de la Nouvelle-France, Antoine-Denys Raudot, dans le dénombrement des « Sauvages errants » en relation avec le gouvernement colonial, « distinguait clairement les “Aticamegues ou Poissons-Blancs” d’avec les “Machatantibis ou Têtes de Boules” » (p. 94-95). Pourtant, cette mention des Attikamekw dans la première décennie du xviiie siècle ne pourrait-elle pas aussi être évoquée pour prouver leur survivance jusqu’à cette époque plus récente ?

Le dernier chapitre de l’ouvrage de Nelson-Martin Dawson cherche à écarter de façon définitive l’hypothèse de la permanence ethnique en repoussant les terres d’origine des Têtes-de-Boule jusqu’au lac Supérieur, faisant d’eux des Amérindiens plus proches culturellement des Ojibwas que des Montagnais. Enfin, par quelques pirouettes phonologiques, l’auteur tente de nous démontrer que le mot « Têtes-de-Boule », prononcé par les Amérindiens et entendu par les Eurocanadiens/eedabo/, serait suffisamment proche linguistiquement de l’expression algonquienne « Esquimaux » (Ashkebood ou ackipo signifiant « l’étranger ») pour faire des Têtes-de-Boule de véritables immigrants sur le territoire de la Haute-Mauricie.

Certes, la thèse d’une mutation ethnique en Haute-Mauricie vers la fin du xviie siècle est loin d’être farfelue ; au contraire, plusieurs documents de l’époque semblent abonder en ce sens. Dès lors, il est surprenant que l’auteur tende à manipuler ces témoignages historiques. En effet, par une démarche parfois tordue, Dawson favorise les sources appuyant sa thèse tout en écartant celles qui pourraient lui nuire. Un des exemples les plus manifestes de cette façon de faire apparaît à la page 64, alors que pour accorder le témoignage d’un jésuite avec son interprétation (i.e. positionner le lac Kisakami dans l’actuel réservoir Gouin), Dawson fait des membres de la Compagnie de Jésus des auteurs malhabiles et « moins respectueux des bonnes normes de la langue écrite ». Ailleurs, il discrédite une Relation des jésuites au profit d’un écrit de Marie de l’Incarnation, pourtant basé sur cette même Relation, simplement parce que la mère supérieure tait la présence de représentants attikamekw au cours d’une rencontre diplomatique en 1645.

Mais pourquoi Dawson emprunte-t-il un style d’argumentation aussi contraire à la pratique historienne ? Cette attitude semble s’expliquer par sa volonté de persuader à tout prix le lecteur que les documents fournissent une « réponse claire qui va bien au-delà [d’une] “relative certitude” » (p. 113) sur le débat entourant la disparition des Attikamekw. Ainsi, loin de nous offrir une étude rigoureuse et nuancée, qui tiendrait compte de la grande complexité de ce débat, Dawson a produit un ouvrage décevant, écrit dans un style littéraire souvent pompeux, où les préoccupations des juristes à l’origine de ses recherches semblent avoir pris le pas sur la rigueur historique.

En témoignent bien les dernières phrases de sa conclusion, qui traduisent aussi l’esprit général dans lequel l’ouvrage fut rédigé :

Devant un tel faisceau de témoignages convergents et concordants, on ne saurait désormais nier ou ignorer les bouleversements survenus au mitan du xviie siècle sous prétexte que cette histoire « nous est somme toute inconnue » […]. Non, [les Attikamègues] ne vécurent pas heureux et n’eurent pas beaucoup d’enfants pour conserver leur marque sur le territoire ancestral. Bien au contraire, ces enfants attikamègues périrent les uns après les autres ou se fusionnèrent à des vestiges de peuples voisins. Non, il n’y eut pas non plus de suite : « Les Attikamègues, le retour ! ». L’histoire des Attikamègues, qui s’écrivit en un seul tome, n’en fut pas une avec un « happy end ».

p. 121-122