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Il est rare que nos spécialistes des relations internationales se livrent à des analyses de stratégies politiques quant aux finalités des relations extérieures du Québec. Contrairement à la plupart des études, qui sont souvent plus descriptives que prospectives, Anne Legaré nous offre ici une réflexion originale et stimulante autant sur les mythes (neutralité américaine, américanité, américanisation) que sur les stratégies que le Québec devrait adopter face à ses deux principaux partenaires, les États-Unis et la France. Selon elle, l’adhésion continentale du Québec au cours de la dernière décennie ou ce qu’elle qualifie de « nouvelle stratégie internationale du Québec » a eu pour conséquence directe de miner nos liens privilégiés avec la France, ce qui agacerait plusieurs responsables français au Quai d’Orsay.

À partir de son expérience comme présidente du Comité des relations internationales du Parti Québécois (1991-1994), puis comme « conseillère spéciale » auprès du délégué général du Québec à New York, et de séjours fréquents à Washington avant le référendum québécois de 1995 (1994-1995), elle nous propose une analyse perspicace de notre politique extérieure. Selon elle, la stratégie du Parti Québécois, entre le congrès de janvier 1991 et son élection au gouvernement en 1994, « a été infléchie par la perspective d’adoption de l’ALÉNA » (p. 22) et relève essentiellement de la tactique politique. L’appui du Parti Québécois à l’idéologie libre-échangiste et aux valeurs nord-américaines fut largement le résultat de la volonté des élites politiques de démontrer à la face du monde que le Québec est un État moderne.

L’autre objectif, que l’auteure appelle « le fantasme de la neutralité des États-Unis » (p. 26), serait le résultat de la myopie des élites québécoises qui auraient été incapables de délimiter leurs véritables intérêts, surtout au moment du référendum de 1995, à cause d’une vision ludique du processus d’américanisation de la société québécoise : « Comme pour arrimer ses relations internationales à sa politique économique, à ses échanges commerciaux et à un espoir non dissimulé de reconnaissance politique des États-Unis, le choix du pôle américain s’est appuyé sur un imaginaire continental. » (p. 216) Notre « dérive continentale » (p. 192 et 208) risquerait d’ailleurs de nous emporter à nouveau avec notre soutien à la ZLÉA ou à la future zone de libre-échange panaméricaine (ALCA).

La thèse centrale de cet ouvrage est la suivante :

Le Québec est donc doublement un otage. Il est nécessaire au Canada dans son alliance avec les États-Unis et il est nécessaire au Canada dans son alliance avec la France. Le Québec se trouve donc non seulement au carrefour de deux cultures, de deux continents, mais aussi de deux stratégies de puissance. Or, cette double convergence n’est pas symétrique. Dans le cas de l’alliance des États-Unis avec le Canada, c’est le Canada anglais qui compte. Mais dans le cas de l’alliance de la France avec le Canada, c’est le Québec qui compte. Il est crucial de prendre en compte cette dissymétrie. »

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Le Québec serait donc dans une situation d’ambivalence puisque « d’un côté, le Québec cherche à plaire aux États-Unis, et que de l’autre, face à la France, il est tenté d’afficher son indépendance » (p. 181).

C’est ainsi que la « nouvelle américanité du Québec » (p. 160) serait un mythe qui brouillerait nos analyses et nous ferait oublier notre relation particulière avec d’autres pays, mais surtout avec la France. L’américanité renvoie à « une option privilégiée dans les relations internationales du Québec » (p. 164). Si l’américanité était d’abord « un discours de consentement des Québécois dans l’ensemble nord-américain » (p. 162), la crainte de l’auteure est que ce concept devienne aussi un consentement à la logique géopolitique nord-américaine. Et ce qui l’inquiète grandement, c’est que les événements du 11 septembre 2001 contribuent à « l’intégration continentale militaire et sécuritaire » (p. 163) du Québec. Toutefois, et on le sent fort bien tout au long de l’ouvrage, la position adoptée tant par le gouvernement du Québec que par la rue citoyenne avant la guerre en Irak a quelque peu ébranlé les convictions de l’auteure, puisque le Québec a démontré qu’il possède « une capacité de distanciation » (p. 184). Si les militants du PQ ont adopté lors du congrès de 1991 une résolution d’appui aux alliés dans la Guerre du Golfe (p. 31), aujourd’hui l’alignement du Québec sur les positions allemandes et françaises fut relativement réconfortant.

Toutefois, pour la France, le Québec est naïf s’il accepte de manière volontariste de poursuivre ses efforts vers une plus grande intégration économique. Le meilleur exemple serait celui de la dollarisation. Si le Québec accepte d’adopter le dollar américain, du moins dans la perspective française, cela ne signifie-t-il pas encore une fois un consentement, comme « la recherche un peu inconséquente d’une pénétration américaine accrue » (p. 191). Le paradoxe, c’est que la France pense qu’un Québec faisant partie du Canada est mieux équipé pour faire face au géant américain. Or, l’auteure note bien que, dans plusieurs cas, les diplomates français ont une attitude passéiste envers le Québec. Au lieu de l’appuyer dans ses démarches pour une plus grande reconnaissance sur la scène internationale, ils préfèrent souvent s’asseoir aux côtés du gouvernement canadien.

Que doit donc faire le Québec ? Il devrait développer, à la lumière de la réflexion proposée, ce que je qualifierais d’une « diplomatie de l’équilibre ». D’ailleurs le mot équilibre revient régulièrement tout au long du livre. Selon A. Legaré, qu’il soit souverain ou non, le Québec « n’a pas encore clairement établi l’équilibre qu’il souhaiterait trouver entre les pôles franco européen et nord-américain » (p. 202-203). Ce qu’elle reproche au gouvernement du Québec, c’est de ne pas avoir une politique assez « équilibrée » (p. 254) et au Parti Québécois, de s’être « laissé guider par le vent » en ayant « mis l’accent sur ses attaches nord-américaines » (p. 269). Toutefois, comme les Québécois n’ont pas voté en 1995 pour le statut d’État souverain, « le Québec se prive des moyens de se donner une identité internationale claire, permettant alors aux deux États, la France et le Québec, de déterminer ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils peuvent faire ensemble » (p. 203). En demeurant une province canadienne, le Québec ne peut pas signer, comme le Mexique en 1997, un Accord d’association économique, de concertation politique et de coopération avec l’Union européenne.

Enfin, l’auteure propose une réflexion sur les stratégies que le Québec devrait adopter afin de promouvoir ses intérêts politiques. D’abord, les élus devraient se poser deux questions : 1) Quel équilibre international peut le mieux servir le Québec ? 2) Comment promouvoir la démocratie dans un monde qui semble se diriger vers la « domination inéluctable » des États-Unis ? A. Legaré ne propose pas « un alignement aveugle sur la France ». Pour le Québec, il s’agit de « préserver sa propre marge de manoeuvre » et de reconnaître que nos principes et nos intérêts sont parfois différents de l’Hexagone. « Il faudra aussi faire plus ample usage d’un discours public sur la diplomatie québécoise et donner un rôle pédagogique à une politique de communication en relations internationales. » (p. 247)

Le Québec devra également « acquérir une vision plus claire des liens entre identité et relations internationales » (p. 261). Même si le Québec n’est pas en situation d’élaborer sa propre politique étrangère, il peut et devrait, selon l’auteure, réajuster le tir et « esquisser de nouvelles propositions, plus marquées par une aspiration à une autonomie accrue dans le renforcement d’un ordre multilatéral soucieux de pluralisme et de démocratie véritable » (p. 204). Elle propose donc aux Québécois « d’approfondir » les relations du Québec avec la France et les États-Unis « tout en cultivant une relative autonomie » (p. 186) sans « sujétion » à l’endroit de la France et des États-Unis. Elle convie les élites québécoises à redessiner « l’ensemble des équilibres au sein d’une politique internationale déchirée entre deux pôles, les États-Unis et l’Europe » (p. 214).