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Sous le couvert d’un foisonnement d’activités internationales en matière de droits autochtones, les peuples autochtones restent généralement privés de la possibilité de demander réparation à titre collectif pour des décennies, voire des siècles, d’atteintes à leurs terres, à leurs ressources et à leurs modes de vie. Le débat tourne ici essentiellement autour du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il est inscrit — provisoirement — à l’article 3 du projet de Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Calqué sur l’article premier des deux Pactes [1], celui-ci stipule que : « Les peuples autochtones ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel [2]. »

Si les représentants autochtones prenant la parole à l’ONU sont unanimes à revendiquer un droit d’autodétermination sans qualification ni restriction, la plupart d’entre eux ne cherchent pas pour autant à faire sécession [3]. Mais ils ne se satisfont pas non plus de la conception actuellement prédominante de l’autodétermination comme un droit dit à géométrie variable dont le contenu varie en fonction de l’identité du titulaire [4]. Les États, pour leur part, ne sont prêts (au mieux) à concéder aux groupes autochtones qu’une forme d’autonomie politique ou administrative (internal self-determination, dans le jargon international [5]). D’une manière générale, l’heure est aux politiques étatiques favorisant l’accommodement culturel des Autochtones sur le modèle des droits minoritaires, c’est-à-dire la mise en oeuvre de certains droits collectifs exercés par les individus en commun avec les autres membres de leur groupe, tels les droits d’ordre linguistique ou religieux. De cette manière, le problème épineux des droits de collectif [6], dont le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, se trouve évacué d’emblée [7].

Cette tendance se reflète également dans la terminologie internationale : à mesure que le terme « peuple autochtone » se généralise, il est graduellement vidé de sa substance. Ainsi les peuples autochtones sont-ils déclarés inaptes — parce que autochtones — à se prévaloir du droit de disposer d’eux-mêmes, un exemple éloquent étant la qualification introduite à l’article 1 (3) de la Convention No 169 concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants : « L’emploi du terme “peuples” dans la présente convention ne peut en aucune manière être interprété comme ayant des implications de quelque nature que ce soit quant aux droits qui peuvent s’attacher à ce terme en vertu du droit international [8]. » Tout se passe donc comme si le qualificatif « autochtone » suffisait à conférer un sens restreint au terme « peuple », entraînant par là une diminution des droits des peuples autochtones aux termes du droit international.

Or, la négation d’une forme de personnalité juridique aux peuples autochtones soulève un paradoxe, si l’on songe au discours légitimateur prévalant dans certains États « néo-européens » quant à l’acquisition de droits souverains par traité. C’est ce paradoxe qu’il s’agit d’élucider ici avec l’exemple du Traité de Waitangi conclu en 1840 entre la Couronne britannique et quelque 540 chefs maoris [9]. À l’instar d’autres traités auxquels sont parties des peuples autochtones, celui de Waitangi a suscité un important conflit d’interprétation portant sur les fondements mêmes du processus d’internalisation des relations entre les Maoris et l’État néo-zélandais. Du point de vue des Pakeha, c’est-à-dire des Néo-Zélandais d’origine européenne [10], il est censé confirmer l’acquisition légitime de l’archipel au profit de la Couronne britannique. Les Maoris, au contraire, cherchent à mettre en évidence le principe de leur souveraineté continue (tino rangatiratanga), posant ainsi le problème de leur coexistence, en tant que collectivités, avec l’État néo-zélandais. Dans ce qui suit, on cherchera à donner une dimension plus concrète à ce problème fondamental en rappelant l’écart sémantique entre deux termes clef du Traité, à savoir rangatiratanga (souveraineté) et kawanatanga (gouvernorat). Le sens exact à donner à ces deux notions selon la version considérée reste cependant sujet à controverse, d’où une ambiguïté fondamentale : si le Traité de Waitangi existe officiellement en maori et en anglais, le conflit d’interprétation qui l’entoure tient non pas à un manque de reconnaissance de la version en maori, mais plutôt aux modalités de sa mise en oeuvre, selon la configuration changeante des relations entre Maoris et Pakeha. Celles-ci sont dominées par ce que j’appelle « le paradigme de l’internalisation [11] », faisant que les dispositions de traités conclus avec des peuples autochtones sont considérées aujourd’hui à la lumière de leur rôle en droit public interne seulement. Il s’ensuit qu’elles ne sont justiciables que dans l’ordre juridique de la partie étatique qui, somme toute, est juge et partie à la fois.

Une ambiguïté supplémentaire résulte de l’évolution du débat international lui-même. Si, au moment de la création de l’ONU, l’autodétermination fait figure de principe général de l’action internationale [12], elle a évolué peu à peu vers un « droit » compris initialement comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi, sur la base de résolutions clef adoptées par l’Assemblée générale de l’ONU en 1960 et en 1970 [13], la communauté internationale oeuvre pour faire avancer le processus de décolonisation. Il faut croire que ce processus est désormais achevé, étant donné la réduction graduelle de l’ordre du jour du Comité des 24 [14]. Or, les peuples autochtones (appellation que je réserve ici aux peuples originels des États issus d’un peuplement européen [15]) n’ont, de fait, jamais bénéficié de la décolonisation. Étonnamment, aucun débat n’a eu lieu sur les raisons faisant que, d’emblée, les peuples autochtones établis dans les territoires dits métropolitains se trouvent exclus des dispositions du Chapitre XI de la Charte de l’ONU relatif aux territoires non autonomes. Voilà le problème soulevé dans les années 1950 par la représentation belge à l’ONU. Celle-ci constate qu’à l’intérieur des frontières de divers États, on trouve des territoires ayant des limites bien définies et habités par des peuples qui diffèrent nettement, en termes de langue et de culture, du reste de la population ; ces peuples-là ne seraient pas affranchis et ne participeraient nullement à la vie de la nation [16]. Fortement contestée, notamment par les pays latino-américains (qui considèrent que le problème autochtone est d’ordre économique et non le fruit du colonialisme), la « thèse belge » a dû céder le pas à la doctrine dite de l’eau salée, qui restreint la portée du processus de décolonisation à « un territoire géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre [17] ».

Puisque la Belgique était, à l’époque, une puissance coloniale (et bénéficiait de l’appui de pays se trouvant dans une position similaire, comme la France et le Royaume-Uni), la thèse proposée par ses représentants a sans doute rempli une fonction de diversion. Il n’en demeure pas moins vrai que, au fur et à mesure que l’on prend conscience des conditions persistantes de colonialisme (interne) subies par les peuples autochtones, même dans les démocraties libérales et pluralistes [18], le moment est peut-être venu de repenser le problème de la décolonisation sous un nouveau jour en partant d’un constat somme toute inéluctable. C’est qu’une approche critique de l’histoire du droit des gens (law of nations) et du droit colonial montre que les peuples qualifiés aujourd’hui d’autochtones avaient bel et bien la capacité d’entretenir des relations internationales [19]. En concluant des accords formels avec les peuples d’outre-mer, les puissances coloniales européennes ou leurs successeurs cherchaient à acquérir des droits d’ordre territorial ou juridictionnel ; par ailleurs, ces accords réglementaient des sujets régis habituellement par le droit international, comme les relations commerciales et les relations de guerre et de paix [20]. Même si la doctrine juridique a toujours été réfractaire à reconnaître une personnalité juridique internationale aux peuples autochtones, c’est une autre affaire dans la pratique étatique. Étant donné que cette dernière représente une source importante du droit international, il faut éviter de céder aux raisonnements ex post facto qui projettent dans le passé la configuration actuelle des relations internationales. Abordé à la lumière de la (ré) émergence des peuples autochtones sur la scène internationale [21], le Traité de Waitangi offre donc une illustration éloquente des problèmes soulevés par la conjonction entre une approche proprement anachronique et l’actuelle tendance étatique à réduire les droits collectifs des peuples autochtones à leur aspect le moins controversé, à savoir les droits de type minoritaire généralement concédés par les États concernés.

Rappel historique

En Aotearoa-Nouvelle-Zélande [22], l’appellation générique « Maori » désigne la population autochtone, mais celle-ci se divise en une quarantaine d’iwi — terme traduit par « tribu » ou « confédération de tribus [23] » — dont l’histoire, les conditions de vie, de même que les pratiques et les représentations sociales peuvent varier considérablement. Les iwi n’en jouent pas moins un rôle important de nos jours, dans la mesure où, à l’instar des Premières Nations au Canada, ils représentent l’interlocuteur privilégié de l’État néo-zélandais et la principale cible des mesures gouvernementales. Cette « iwi-sation » de la société maorie est toutefois sujette à controverse [24], comme on le verra aussi plus loin.

Les Maoris se désignent également comme tangata whenua ou « gens de la terre ». Réservé à l’origine aux « gens du lieu » par opposition aux « visiteurs » (manuhini) d’autres collectivités maories [25], le terme tangata whenua peut être considéré aujourd’hui comme l’équivalent de celui de « peuple autochtone », tel qu’il est d’usage au Canada et à l’échelle internationale. Dans ce sens, le rapport historique au territoire reste proprement fondateur de l’idée du peuple autochtone [26], même si, comme c’est le cas pour les Maoris, leur base territoriale a été réduite sous l’emprise du régime colonial à quelque 5 % du territoire national (principalement dans l’île du Nord) et qu’ils connaissent un taux élevé d’urbanisation, soit plus de 75 % [27].

Il n’existe pas de données précises — ni de consensus scientifique — sur l’époque précédant l’arrivée des Européens au xviiie siècle, et les Pakeha ont passablement spéculé sur l’origine des Maoris, leur arrivée en Aotearoa et leur mode de vie à l’époque précoloniale [28]. D’après une étude récente qui cherche à faire le point sur ces questions [29], le peuplement initial d’Aotearoa survint vers la fin du xie siècle à la suite d’une migration organisée et relativement nombreuse en provenance de la Polynésie tropicale. Il se fit en deux grandes étapes, soit une période de colonisation (xie-xive siècles) limitée d’abord à l’extrémité septentrionale (région la plus chaude) puis à la zone méridionale de l’archipel, et une période dite tribale (xvie-xviiie siècles). Entre-deux s’intercalerait une période de transition (1350-1600) marquée surtout par la nécessité d’une adaptation économique. La période de colonisation est dominée par une économie de chasse que favorise l’existence de mammifères marins et, surtout, d’oiseaux coureurs de grande taille (comme le moa). Or, ce gibier prodigieux mais limité à quelques espèces est rapidement menacé de disparition (il n’y avait pas de grands mammifères terrestres en Aotearoa). Les Maoris sont ainsi amenés à intensifier d’autres activités de subsistance initialement marginales par rapport à la chasse, en premier lieu l’horticulture des plantes originaires de Polynésie tropicale et acclimatées aux nouveaux habitats, comme la patate douce (kumara), le taro, l’igname, le pandanus et l’arbre à pain. On peut représenter Aotearoa comme une constellation de trois types d’« îlots de ressources », soit de pierre (pour les outils), de gibier et de produits de jardinage. Reliés entre eux par voie d’eau, ces sites (permanents et temporaires, d’habitation ou d’extraction de ressources) se répartissent entre divers établissements humains dont chacun obéit à la fois à la contrainte horticole, qui en assure la cohésion, et à la dynamique de la chasse, qui fait qu’il s’étend dans l’espace.

Aux xive et xvie siècles, sous l’effet de la pression démographique et de la disparition du grand gibier, les Maoris subissent d’importants bouleversements socioculturels. D’après la tradition orale, c’est à cette époque que remontent les whakapapa (généalogies) et que se généralisent certaines pratiques dites tapu (tabou) visant à restreindre l’accès aux ressources.

À la veille de l’arrivée des Européens, l’archipel forme un réseau complexe de rapports et de groupes de parenté (iwi, hapu, whanau) auquel se superpose une certaine hiérarchie sociale fondée sur la chefferie soit héréditaire, soit méritocratique — une certaine hiérarchie dans la mesure où tous les individus libres (par opposition aux prisonniers de guerre réduits à l’esclavage) sont apparentés au chef et peuvent donc lui refuser obéissance ou chercher à élever leur propre statut. La plupart des groupes autochtones rencontrés par les Européens en des localités précises autour de 1800 vivent là depuis de nombreuses générations — résultat de siècles d’expansion et d’implantation de la population maorie depuis ses premiers établissements.

Après une brève visite d’Abel Tasman en 1642, aucun Européen n’aborde Aotearoa jusqu’à l’arrivée de James Cook en 1769. À partir de ce moment-là, le nombre des navires européens ne cesse de croître : de deux en 1769 (le second visiteur est le Français Jean de Surville), on en arrive à un millier dans les années 1830. Les Européens se rendant en Aotearoa cherchent à obtenir des matières premières telles que le lin, le bois, l’huile de baleine et les peaux de phoque. Tout comme les Maoris d’ailleurs, ils sont d’abord motivés par le commerce qui devient ainsi le mode privilégié d’interaction dans un contexte marqué initialement par une présence européenne sporadique et relativement peu nombreuse [30]. Mais à partir de 1800, l’immigration européenne s’intensifie : des stations des chasseurs de phoques et de baleines, on passe rapidement à la fondation de petites villes dès les années 1830, puis aux célèbres instant townships après 1840.

Les principaux agents d’acculturation sont les baleiniers venant de Nouvelle-Angleterre et de France qui, dès les années 1790, font escale en Aotearoa pour se ravitailler. À partir de 1827, la colonie de Nouvelle-Galles-du Sud (Australie) favorise l’installation de stations de chasseurs à la baleine sur le littoral. Ces shore whalers ainsi que les chasseurs de phoques développent d’étroites relations avec leurs voisins maoris dont ils dépendent pour le ravitaillement, la main-d’oeuvre et la sécurité. D’une manière générale, la Nouvelle-Galles-du-Sud joue un rôle crucial dans le peuplement européen de la Nouvelle-Zélande et sert de plaque tournante pour une partie importante des ressources extraites de l’archipel. Ainsi, la plupart des stations de baleiniers et des postes de traite reçoivent leur personnel et leur financement depuis Sydney. De même, il revient à l’Aumônier anglican de la Nouvelle-Galles-du-Sud, Samuel Marsden de la Church Missionary Society, de fonder la première mission en Aotearoa, en 1814. Rapidement, les missions protestantes, puis catholiques (dès 1838) vont se multiplier. Entre 1830 et 1850, la plupart des Maoris se trouvent aux prises avec le christianisme. En conséquence, dans la seconde moitié du xixe siècle, plus de la moitié des Maoris se déclarent chrétiens, encore que leur pratique du christianisme ne corresponde pas nécessairement aux voeux des missionnaires, et conduise à ce que certains ont appelé une « conversion subvertie ».

À partir des années 1830, le nombre de Pakeha double chaque décennie, jusqu’à atteindre un demi-million au début des années 1880. C’est sur le plan démographique que les Maoris se révèlent les plus vulnérables, victimes d’un fort dépeuplement sous l’effet, entre autres, de maladies importées. D’un nombre estimé à 86 000 individus en 1769, la population maorie passe à 70 000 en 1840, à 48 000 en 1874, pour atteindre son niveau le plus bas en 1896, soit 42 000 [31], avant de s’accroître de nouveau tout au long du xxe siècle.

Une autre caractéristique de l’emprise coloniale croissante sont les conflits intertribaux, en particulier les guerres de mousquets (musket wars) qui marquent la période de 1818 aux années 1830. Peu étudiées par les historiens, ces guerres représentent pourtant le conflit le plus important jamais engagé en terre néo-zélandaise, entraînant vingt mille morts, impliquant la plupart des tribus et causant d’énormes bouleversements sociaux et économiques [32]. En transformant la carte politique d’Aotearoa, les musket wars contribuent à déterminer l’implantation massive de Pakeha que favorise, dès le début des années 1840, la conclusion du Traité de Waitangi. Bien évidemment, cet événement décisif se situe dans un contexte plus complexe que ne l’indique le tableau historique esquissé ici, lequel ne rend pas compte des différences régionales caractérisant à la fois la présence des Pakeha et le pouvoir (de réaction ou d’adaptation) des Maoris. Toujours est-il qu’à la veille de la conclusion du traité, la présence européenne est encore précaire en dépit de quelque 70 années de contact. Par ailleurs, les relations interculturelles restent dominées par les Maoris, entre autres grâce à une politique systématique d’alliance par mariage. Presque tous les établissements européens (de baleiniers, de marchands, etc.) et presque tous les Pakeha qui se sont installés individuellement en Aotearoa (en particulier les anciens détenus ayant réussi à s’échapper de la colonie pénintentiaire de Nouvelle-Galles-du-Sud) étaient rapidement liés par mariage à des « sponsors » maoris. Seuls les missionnaires, pour les raisons que l’on peut imaginer, échappent à ce système efficace, encore que le fait qu’ils acceptent des élèves maoris dans leurs pensionnats ait pu resserrer leurs liens avec tel ou tel groupe de parenté.

Il faut souligner qu’Aotearoa fait l’objet de divers projets de colonisation, allant du plan proposé en 1771 par Benjamin Franklin pour « civiliser les Maoris » au projet d’établissement d’une colonie française à Akaroa en 1839, en passant par une proposition lancée en 1814 par un groupe de marchands de Sydney en vue de la création d’une New Zealand Company à charte. De prime abord, il n’est donc guère évident que le Royaume-Uni l’emporte dans la joute impériale qui se déploie autour de la Nouvelle-Zélande. Un événement significatif dans ce contexte est la Déclaration d’indépendance proclamée en 1835 par une organisation pan-maorie basée sur l’île du Nord, les « Tribus unies de Nouvelle-Zélande ». Cette initiative est soutenue par James Busby, le premier Résident britannique en Aotearoa, dans l’espoir de contrecarrer les prétentions de la France. J. Busby favorise ainsi, ironiquement, une forme de nationalisme maori [33]. Comme le rappelle Guizot, alors ministre français des Affaires étrangères, devant la Chambre des Députés en 1844 :

De 1815 à 1838, plusieurs efforts ont été faits en Angleterre pour déterminer le gouvernement à réclamer la souveraineté sur la Nouvelle-Zélande en vertu de ses actes passagers que je viens de rappeler [se référant au droit de découverte]. Le gouvernement s’y est toujours refusé, mais il a par plusieurs actes publics, par plusieurs actes du gouvernement, reconnu, formellement reconnu l’indépendance de la Nouvelle-Zélande comme formant un État sous ses chefs naturels [34].

Or, en l’espace de quelques années, la politique du Royaume-Uni va changer de fond en comble.

En 1839, soucieuse d’obtenir une base navale, voire une colonie pénitentiaire dans le Pacifique Sud, la France lance un projet d’acquérir la Nouvelle-Zélande par l’intermédiaire de la Compagnie nanto-bordelaise et l’établissement d’une colonie. Ainsi 300 colons français forment-ils pendant quelques années un « petit semi-État français » gouverné par un commissaire royal à Akaroa, sur la péninsule de Banks dans l’île du Sud [35]. Cette initiative, si éphémère fût-elle, donne un argument aux trois principaux groupes d’intérêt britanniques ayant des visées sur Aotearoa, à savoir les missionnaires, les spéculateurs sur les terres des colonies et les capitalistes basés en métropole mais ayant des intérêts commerciaux dans l’archipel. L’emprise de la traditionnelle rivalité franco-britannique, assortie du mythe impérial alimenté par la menace d’une colonisation sauvage en provenance de l’Australie, finit par avoir raison des réticences initiales du gouvernement britannique à se lancer dans l’aventure (financière) néo-zélandaise.

Du point de vue officiel britannique, l’année 1840 marque l’acquisition de la pleine souveraineté sur toute la Nouvelle-Zélande, comme en témoignent la conclusion du Traité de Waitangi et plusieurs actes impériaux tels que la proclamation du gouverneur George Gibbs sur l’élargissement de la Nouvelle-Galles-du-Sud pour inclure la Nouvelle-Zélande, des proclamations émises par William Hobson (lieutenant-gouverneur et consul nouvellement nommé par les autorités impériales) ou encore diverses publications à l’Officiel.

Le Traité de Waitangi/Te Tiriti o Waitangi

Le 6 février 1840, en la résidence de J. Busby, 43 chefs de l’île du Nord souscrivent aux dispositions du Traité de Waitangi. Pendant les huit mois consécutifs, près de 500 de leurs congénères feront de même [36]. Le traité est rédigé en anglais puis traduit en maori par un missionnaire célèbre, l’Anglican Henry Williams, établi en Aotearoa depuis 1823. Il n’existe presque aucun traité dont une version officielle emploie la langue d’un peuple autochtone, ce qui confère une certaine originalité au Traité de Waitangi [37]. Je suivrai ici l’usage établi dans la littérature spécialisée, qui renvoie à la version anglaise par l’intitulé Treaty of Waitangi (ou simplement « le Traité »), tandis que la référence à Te Tiriti o Waitangi (ou au Tiriti) évoque la version en maori. La comparaison des deux versions est facilitée par la brièveté de l’instrument, qui ne contient que trois articles assortis d’un préambule et d’une péroraison.

Le préambule de la version anglaise exprime le voeu de la Couronne de protéger « les droits et les biens » (just Rights and Property) des chefs et des tribus autochtones (Native Chiefs and Tribes) de Nouvelle-Zélande, et d’y faire régner la paix et l’ordre. Vu le grand nombre de sujets britanniques établis en Nouvelle-Zélande et l’afflux massif d’immigrants venant d’Europe ou d’Australie, la Couronne dit vouloir mandater un fonctionnaire chargé de faire respecter l’autorité souveraine de la Couronne (Her Majesty’s Sovereign authority) sur tout ou partie de l’archipel, dans le but d’éviter les conséquences néfastes que pourrait entraîner l’absence de lois et d’institutions s’appliquant équitablement à la population aborigène et aux sujets britanniques. La Couronne mandate donc son représentant, W. Hobson, à inviter les chefs confédérés [38] et indépendants de Nouvelle-Zélande à adhérer au Traité. À l’article premier, celui-ci stipule que ces chefs cèdent absolument et sans réserve, à la Couronne, tous les droits et pouvoirs de souveraineté (all the rights and powers of Sovereignty) qu’ils exercent ou possèdent sur leurs territoires respectifs. À l’article deux, la Couronne confirme et garantit aux chefs et aux tribus tout comme aux familles et aux individus la possession pleine, exclusive et non troublée de leurs terres, domaines, forêts, pêcheries et autres biens (the full exclusive and undisturbed possession of their Lands and Estates Forests Fisheries and other properties). En contrepartie, les chefs accordent à la Couronne le droit exclusif de préemption (the exclusive right of Pre-emption) sur les terres que les propriétaires décideraient de vendre, à un prix convenu entre ces propriétaires et les personnes nommées par la Couronne pour traiter avec eux dans cette matière. L’article trois stipule que, eu égard à ce qui précède, la Couronne accorde aux Aborigènes de Nouvelle-Zélande tous les droits et privilèges des sujets britanniques (all the Rights and Privileges of British Subjects). Enfin, la péroraison formule l’adhésion des chefs maoris : disant comprendre pleinement les dispositions du Traité, ils déclarent accepter celui-ci selon sa pleine intention et signification (in the full spirit and meaning thereof) en y apposant leur signature ou marque.

Venons-en à la version en maori. D’après le préambule du Tiriti, la Couronne souhaite protéger te tino rangatiratanga, c’est-à-dire la pleine autorité ou chefferie des Maoris. Puis elle affirme sa volonté de nommer un administrateur appelé à négocier avec les chefs maoris en vue d’obtenir leur accord au sujet de l’établissement du gouvernement de la Reine (kawanatanga o te Kuini, the Queen’s Government [39]) sur l’ensemble de l’archipel « parce qu’un grand nombre de ses sujets y vivent déjà et que d’autres arriveront plus tard » afin qu’aucun mal n’arrive aux Maoris et aux Pakeha vivant sans loi (so that no evil will come to Maoris and Pakeha living in a state of lawlessness [40]). C’est pourquoi la Couronne soumet le Tiriti à la considération des chefs et des hapu de Nouvelle-Zélande. Au sujet de cette dernière phrase, Ian Kawharu souligne que, contrairement à la version anglaise, qui « invite les chefs à adhérer » au Traité, la version maorie la « présente » ou « soumet » à ceux-ci [41].

L’article premier du Tiriti stipule que les chefs maoris accordent absolument et pour toujours à la Couronne « le gouvernement complet sur leur terre » (the complete government over their land, te kawanatanga). En vertu de l’article deux, la Couronne consent à protéger les chefs, les hapu et tous les gens de Nouvelle-Zélande « dans l’exercice inconditionnel de leur chefferie sur leurs terres, villages, et tous leurs trésors » (in their unqualified exercise of their chieftainship, c’est-à-dire te tino rangatiratanga, over their lands, villages and all their treasures ou taonga). Le terme « taonga » désigne l’ensemble des possessions matérielles et immatérielles d’un groupe maori (iwi, hapu, etc.), c’est-à-dire les ressources maritimes et forestières autant que les généalogies tribales ou biens de prestige transmis par héritage. Quant à la notion de te tino rangatiratanga, Ian Kawharu précise que, pour un chef maori, l’addition du qualificatif « inconditionnel » (unqualified) signifierait que la Couronne lui accorde le plein contrôle selon ses propres coutumes (le terme tino ayant la connotation de « quintessenciel »). Quant à la vente des terres, le même commentateur précise que le terme maori employé, soit hokonga, se réfère à l’achat aussi bien qu’à la vente. La version maorie de l’article deux stipule ainsi que les chefs vendront des terres à la Couronne à un prix convenu entre le propriétaire et l’acheteur, celui-ci étant nommé par la Reine comme son agent en la matière [42].

L’article trois du Tiriti stipule qu’en vertu de cet accord sur le gouvernement de la Reine, la Couronne protégera tous les habitants de Nouvelle-Zélande et leur accordera les même droits et obligations (tikanga) que ceux qui s’appliquent sous sa constitution aux habitants de l’Angleterre. D’après I. Kawharu, tikanga est généralement réservé aux « coutumes ». Sa lecture de la version maorie lui suggère que cette disposition renforce les garanties énoncées à l’article deux, dans le sens où la Couronne s’engage ici à préserver les tikanga ou coutumes des Maoris, puisqu’aucun Maori ne pouvait s’imaginer à l’époque en quoi consistaient les tikanga des sujets britanniques [43]. D’après la péroraison, enfin, les chefs maoris réunis à Waitangi ont vu « la forme de ces paroles » auxquelles ils souscrivent en apposant leur nom ou leur marque [44].

En résumé, d’après le Traité, les chefs maoris cèdent tous leurs droits et pouvoirs de souveraineté à la Couronne, retiennent la propriété de leurs terres et ressources, acceptent que toute vente de terre autochtone se fasse exclusivement à des agents de la Couronne et reçoivent tous les droits et privilèges de la citoyenneté britannique. En revanche, le Tiriti stipule que les chefs et les collectivités maories acceptent le gouvernement de la Reine (kawanatanga), qu’ils préservent te tino rangatiratanga, c’est-à-dire leur autorité quintessencielle sur leurs terres, ressources et « trésors », et que, sous son gouvernement, la Couronne préserve leurs tikanga ou coutumes. Nul doute, les différences entre les deux versions sont de taille, ce qui soulève un certain nombre d’enjeux conceptuels, de traduction et d’interprétation.

La plupart des commentateurs admettent, à la suite de Ruth Ross [45], que le maori du Tiriti est fortement marqué par le vocabulaire créé par les missionnaires protestants pour traduire les Saintes Écritures. Ce qui n’est guère surprenant puisque le traducteur du Traité, Henry Williams, appartient à la Church Missionary Society, association anglicane très active dans les colonies. Or, il semble qu’aucun commentateur, Maori ou non, se soit demandé si la traduction est faite en « bon maori », s’il y a des erreurs de traduction, voire de grammaire, ou encore si le sens de la version en maori — langue encore essentiellement orale en 1840, où « les relations entre les idées exprimées sont souvent définies davantage par le contexte plus large […] que par la syntaxe elle-même [46] » — est compromis par la structure du texte anglais. D’après Bruce Biggs, qui soulève ces questions, il existe deux stratégies pour faciliter la traduction [47]. L’une consiste à assigner une nouvelle signification provenant de la langue-source (en l’occurrence, l’anglais) à un terme déjà existant dans la langue-cible (le maori), dans l’espoir que le terme autochtone ainsi redéfini voudra dire, par décret, ce qu’il doit vouloir dire. Toutefois, dans leur entreprise de traduction de la Bible, les missionnaires semblent réticents à procéder de la sorte, obsédés qu’ils sont d’éviter tout emprunt de termes à connotation magico-religieuse, même s’ils conviennent mieux. Ils ont donc préféré la seconde stratégie, à savoir l’emprunt terminologique à la langue-cible. Par exemple, au lieu de traduire le concept de mana, on le retient simplement, comme l’illustre toute une littérature anthropologique.

De la même manière, on peut concevoir la création de nouveaux termes maoris sur la base d’une translittération de termes anglais [48], comme c’est le cas de kawanatanga, un néologisme construit sur kawana, translittération de « gouverneur » (governor). Le mot rangatiratanga, en revanche, vient du maori ancien et se fonde sur rangatira. Ce dernier terme, qui peut être utilisé à la fois comme substantif, verbe ou qualificatif, fait référence à un haut rang. Quant au suffixe -tanga, il sert, entre autres, à former un nouveau mot désignant les qualités impliquées dans un terme donné [49]. Ainsi, rangatiratanga peut être traduit comme « ce qui définit un chef, caractéristiques rendant noble, caractère de chef », tandis que l’expression hybride kawanatanga signifie « ce qui caractérise le gouverneur ».

Le Tiriti ne contient que deux termes d’emprunt, soit kawanatanga et kuini pour reine (queen), tous deux bien connus des Maoris en 1840. Il semblerait toutefois inconcevable que les signataires maoris, raisonnant à partir de leur propre situation, aient attribué à kawanatanga le sens occidental du concept de souveraineté [50]. Par ailleurs, plusieurs auteurs [51] ont souligné le caractère problématique de kawanatanga pour désigner à la fois l’autorité souveraine et le gouvernement. Pareil amalgame présupposerait que la souveraineté soit la condition du gouvernement, alors que kawanatanga ne véhiculerait pas l’idée d’un tel amalgame, étant donné l’absence de toute autorité supra-tribale en Aotearoa.

Le terme rangatiratanga a également suscité la controverse. Dans sa traduction du Tiriti, H. Williams a choisi rangatiratanga comme l’équivalent de « full exclusive and undisturbed possession of » (article deux). Dans le Notre-Père et dans Marc 4 : 26 et Luc 23 : 42, rangatiratanga est utilisé pour « royaume », si bien qu’il semble évident — du moins pour les missionnaires — que rangatiratanga comporte le sens de « autorité sur [52] ». Or, un traducteur et commentateur maori célèbre, Sir Apirana Ngata, estime cependant que le terme rangatiratanga ne rend guère justice à l’idée de full exclusive and undisturbed possession of ; à la place, il suggère l’expression te mana te rangatiratanga — de façon grammaticalement incorrecte, rétorque B. Biggs, vu qu’il manque une virgule après mana, auquel cas ce dernier terme serait en apposition avec rangatiratanga, ou bien qu’il manque une conjonction du genre « ensemble avec [53] ». Il convient de préciser que le terme mana est considéré comme l’équivalent maori le plus proche de l’anglais authority. D’une manière générale, mana est traduit par « autorité, prestige », termes auquel on ajoute « pouvoir [54] » et « souveraineté [55] ». Récemment, il a même été avancé que H. Williams aurait délibérément induit les Maoris en erreur en évitant le terme « mana » pour leur cacher que l’objet réel du Traité était la cession de leur souveraineté [56]. Pour sa part, Cleve Barlow abonde dans le sens de Sir A. Ngata lorsqu’il conteste la pertinence du concept de rangatiratanga (ou te tino rangatiratanga) pour désigner l’idée de souveraineté maorie. D’après lui, le terme correct serait akiritanga, qui signifie « pouvoir ou statut suprême à atteindre dans l’univers maori [57] ». Dans un autre ouvrage, rangatira est présenté comme un terme général s’appliquant au chef ou à la personne descendant d’un chef, alors que le terme ariki est réservé aux « plus tapu des chefs héréditaires » ou encore aux « monuments vivants à l’identité collective [58] ».

On est donc en droit de se demander si les versions anglaise et maorie du Traité de Waitangi peuvent véritablement être considérées comme équivalentes. Comme le rapporte T. Lindsay Buick, « Waitangi signifie “eau de pleurs” [Crying Water] et nombreux étaient ceux qui y voyaient un mauvais présage [59] ». Or, les écarts sémantiques entre Traité et Tiriti ne sont qu’un aspect de la controverse — et encore, car, comme on le verra, les deux versions font foi [60]. À présent, le problème du conflit d’interprétation entourant l’objet du Traité ne tient donc pas à un manque de reconnaissance de la version en maori, ni même à l’incompréhension des différences conceptuelles entre rangatiratanga et kawanatanga (ce qui ne veut pas dire qu’il y ait consensus sur les champs sémantiques respectifs de l’un et l’autre termes). On est plutôt renvoyé au problème de la mise en oeuvre du Traité/Tiriti dans le contexte de l’internalisation des relations entre Maoris et Pakeha, faisant que les dispositions de l’instrument juridique en question ne sont plus vues aujourd’hui qu’à la seule lumière de leur rôle en droit public interne [61]. Comme je l’ai déjà mentionné, cela signifie que le Traité/Tiriti reste seul justiciable dans l’ordre juridique néo-zélandais — la partie étatique étant, par la force des choses, juge et partie à la fois. Mais avant de considérer quelques effets juridiques et politiques de cette situation, il convient de compléter l’aperçu historique en distinguant les dimensions pratique et idéologique de l’affirmation de la souvertainté par les Britanniques. La question de fond est donc de savoir — en paraphrasant James Belich — pourquoi, comment et quand le régime britannique fut imposé aux Maoris [62].

L’héritage colonial

J. Belich propose une analyse de la mise en oeuvre du régime britannique fondée sur trois critères : l’intervention directe, l’apparence d’autorité et le contrôle effectif. Il affirme que l’intervention en Aotearoa-Nouvelle-Zélande progresse par accès entre 1833 et 1864. Au début, elle serait plutôt symbolique : c’est la nomination de J. Busby comme Résident britannique en 1833. En 1840, elle serait faible, car les moyens financiers et matériels concédés par les autorités impériales restent limités. (W. Hobson estime que l’établissement de la colonie ne coûterait que 4 000 livres ; il dispose d’une douzaine de gendarmes et d’un petit navire de guerre.) C’est seulement en 1846 que l’intervention devient significative, le successeur de W. Hobson disposant de moyens militaires et financiers nettement supérieurs. Dès 1860, ces moyens vont devenir substantiels, puis massifs en 1864, lorsqu’il y a plus de troupes impériales en Nouvelle-Zélande qu’au Royaume-Uni ; la Nouvelle-Zélande coûte alors aux autorités impériales un demi-million de livres par an.

Quant au deuxième critère, à savoir l’apparence d’autorité, sa cote monte plus rapidement. En moins d’une décennie (1833-1840), le Royaume-Uni passe d’une simple manifestation d’intérêt à l’affirmation de sa pleine souveraineté. Dans un premier temps, comme dans d’autres régions de son vaste empire, il cherche à mettre en oeuvre une politique d’administration indirecte, en exerçant son influence par l’intermédiaire de son représentant colonial et de la communauté des marchands et des missionnaires européens. Dans la même logique, entre la fin de 1837 et 1839, les autorités impériales britanniques envisagent d’autres formes d’administration indirecte, par exemple la mise en place d’un régime de protectorat. Pour finir, l’obtention d’une cession complète de souveraineté semble la solution la plus désirable en termes politiques et diplomatiques : les Britanniques acquièrent ainsi un droit indisputable d’exercer leur autorité tout en se démarquant de leurs rivaux potentiels [63].

Les choses se compliquent pour ce qui est du troisième critère, soit le contrôle effectif, en raison de la situation très diversifiée de l’implantation des Pakeha ainsi que de la prédominance continue des Maoris dans certaines régions jusque dans les années 1860. Pendant les deux décennies après la conclusion du Traité de Waitangi, on trouve un archipel à trois visages, selon les régions : Aotearoa, où les Maoris continuent à régner suprême ; la « vieille » Nouvelle-Zélande de la coexistence entre Pakeha et Maoris, favorisée par une présence européenne relativement peu nombreuse ; et la « nouvelle » Nouvelle-Zélande en proie à l’immigration de masse justifiée par l’interprétation britannique des dispositions du Traité, en vertu de laquelle les Maoris sont censés accepter de bon gré les formes d’intervention que leur réservent les Pakeha. À côté de l’application de la common law britannique aux affaires réservées, jusque-là, à la juridiction maorie (notamment dans le domaine de l’organisation familiale et sociale) et de l’introduction d’importantes mesures économiques (comme la création d’une vaste économie pastorale), il faut surtout mentionner une politique systématique et souvent violente d’acquisition, voire de confiscation des terres autochtones, laquelle provoque deux série d’affrontements violents, en 1843-1847 et tout au long des années 1860 [64]. Le prétendu consentement des Maoris à la colonisation est démenti, en outre, par leur résistance militaire dont on dit qu’elle est « une des plus dynamiques et des plus efficaces jamais organisées par un peuple tribal contre l’expansion européenne [65] ». Le principal outil d’appropriation des terres autochtones est la Maori Land Court créée en 1865 pour définir et résoudre les droits maoris sur les terres détenues en vertu du droit coutumier et pour convertir le régime foncier maori en un régime de type anglo-saxon, lequel a considérablement désavantagé les Maoris. Il ne subsiste presque rien de ces terres coutumières, depuis longtemps devenues propriété privée acquise, dans bien des cas, par des Pakeha [66].

Quant à la mise en oeuvre du Traité de Waitangi, l’opinion juridique se laisse guider pendant plus d’un siècle par la célèbre affirmation du juge Prendergast dans l’affaire Wi Parata de 1877, selon laquelle cet instrument est « tout simplement nul » (a simple nullity [67]). À l’encontre de la politique établie des autorités impériales britanniques [68], qui consiste à chercher l’obtention systématique de cessions territoriales ou juridictionnelles par des accords négociés avec les peuples d’outre-mer, Prendergast nie ainsi au Traité de Waitangi le statut d’instrument de cession valide, sous prétexte qu’il a pour parties des sociétés tribales prétendument non civilisées dont le droit coutumier est déclaré inapte à fonder des droits de propriété.

Ce sont surtout les années 1970-1980 qui voient une réinterprétation du Traité de Waitangi. Celle-ci est amorcée par la Treaty of Waitangi Act de 1975, qui entérine la reconnaissance du Traité de Waitangi en droit néo-zélandais. Puis, elle est favorisée politiquement sous le gouvernement travailliste de David Lange. Une remise en cause explicite du raisonnement sous-tendant l’arrêt Wi Parata survient en 1986 dans l’affaire Te Weehi qui réhabilite la capacité du droit coutumier maori de définir des droits autochtones relatifs à la terre et aux ressources [69]. Depuis lors, l’application des dispositions du Traité/ Tiriti est régie par un certain nombre de principes qui, à première vue, sont avantageux pour les Maoris. Au cours des 15 dernières années, il s’est avéré, par exemple, que la jurisprudence accorde davantage de poids à la version en maori, jugée « plus subtile [70] ». Par ailleurs, on tend à concevoir la coexistence entre Maoris et Pakeha (et, par extension, les immigrants plus récents) comme une sorte de partenariat dynamique (he putahitanga) découlant de la nature réciproque du Traité/Tiriti (acceptation du peuplement britannique d’Aotearoa sous l’égide de la Couronne en échange de la protection des intérêts maoris). Un autre principe est celui d’une justice réparatrice. Significativement, les droits maoris relatifs aux taonga énoncés à l’article deux du Tiriti font actuellement l’objet de nombreux litiges. À ce propos, il ne faut pas sous-estimer la signification d’une distinction persistante entre le titre aborigène coutumier tel qu’il est détenu par les iwi, dont le système foncier traditionnel a fait l’objet d’études détaillées [71], et toute forme de propriété foncière privée dérivant de la jurisprudence. C’est ainsi qu’on a pu affirmer l’existence, de fait comme de droit, d’un certain pluralisme juridique en Aotearoa-Nouvelle-Zélande [72].

Or, les avantages que les Maoris sont susceptibles de tirer de ce pluralisme et des possibilités de recours dont ils disposent face à l’État néo-zélandais [73] sont compromis par la prééminence du paradigme de l’internalisation : ils ne peuvent se déployer que dans les limites mêmes de l’ordre constitutionnel néo-zélandais. Si la situation des Maoris s’est améliorée au cours des trois dernières décennies, le dilemme fondateur de l’État néo-zélandais n’en semble pas résolu pour autant.

Le paradigme de l’internalisation

L’orthodoxie constitutionnelle néo-zélandaise se fonde sur le principe que les droits autochtones découlent non pas du Traité de Waitangi en lui-même, mais des mesures législatives ou judiciaires par lesquelles ces droits ont été incorporés à l’ordre juridique étatique. Parmi ces mesures, il faut surtout évoquer la jurisprudence du Tribunal de Waitangi institué par la Treaty of Waitangi Act, lequel a la compétence d’évaluer les revendications maories découlant du Traité/Tiriti [74] (pour le texte du Traité, c’est l’annexe de la Treaty of Waitangi Act de 1975 qui fait foi, pour celui du Tiriti, l’annexe de loi révisée de 1985). Or, en vertu de la règle de la suprématie parlementaire, les lois adoptées par le Parlement l’emportent sur les règles de common law. Forts de ce principe, certains juristes soutiennent que ce sont les termes mêmes du Traité (dans sa version anglaise) qui entérinent l’internalisation des relations entre Maoris et Pakeha. Le Traité aurait donc permis à la Couronne d’affirmer simultanément sa souveraineté externe et sa souveraineté interne en accordant aux Maoris les droits de citoyenneté britannique, puis une représentation politique [75]. C’est le point de vue d’Ian Brownlie, par exemple, pour qui la mise en oeuvre du Traité signifiait la suppression de l’identité nationale distincte de la Confédération des chefs maoris, allant de pair avec le transfert de la responsabilité pour l’application des dispositions convenues, de part et d’autre, du domaine du droit international à celui du droit public interne [76]. Plus même, I. Brownlie voit dans le Traité de Waitangi une « remarquable anomalie » par rapport au modèle habituel des obligations engagées en vertu d’un traité de droit international [77].

Mais ce point de vue ne fait pas l’unanimité. D’autres spécialistes cherchent plutôt à légitimer l’acquisition de la Nouvelle-Zélande par la Couronne en qualifiant le Traité de Waitangi de traité de cession valide en droit international [78]. Considéré sous cet angle, le Traité stipulerait une forme de souveraienté résiduelle d’ordre politique en échange de la cession de la souveraineté légale à la Couronne par les chefs maoris [79], le problème fondamental, de nos jours, étant de savoir comment réconcilier l’une et l’autre. Du point de vue des Pakeha, cette question revêt notamment une importance cruciale dans la quête d’une identité constitutionnelle propre à la Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire indépendante du Royaume-Uni, laquelle a été propulsée par l’adoption de la New Zealand Constitution Act en 1986. Il est généralement admis que le Traité de Waitangi doit avoir sa place dans cette évolution constitutionnelle. Mais celle-ci n’en procède pas moins de quelques principes de base qui paraissent se soustraire à toute remise en cause fondée sur l’invocation de tino rangatiratanga. Par exemple, à l’instar d’autres principes du constitutionnalisme néo-zélandais, la règle de la suprématie parlementaire repose sur une base politique avant tout. Ainsi, l’introduction générale du droit anglo-saxon en Nouvelle-Zélande par charte royale, en 1840, a pu être justifiée au nom d’un argument proprement circulaire : alors que les prérogatives de la Couronne britannique dans une colonie sont susceptibles d’être restreintes par les dispositions d’un traité de cession, cela n’a pas empêché la Couronné d’imposer le droit anglo-saxon en vertu non pas de ses prérogatives royales, mais simplement d’une loi du Parlement, privant ainsi les chefs maoris de leur capacité d’édicter des lois et de veiller à leur application — ce qui revient à une violation de la reconnaissance de te tino rangatiratanga aux termes du Tiriti [80]. De même, le principe de l’indivisibilité de la Couronne s’oppose à une forme de partage de souveraineté rendant justice à la situation historique des Maoris en tant que premiers occupants, c’est-à-dire au moment où la souveraineté des Maoris est dérivée de leur antériorité en Aotearoa [81] plutôt que de la Couronne. Or, dans la mesure où la doctrine établie veut que te tino rangatiratanga ne peut être qu’une forme de souveraineté subordonnée à la souveraineté pleine et entière de la Couronne, le débat tourne essentiellement autour des modalités d’une éventuelle délégation de pouvoirs. On s’interroge ainsi sur les fondements et la portée de l’autonomie des iwi en tant qu’interlocuteurs privilégiés de l’État néo-zélandais, alors que la question de l’orientation « tribaliste » d’un tel régime d’autonomie n’est de loin pas réglée d’avance [82], sans parler du problème fondamental de la signification à attribuer, dans ce contexte, au concept de kawanatanga.

L’ironie veut que la prééminence de l’État issu du peuplement pakeha se légitime en vertu de la capacité des Maoris en tant que peuple(s) de céder ou de transférer certains pouvoirs. On ne saurait donc ignorer la dimension proprement internationale du Traité de Waitangi. Celle-ci suggère du même coup l’idée d’une coexistence entre te tino rangatiratanga et le kawanatanga de la Couronne. On peut même admettre que telle aurait pu être la norme fondatrice de l’Aotearoa-Nouvelle-Zélande. Or, Paul McHugh, qui soulève cette hypothèse, la réfute du même souffle en affirmant que telle n’aurait pas été la situation politique [83]. Par là même, la souveraineté maorie demeure aléatoire et réversible, illustrant les effets pervers du paradigme de l’internalisation. Comme le souligne une récente étude de l’ONU : « de l’avis quasi unanime des peuples autochtones de tous horizons, les mécanismes d’État administratifs ou judiciaires existants sont dans l’incapacité de répondre à leurs aspirations et à leurs espoirs de réparation [84] ».

Perspective

En Nouvelle-Zélande, l’accommodement culturel des peuples autochtones sur le modèle des droits minoritaires est mis en oeuvre par la promotion de l’image d’un État et d’une société biculturels (« Aotearoa-Nouvelle-Zélande [85] »). Or, si le Traité de Waitangi reste le pivot du débat sur les relations passées, présentes et futures entre les Maoris et l’État, il n’est pas compris comme un acte juridique impliquant deux sujets de droit, mais plutôt comme un fait juridique qui tire son origine exclusivement de l’État. De plus, le principe de l’accommodement culturel ne s’étend pas à l’ensemble des enjeux puisque, au-delà de toute question terminologique, l’interprétation autochtone selon laquelle les signataires maoris du Tiriti croyaient préserver tino rangatiratanga, c’est-à-dire leur propre autorité sur leurs terres, leurs ressources et leurs populations selon le droit coutumier, n’est pas intégrée sur un pied d’égalité dans l’ensemble des interprétations considérées par l’establishment juridique néo-zélandais. Si le Traité a donné lieu à divers mécanismes d’adjudication et de revendication, notamment par l’intermédiaire du Tribunal de Waitangi, le dilemme constitutionnel de l’État néo-zélandais n’en semble pas résolu pour autant, ce qui donne à penser que les mesures envisagées s’attaquent aux symptômes plutôt qu’à la racine du mal.

On a là une illustration éloquente de la tendance, évoquée plus haut, qui consiste à attribuer un sens restreint au terme « peuple » en lui assortissant le qualificatif « autochtone », ce qui signifie une diminution des droits des peuples autochtones aux termes du droit international. Or, comme on l’a vu, en concluant un accord formel avec les Maoris, la Grande-Bretagne cherchait à acquérir des droits d’ordre territorial et juridictionnel. On voit donc difficilement comment la Nouvelle-Zélande peut nier aux Maoris leur qualité de peuple et, dès lors, leur droit de disposer d’eux-mêmes, tout en affirmant avoir acquis de manière légitime des droits souverains que les Maoris, s’ils n’étaient pas souverains, auraient été incapables de transférer — à condition que telle fût en effet leur intention. Pour compliquer les choses, cela ne semble pas avoir été le cas des chefs — ou de certains chefs — maoris en 1840, à considérer les paroles attribuées au chef Nopera : par la conclusion du Traité de Waitangi, « seule l’ombre de la terre a été transférée à la Reine, tandis que le sol [ou : la substance] nous est resté [86] ».

En même temps, la reconnaissance graduelle de la souveraineté initiale des Maoris est soutenue par le caractère peu controversé de l’autorité et la volonté d’adhésion des chefs signataires du Traité de Waitangi (ce qui n’est pas toujours le cas des traités impliquant une partie autochtone). C’est dans cet esprit qu’on a pu affirmer que la forte réduction des terres coutumières maories sous l’effet du régime colonial ne remet en cause ni la reconnaissance initiale du titre aborigène en Aotearoa ni les incidences de titre coutumier dans le domaine des ressources traditionnelles (taonga [87]). Mais peut-on admettre pour autant, comme le veut la doctrine établie, que les dispositions du Traité/Tiriti sont inaptes à imposer des obligations à la Couronne indépendamment de leur inscription dans l’ordre juridique interne ?

Se pose donc la question du bien-fondé juridique de l’argument voulant que certaines populations soient, en réalité, des peuples mais sans avoir en même temps le droit de disposer d’eux-mêmes ou ne pouvant revendiquer leur autodétermination que sous une forme restreinte. Est-ce logique de raisonner que, dans la mesure où la création d’un État indépendant ne constitue qu’une parmi plusieurs options de l’exercice du droit de libre disposition, certains groupes ne sont en mesure d’en revendiquer qu’une forme interne ou internalisée (internal self-determination), cette dernière étant définie comme celle qui permet à un peuple d’exercer une certaine influence sur l’ordre politique dans lequel il vit et de préserver sa culture et son identité ethnique, historique et territoriale [88] ? N’a-t-on pas là une négation pure et simple du principe de l’autodétermination qui présuppose justement qu’un peuple puisse choisir librement son statut politique interne et international ? Rappelons que le Groupe de travail de l’ONU sur les populations autochtones a affirmé, lors de sa toute première session, que les peuples autochtones doivent jouir du droit d’autodétermination dans le cadre de leurs territoires, quel que soit le degré d’autonomie qu’ils réclament [89].

Si, au cours de la décennie écoulée, l’évolution du débat sur l’autodétermination a mis au défi l’idée préconçue qui limite l’exercice des droits et libertés aux seuls individus, permettant ainsi à des groupes de se voir reconnaître le droit de transmettre leur culture et de participer collectivement aux processus politiques, économiques et sociaux [90], les contraintes inhérentes à la logique étatiste n’en empêchent pas moins ces mêmes groupes de faire véritablement leur propres choix [91] — même dans le contexte d’une forme d’accommodement culturel tel que l’illustre l’évolution du débat sur les dispositions du Traité de Waitangi.