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La Loi sur les Indiens adoptée en 1876 constitue, encore aujourd’hui, le cadre législatif général à l’intérieur duquel l’État canadien gère la plupart des dossiers liés aux peuples autochtones. Décriée depuis longtemps par tous ceux qui l’estiment inapte à démocratiser et à rendre plus égalitaires les rapports entre l’État canadien et les Premières Nations, la Loi a fait l’objet de pressions politiques soutenues visant à l’abolir ou, à tout le moins, à en modifier les termes. Le gouvernement de Jean Chrétien n’est pas resté insensible à ces pressions et proposait au mois d’octobre 2002 un remaniement fondamental, le plus important des 50 dernières années. Il s’agit de la Loi sur la gouvernance des Premières Nations (LGPN) [1]. Cette tentative de modification législative prenait appui sur le plan de renouveau en quatre volets mis de l’avant par la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) et auquel le gouvernement semblait souscrire en principe dans le document Rassembler nos forces : le plan d’action du Canada pour les questions autochtones, sa réponse officielle à la CRPA. En vertu de ce plan, il s’agissait de renouveler les partenariats, de renforcer l’exercice des pouvoirs par les Autochtones, de consolider les collectivités et d’établir une nouvelle relation financière. Avec la LGPN, le gouvernement Chrétien promettait de raffermir la reddition de comptes financiers et politiques, les droits et les processus démocratiques, de même que la capacité juridique des conseils de bande relevant de la Loi sur les Indiens. Ces changements devaient amorcer le processus de transformation des relations que l’État entretient avec les Premières Nations et en assainir la dynamique. Le projet de loi mourut éventuellement au feuilleton et les modifications annoncées ne virent jamais le jour. L’article prend prétexte de cet épisode récent de la dynamique des rapports entre l’État canadien et les peuples autochtones pour saisir la nature des obstacles institutionnels qui freinent l’instauration d’une interface plus égalitaire entre l’État canadien et les peuples autochtones.

En même temps qu’il mettait de l’avant sa loi sur la gouvernance, le gouvernement fédéral tentait aussi de faire adopter deux autres projets de loi s’appliquant directement aux peuples autochtones : la Loi sur le règlement des revendications particulières (C-6) et la Loi sur la gestion financière et statistique des Premières Nations (C-19). Bien que le gouvernement s’en défende, ensemble, ces trois projets de loi visaient à resserrer le contrôle de l’État sur les affaires internes des peuples autochtones.

Notre approche combine des éléments de l’institutionnalisme historique dont nous retenons l’idée d’assujettissement des politiques nouvelles au parcours et à l’héritage de politiques déjà établies (path dependency), le concept des « populations cibles » et celui d’« engagement citoyen ». À notre avis, la LGPN n’était pas à la hauteur des objectifs énoncés dans Rassembler nos forces et dans le rapport de la CRPA ; en outre, les modifications qu’elle cherchait à apporter à la Loi sur les Indiens n’auraient amélioré ni le niveau d’imputabilité, ni les mécanismes de gouvernance au sein des communautés des Premières Nations, pas plus qu’elles n’auraient réussi à transformer les dynamiques sociopolitiques au sein de ces mêmes communautés. En fait, la LGPN s’inscrivait plutôt dans le prolongement des pratiques historiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones. Bien que le discours d’assimilation et de supériorité civilisationnelle qui caractérisait jadis les politiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones ait à peu près disparu, l’héritage des politiques passées continue de modeler l’approche actuelle du gouvernement fédéral.

La première partie du texte résume les principales dimensions et les principaux objectifs de la LGPN. La deuxième met en place le cadre théorique sur lequel se fonde notre appréhension de la LGPN. Enfin, à partir de ces balises, le reste du texte considère d’abord le contexte historique et institutionnel duquel participait la LGPN, puis la LGPN elle-même. Il ne s’agit pas tant, toutefois, de procéder à une analyse législative à proprement parler que de saisir la nature des balises intellectuelles et institutionnelles qu’impose l’État canadien dans la mise en oeuvre de sa vision à l’égard de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones.

La Loi sur la gouvernance des Premières Nations : de quoi s’agit-il ?

Dans son discours du Trône de janvier 2001, le gouvernement du Canada fait état de son engagement à l’égard du « nouveau programme autochtone » exposé dans Rassembler nos forces. Il réitère et confirme son engagement à renouveler les partenariats, à consolider l’exercice des pouvoirs conférés aux Autochtones, à établir une nouvelle relation financière, à renforcer les collectivités et les économies locales, et, finalement, à appuyer les individus. Le 30 avril 2001, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien amorce un processus de consultation qui a pour but de « donner aux Premières Nations l’occasion de remplacer certains éléments de la Loi sur les Indiens. Ainsi, elles pourront davantage veiller à la façon dont sont gouvernées leurs collectivités [2]. » Le document de travail préparé en guise d’entrée en matière aux consultations au sein des collectivités autochtones précise que l’initiative

vise à donner les outils réclamés par de nombreux dirigeants et membres des Premières Nations pour assurer un gouvernement efficace et équitable — outils que la loi actuelle ne fournit pas. Dans le cadre de ces consultations, nous espérons que vous nous indiquerez les outils qui vous semblent utiles. À la lumière de ces idées et recommandations, nous pourrons élaborer une loi claire qui aidera les conseils de bande à diriger les collectivités de façon efficace et équitable [3].

Le document de travail soutient que cette initiative constitue une véritable réponse aux demandes de changement exprimées par les Premières Nations. Au terme de discussions avec les dirigeants et les membres des Premières Nations, l’Assemblée des Premières Nations (APN) et l’Initiative conjointe d’élaboration des politiques du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (Services financiers et fiduciaires du Ministère), le MAINC établit une liste de « problèmes » auxquels il faut s’attaquer :

  • La Loi sur les Indiens et les politiques qui en découlent ont nui aux systèmes de gouvernement des Premières Nations.

  • La Loi sur les Indiens donne très peu de marge de manoeuvre à l’administration locale et à la bande elle-même au chapitre de la prise de décisions.

  • La Loi sur les Indiens comporte certaines lacunes quant au choix des dirigeants, par exemple l’obligation ou non de respecter certaines exigences pour présenter sa candidature à une charge élective, la durée du mandat et d’autres questions connexes.

  • Il importe d’établir un équilibre entre les droits et les intérêts de tous les membres.

  • Les responsabilités et les fonctions politiques et financières qui ont une incidence sur la collectivité, y compris la protection des droits des membres, ne sont pas couvertes par la Loi sur les Indiens.

  • Il importe de cerner les préoccupations des femmes et d’y donner suite.

  • Les Premières Nations doivent pouvoir compter sur leur propre pouvoir local pour ce qui est du choix des dirigeants, des finances, de la formation et d’autres affaires courantes qui ont une incidence sur la qualité de vie au sein de la collectivité [4].

À la lumière de cette liste, le MAINC conclut que trois aspects de la gouvernance autochtone nécessitent des changements importants : la capacité juridique des Premières Nations et de leurs gouvernements ; la reddition des comptes par les conseils de bande face à leurs membres ; la sélection des dirigeants autochtones et le droit de vote. Le ministère demande aux Premières Nations de faire état de leur position sur ces trois aspects. Il s’engage du même souffle à tenir d’importantes consultations multidimensionnelles en plusieurs étapes, qui doivent servir par la suite à formuler une loi visant à consolider les collectivités autochtones et leurs gouvernements, et à réaliser ainsi plusieurs des objectifs fédéraux énoncés dans Rassembler nos forces.

Après une première étape de consultations qui se poursuit du printemps 2001 au printemps 2002, le gouvernement présente à la Chambre des communes un premier projet de loi sur la gouvernance des Premières Nations (C-61) en juin 2002. Déposé peu avant la prorogation de la session, le projet ne dépasse pas l’étape de la première lecture. Le gouvernement le soumet à nouveau à la Chambre, sans modification, à la session suivante, en octobre de la même année. Seul le numéro du projet de loi a changé : figurant parmi les premières pièces au menu législatif de la nouvelle session, on y réfère désormais par le vocable de projet de loi C-7. En janvier 2003, il est soumis au Comité permanent des affaires autochtones, du développement du Grand Nord et des ressources naturelles. Normalement, les comités permanents examinent les projets de loi après la deuxième lecture, mais il est déjà évident aux yeux de plusieurs que l’opération aboutira à un désastre si des modifications substantielles ne sont pas apportées à la loi qui est proposée. Le libellé du projet de loi et le processus de consultations qui l’ont précédé ont provoqué un profond mécontentement au sein de plusieurs collectivités et organisations autochtones, notamment à l’Assemblée des Premières Nations et à l’Assemblée des chefs du Manitoba. Le Comité a tenu 61 réunions publiques et a fait rapport à la Chambre des communes en mai 2003, proposant plus d’une centaine de modifications à la LGPN. Ces modifications et la loi elle-même sont présentées à nouveau à la Chambre des communes à la reprise de ses activités le 30 septembre 2003. Toutefois, le projet de loi meurt au feuilleton à la prorogation de la Chambre deux mois plus tard. Les principales modifications comprennent une nouvelle réduction de la capacité d’intervention du ministre dans les finances des Premières Nations, de même que l’ajout d’une clause non dérogatoire qui précise et renforce la protection des droits des Autochtones et des droits découlant des traités [5].

Cadre d’analyse

Même si, en définitive, le projet de loi C-7 ne fut pas adopté, la LGPN reste un cas de figure instructif témoignant de l’esprit qui guide l’État canadien en matière de formulation et de gestion des politiques publiques à l’égard des peuples autochtones. L’épisode de la LGPN permet de saisir le contexte institutionnel et politique à l’intérieur duquel s’inscrit la mise en forme de politiques qui concernent les peuples autochtones au Canada. Nous entendons démontrer que la LGPN représente la dernière initiative à ce jour qui s’inscrit dans un paradigme institutionnel bien établi et pratiquement immuable. Loin d’ouvrir de nouvelles perspectives pour remodeler le terrain des politiques à l’égard des peuples autochtones au Canada, elle redéploie, sous une forme déguisée, des pratiques et des prémisses politiques bien ancrées.

Les ouvrages de science politique s’inspirant de l’institutionnalisme historique désignent ce phénomène par le terme path dependency, vocable difficilement traduisible, mais qui implique que les choix de politiques publiques rompent rarement de manière claire et non équivoque avec l’héritage laissé par les politiques et les pratiques institutionnelles antérieures. Ils s’en écartent très peu, le cas échéant, et participent au contraire de la même logique. Il s’agit là d’un concept relativement simple, de plus en plus utilisé en science politique et en analyse des politiques publiques [6]. De façon générale, l’idée de path dependency signifie que les choix de politiques dans un domaine donné sont fonction de la trajectoire historico-institutionnelle qu’a connue ce même domaine. Par conséquent, la dépendance à l’égard des pratiques passées peut avoir une incidence considérable sur les stratégies adoptées par les acteurs politiques qui tentent d’exercer une influence sur les politiques publiques [7].

Noter que les décisions actuelles en matière de politiques sont conditionnées, dans une certaine mesure, par celles du passé peut, à première vue, ne pas paraître particulièrement original. Mais, comme l’a observé Randall Hansen en réponse à des critiques qui doutent de l’utilité du terme, l’idée de path dependency constitue une notion plus précise qui

[…] ne renvoie pas simplement à l’importance de l’histoire. Cela est à la fois vrai et banal. Path dependency signifie, dans son sens véritable, que dès lors qu’un pays ou une région s’engage sur une voie donnée, les coûts d’un changement de direction sont très élevés. Le parcours sera certes ponctué d’autres occasions de choix, mais l’enchâssement de certaines modalités institutionnelles ne facilitent pas le renversement du choix initial. Peut-être la métaphore de l’arbre est-elle plus juste que celle du parcours. Le tronc principal se subdivise en plusieurs branches plus petites. Bien qu’il soit possible de passer d’une branche à l’autre — et même essentiel si la branche choisie meurt —, la branche de départ sera celle que le grimpeur aura tendance à suivre [8].

Selon R. Hansen, toute analyse qui s’appuie sur le concept de path dependency doit réunir au moins deux conditions. Premièrement, il faut être en mesure de cerner certains effets précis de la dépendance à l’égard des pratiques passées. On peut établir avec assurance l’existence de tels effets lorsqu’il est possible de démontrer qu’une modification proposée à une politique donnée est rejetée en raison des coûts déjà engloutis (sunk costs) dans la mise en oeuvre d’initiatives ou de politiques antérieures. Deuxièmement, on doit isoler les mécanismes comme les effets de « blocage » et de « dissuasion » qui animent ce processus.

Vu sous cet angle, l’examen des politiques à l’égard des peuples autochtones au Canada offre une perspective qui se distingue du courant dominant dans les écrits sur le sujet. Il permet de mettre à jour le degré de stagnation du « paradigme » qui inspire les politiques du gouvernement fédéral à l’égard des peuples autochtones et de rendre compte de la continuité des politiques autant que des changements dont elles ont pu faire l’objet. À l’instar de Peter Hall, nous définissons le paradigme sous-jacent à une politique donnée comme « un ensemble global de concepts qui dicte comment [les décideurs] doivent envisager les problèmes auxquels ils sont confrontés et précise les objectifs des politiques ainsi que les méthodes permettant d’atteindre ces objectifs […]. Telle une gestalt, ce paradigme structure la façon même dont les décideurs perçoivent le monde et la place qu’ils occupent dans celui-ci [9] ». Nous utilisons le concept de path dependency pour tenter d’expliquer l’extrême lenteur des changements des politiques à l’égard des peuples autochtones. Nonobstant l’effet de mode qui entoure son usage actuel, le concept reste utile pour faire ressortir les « processus d’autorenforcement ou de rétroaction positive du système politique [10] ». Comme l’expliquent Paul Pierson et Theda Skocpol, dans les processus tributaires de parcours antérieurs, « les résultats obtenus à un carrefour critique déclenchent des mécanismes de rétroaction qui renforcent la récurrence subséquente d’un schéma donné [11] ». En ce qui concerne la LGPN, le recours au concept de path dependency permet de mieux saisir pourquoi, malgré une volonté généralisée de changements profonds des politiques à l’égard des peuples autochtones et la reconnaissance manifeste de la nécessité de tels changements, le gouvernement canadien a persisté à proposer une politique qui ne fit que semer la consternation au sein des collectivités des Premières Nations.

À vrai dire, malgré les bilans positifs de certains analystes selon lesquels « les changements des 30 dernières années (dans le domaine des affaires autochtones) ont été remarquables [12] », ce qui étonne plutôt c’est qu’il aura fallu aux peuples autochtones au Canada plusieurs décennies pour obtenir une reconnaissance minimale de leurs droits et que les quelques gains qui leur ont été consentis résultent principalement de leur propre action politique et de décisions judiciaires clés qui ont forcé les gouvernements à repenser leurs politiques, et non pas de quelque magnanimité naturelle dont auraient fait preuve ces mêmes gouvernements. Rappelons enfin qu’il aura fallu le conflit armé de Kanesatake pour que le gouvernement se décide de mettre sur pied une commission royale d’enquête pour étudier le « problème indien » au Canada. Mais au-delà du fait que des changements de politiques qui satisferaient vraiment les Autochtones tardent à advenir en raison du contexte institutionnel historique qui lie en quelque sorte le gouvernement, comment expliquer cette dépendance du législateur à l’égard de ce même contexte ? À quoi tient sa lenteur à s’en affranchir en dépit de pressions en ce sens ?

Les politicologues ont commencé à porter davantage attention aux facteurs culturels susceptibles d’expliquer la structure des politiques publiques, d’en déterminer les gagnants et les perdants et de cerner divers aspects du processus politique tels que la définition des problèmes, la formulation des politiques et leur mise en oeuvre. Les travaux de Deborah Stone se révèlent particulièrement utiles à cet égard : ils expliquent que l’analyse des politiques et la politique ne constituent pas des processus distincts ; ils soulignent l’importance fondamentale des valeurs dans la conception et la mise en oeuvre des politiques. En ce sens, ses travaux rejettent le modèle des acteurs rationnels dans l’élaboration des politiques, lequel suppose presque systématiquement une prise de décisions s’effectuant selon des étapes clairement définies. Le modèle des acteurs rationnels « ne peut expliquer pourquoi les solutions prenant la forme de politiques se trouvent parfois en aval des problèmes, ni pourquoi certaines solutions […] se transforment elles-mêmes en problèmes [13] ».

Les travaux d’Anne Schneider et Helen Ingram sur la construction sociale des populations cibles s’inscrivent dans cette perspective qui met en évidence le rôle des idées et de la culture. Ces auteures affirment que les politiques publiques reposent souvent sur des postulats sommaires et dénués de toute nuance à l’égard des populations cibles auxquelles elles s’appliquent. Elles soutiennent que :

la construction sociale d’une population cible renvoie (1) à la reconnaissance de caractéristiques communes qui distinguent cette population cible en tant qu’entité sociale significative et (2) à l’attribution à ces caractéristiques de valeurs, d’images et de symboles particuliers d’intégration. Les constructions sociales sont des stéréotypes relatifs à des groupes précis de personnes créés par la politique, la culture, la socialisation, l’histoire, les médias, la littérature, la religion, etc. [14].

A. Schneider et H. Ingram identifient quatre catégories de populations cibles : les populations avantagées, les aspirants, les dépendants et les déviants. Les populations avantagées sont influentes et jouissent de constructions positives ; ainsi en est-il des personnes âgées et des gens d’affaires, par exemple. Les aspirants, au nombre desquels pourraient figurer les peuples autochtones, sont considérés comme influents, mais ils se caractérisent, pour diverses raisons, par des constructions négatives. Les dépendants, quant à eux, sont considérés comme un groupe ayant peu de pouvoir politique, mais jouissant de constructions positives (on trouve dans cette catégorie les enfants, les mères, les personnes handicapées, par exemple). Les déviants, enfin, se trouvent dans la pire situation, ce groupe étant défini par des constructions négatives et une absence de pouvoir politique. Les groupes stigmatisés ou définis en termes négatifs font souvent l’objet d’interventions étatiques, mais ils ont peu d’influence sur les politiques qui, en bout de ligne, les concernent. Ils sont aussi plus susceptibles de faire l’objet de mesures de coercition destinées à modifier leur comportement pour que celui-ci se conforme au cadre établi par les responsables de l’élaboration des politiques. Il importe de noter que les frontières de ces catégories ne sont pas étanches. On peut, par exemple, considérer certains groupes comme étant opprimés (sans pouvoir) et les traiter comme des populations dépendantes ; il est tout aussi possible de percevoir ces même groupes comme étant tout-puissants et ne méritant, à ce titre, ni une assistance des gouvernements ni la compassion du public. En fait, on pourrait dire que les peuples autochtones se retrouvent dans une telle situation. Les détracteurs de la Charte canadienne des droits et libertés affirment volontiers que, grâce à celle-ci, les « groupes d’intérêts spéciaux » comme les gais et les lesbiennes, les femmes et les peuples autochtones disposent d’un pouvoir social excessif  [15].

Les populations cibles qui cherchent à établir de nouveaux cadres sémantiques et à modifier l’image que l’on entretient à leur égard se butent souvent à la difficulté d’échapper à la tendance persistante du public et des décideurs à les concevoir comme objets de politiques plutôt que de les considérer comme des participants actifs à toutes les étapes du processus politique. Les efforts récents visant à « faire participer » les Premières Nations aux débats autour de politiques qui les concernent n’ont pu se soustraire aux modèles traditionnels de consultation publique ; l’héritage politique du colonialisme paralyse pratiquement toute volonté d’établir un véritable dialogue significatif et ne laisse aucune place à l’engagement citoyen.

L’engagement citoyen diffère de la consultation publique en ce sens qu’il suppose normalement une participation suscitée à la fois par le gouvernement et par les citoyens [16]. De plus, il renvoie généralement à un processus de délibération qui sous-tend les décisions en matière de politiques publiques sous le signe de la transparence et de l’imputabilité. L’engagement citoyen « s’inscrit en fait à l’extérieur de la plupart des activités associées à la consultation publique parce que cette dernière ne produit pas un dialogue véritable, pas plus qu’elle ne permet aux citoyens d’exercer une réelle influence sur les résultats des politiques [17] ». Certes, le terme « citoyen » est intrinsèquement problématique lorsqu’il s’applique aux peuples autochtones, car bon nombre d’Autochtones se considèrent d’abord et avant tout comme des citoyens de leur propre nation. Quoi qu’il en soit, les travaux sur l’engagement citoyen mettent en lumière les limites des efforts actuels que prétend déployer le gouvernement fédéral pour « moderniser » la Loi sur les Indiens. Prisonnier de ses propres a priori sur les Autochtones et trop enfermé dans une approche particulière de la consultation qui assimile les peuples autochtones à une population cible incapable de participer de façon significative au dialogue sur les politiques, le gouvernement tend à s’en tenir à une démarche qui, en bout de piste, est inapte à rapprocher les peuples autochtones de l’État.

Bien entendu, les peuples autochtones ne sont pas la seule population cible que l’on infantilise dans le discours politique. Ce groupe est toutefois particulièrement important lorsqu’on considère le pouvoir absolu exercé par le gouvernement fédéral pour définir les peuples autochtones et, jusqu’à récemment, pour dicter les termes des rapports qu’il entretient avec eux. Articulés de concert, les concepts de population cible et de l’institutionnalisme historique nous aident à mettre en lumière l’influence et l’effet persistants des institutions non seulement sur une population donnée mais aussi sur les gouvernements. Ils permettent en outre d’intégrer la dimension culturelle à notre compréhension de la politique et nous forcent à constater que les politiques publiques continuent de refléter des stéréotypes et des postulats sommaires au sujet de la population à l’étude [18]. Le reste du texte illustre ce constat par un aperçu historique des principales politiques relatives aux Premières Nations ; il établit un lien entre les tentatives actuelles de réforme de la Loi sur les Indiens et l’héritage des politiques coloniales.

La « gestion » étatique des peuples autochtones : un chemin tout tracé

Dès 1812, dans ce qui deviendra le Canada quelques décennies plus tard, les autorités politiques traitent les Premières Nations sur la base du postulat selon lequel les peuples autochtones sont incapables de se gouverner eux-mêmes et qu’ils ont besoin de la protection et de l’assistance des Européens « civilisés ». Dès lors, les politiques canadiennes relatives aux Autochtones auront toujours pour mission de les protéger, de les civiliser et de les assimiler [19]. On présumait que cette aide transformerait graduellement les « sauvages » en « Européens rouges civilisés » qui pourront être harmonieusement assimilés au corps politique canadien. Les politiques de civilisation et d’assimilation ont posé les jalons de pratiques sous-tendant ce qui, dans les faits, s’avérera un véritable « génocide politique » voué à l’annihilation de la souveraineté et des systèmes politiques autochtones [20]. Par l’intermédiaire des conseils de bande soumis à la Loi sur les Indiens et essentiellement imputables au gouvernement fédéral, ce dernier impose un régime colonial de gouvernance autochtone. L’État canadien souhaite ainsi voir s’établir un gouvernement indien « civilisé » (c’est-à-dire britannique) qui pourra obtenir le statut de municipalité dès que les Premières Nations seront suffisamment avancées pour s’assimiler à la vie politique canadienne. Malgré plusieurs tentatives de transformer ce paradigme politique — parmi lesquelles figurent diverses velléités de modification de la Loi sur les Indiens, les accords d’autonomie gouvernementale et administrative, la Commission royale sur les peuples autochtones, la réforme constitutionnelle de 1982 et certaines décisions clés des tribunaux — il s’est révélé réfractaire à tout changement radical. Pour l’essentiel, ces tentatives n’ont guère réussi à renverser la logique coloniale des politiques relatives aux Autochtones ; au mieux, elles apportèrent au paradigme des ajustements nécessaires, mais assez mineurs somme toute.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait eu aucun changement. Simplement, ces changements se sont produits dans le cadre du paradigme existant, ils s’y sont confinés et ont contribué, ce faisant, à son immuabilité. Par conséquent, bien que les normes de civilisation, de protection et d’assimilation héritées du xixe siècle aient éventuellement été supplantées par celles de l’autonomie gouvernementale, le cadre discursif de cette autonomie imposé par l’État canadien s’inscrit néanmoins dans la volonté de réaliser les objectifs politiques historiques entretenus depuis toujours à l’égard des peuples autochtones. Le Canada a régulièrement opposé une fin de non-recevoir aux demandes autochtones en faveur d’une réelle autodétermination et d’une décolonisation véritable ainsi que de tout objectif connexe de reconstruction de nations, de collectivités, d’économies et de gouvernements « traditionnels ». Plutôt que de souscrire à une vision de l’autonomie gouvernementale axée sur une reconnaissance résolue du droit à l’autodétermination, le gouvernement fédéral s’est employé à restreindre l’autonomie gouvernementale. Il a certes augmenté à l’occasion les pouvoirs administratifs des conseils de bande, mais en confinant tout au plus ces derniers à un statut de « supermunicipalités » autonomes ou de gouvernements définis par les autorités fédérales et disposant des responsabilités déléguées aux municipalités.

Bien que le paradigme politique dominant à l’égard des Autochtones ait éventuellement ménagé une place aux discours des droits et des négociations d’autonomie gouvernementale, il n’en reste pas moins que l’héritage politique colonial subsiste toujours. Pareille lecture de l’histoire ne nie pas les changements survenus ; elle réclame simplement que l’évolution récente des politiques autochtones — comme le projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations — soit analysée dans son contexte historico-institutionnel propre. La démarche politique qui s’inscrit en filigrane de la LGPN prend tout son sens lorsqu’elle est abordée à la lumière des jalons qui ont marqué l’évolution des politiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones.

La Loi sur les Indiens

Au début du xixe siècle, les autorités coloniales commencent à s’ingérer dans l’autonomie et la souveraineté des nations autochtones. Graduellement, elles éliminent, par la force, les structures traditionnelles de gouvernement et contribuent à mettre en place des leaders politiques qu’elles contrôlent de façon à favoriser, en théorie, le processus de « civilisation » des Indiens. Cette forme de pouvoir indirect s’impose rapidement comme la solution privilégiée dans la gestion du dossier autochtone et va, à partir des années 1860, servir de fondement à toutes les politiques publiques à l’égard des peuples autochtones. Cette approche est confirmée en 1876 par la Loi sur les Indiens (ou l’Acte des Sauvages selon son appellation officielle à l’époque).

L’adoption de la Loi sur les Indiens met en oeuvre un régime de gestion autoritaire destiné à éliminer la souveraineté et les modes de gouvernement autochtones. La destruction des gouvernements autochtones et l’institutionnalisation d’une gouvernance calquée sur le modèle municipal permettent au gouvernement fédéral de restreindre la portée et l’autorité des conseils de bande. Et si en 1884, l’adoption de l’Acte des Sauvages confère à certaines bandes jugées « civilisées » un certain degré d’autonomie gouvernementale, cette autonomie est toujours limitée et leur permet d’exercer des pouvoirs à peine plus étendus que ceux généralement réservés aux municipalités. En vertu de la Loi sur les Indiens, l’administration des bandes se limite à l’autorité déléguée qu’exercent le chef et le conseil de bande, la responsabilité et l’autorité ultimes étant dévolues au ministre des Affaires indiennes. Les conseils de bande désignés par la Loi sur les Indiens sont assujettis à l’autorité du ministre et ne sont autorisés qu’à administrer des domaines plutôt secondaires (ils sont, par exemple, habilités à adopter des règlements sur diverses questions telles que le contrôle des mauvaises herbes et l’élevage de la volaille). Dans le but de civiliser les Indiens pour mieux les assimiler à la société canadienne, on entend en fait transformer les conseils de bande en administrations municipales.

Les Premières Nations se montrent régulièrement insatisfaites des pouvoirs politiques limités dont elles disposent pour gérer leurs propres affaires et s’opposent à ce que leurs gouvernements soient considérés comme inférieurs. Réclamant leur reconnaissance à titre de nations dotées d’un droit constitutionnel à l’autonomie gouvernementale, bon nombre des conseils de bande assujettis à la Loi sur les Indiens exigent d’être traités comme des gouvernements autonomes traitant d’égal à égal avec la Couronne. Disposé à admettre la validité de ces revendications, le gouvernement fédéral commence, en 1973, à négocier divers accords (modalités de financement, accords sur les revendications territoriales et ententes sur l’autonomie gouvernementale sectorielle) avec les conseils de bande soumis à la Loi sur les Indiens.

Toutefois, la tentative la plus marquante de modifier les rapports entre les peuples autochtones et le gouvernement du Canada se produit avec le dépôt du livre blanc de 1969 qui recommande le retrait de la Loi sur les Indiens et le démantèlement du ministère fédéral responsable des affaires autochtones. Bien que le livre blanc ait été mis de côté à la suite du tollé qu’il suscita au sein des organisations autochtones, les objectifs de civilisation et d’assimilation perdurent. Même si, depuis le milieu des années 1970, les objectifs d’antan paraissent s’être atténués pour faire place à plus d’autonomie gouvernementale et à l’établissement de nouveaux rapports avec les bandes indiennes suffisamment « civilisées » pour assumer la gestion de leurs propres affaires (dans divers domaines tels que la gestion financière, l’éducation et les services sociaux), la démarche de l’État demeure calquée sur le modèle municipal de gouvernance en vertu duquel les conseils de bande restent assujettis à la Loi sur les Indiens. D’aucuns pourraient faire valoir que, par un paradoxal retour des choses, la Loi sur les Indiens sert désormais de fondement à une nouvelle interface entre les peuples autochtones et l’État dans la mesure où les conseils de bande soumis à la Loi peuvent aujourd’hui servir de courroies de transmission aux mécanismes de mise en oeuvre de l’autonomie gouvernementale et d’établissement des nouveaux rapports de gouvernement à gouvernement. En réalité, tant que sera maintenue la Loi sur les Indiens, les rapports paternalistes et hiérarchiques entre le gouvernement fédéral et les gouvernements « subalternes » que sont les conseils de bande demeureront. Tant qu’elles restent balisées par les dispositions de cette loi, les politiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones s’articulent à une pratique profondément ancrée qui consiste à définir et à encadrer un « gouvernement indien » au nom des Indiens plutôt que de permettre aux peuples autochtones de rebâtir eux-mêmes leurs nations, leurs systèmes de gouvernement, leurs compétences, leurs systèmes judiciaires et leur économie. Par conséquent, au lieu de reconnaître le droit à l’autodétermination des Premières Nations, donc leur capacité de prendre en charge leur propre destinée, toute approche fondée sur la Loi sur les Indiens ne peut qu’alimenter l’image des peuples autochtones comme objets de politiques, bref comme population cible à laquelle une gestion plus conforme à l’éthique contemporaine — idéalement plus flexible, plus ouverte et plus démocratique — doit certes s’appliquer, mais à l’égard de laquelle les objectifs et les perceptions d’antan n’ont pas nécessairement été mis au rancart.

La Loi constitutionnelle de 1982

Le rapatriement de la Constitution en 1982 devait représenter une étape marquante dans les relations entre les Premières Nations et le gouvernement du Canada. Sur papier du moins, la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et affirme les droits des Autochtones et les droits issus des traités. Bien que les ramifications potentielles de cette réforme constitutionnelle ne se soient pas encore pleinement concrétisées, la réforme pose tout de même les assises d’un nouveau régime constitutionnel. En ce qui a trait à l’exercice des pouvoirs, le sens de ce nouveau régime constitutionnel est farouchement contesté. Pour certains, la reconnaissance des droits des Autochtones et des droits issus des traités confirme le statut spécial des Autochtones en tant que « supercitoyens », statut assorti du droit de s’autogouverner dans le cadre de « supermunicipalités [21] ». Pour d’autres, la Constitution fournit des munitions juridiques et politiques permettant de mettre en cause les pratiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones et de restaurer les souverainetés, les communautés nationales et l’indépendance perdues [22]. Abstraction faite de ces débats, l’enchâssement dans la Constitution des droits des Autochtones et des droits issus des traités pose effectivement les bases de la lutte contre le paradigme dominant en matière de politiques à l’égard des peuples autochtones.

Depuis 1982, ce paradigme fait l’objet de nombreuses contestations. Mais, comme le note la chercheure autochtone Patricia Monture-Angus, cette opposition ne réussit pas à ébranler le statu quo, principalement parce qu’elle se manifeste à l’intérieur des institutions de la société dominante, qui sont fondées sur le maintien du régime colonial [23]. Dans la mesure où ces contestations sont portées devant les tribunaux canadiens, il y a clairement là un effet de path dependency. Bien que certains recours en justice et certaines décisions des tribunaux mettent à mal le paradigme dominant, il n’en reste pas moins que les juges représentent l’ordre colonial et sont chargés, d’abord et avant tout, de préserver ce régime. Non seulement le pouvoir judiciaire doit-il fonder toutes ses décisions sur des précédents, mais il doit aussi les conformer aux principes du régime qui l’institue. Toute autre approche ou manière de faire remettrait en question tant la souveraineté du Canada que la légitimité de son « occupation » ininterrompue des peuples autochtones et de leurs terres.

Cette contrainte à laquelle est assujetti l’appareil judiciaire fait son oeuvre dans de nombreuses décisions de la Cour suprême définissant le sens des droits « commerciaux » des Autochtones [24]. Conformément aux principes de path dependency, la Cour choisit de rejeter les changements radicaux de politiques — changements qui démantèleraient le paradigme des politiques coloniales en vigueur et ses objectifs de civilisation et d’assimilation — pour des raisons associées à l’effet dissuasif du maintien de l’ordre colonial que les juges sont chargés d’assurer. C’est ce que démontre clairement la cause R. c. Van der Peet, dans laquelle la Cour suprême modifie le « test des droits autochtones ». Jusque-là, pour être considéré comme un droit autochtone reconnu par la Constitution, le droit revendiqué devait avoir été exercé de façon continue dans un lieu précis depuis le contact avec les Premières Nations sans jamais avoir été aboli par la Couronne. Depuis la cause Van der Peet, la Cour suprême soutient qu’en plus de ces conditions, le tribunal doit, pour déterminer la validité d’un droit autochtone, considérer le « caractère central » du droit revendiqué quant à la « spécificité » de la culture précoloniale d’une Première nation donnée et la compatibilité de ce droit avec la loi et la souveraineté canadiennes. Selon Russell Lawrence Barsh et James Youngblood Henderson :

Le test Van der Peet consacre le paternalisme européen puisque les tribunaux du colonisateur exercent le pouvoir de définir la nature et le sens des cultures autochtones. La Cour suprême a en fait déclaré aux peuples autochtones « nous déterminerons, parmi vos valeurs et pratiques, celles qui peuvent être conciliées à notre culture et à notre vision du Canada [25] ».

Bien que l’enchâssement dans la Constitution des droits des Autochtones et des droits issus de traités offre aux peuples autochtones la possibilité de contester l’ordre colonial existant et même d’en affaiblir les fondements, la mise en place de changements véritables a été jusqu’à présent entravée par la réticence du système judiciaire à faire face aux coûts importants qu’impliquent pareils changements et à surmonter son assujettissement aux pratiques instituées.

La politique fédérale d’autonomie gouvernementale

Face au nouveau régime constitutionnel, aux demandes autochtones et à ses propres priorités, le gouvernement fédéral rend publique, en 1988, sa politique intitulée Autonomie gouvernementale des Indiens : négociations avec les collectivités. Cette politique autorise un nombre restreint de bandes soumises à la Loi sur les Indiens à négocier avec lui l’obtention de certaines responsabilités juridiques, politiques et financières qui sont du ressort de l’État canadien. En 1995, le Cabinet adopte la politique sur le droit inhérent, laquelle reconnaît que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale est un droit existant en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et que l’exercice de ce droit doit s’inscrire dans le cadre constitutionnel en place. Bien que les deux politiques semblent dévier de la trajectoire traditionnelle des politiques de l’État canadien à l’égard des peuples autochtones, les négociations sur l’autonomie gouvernementale menées avec les communautés autochtones concernées se sont, à peu de choses près, traduites par la réalisation des objectifs fédéraux de civilisation et d’assimilation, dans la mesure où elles institutionnalisent des pouvoirs limités encadrés par un mode d’administration de type municipal. En fait, les résultats de ces négociations ressemblent étrangement aux dispositions de l’Acte des Sauvages de 1884, à cette différence que, dans la politique actuelle, les Premières Nations doivent négocier les termes de leur statut subalterne, alors qu’au xixe siècle, les termes de cette infériorité étaient sans recours  [26].

Si le discours et la portée de l’autonomie gouvernementale changent, les objectifs politiques de civilisation et d’assimilation, eux, subsistent. Les Premières Nations gagnent des pouvoirs limités dans la mesure où elles participent désormais aux négociations de leur propre infériorité et de leur colonisation. Les conseils de bande soumis à la Loi sur les Indiens peuvent négocier des accords politiques et de financement qui leur permettent d’exercer les pouvoirs délégués dans le cadre d’une « supermunicipalité ». Ces changements ne permettent toutefois pas aux Premières Nations de modifier le paradigme des politiques en place. L’autonomie gouvernementale sert de mécanisme d’assimilation des gouvernements « civilisés » des Premières Nations à l’ordre politique canadien ; il ne « permet » pas aux Premières Nations de reconstruire leurs propres systèmes politiques, économiques et sociaux en tant que nations.

La Commission royale sur les peuples autochtones

Considéré comme l’amorce d’une rupture décisive avec le passé et présenté comme porteur d’une vision radicale de l’avenir, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones est rendu public en décembre 1996. Dans son analyse et ses 444 recommandations, la Commission aborde la question de l’autonomie gouvernementale et de ses limites ; elle pose le droit de toute collectivité autochtone à définir les termes de son autonomie gouvernementale. Cette reconnaissance semble représenter à première vue un pas en avant et une rupture avec les politiques fédérales en vigueur. En fait, elle ne s’écarte pas du paradigme dominant en matière de politiques à l’égard des peuples autochtones.

La vision de la gouvernance proposée par la CRPA pose effectivement les fondements de la décolonisation des rapports entre Autochtones et non-Autochtones, et tente de tracer une nouvelle voie. Plus précisément, la Commission réussit à redéfinir le débat entourant l’autonomie gouvernementale. Avant la diffusion de l’étude de la CRPA publiée en 1993 sous le titre Partenaires au sein de la Confédération : les peuples autochtones, l’autonomie gouvernementale et la Constitution, le débat s’articulait autour de l’existence ou non du droit à l’autonomie gouvernementale. L’étude fait valoir de manière convaincante que la Constitution garantit déjà un droit inhérent à l’autodétermination.

La CRPA reconnaît le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale en tant que droit constitutionnel assorti de compétences fondamentales, dont les balises doivent rester fixes, et de compétences négociables pouvant être exercées par une diversité de collectivités autochtones (urbaines, nationales, multinationales ou associatives) et leurs gouvernements respectifs. De nombreux chercheurs, dirigeants et organisations autochtones accueillent chaleureusement cette reconnaissance [27]. Ceci dit, bien que la CRPA ait effectivement transformé le débat sur l’autonomie gouvernementale, la Commission n’a pas nécessairement rompu avec le passé. Plusieurs chercheurs et penseurs autochtones soutiennent au contraire que, malgré ses idées porteuses de changement sur le sens et la mise en oeuvre de l’autonomie gouvernementale, la Commission ne réussit pas à s’affranchir des vestiges du paradigme colonial : la vision de la CRPA reste, dans une large mesure, incompatible avec les visions qu’ont les Autochtones de leur propre gouvernance et elle ne tient pas compte de leurs demandes en faveur de changements réels [28]. Aux yeux de ces chercheurs, la CRPA se démarque insuffisamment du paradigme d’assimilation et de civilisation ; elle ne réussit pas à ébranler l’héritage politique de l’infériorité négociée qui a pris racine au cours des années suivant le livre blanc. La Commission affirme que l’autonomie gouvernementale doit être négociée, ce qui ne va pas sans soulever l’indignation de membres et de dirigeants de diverses Premières Nations qui estiment que les traités négociés entre les nations autochtones et les nations coloniales reconnaissent déjà la relation de cosouveraineté de nation à nation [29]. Bref, les fondements préalables à un changement véritable que semble poser la CRPA restent en réalité ancrés dans un régime colonial légèrement modifié, caractérisé par un élargissement de la vision fédérale de l’autonomie gouvernementale. Cette position, avancée sans doute pour mieux faire accepter au gouvernement fédéral un certain nombre de changements stratégiques, n’en reste pas moins fondamentalement problématique, car elle reconduit le système d’infériorité négociée en vertu duquel « des partenaires inégaux au sein de la Confédération » sont tenus de négocier leur état d’infériorité. S’il s’agit peut-être d’une vision plus « progressiste » et plus large que celle qui a historiquement animé le gouvernement fédéral, la perspective adoptée par la CRPA ne parvient tout de même pas à « tracer une nouvelle voie » ni à se débarrasser des chaînes du paradigme colonial.

Rassembler nos forces

Au début de 1998, le gouvernement fédéral donne suite au rapport de la CRPA en publiant Rassembler nos forces : Le Plan d’action du Canada pour les questions autochtones. Bien qu’il esquive toute discussion des principales recommandations de la CRPA, notamment celles qui traitent des relations de nation à nation et de l’établissement de nouvelles modalités institutionnelles, le gouvernement affirme son appui au « concept d’autonomie gouvernementale exercée par des nations autochtones ou d’autres grands groupes d’Autochtones [30] ». Il reconnaît également le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale en tant que droit constitutionnel existant. Malgré tout, il ne prend aucunement position ni sur la vision de l’autonomie gouvernementale qui émane du rapport de la CRPA ni sur les différentes conceptions de l’autodétermination que formulent depuis longtemps les nations autochtones. Par ailleurs, le document reste vague quant aux modalités d’application de la gouvernance autochtone et à la mise en oeuvre d’une relation renouvelée avec les peuples autochtones. En fait, on ne trouve rien dans Rassembler nos forces qui se démarque de la politique traditionnelle sur le droit inhérent et du concept de l’infériorité négociée, lesquels sont profondément enracinés dans les politiques coloniales de protection, de civilisation et d’assimilation.

Reconsolider le paradigme dominant

Le survol des principaux jalons historiques de la démarche de l’État canadien en matière de politiques à l’égard des peuples autochtones permet de constater que celui-ci maintient toujours le cap. Même si le paradigme dominant a souvent été remis en cause et continue de l’être, il s’éloigne rarement de la voie colonialiste tracée au xixe siècle. Ce qui ne veut pas dire que les Autochtones n’ont jamais pu faire fléchir l’État canadien ou l’amener à partager leurs visions sur quelques dossiers précis, ni même que certains n’ont pas su tirer parti du paradigme. Il reste que la logique institutionnelle intrinsèque qui sous-tend continuellement la gestion étatique du dossier autochtone ne s’est guère sensiblement modifiée avec le temps : les peuples autochtones au Canada demeurent des objets de politiques et représentent aux yeux du législateur une question à résoudre, un problème à régler et non pas des partenaires d’égal à égal, capables de poser les critères de leur bien-être collectif et de voir à leur façon à sa mise en oeuvre. Le projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations n’a rien fait pour mettre un terme à cet état de choses.

En apparence, la volonté fédérale de faire participer les Autochtones aux débats stratégiques sur les modifications à la Loi sur les Indiens constitue la pierre angulaire du processus d’élaboration de la LGPN. Le ministre, Robert Nault, a assuré les Autochtones qu’« il n’y a pas d’intentions cachées, ni de secrets, ni de résultats déterminés à l’avance. Affaires indiennes et du Nord canadien travaille avec ses partenaires des Premières Nations pour coordonner des discussions franches et approfondies, non seulement avec les dirigeants, mais aussi avec les membres des Premières Nations eux-mêmes [31]. » En lançant la première phase des consultations en avril 2001 sous le thème Les collectivités d’abord, le ministre Nault, rapporte un communiqué du MAINC, « a amorcé un projet ayant pour but de se départir d’une bonne part de ses pouvoirs quotidiens, associés au processus et aux structures de gouverne des collectivités des Premières Nations [32] ». Ces consultations, selon le MAINC, auraient été menées conformément aux principes suivants : « clarté, ouverture et transparence, partage des informations, prise en compte des informations reçues, rapidité et réceptivité [33] ».

La première phase s’est appuyée sur divers mécanismes et forums, notamment des questionnaires, les médias interactifs, le courrier, un service téléphonique sans frais, des consultations communautaires, des séances d’information et des groupes de discussion. Au cours de cette phase, on a demandé aux membres et aux dirigeants des Premières Nations de soumettre leurs idées quant aux principes fondamentaux de la gouvernance. Le MAINC s’est engagé à élaborer conjointement, au cours des semaines suivantes et à la lumière de l’information obtenue, des modèles ou des options qui pourraient servir à la préparation de mesures législatives. Une fois ces modèles mis au point, affirma le MAINC, « les Premières Nations auront la possibilité de participer au processus, alors que le projet de loi sera déposé, que les règlements seront élaborés et que les questions liées à la mise en oeuvre seront abordées [34] ». Six mois après le début du processus, le MAINC décrètait que la première phase de consultation avait été un succès remarquable :

Plus de 10 000 personnes ont exprimé leur opinion par l’entremise de la mesure Les collectivités d’abord. Environ 8 500 personnes ont assisté aux consultations. Plus de 1 600 personnes ont retourné les questionnaires ou y ont répondu en ligne. La ligne sans frais a permis de répondre à plus de 1 200 appels et nous avons reçu environ 600 courriels et lettres. Ces chiffres ne sont pas peu significatifs. Et c’est sans compter le nombre de visiteurs sur le site Web interactif Les collectivités d’abord qui se situe à environ 18 200 et qui continue de croître [35].

Ces chiffres, cependant, ne reflètent pas la nature de l’engagement et ne permettent pas, non plus, de l’évaluer. En réalité, les consultations ont été boycottées par diverses organisations politiques des Premières Nations, notamment par l’APN et l’Assemblée des chefs du Manitoba. Par ailleurs, le MAINC n’a consulté guère plus de la moitié des Premières Nations. Les séances de consultation, faussement présentées comme des séances d’information, obtiennent un taux de participation peu élevé. Dans les Territoires du Nord-Ouest, où vivent 14 945 membres des Premières Nations, seulement 129 résidents (soit moins de 1 % de la population) ont pris part aux consultations, et aucun d’entre eux ne vivait dans une réserve. Les taux de participation dans les autres provinces variaient, selon les communautés, entre 1 % et 5 % en Alberta. En Ontario, les consultations ont été organisées par un organisme politique métis sans statut légal, qui n’est pas représentatif des Premières Nations et qui, de surcroît, n’endosse pas les causes défendues par celles-ci.

Les critiques du processus de consultation n’ont pas fait qu’évoquer la faible participation des membres des Premières Nations au processus. Selon l’APN, la portée des consultations était trop restreinte et le MAINC faussa les résultats des premières consultations dans ses rapports. À cet égard, elle souligne que les rapports du MAINC omettent de signaler que de nombreux participants :

  • ont exprimé leur opposition au processus durant la consultation ;

  • ont déclaré ne pas avoir eu suffisamment d’information sur le processus ou les sujets traités pour présenter une opinion éclairée ;

  • n’ont pas abordé les questions discutées dans les résultats préliminaires ;

  • ont déploré que, souvent, l’essentiel des commentaires — qui reflètent les véritables priorités des Premières Nations — est classé en bloc dans la catégorie « autre » [36].

Malgré l’assertion du MAINC selon laquelle la clé de la construction de collectivités des Premières Nations plus fortes se trouve dans ces collectivités elles-mêmes, l’indifférence du ministère face à certaines de ces « autres » préoccupations remet en question la légitimité de tout le processus. Le fait de regrouper ces questions dans une catégorie résiduelle a été reçu fraîchement par les collectivités autochtones : leurs priorités ne seraient-elle pas dignes de discussion ? Cette attitude a également soulevé chez les collectivités autochtones et leurs dirigeants, la crainte que le processus ne soit en fait que le prolongement des pratiques antérieures. Durant les consultations, le MAINC a promis à maintes reprises « l’élaboration conjointe de modèles ou d’options » au cours des semaines suivant la fin des consultations, ces modèles devant servir à préparer les mesures législatives. Pourtant, aucun processus cohérent ou conjoint n’a été amorcé pour élaborer ou examiner les options devant mener à l’élaboration de telles mesures législatives ; de nombreux dirigeants des Premières Nations ne virent dans la « rupture radicale » promise par le gouvernement guère plus que le maintien déguisé du statu quo.

Quelques mois à peine après la fin de la première phase de consultation et avant même que les collectivités des Premières Nations aient pu examiner quelque option de politiques, modèle de gouvernance ou mesure législative que ce soit, le ministre Nault déposa son projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations (version C-61) à la Chambre des communes. Il explique alors que le document « représente un revirement fondamental par rapport à l’approche colonialiste de la Loi sur les Indiens  [37] » et remet le pouvoir entre les mains des peuples des Premières Nations. Le projet de loi énonce trois objectifs :

  1. offrir aux bandes des outils de gouvernance plus efficaces en attendant la négociation du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et sa mise en oeuvre ;

  2. leur permettre de satisfaire plus efficacement leurs besoins et aspirations, notamment leur capacité de collaborer à certaines fins ;

  3. leur permettre de concevoir et de mettre en oeuvre leurs propres régimes concernant leurs dirigeants, leur gouvernement, la gestion financière et l’obligation de rendre compte, tout en prévoyant des règles applicables aux bandes qui ne se dotent pas de leurs propres régimes [38].

L’élément central du projet de loi concernait la création de régimes (ou de codes) visant à traiter les questions citées au point (c). Premièrement, en ce qui a trait aux élections, les bandes auraient disposé de deux ans pour établir les codes de sélection de leurs dirigeants. Ces codes devaient inclure divers éléments, notamment la durée du mandat (ne devant pas excéder cinq ans), une définition des manoeuvres électorales frauduleuses et une politique de renvoi des membres élus et non élus du conseil. Deuxièmement, en ce qui a trait à l’administration publique, le projet de loi prévoyait que les bandes adopteraient des règles concernant, entre autres, les réunions des membres de la bande, les réunions du conseil de bande et la rédaction des lois de la bande, y compris les procédures permettant aux membres de la bande de s’exprimer sur les lois avant l’adoption de celles-ci. Troisièmement, en ce qui concerne la gestion financière et l’obligation de rendre des comptes, les codes des bandes allaient devoir inclure des règles concernant la préparation d’un budget annuel, le contrôle des dépenses et « les contrôles financiers internes sur les dépôts, la gestion des biens et l’acquisition des biens et services [39] ». Les bandes qui n’auraient pas adopté de tels codes auraient été assujetties à des règles imposées d’office par le gouverneur en conseil (c’est-à-dire le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) [40].

La nouvelle loi proposée comportait également des dispositions relatives aux infractions à un code commises par le conseil ou un employé de la bande. En vertu de cette loi, la bande serait tenue d’adopter une loi autorisant une « personne impartiale ou un organisme impartial à examiner équitablement et avec diligence les plaintes concernant une infraction au code [41] ». De plus, le projet de loi aurait eu pour effet d’éliminer l’article de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui avait antérieurement soustrait les Premières Nations à la protection des droits de la personne.

En dépit de ses visées apparemment bien intentionnées de favoriser le « fonctionnement efficace des conseils de bande », le projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations participait en fait du même esprit qui animait, au xixe siècle, le gouvernement de John A. MacDonald et son Acte des Sauvages. Les deux initiatives renforcent la gouvernance en modifiant le système de bande à l’aide d’élections et de processus de reddition de comptes, et en offrant aux conseils de bande des pouvoirs accrus. Les deux cherchent à établir des collectivités plus fortes sur le plan économique en augmentant les pouvoirs de production de recettes et de reddition des comptes. Elles visent également à recréer un gouvernement indien sous la forme d’une administration de type municipal. La principale différence entre les deux ensembles de mesures législatives a trait à l’universalité. La Loi sur la gouvernance des Premières Nations se serait appliquée à l’ensemble des Premières Nations, l’Acte des Sauvages ne s’appliquait qu’à un groupe restreint d’Indiens « civilisés ». Va donc pour accorder une certaine dose d’autonomie gouvernementale aux Autochtones, pourvu qu’elle soit bien balisée par l’État fédéral et qu’elle en respecte les paramètres institutionnels. En bout de piste, aujourd’hui comme à l’époque, c’est encore l’État canadien qui dicte et configure les mécanismes de gouvernance avec lesquels les Autochtones doivent composer, pour leur plus grand bénéfice il va sans dire, puisque la loi n’a-t-elle pas pour but de donner aux conseils de bande les « outils » nécessaires au développement de « collectivités plus fortes et plus prospères » ? De manière peut-être un peu plus subtile, la LGPN était en fait imbue de préoccupations civilisatrices, paternalistes et assimilationnistes que n’aurait pas désavouées un J. A. MacDonald.

Certes, le gouvernement s’en est bien défendu et s’est inscrit en faux particulièrement contre les critiques qui lui reprochaient de reconduire les anciennes visées colonialistes ou de réduire les conseils de bande au statut d’administrations municipales [42]. À vrai dire, peu importe comment le gouvernement fédéral entend reformuler cette question ou ajuster les termes du paradigme colonial actuel, il a, dans ce dossier, poursuivi sa démarche dans l’ornière tracée depuis des décennies. L’Acte des Sauvages visait à créer une administration des Premières Nations sous la forme de municipalités types idéales. Avec sa LGPN, le gouvernement fédéral reconnaissait que les Premières Nations continueraient de jouir d’un « statut spécial » et d’une relation spéciale avec la Couronne. Et bien qu’elle n’assimilait pas les bandes à des supermunicipalités fédérales (comme c’est le cas dans les accords négociés sur l’autonomie gouvernementale), l’initiative aurait régularisé néanmoins le statut juridique des Premières Nations et aurait renforcé leurs gouvernements tout comme s’il s’était agi de supermunicipalités fédérales, ce, conformément à la logique colonialiste qui a toujours animé l’État canadien.

La plupart des observateurs s’accordent pour dire — à l’instar d’ailleurs du gouvernement fédéral — que la Loi sur les Indiens est dépassée et nécessite une modification en profondeur. Les conseils de bande doivent disposer de plus de pouvoirs que ceux qui leur sont conférés par l’article S.81 de la Loi, notamment le pouvoir d’adopter des règlements sur les mauvaises herbes, l’apiculture et l’aviculture (et ce, sous réserve de l’approbation du ministre). Malgré l’imposition de la Loi sur les Indiens, bon nombre de collectivités autochtones se considèrent toujours comme des nations souveraines sur le plan politique, dotées de leurs propres systèmes politiques et de leurs propres compétences. Une transformation radicale du paradigme dominant consisterait à faire passer le « débat » des considérations relatives aux programmes et aux politiques pour lesquels les Premières Nations désirent obtenir des responsabilités déléguées à des considérations relatives à la coexistence et à la relation entre gouvernements cosouverains, soit le gouvernement colonial (Canada) et les gouvernements des Premières Nations (établis par et pour les Premières Nations).

Si certaines des modifications proposées dans le cadre de l’initiative de gouvernance des Premières Nations sont nécessaires et désirables, elles ne représentent pas pour autant une nouvelle approche à l’égard des peuples autochtones. Le projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations était à mille lieues des relations fondées sur les traités et l’autodétermination réclamées par les peuples autochtones depuis la colonisation. Il ne répondait pas à la nécessité de décoloniser les rapports entre l’État canadien et les peuples autochtones. Peu importe la manière par laquelle on formule, rationalise ou défend cette initiative, le gouvernement fédéral s’engageait à travers elle à soutenir le paradigme historique dominant en matière de politiques à l’égard des peuples autochtones ; la modification de ce paradigme par la délégation de responsabilités limitées aux Premières Nations ne constitue ni une transformation radicale ni une tentative de démanteler le paradigme. En faisant valoir la nécessité de clarifier la situation juridique des conseils de bande, d’élargir leurs pouvoirs, d’assurer la reddition des comptes sur le plan politique et financier, et d’accroître leur capacité d’appliquer les règlements, le gouvernement fédéral n’en continue pas moins d’imposer sa souveraineté et ses compétences sur les Premières Nations. Les modifications que proposaient la LGPN s’inscrivent dans le prolongement du paradigme qui s’articule dans la Loi sur les Indiens et constituent l’aboutissement des objectifs fédéraux de protection, de civilisation et d’assimilation. Eussent-elles été adoptées, elles auraient consacré le maintien d’un paradigme qui, malgré des mutations de surface, reste intact.

Les tenants de l’institutionnalisme historique attirent notre attention sur les « coûts engloutis » qui font des renversements radicaux de politiques une option peu désirable. Dans le même ordre d’idées, pour le cas qui nous intéresse ici, il importe de souligner les investissements énormes — financiers, politiques, moraux et sociaux — associés au maintien de politiques autochtones qui traduisent les idéaux de protection, de civilisation et d’assimilation. À l’échelle fédérale, tout remaniement en profondeur des politiques autochtones pourrait mener au démantèlement de l’infrastructure bureaucratique mise en place pour coloniser les peuples autochtones. Il n’est pas nécessaire de souscrire à la position plutôt extrême dépeignant les bureaucrates comme des êtres intéressés qui cherchent à maximiser leur fonction d’utilité pour affirmer qu’ils pourraient se sentir menacés par un nouveau paradigme des politiques autochtones. Par ailleurs, non seulement un paradigme nouveau qui reconnaîtrait et affirmerait l’existence des peuples autochtones comme entités nationales souveraines menacerait-il la légitimité bureaucratique, il remettrait aussi en question la souveraineté canadienne et l’intégrité territoriale du Canada. Il nous force en outre à nous interroger sérieusement sur la redistribution des ressources aux collectivités autochtones. Voilà qui implique un niveau de transformation institutionnelle auquel peu d’États contemporains se prêteraient volontiers, à moins d’y être réellement forcés.

Conclusion : rassembler nos forces ou ramasser la poussière ?

Les rapports qu’entretient le gouvernement fédéral avec les Premières Nations soulèvent des enjeux complexes, apparemment insolubles en ce qui a trait aux termes de ces rapports. Les multiples visions concurrentes ont compliqué encore davantage la résolution simple et harmonieuse des problèmes, notamment parce que la vision fédérale d’une « infériorité négociée » et de l’« inutilité de négocier » va à l’encontre des aspirations, des droits reconnus par la loi et des responsabilités des Premières Nations. Nous avons avancé que l’immuabilité du paradigme qui a caractérisé les politiques autochtones est directement liée à l’héritage politique de la protection, de la civilisation et de l’assimilation.

Mais faut-il vraiment s’en surprendre ? Les politiques à l’égard des peuples autochtones s’élaborent au sujet des peuples autochtones et non pour les Autochtones. La remise en question de cette pensée coloniale et paternaliste doit s’imposer comme une priorité pour le gouvernement fédéral. Écouter et prendre en considération ce qu’ont à dire les Premières Nations, désobjectiver les peuples autochtones en d’autres mots, voilà une étape essentielle de la création d’un processus politique plus ouvert. De plus, une telle démarche offre la possibilité d’établir de nouveaux modes de connaissance et de prendre part à l’apprentissage politique. En effet, le gouvernement doit reconnaître la légitimité et le rôle essentiel d’autres acteurs politiques dans la prestation des services et dans les grands débats sur les politiques. Ce constat s’applique tout particulièrement aux politiques à l’égard des Autochtones.

Le véritable défi qui se pose donc au gouvernement fédéral est de tirer parti du processus de consultation pour lancer un dialogue fructueux avec les diverses Premières Nations et organisations autochtones. Le résultat de la première phase du processus de consultation préalable au projet de la Loi sur la gouvernance autochtone démontre que le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien aurait eu intérêt à reconsidérer la place qu’il accorde aux Premières Nations dans la définition des termes de cette nouvelle relation. Un véritable dialogue sur les politiques publiques passe d’abord par la reconnaissance que la première phase du processus — soit la définition du problème — doit être suffisamment ouverte à la consultation. Il est improductif de définir unilatéralement les termes de la consultation et les enjeux à discuter pour ensuite déclarer que le processus est authentique et mutuellement avantageux. Les Premières Nations et les organisations autochtones affirment clairement que la première phase du processus était déficiente. Il importe à tout le moins que le gouvernement tienne compte de ces préoccupations s’il entend s’engager dans une relation plus juste avec les peuples autochtones. Comme l’observait Thomas Berger dans son rapport sur l’oléoduc de la vallée du Mackenzie il y a plus de 25 ans, nous devons surmonter toute « réticence persistante à prendre au sérieux le point de vue des Autochtones lorsqu’il s’oppose à notre propre conception de ce qui est dans leur intérêt supérieur [43] ». À notre avis, la capacité de surmonter cette réticence permettrait aux décideurs de lutter contre l’immobilisme de leur propre paradigme.