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Traduction : Suzanne Mineau

À toutes les époques, les marqueurs d’un statut élevé semblent naturels, c’est-à-dire évidents et inaltérables[2]. Pourtant, la lecture de l’histoire laisse voir la fragilité temporelle de ces marqueurs inaltérables de statut. Cette fragilité ne tient pas seulement aux changements de la mode, et il est certain qu’elle change, mais au-delà de ces changements éphémères, même les fondements intellectuels qui permettent d’établir ces marqueurs se modifient au cours des ans, et de telles modifications sont souvent annonciatrices d’un changement des relations de pouvoir au sein d’une société. L’ère du capitalisme industriel bourgeois se caractérisait par une nette distinction entre, d’une part, les arts qui étaient perçus comme des symboles ennoblissants de vertu, de vérité et de beauté et, d’autre part, les divertissements populaires grossiers en dehors de sa classe. Le traité publié par Matthew Arnold en 1875, Culture and Anarchy, constitue l’expression classique de cette perception des goûts et du statut.

La distinction entre ceux qui ont des goûts raffinés ou vulgaires trouve sa justification scientifique dans la biologie raciste de l’époque qui distingue les races soi-disant supérieures de l’Europe du Nord dotées d’une grande capacité crânienne et les races inférieures au petit cerveau disséminées partout ailleurs (Combs, 1865). En Amérique du Nord, cette distinction se traduit par le contraste entre les intellectuels, qui parrainent les arts et évitent tout contact avec les divertissements populaires, et les « rustres » qui apprécient les divertissements populaires « dégradants » (Lynes, 1954). Dans sa vaste étude des intellectuels et des rustres, Lawrence Levine (1988) décrit avec force détails comment les normes des intellectuels ont été fixées et comment les arts nobles et vertueux sont nettement différenciés des vils divertissements des rustres. (Voir aussi Peterson, 1997a.) Retraçant les efforts de la classe des entrepreneurs culturels de Boston, DiMaggio (1982) fournit une étude de cas détaillés des moyens utilisés aux États-Unis pour établir l’hégémonie du snobisme intellectuel[3].

Dans l’ensemble, les sociologues n’ont pas remis en question ou analysé l’hégémonie du snobisme intellectuel avant 1979, année où Pierre Bourdieu a publié sa monographie avant-gardiste La Distinction qui a été traduite en anglais en 1984 sous le titre Distinction : A Social Critique of the Judgement of Taste[4]. Ce livre ainsi que les autres ouvrages de Bourdieu et de ses collègues[5] sont importants pour deux raisons. Tout d’abord, la théorie complexe que les auteurs intègrent à leurs travaux se centre pour la première fois sur les notions de capital culturel, habitus, goût, domination et violence symbolique, et elle fournit une base théorique pour conceptualiser les liens entre le goût, le statut et la classe sociale incarnés par l’intellectuel snob du capitalisme bourgeois et sa contrepartie, le rustre vulgaire du prolétariat. En deuxième lieu, l’ouvrage ne se fonde pas sur des hypothèses et sur l’observation de petits groupes, mais sur le questionnaire complexe d’une enquête menée en 1963 et à nouveau en 1967-1968 auprès de 1 217 répondants de Paris, de Lille et d’une « petite ville de province » (1979). Parce que Bourdieu avait documenté avec soin le plan de son enquête, il a été assez facile de la reproduire par la suite.

Au départ, la thèse de Bourdieu a été fortement contestée, mais depuis quelques décennies des chercheurs l’ont testée dans différents pays afin de voir si elle s’appliquait ailleurs que dans la France de la fin des années 1960. Dans cet article, je m’attache à un aspect, celui de la composition du capital culturel en dehors de cette période et de ce pays. Je montrerai que même si les caractéristiques du snobisme intellectuel reposent sur la glorification des arts et le dédain des divertissements populaires, le capital culturel apparaît de plus en plus comme une aptitude à apprécier l’esthétisme différent d’une vaste gamme de formes culturelles variées qui englobent non seulement les arts, mais aussi tout un éventail d’expressions populaires et folkloriques. Parce que cette règle du goût se caractérise notamment par la capacité d’apprécier une vaste gamme de formes culturelles, mes collègues et moi l’avons appelée « l’omnivorité » (Peterson et Simkus, 1992 ; Peterson, 1992, 2002 ; Peterson et Kern, 1996).

À la recherche de l’omnivore

En 1990, Albert Simkus et moi avons utilisé la méthode de corrélation linéaire pour noter simultanément le rang professionnel et les goûts musicaux d’un échantillon national de la population américaine qui avait été interrogé par le Bureau du recensement des États-Unis pour la National Endowment for the Arts (nea). Nous avons constaté que, comme prévu, les emplois supérieurs étaient associés à la musique classique et à l’opéra et qu’il y avait une plus grande probabilité que ces répondants de statut élevé participent à toutes les activités artistiques. La théorie des intellectuels et des rustres laissait prévoir de telles conclusions. Toutefois, à notre grande surprise, ceux qui occupaient des emplois supérieurs avaient également tendance à s’intéresser plus souvent que les autres à une vaste gamme d’activités de statut inférieur, tandis que ceux qui occupaient des emplois inférieurs avaient une gamme d’activités culturelles limitée (Peterson et Simkus, 1992). Ces résultats, qui contredisaient la distinction courante entre l’exclusivisme de l’intellectuel snob et le manque de discrimination du rustre vulgaire, nous ont amenés à penser que les répondants de statut élevé avaient peut-être des goûts plus « omnivores », tandis que ceux qui se situaient au bas de la hiérarchie sociale étaient plus « univores ». La classification par rapport aux arts de Paul DiMaggio (1987) ainsi que les recherches empiriques de John Robinson et al. (1985) laissaient prévoir de telles conclusions.

En 1992, la reprise de l’enquête nationale de la nea nous a fourni, à Roger Kern et moi, l’occasion de confirmer ou d’infirmer les résultats de l’étude précédente, et aussi de disposer de données comparables recueillies à deux moments différents à dix ans d’intervalle (Peterson et Kern, 1996). Comme dans la première étude, une caractéristique omnivore est ressortie des données, et elle prédominait plus en 1992 qu’en 1982 chez les personnes de statut élevé. À quoi était due cette augmentation ? Nous avons testé deux hypothèses différentes sur les causes de ce changement. Les personnes de statut élevé étaient-elles devenues en général plus omnivores, ou une cohorte d’âge de statut élevé plus jeune et plus omnivore avait-elle remplacé la cohorte âgée plus susceptible d’avoir une orientation intellectuelle ? L’enquête statistique a montré la présence de ces deux processus ; en effet, les cohortes âgées se révélaient plus omnivores qu’auparavant et les cohortes plus jeunes, qui étaient nées après la Seconde Guerre mondiale, étaient aussi nettement plus omnivores que les cohortes de statut élevé nées avant 1945.

Depuis 1992, des chercheurs des États-Unis, du Canada et d’Europe ont testé la véracité de ce glissement du snobisme intellectuel à l’« omnivorité » non discriminatoire et ils ont beaucoup accru notre compréhension des raisons et des conséquences de ce glissement.

La répartition des omnivores dans l’espace et le temps

Ayant déterminé la présence d’une caractéristique omnivore chez ceux qui avaient une bonne éducation et des emplois supérieurs aux États-Unis, et compte tenu de l’énorme différence entre nos résultats et ceux de Pierre Bourdieu en France, il était intéressant de se demander si des études indépendantes de chercheurs d’autres pays révéleraient dans les années 1980 et le début des années 1990 les mêmes tendances omnivores. En fait, des études menées par Gripsrud (1989) et Blewitt (1993) au Royaume-Uni, par Donnat (1994) en France et par Schulze (1992) en Allemagne attestent toutes de la présence de goûts éclectiques chez les personnes de statut élevé.

À partir du milieu des années 1990, un nombre croissant de livres et d’articles se fondant sur l’analyse de données ont démontré les goûts éclectiques des personnes de statut élevé, et certains d’entre eux ont démontré également les goûts restreints des personnes de statut inférieur. En passant en revue ces travaux, il est possible de trouver des données provenant de douze pays d’Amérique du Nord et d’Europe ainsi que d’Australie[6]. La plupart de ces études, mais non la totalité, utilisent explicitement le qualificatif de snob intellectuel plutôt que d’omnivore. Parmi ces études, mentionnons entre autres : en Australie, Tony Bennett et al. (1999) ; en Autriche, Andreas Gebesmair (1998) ; en Belgique, Alexander Vander Stichele et Rudi Laemans (2003) ; au Canada, Bonnie Erickson (1996), Sthen Preece et Timothy Fisher (2003) ; en France, Antoine Hennion et al. (2000), Philippe Coulangeon (2003) ; en Allemagne, Kirschberg (1997), Peter Hartman (1999), Hans Neuhoff (2001) ; aux Pays-Bas, Koen van Eijck (1999, 2000, 2001), Kees van Rees, Jeroen Vermunt et Marc Verbood (1999) ; en Israël, Tally Katz-Gerro et Y. Shavit (1998) ; en Espagne, Jordi Lopez-Sintas et Ercilia Garcia-Alvarez (2002a, 2002b, 2002c) ; en Suède, Erik Bihagen et Tally Katz-Gerro (2000) ; au Royaume-Uni, Brian Longhurst et Mike Savage (1996), Eammon Carobine et Brian Longhurst (1999), Alan Warde et al. (1999), Wendy Olsen, Alan Warde et Lydia Martens (1998), Alan Warde et Lydia Martens (2000), Katz-Gerro et Sullivan (2004) ; aux États-Unis (à l’exclusion des travaux dont je suis l’auteur ou le co-auteur), Bethany Bryson (1996, 1997), Paul DiMaggio (1996), Douglas B. Holt (1997), Roger Kern (1997), Michael Relish (1997), Kenneth Roberts (1999), Lisa A. Barnett et Michael P. Allen (2000), Michael Weiss et al. (2001), Morris Holbrook et al. (2002)[7].

S’il est vrai, comme cela semble le cas, que l’« omnivorité » n’est pas propre à un seul pays, mais se retrouve partout, plusieurs questions viennent à l’esprit. Par exemple, à quel point est-elle largement répartie dans tous les pays ? Est-elle semblable partout ? La trouve-t-on toujours au même échelon social ? On n’a malheureusement publié aucune enquête multinationale portant explicitement sur l’omnivorité, mais la littérature existante permet de préciser ces interrogations. Avant de poursuivre, je tiens toutefois à exprimer une mise en garde. Étant donné que l’omnivorité est un processus historique qui surgit à un certain moment et disparaîtra sans doute avec le temps (Peterson, 1997a), il ne faut pas perdre de vue la date à laquelle les observations sont faites ainsi que la taille de la population à laquelle les résultats s’appliquent. Par exemple, l’affirmation selon laquelle les omnivores se retrouvent partout aux États-Unis dans la classe moyenne aisée est vraie en 2004, mais ne l’était pas en 1904 et ne le sera probablement pas en 2104.

La répartition temporelle et géographique de l’omnivorité — L’omnivorité est une norme de bon goût et, comme telle, elle est devenue à la mode à une certaine période ; si elle évolue comme les normes de goût antérieures, elle traversera peu à peu les frontières géographiques avant de décliner (Levine, 1988 ; Peterson et Kern, 1996 ; Peterson, 1997a). Comme on l’a vu précédemment, toutes les études qui constatent l’existence de ce pattern proviennent jusqu’à maintenant d’Europe, d’Australie et d’Amérique du Nord. Cette répartition apparente est-elle réelle, ou est-elle due au fait que les enquêtes sur la participation à la vie artistique ont été menées surtout dans ces zones géographiques et non ailleurs ? Il se pourrait que ce pattern ne puisse apparaître que dans les pays occidentaux où l’exclusion culturelle snob représente la norme du bon goût. À l’inverse, il est possible que le pattern se retrouve partout et que sa prévalence dans un pays soit fonction de la taille de l’élite cosmopolite et qu’il y ait beaucoup d’autres modèles de répartition possibles. Il importe de disposer d’études qui fassent état d’enquêtes menées dans des pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et du monde islamique.

La composition de l’omnivorité — L’omnivorité est-elle semblable partout où on la retrouve ? Le goût ayant été mesuré de façons très différentes dans les études, il est impossible à ce moment-ci de répondre de façon définitive à cette question, mais les données existantes laissent voir qu’il existe de grandes différences, entre les nations et à l’intérieur de chaque nation, dans la façon dont le goût se construit dans la classe moyenne aisée. Michèle Lamont (1992) a comparé les critères utilisés par des Français et des Américains de la classe moyenne aisée pour expliquer la façon dont ils choisissaient leurs amis très proches. Elle a choisi des échantillons d’hommes de la classe moyenne aisée dans les villes cosmopolites de Paris et New York ainsi que dans les villes provinciales de Clermont-Ferrand et Indianapolis (Indiana). Les Parisiens plaçaient le bon goût au-dessus de tous les autres critères tandis que les New-Yorkais insistaient sur l’argent et que les provinciaux français et américains étaient très proches par leur insistance sur les valeurs morales. Ainsi, dans la mesure où le snobisme intellectuel prédominait au moment où ces données ont été recueillies en 1989, cela n’était vrai qu’à Paris. Parallèlement, dans une enquête auprès de 500 étudiants des cycles supérieurs des universités de l’est des États-Unis, Kane (2002) a trouvé de nettes différences d’un continent à l’autre entre les activités que pratiquent uniquement les membres de la classe supérieure aux dires de ces jeunes intellectuels mobiles et instruits. Les répondants provenant d’Asie étaient plus enclins à mentionner dans l’ordre le golf, l’opéra et la musique classique tandis que les Européens de classe sociale comparable mentionnaient l’opéra et le golf et les Nord-Américains, le golf, l’opéra et le polo. Il semble probable que les indicateurs d’omnivorité peuvent varier selon l’époque et la région géographique (DiMaggio, 1987), mais si Bourdieu (1979) et Holt (1997) ont raison, la façon particulière dont les personnes de statut élevé évaluent les indicateurs de goût ne changera pas d’une époque à l’autre et d’un lieu à l’autre.

Le lieu social de l’omnivorité — L’omnivorité a été identifiée pour la première fois chez des professionnels de la culture dans une étude comparative des goûts de différentes classes sociales (Peterson et Simkus, 1992), mais étant donné qu’elle est une mode passagère et qu’elle semble franchir les frontières géographiques, on peut se demander si elle sortira de la classe supérieure pour descendre le long de l’échelle des statuts sociaux[8]. L’analyse des données de divers pays européens laisse entrevoir une telle possibilité. En gros, ces études indiquent des liens variables entre l’omnivorité et certains indicateurs de statut social comme le revenu, l’emploi, le sexe, l’âge et d’autres mesures d’attitudes. Elles montrent nettement que bien des choix de style de vie ne sont pas reliés à des différences de statut (Hughes et Peterson, 1984 ; Rees et Eijck, 2003). Toutefois, étant donné que les échantillons, les questions et les méthodes d’analyse varient énormément d’une étude à l’autre, il n’est pas possible actuellement de se prononcer. Des études menées au cours de ce nouveau siècle devraient clarifier le lieu de l’omnivorité selon les pays et selon les époques.

Pourquoi l’omnivorité s’accroît-elle ?

L’une des façons de mieux prédire l’évolution future de l’omnivorité est d’analyser les causes de son développement. Bourdieu et ses collaborateurs (Bourdieu, 1979, 1985 ; Bourdieu et Darbel, 1966 ; Bourdieu et Passeron, 1960) soutiennent que les goûts des intellectuels sont dans une large mesure le fruit d’expériences antérieures, vécues dans la famille, dans le quartier et à l’école, qui ont doté chacun d’un capital culturel au cours de sa croissance. Les changements de la mode sont souvent éphémères (Davis, 1992), mais un glissement du goût du snobisme à l’omnivorité laisse supposer des modifications significatives des relations de pouvoir dans la société (Williams, 1961). Si le snobisme a été largement remplacé par l’omnivorité chez les intellectuels, comme les données le laissent croire, quelle a été la cause de ce changement ? Nous passerons en revue certaines hypothèses qui paraissent valables, du moins dans le cas des États-Unis. Cette série d’explications sur la montée de l’omnivorité s’inspire de celle qui se trouve dans Peterson et Kern (1996).

La concurrence des divertissements populaires — Heilbrun (1997, p. 33) soutient que d’innombrables divertissements populaires, offerts en direct, à la télévision, sur Internet, sur cd et sur dvd, se font la lutte pour attirer l’attention du public et, dans les faits, laissent peu de place aux arts. Il en veut pour preuve le fait que « le goût du public pour la culture populaire s’accroît aux dépens des arts raffinés traditionnels » ; Kirchberg (1999) constate lui aussi que la culture raffinée et la culture populaire sont en concurrence directe. Parallèlement, Lopez-Sintas et Garcia-Alvarez (2002) ont noté que les personnes de statut élevé qui sont omnivores participent à des activités artistiques plus souvent que les intellectuels snobs, si bien que leur participation à des divertissements populaires ne les empêche pas de s’intéresser activement aux arts. Arnold (1875) et Adorno (1991) croyaient tous deux que la médiocrité, la violence et le sexe des divertissements populaires tentaient même les membres des bonnes familles des époques antérieures. Pourquoi n’est-ce qu’aujourd’hui que les divertissements populaires font régulièrement partie des goûts et des loisirs des personnes de statut élevé ? De toute évidence, il faut pousser plus à fond l’étude de l’importance de la concurrence des divertissements populaires.

La difficulté croissante de pratiquer l’exclusion — La hausse du niveau de vie, la poursuite des études et les présentations des médias ont rendu le goût esthétique de l’élite accessible à de vastes segments de la population. Cette situation rend la pratique de l’exclusion de plus en plus difficile et dévalue le goût en tant que marqueur d’exclusion. Parallèlement, les migrations géographiques ont créé une mixité de personnes aux goûts différents, et les médias de masse de plus en plus omniprésents ont fait connaître aux personnes de statut élevé les goûts esthétiques et les cultures du monde entier. Par conséquent, les divers usages du reste du monde sont plus difficiles à exclure, et il est plus facile également pour l’élite qui crée le goût de se les approprier (Lipsitz, 1990 ; voir aussi Peterson et Kern, 1996).

La mobilité sociale — Pour Bourdieu (1979), la notion d’habitus signifiait que la famille d’origine déterminait en grande partie le destin de l’individu puisque le système de classes se reproduisait généralement d’une génération à l’autre. Dans son étude des goûts des intellectuels des Pays-Bas, Koen van Eijck (1999 ; 2001) a démontré que les membres d’une première génération à avoir un statut élevé sont plus susceptibles d’être omnivores que ceux dont la génération parentale avait un statut élevé ; comme le pourcentage de la population qui a fait des études supérieures et occupe des emplois de statut élevé a augmenté rapidement depuis un demi-siècle, le pourcentage de ceux qui ont gardé de leur jeunesse des goûts populaires s’est donc accru dans la même proportion. Par conséquent, la croissance de l’omnivorité est due, du moins en partie, aux forts taux de mobilité sociale dans la population.

Le changement des valeurs — Au xixe siècle et au début du xxe, les préjugés des groupes sociaux trouvaient souvent leur justification dans les théories scientifiques, et ils s’exprimaient dans des lois d’exclusion. Toutefois, les brutalités du régime nazi au cours de la Deuxième Guerre mondiale ont donné un si mauvais nom à toutes les formes de racisme que la plupart des lois discriminatoires ont été abolies dans la dernière moitié du xxe siècle. Il est de plus en plus rare aujourd’hui de voir des personnes en autorité épouser publiquement des théories sur l’essence ethnique et les différences raciales, même si des thèses essentialistes sont encore avancées à l’égard des différences entre les sexes et de l’homosexualité (Takaki, 1993). On peut donc considérer que la transformation du snob exclusif en un omnivore inclusif se rattache à un mouvement historique de tolérance accrue envers ceux qui ont des valeurs différentes (Abramson et Inglehart, 1993 ; Peterson et Kern, 1996).

De l’unité esthétique à la diversité esthétique — Au début du xixe siècle, les théoriciens élitistes des académies royales de musique, de peinture, de théâtre et de danse en Europe se querellaient entre eux, mais ils partageaient tous la même croyance en une norme unique en dehors de laquelle toutes les autres expressions étaient vulgaires (White et White, 1965) ; ils créaient ainsi un environnement esthétique et moral dans lequel le snobisme intellectuel fleurissait (Arnold, 1975, p. 44-47 ; Levine, 1988, p. 171-241). Les forces du marché qui ont envahi le monde de l’art à partir de la fin du xixe siècle ont entraîné dans leur sillage de nouveaux entrepreneurs esthétiques qui ont mis de l’avant des théories avant-gardistes donnant une valeur positive à la recherche de modes d’expression novateurs et toujours plus exotiques (White et White, 1965). Dans la seconde moitié du xxe siècle, toutefois, il y avait tant de candidats à l’inclusion et leur éventail esthétique était si large que l’ancien critère de la norme unique perdit toute crédibilité ; il devint de plus en plus évident que la qualité artistique n’était plus inhérente à l’oeuvre elle-même, mais dépendait de l’évaluation du monde de l’art (Zolberg, 1990, p. 53-106). Par conséquent, l’appropriation esthétique d’expressions très diverses provenant des quatre coins du monde devint possible (Becker, 1982), et la théorie esthétique vint sanctionner la transformation du snob élitiste et exclusif en un omnivore élitiste et inclusif (Peterson, 2002a). Ce mélange et cette association d’éléments esthétiques provenant de plusieurs traditions culturelles et esthétiques différentes dans le but de créer des combinaisons novatrices sont évidentes dans le courant postmoderniste (voir notamment Baudrillard, 1983 ; Lyotard, 1984).

Esthétisation de la culture populaire — On peut considérer l’omnivorité comme le résultat de l’esthétisation d’éléments de la culture populaire (Shrum, 1996). C’est Peterson (1972) qui a proposé cette idée de mobilité esthétique en signalant l’évolution du jazz qui est passé de la culture folk d’une communauté à la culture pop puis à un art raffiné au cours des soixante-quinze premières années du xxe siècle. En utilisant ces trois mêmes catégories, Frith (1996) a démontré qu’à toutes les époques différents groupes d’amateurs peuvent apprécier n’importe quelle expression culturelle grâce à un discours qui la présente comme culture folklorique commune, culture populaire ou art raffiné. Dans le même ordre d’idée, certains considèrent aujourd’hui la musique country comme une forme musicale folk alors que beaucoup la rattachent à la culture pop et que d’autres la jugent selon des critères utilisés dans le monde de l’art. Il suffit par exemple de comparer Tichi (1994) et Peterson (1997b). En fait, Blewitt (1993) soutenait que pour décoder un film grand public aujourd’hui, il faut autant de compétences culturelles complexes que pour décoder un film d’art.

Valorisation de la culture des jeunes — À l’époque du snobisme intellectuel, on trouvait naturel que les jeunes aiment la musique et la culture populaires, mais on s’attendait à ce qu’ils passent à des formes culturelles adultes et sérieuses en vieillissant. À partir des années 1950, cependant, les jeunes blancs nord-américains de toutes les classes ont fait leurs, sous l’étiquette rock-and-roll, les styles populaires de musique de danse afro-américaine (Ennis, 1992). À la fin des années 1960, ceux que l’on identifiait comme « la nation de Woodstock » n’ont pas vu dans la culture bigarrée de leur propre jeunesse seulement une étape normale de leur croissance, mais surtout une alternative viable à la culture élitiste établie (Lipsitz, 1990 ; Aronowitz, 1993), discréditant ainsi l’exclusion des intellectuels et valorisant l’inclusion. Une des conséquences durables de cette façon de voir a été la suivante : aujourd’hui, il n’y a plus autant d’Américains instruits et riches nés depuis la Seconde Guerre mondiale qui parrainent les arts élitistes qu’il y en avait chez leurs aînés (Robinson, 1993 ; Peterson et al., 2000), et beaucoup de ceux qui le font déclarent apprécier une vaste gamme de genres musicaux (Peterson et Kern 1996 ; Peterson, 2002a, 2002b).

La politique des groupes dominants — Les groupes sociaux dominants ont toujours donné à la culture populaire une définition qui convenait à leurs propres intérêts, et ils ont cherché à rendre inoffensives les cultures des groupes subordonnés (Sennett et Cobb, 1972 ; Bourdieu et Passeron, 1960 ; Bourdieu, 1979, 1985 ; Levine, 1988). Une des stratégies qu’ils utilisaient souvent était de qualifier la culture populaire de grossière, ce qui en faisait une chose à détruire ou à éviter (Arnold, 1875 ; Elliot, 1949 ; Bloom, 1987). Une autre stratégie consistait à « gentrifier » certains éléments de la culture populaire et à les introduire dans la culture du groupe dominant (Tichi, 1994). Le passage du snobisme intellectuel à l’omnivorité cosmopolite laisse supposer, dans la politique du groupe dominant, un glissement important de la première à la deuxième stratégie. On peut se demander quelle est la cause d’une telle évolution ? Alors que l’exclusion snob était un marqueur efficace de statut dans une classe « wasp » relativement homogène et bien définie qui proclamait que « l’homme blanc avait la lourde tâche d’apporter la civilisation au reste du monde » et qui établissait, au besoin, sa domination par la force, l’inclusion omnivore semble mieux adaptée à un monde de plus en plus global géré par ceux dont la réussite est due en partie à leur respect des expressions culturelles des autres. De même que le snobisme intellectuel convenait aux besoins des entrepreneurs de la classe moyenne aisée du début du xxe siècle, il semble également exister une affinité élective entre la nouvelle classe d’hommes d’affaires-administrateurs d’aujourd’hui et l’omnivorité. (Voir Peterson et Kern, 1996.)

Les codes linguistiques — En s’appuyant sur des données britanniques, Warde et ses collaborateurs (1999) soutiennent que les personnes de statut élevé ont un esprit universaliste alors que l’orientation des personnes de statut inférieur est caractéristique de leur groupe social. Cette étude fait écho aux recherches antérieures de Basil Bernstein (1964, 1971) qui, oeuvrant lui aussi au Royaume-Uni, a constaté chez les personnes de statut élevé ce qu’il a qualifié de « codes linguistiques complexes » qui leur permettaient d’intellectualiser à partir d’une situation unique un vaste éventail d’autres situations ; de leur côté, les membres de la classe ouvrière étant dotée de codes linguistiques « restreints » ne pouvaient concevoir une situation nouvelle que si elle correspondait à une expérience antérieure. Ce dernier pattern se rapproche beaucoup de la conception que Bryson (1997) se fait des « univores ».

Ampleur et complexité des réseaux — Soutenant que l’omnivorité n’est pas en soi un produit de l’éducation, Relish (1997) laisse plutôt entendre qu’elle est la conséquence de la composition des réseaux sociaux de ceux qui ont un haut taux de scolarisation. Il a constaté que les répondants ayant des réseaux sociaux plus vastes étaient plus omnivores dans leurs goûts. Si cela est vrai, on pourrait penser que l’omnivorité fait partie de la même famille d’attributs que ceux que Grannoveter (1973) a repérés dans son étude reconnue sur la force des liens faibles. Erickson (1996) a également démontré l’importance de l’ampleur des réseaux pour prédire l’omnivorité. Dans le monde contemporain, constate cette chercheuse, les personnes de statut élevé doivent interagir avec des personnes qui se situent à tous les niveaux de multiples hiérarchies, ce qui semble exiger et aussi générer des goûts omnivores.

Conceptualisation et mesure de l’omnivorité

Conceptualisation de l’omnivorité — Dans les premières recherches, l’omnivorité était associée à la consommation de toutes sortes de biens et d’activités par ceux qui appréciaient et fréquentaient le monde des arts (Peterson et Simkus, 1992), ou du moins à leur ouverture d’esprit qui les prédisposait à tout apprécier (Peterson et Kern, 1996). Plus récemment, beaucoup de chercheurs définissent l’omnivorité simplement comme une échelle composée d’un certain nombre d’activités que choisissent les répondants et sur laquelle se classent comme omnivores tous ceux dont la notation dépasse un niveau donné. La notion d’omnivorité s’est développée en relation avec le snobisme intellectuel et, pour être jugé omnivore, il fallait aimer la musique classique et l’opéra (Peterson et Simkus, 1992), mais il y a bien des personnes dont les goûts musicaux très larges n’englobent pas ces genres de musique artistique. Il s’ensuit qu’il pourrait y avoir chez les omnivores plusieurs patterns différents d’inclusion et d’exclusion.

Dans plusieurs études sur le goût, on s’est servi d’échelles pour évaluer l’impression positive des répondants à l’égard de certaines choses ou activités ; toutefois, à la suite de la mise en garde de Bourdieu selon qui « en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts » (1984, p. 47), Bethany Bryson a réutilisé une série de données faisant appel à des réponses variant de « aime beaucoup » à « déteste beaucoup », et elle s’est concentrée sur les activités ou les goûts que les répondants détestaient. Pour elle, le snobisme intellectuel consiste donc à détester toutes les formes de culture populaire et l’omnivorité consiste à n’en détester aucune. Sa méthode d’analyse lui permet de démontrer que les omnivores américains ont tendance à rejeter les genres musicaux qui plaisent à des amateurs peu instruits. Le sous-titre de son article N’importe quoi sauf le heavy-métal laissait présager une telle conclusion. Une fois de plus, ces résultats tendent à indiquer qu’en pratique l’omnivorité ne consiste pas à avoir du goût pour absolument tout. Il s’ensuit qu’il pourrait être utile de distinguer plusieurs types d’omnivores existant tous au même moment.

La mesure des goûts ou des conduites — Dans leurs premières études, Peterson et Simkus (1992) ainsi que Peterson et Kern (1996) mesuraient le snobisme intellectuel et l’omnivorité en analysant les préférences déclarées pour des expressions culturelles intellectuelles, médiocres ou vulgaires. Les préférences semblaient une mesure valide parce que la participation à des activités artistiques correspondait aux préférences exprimées. La majorité des auteurs cités dans la section intitulée « La répartition des omnivores dans l’espace et le temps » se sont fiés eux aussi à des mesures de préférences en matière de goût, mais d’autres se sont fiés à la participation à des activités artistiques en direct et, dans deux cas, à la composition des collections personnelles de disques ou à la fréquentation des salles de concert. Plusieurs auteurs, notamment Rees et al. (1999), Lopez-Sintas et Garcia-Alvarez (2002), ont énormément insisté sur l’importance de mesurer ce que les répondants déclarent faire plutôt que de se fier à leurs goûts autodéclarés pour des activités culturelles. Selon eux, étant donné que la présence à un concert exige temps et argent, la mesure des conduites des répondants est plus précise que la mesure de leurs préférences autodéclarées qui ne sont soumises à aucune vérification dans les faits.

Cependant, le taux de fréquentation des salles de concert ne reflète pas nécessairement le désir de les fréquenter, compte tenu des opportunités différentes associées à chacune des variables démographiques. Par exemple, il y a moins de probabilités de voir assister à des concerts ceux qui vivent à l’extérieur des régions urbaines, ceux qui ont des enfants ou des parents à charge et ceux dont la situation financière est difficile (Robinson, 1993). L’âge est peut-être la variable qui montre le mieux la différence entre les mesures de fréquentation et de préférences. En vieillissant, les individus assistent généralement moins souvent à des événements artistiques mais, à cause de leurs décennies d’expérience dans ce domaine, ils conservent leur goût pour les arts (Peterson et al., 1996). En outre, la fréquentation autodéclarée n’est pas fiable quand la période de référence couvre une année entière. Les répondants sont portés non seulement à mal se souvenir de ce qu’ils ont fait, mais aussi à étirer l’année de référence, si bien que les conduites autodéclarées reflètent en réalité des intentions et non uniquement des faits. Cela dit, si un chercheur voulait prédire la fréquentation des salles de concert dans l’avenir, le taux de fréquentation actuel semblerait la meilleure mesure ; par contre, s’il s’intéressait plutôt comme nous aux mesures des goûts, les préférences autodéclarées sembleraient une mesure plus directe de la façon dont les répondants utilisent les arts pour façonner leur identité et pour annoncer symboliquement leur place dans le monde.

Parmi toutes les mesures possibles, ce sont les goûts et les conduites qui ont mérité le plus d’attention, mais les connaissances constituent également un autre indicateur potentiellement important de l’omnivorité. Comme Bonnie Erickson me l’a fait remarquer au cours d’une conversation privée, un individu mérite une position de prestige s’il sait ce que la mode demande de savoir au sujet de certains divertissements artistiques et populaires. Ces connaissances n’exigent pas un goût pour ce divertissement ou une participation active, bien qu’elles y soient souvent associées.

Quelles conduites faut-il mesurer ? — Pour établir une hiérarchie des goûts, les chercheurs ont mesuré le plus souvent un ensemble de genres musicaux. Depuis les années 1970, ces ensembles se sont révélés les plus fiables pour noter les répondants entre eux et également les plus stables dans le temps pour noter tous les types d’activités analysés aux États-Unis (Peterson, 1980). Il est certain que les travaux avant-gardistes de Bourdieu (1979) se fondaient sur bien des formes culturelles différentes, depuis les arts visuels et les livres jusqu’à la musique, la danse, les loisirs, les aliments, les films, les vêtements et la décoration domestique ; de plus, il n’y a aucune raison pour qu’on ne puisse pas trouver des hiérarchies raisonnablement stables en ordonnant des émissions de télévision, des sports, des livres, des restaurants, des magazines, des jouets, des automobiles, des jardins, des préparations culinaires, des maisons, des caractéristiques recherchées chez les partenaires, etc.

Il se peut qu’aucune de ces activités ne constitue en soi une mesure du goût aussi valable que la musique l’a été parce que les indicateurs spécifiques établis jusqu’à maintenant ne sont pas aussi stables d’une époque et d’un pays à l’autre. Prenons les sports, par exemple. Parce qu’il a été très popularisé dans les écoles secondaires privées de l’élite, le soccer (ou football en dehors de l’Amérique du Nord) bénéficie d’un statut social élevé aux États-Unis, ce qui n’est évidemment pas le cas dans la plupart des autres pays où il est le sport de la classe ouvrière. Les sports étant aussi considérés comme un domaine masculin, certains chercheurs se sont opposés à l’établissement d’une échelle des sports ; toutefois, beaucoup d’activités sont dotées d’un marqueur de genre et cela ne les rend pas moins utiles dans les études pour établir des patterns de choix culturels (Mitchell, 1983). Pour faire écho aux arguments convaincants de Rees et al. (1999), disons que le temps est venu de tester la notion d’omnivore dans tout l’éventail des styles de vie choisis.

Autres méthodes de recherche pour déterminer l’omnivorité — Dans la plupart des études empiriques sur l’omnivorité, on a utilisé des méthodes d’enquêtes fondées sur des échantillons nationaux de population, mais il ne s’agit pas de la seule méthode de recherche possible, loin de là. Par exemple, comme nous l’avons souligné précédemment, Lamont (1992) a interrogé de petits échantillons d’hommes de la classe moyenne aisée choisis avec soin dans quatre villes américaines et françaises choisies également avec soin. De même, Douglas Holt (1997) a interrogé au sujet de leurs goûts deux fractions distinctes de la classe moyenne aisée d’une petite ville. Adoptant un point de vue quelque peu différent en insistant sur des objets culturels plutôt que sur des activités, David Halle (1993) a demandé aux habitants d’appartements de quatre quartiers de New York de décrire la signification des objets culturels présents chez eux. Comme ces autres chercheurs, Hans Newhoff (2001) a enquêté dans un endroit où il disposait d’un échantillon sur mesure pour sa recherche, c’est-à-dire de participants à des concerts de musique classique. Il a conçu le cadre de sa recherche de façon à déterminer si les auditoires contemporains des salles de concert sont réellement un mélange de snobs intellectuels et d’omnivores[9]. Eamonn Carrabine et Brian Longhurst (1999) ont tiré leurs informations de participants volontaires d’âge scolaire à des rencontres de groupes ; ils les ont interrogés au sujet de la musique qu’ils aimaient ou détestaient. Selon eux, l’omnivorité qui est ressortie de leur enquête était due en partie aux tentatives des membres du groupe de ne pas paraître avoir des goûts différents de ceux qu’exprimaient les autres.

À l’instar de l’enquête auprès d’un échantillon, toutes les méthodes de recherche que nous venons de mentionner envahissent l’espace des répondants pour leur poser une série de questions reliées à des mesures de goûts et à des activités prédéterminées. Il semblerait préférable d’observer discrètement des gens faire quotidiennement des choix conséquents de façon ouverte et publique. Roger Kern (1997) a mené ce type d’étude en utilisant les annonces rencontres publiées dans le New York Review of Books, une revue de critiques et d’articles destinée à la classe moyenne aisée. Kern a analysé la façon dont le capital culturel transparaissait dans les descriptions que les auteurs des annonces faisaient d’eux-mêmes, des personnes qu’ils souhaitaient rencontrer et du type d’activités qu’ils souhaitaient pratiquer. Il est nécessaire de mettre au point toute une gamme de mesures discrètes des goûts et des choix d’activités.

L’invisibilité et l’importance des univores

L’invisible univore — Les univores affichent du goût pour une gamme étroite d’activités ou d’objets. On considère habituellement que ce goût résulte de leur pauvreté ou d’habitus restreints associés à leur pauvreté (Bourdieu, 1979). Toutefois, il est bien connu que ces éléments de la population sont sous-représentés dans les enquêtes. Beaucoup sont difficiles à joindre à l’aide des méthodes de sondage courantes parce qu’ils n’ont pas le téléphone, d’adresse permanente ou pour toutes les autres raisons qui leur font choisir, par conviction ou par nécessité, de demeurer invisibles aux yeux des autorités. Beaucoup d’autres individus se révèlent invisibles d’une autre façon. Dans les enquêtes, ils font partie du nombre considérable de ceux qui semblent ne participer à aucune activité. Cette indifférence apparente en matière de goût est peut-être due au fait que l’enquête ne mentionnait pas les activités auxquelles ils participent. Parmi ces activités invisibles, mentionnons les sports de statut inférieur ainsi que les activités récréatives et les loisirs pratiqués en famille, la participation à des services religieux et l’écoute de la télévision (Peterson et Lee, 2000). Au cours d’une conversation privée, Jordi Lopez a déclaré avoir constaté qu’entre 50 et 55 % des répondants ont déclaré ne participer à aucune des activités très ou moyennement intellectuelles mentionnées dans une enquête qui a été menée trois fois aux États-Unis depuis vingt ans. Qui sont ces personnes ? Sont-elles plus ou moins semblables ou appartiennent-elles à un certain nombre de groupes sociaux distincts ?

Pour répondre à ces questions, il faut un effort concerté afin de déterminer les meilleures façons de mesurer l’univorité. Considérée traditionnellement sous l’angle de la pauvreté et d’une faible scolarisation, l’univorité ne répond peut-être plus nécessairement à cette image à une époque de richesse généralisée, de mixité géographique et de moyens de communication multiples. Aujourd’hui, beaucoup choisissent de limiter leurs habitudes de consommation pour se conformer à de profondes convictions religieuses ou morales. On constate ces restrictions volontaires partout dans le monde parmi les millions d’adeptes des préceptes fondamentalistes du christianisme, de l’islamisme, du judaïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme. On les observe aussi dans la population laïque comme chez les militants verts qui, par conviction, résistent au consumérisme de notre époque pour retrouver la Gemeinschaftlic (ou la vie communautaire). Étant donné que des univores limitent leur consommation par choix, une bonne façon d’amorcer les recherches serait de se concentrer sur leurs « dégoûts » (Bourdieu, 1979, Bryson, 1996).

Un univorisme de statut élevé — Il a souvent été utile de distinguer l’univore de l’omnivore en comptant le nombre d’activités de loisir de chacun, mais il importe de ne pas oublier, comme Holt (1997) nous le rappelle, que Bourdieu a insisté dès le départ non sur ce que les individus consomment, mais sur leurs façons différentes de consommer. L’attitude adoptée par l’univore consiste à faire des choix à partir d’un ensemble de principes personnels stables qui transparaissent dans des exemples concrets. Bernstein (1971) et Bourdieu (1979) ont insisté sur l’univorisme de la classe inférieure, mais comme nous l’avons signalé, une telle orientation ne se retrouve pas seulement chez les pauvres. Les personnes qui sont univores par conviction s’appuient habituellement sur un texte de base contenant des règles de conduite ainsi que sur une série de récits explicatifs qui sont élaborés et interprétés par un ensemble toujours renouvelé de savants ou de prêtres. Ces systèmes univores ont habituellement été qualifiés de religieux, et les plus anciens ont en effet une origine religieuse, mais on peut trouver des systèmes parallèles et aussi efficaces dans le mode d’organisation du goût des partis politiques extrémistes de droite ou de gauche. En outre, parce qu’il ramène sa gamme de choix esthétiques à sa conception de « vérité et beauté » (Arnold, 1875 ; Horkheimer, 1986 ; Bloom, 1987 ; Adorno, 1991), le snob intellectuel devient lui aussi une sorte d’univore.

Conclusion

D’après les nombreuses études que nous avons passées en revue dans cet article et qui proviennent d’un vaste éventail de pays, une transformation majeure est en train de se produire dans la façon d’affirmer son statut au moyen de ses goûts et, au cours de ce processus, l’omnivore prend la place de l’intellectuel snob. Cela dit, notre analyse montre qu’il reste beaucoup à faire pour définir plus clairement l’omnivorité et son soi-disant contraire, l’univorité. Il reste également beaucoup de questions à résoudre au sujet de la meilleure façon de mesurer ces deux éléments et au sujet des facteurs qui entraînent tel ou tel ensemble de préférences dans les goûts. En outre, nous n’avons fait qu’effleurer l’éventail des répercussions socioculturelles.

En fait, notre théorie elle-même, c’est-à-dire l’opposition omnivore-univore, n’est pas immuable. De tels néologismes durent rarement longtemps, mais ils ont l’avantage de montrer que cette façon de conceptualiser le goût présente des aspects novateurs et mérite l’attention. Nous avons considéré plusieurs autres termes. L’un est « dilettantisme ». Bien qu’utile, ce terme fait référence à des amateurs s’adonnant à des activités artistiques et, par extension, il désigne les activités des aristocrates qui n’ont pas besoin de travailler pour gagner leur vie[10]. Un autre terme utile serait peut-être celui de « cosmopolitisme ». Le Oxford English Dictionary donne deux définitions apparentées du mot cosmopolite. Premièrement, ce qui appartient à tous les pays du monde, ce qui n’est pas restreint à un pays et à ses habitants ; et deuxièmement, ce qui a des caractéristiques se rattachant à beaucoup de pays différents ; libre de limitations ou d’attaches nationales. La notion d’un goût non limité convient à la situation que nous avons décrite ; pourtant, même si le cosmopolitisme fait référence à un goût qui transcende les frontières nationales, le mot omnivorité nous semble plus approprié, car il sous-entend des goûts qui franchissent non seulement les frontières des nations, mais aussi celles des classes sociales, des sexes, des ethnies, des religions, des âges ou d’autres frontières similaires.