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Dans L’océantume [1], Le nez qui voque [2] et L’avalée des avalés [3], la filiation d’emblée perceptible par la voix omniprésente, radicale et revendicatrice des narrateurs ducharmiens est celle d’une quête d’absolu qui ne cesse de passer, et d’en passer, par la langue. Il y a dans cette narration à la première personne, dans ce désir des narrateurs à atteindre la parole totale (parole-chose, parole-réel : Je dis et cela est), un idéal qui, en son principe, est de l’ordre du religieux, de la transcendance comme Loi de la parole. En reconnaissant chez Ducharme l’impératif du désir élevé à la dignité du sacré et la puissance d’une parole déroutante, excentrée des institutions (grammaticales ou autres), nous avons jugé intéressant de recourir aux textes des mystiques du xvie et du xviie siècles (de même qu’à ceux de leurs prédécesseurs rhéno-flamands des xiiie et xive siècles) pour faire entendre une résonance. De fait, plus qu’une analogie, c’est une réelle concordance que nous avons dû reconnaître. La parole foisonnante et transgressive des mystiques, à la fois lointaine — historiquement — et étrangement familière, la posture marginale et la manière de traiter les questions de l’impossible et de l’absolu dans la langue, tous ces traits se retrouveront dans la conception ducharmienne de l’écriture. De même, ces sujets exaltés que sont les mystiques, emportés dans les illuminations et les effets de corps, ce cortège de personnages excessifs, étranges, exigeants, comme le seront plus tard les personnages ducharmiens, soutiennent le réel en fiction, l’inconcevable en vérité, et font entendre cet inconcevable dans une écriture saccadée, irrévérencieuse, pleine de retours, de contrastes, d’élévations et de chutes. Des mystiques à Ducharme, on retrouve donc des motifs d’énonciation communs, et ceux-là éclairent d’une manière nouvelle l’écriture de Ducharme, son travail sur les limites du langage — une recherche sur les différentes manières de déconstruire le sens, de déplacer la signification — et sa forme spécifique de structuration du sujet. L’étude que nous en ferons ici [4] reprendra quelques-uns de ces motifs d’énonciation afin de montrer comment se structure, autour de cet absolu qui prend souvent la forme du néant et du rien, ce que nous avons convenu d’appeler l’énonciation mystique.

Le devoir dire mystique

Si la mystique soutient le désir du divin comme expérience d’un amour absolu, convaincu et résolument passif, elle tient surtout sa particularité du fait qu’elle convoque à une prise de parole en même temps qu’elle déporte infiniment le sens de ce qu’il y aurait à en dire. Pour le mystique, l’écriture est donc une inexécutable tâche, un paradoxe qui trouve son compromis en attestant en creux son impossibilité à signifier.

Combattant toutes contraintes stylistiques ou idéologiques, l’espace de l’écriture mystique est entièrement ouvert et dispose de toutes les ressources : il doit être façonné par le désir de l’autre, poussé par cet impératif qui en justifie tous les moyens. Joseph Beaude rappelle que

[l]a mystique n’est pas une spécialité d’écrivains. Mais elle rend écrivain ceux qu’elle pousse à devoir dire. Tous, qu’ils soient couturière, paysan, bourgeoise, religieux ou religieuse, réformateur ou fondateur de congrégation ou encore cardinal, trouvent, sans avoir aucun souci de l’esthétique de leur discours, le moyen de leur parole [5].

À l’origine de cette écriture à tout prix, il y a donc une expérience inénarrable. La rencontre du Divin, du Très-Haut, de l’altérité radicale devient un message à transmettre et rend écrivain celui ou celle qu’elle pousse à devoir dire. « Tous mes mots s’en vont vers ce qu’ils ne disent pas », pourrait dire en substance le mystique. On retrouve également cet impératif chez Ducharme : il n’y a plus rien à dire et pourtant ça parle encore. Même dans la volonté de ne rien dire, de ne pas signifier, le sujet se heurte à un reste ; il y a toujours un au-delà de la parole. Ce sens qui dépasse, ce hors d’atteinte qui fonde pourtant la parole est ce que nous reconnaissons comme la transcendance [6]. Loi primordiale qui ne cesse, d’ailleurs, de se rejouer et de se mettre en scène dans la croyance qui se met en place dans les textes mystiques et ducharmiens. C’est à partir de ce rapport au manque, au sens, à la transcendance que se structure la posture de l’énonciation mystique ; désir de porter l’écriture à sa limite, son bord, elle rejoint l’exigence d’écrire avec laquelle doivent se battre les personnages ducharmiens, pris à mort dans les rouages de la fiction.

Par l’évocation récurrente de l’indicible, de l’intraduisible condition des narrateurs ducharmiens (« il n’y a pas de mots pour dire qui je suis », dira justement Bottom dans Dévadé [7], imposant une suite logique à cet état impossible à comprendre qu’annonce Mille Milles en amorce de son récit [8]), s’énonce un absolu, une vérité selon laquelle il ne s’agit pas tant de parler pour ne rien dire que de parler pour dire le rien. Cette logique du néant pris comme valeur, absolu qui fait force, abîme qui happe la voix narrative et l’oblige à se situer dans le paradoxe même du langage, entre le refus et l’injonction, Ducharme la partage avec les mystiques. En effet, coincés entre le désir de rendre compte de l’expérience divine et le caractère foncièrement inénarrable de cette rencontre avec le Divin (comment trouver les mots pour parler de ce qui précisément dépasse le langage, d’une jouissance hors-langage ?), les mystiques prennent le parti de faire transparaître cet impossible au fil même de leur écriture. Le rien devient donc cette absence qui supporte, comme une force inerte, l’énonciation mystique. La différence radicale qui est, pour le sujet écrivant, la conscience d’un sens toujours déjà perdu, à retracer, à déporter, le place dans l’obligation de se tenir à l’exigence de ce désir. En cela l’énonciation ducharmienne, que nous avançons ici comme mystique, l’est d’abord par son engagement à la parole. Devant la force de ce néant qui happe le narrateur, ne demeure que celle-ci. Seule, souveraine et détachée de toute règle, l’énonciation s’arroge tous les droits, enfreint toutes les lois, tourne en ridicule les formes littéraires, détruit les conventions du langage, jusqu’à recréer, à force de débris, ce non-sens qui soutient toute la signature Ducharme [9].

Seule à pouvoir soutenir le fantasme de pureté, de préservation de l’enfance et du corps inentamé par le temps, l’écriture révèle autant qu’elle la masque la vérité de ses narrateurs. Ainsi, cette fiction volontaire qu’élaborent Iode, Bérénice et Mille Milles s’entend d’abord comme une négation de l’écriture, sorte de délire parodique où s’abolissent les repères et les certitudes. Chez Ducharme comme chez les mystiques, l’impératif d’écrire découpe l’espace de la subjectivité locutrice en questionnant les limites de la représentativité du langage. Aussi, l’énonciation s’envisage selon plusieurs modalités qui sont les formes toujours nouvelles que prend le sujet pour atteindre l’altérité dans le discours. Guidés par l’analyse monumentale qu’en a faite Michel de Certeau dans La fable mystique [10], c’est sur cette dimension de l’écriture que nous nous penchons ici.

Le volo, prémisse de la parole

Un vouloir constitue l’a priori que le savoir ne peut plus fournir. Il doit être présent (aucune décision ou connaissance passée ne peut en dispenser), pratique (c’est un acte), concret (ici et maintenant, il engage le « je »), absolu (sans restriction). Sans lui, pas de communication spirituelle […] Tout se joue d’abord sur un volo propre à chaque interlocuteur. C’est le seuil de toute parole [11].

Ce volo que Michel de Certeau, à partir des mystiques espagnols, conceptualise comme préalable à la parole mystique — en tant qu’elle se conçoit aux xvie et xviie siècles comme un double dialogue avec Dieu d’une part et avec le reste de la communauté d’autre part — est précisément la convention qui régit la prise de parole chez Ducharme. En effet, le texte ducharmien rejoue cet espace de la subjectivité et de la volonté absolue où la parole ne vise pas la représentation mais la réalisation. Le volo est un mode par lequel l’énonciation se détache du souci des vérités admises et de la logique de l’énoncé pour s’actualiser comme une performance, un exercice du langage. Comme pratique, le volo inaugure l’espace du « je », de la subjectivité comme entité autonome et garante de vérité.

Il s’agit d’une volonté « de croire à des choses impossibles » et de « trouver les choses différentes de ce qu’elles sont » (O, 196). Comme le dit Michel de Certeau, « [Le volo] fait clôture : [il] découpe une manière d’utiliser la langue qui consiste à y jeter tout son désir [12]. » Mais plus spécifiquement, ce que l’énonciation mystique met en oeuvre, c’est cette volonté d’investir la langue, c’est-à-dire qu’après avoir été désinvestie de sa signification usuelle, le mot, le nom, devient du signifiant, une enveloppe prête à se faire emplir d’un sens nouveau, chargé par le désir. Ce principe, Bérénice cherche d’ailleurs à l’inculquer à Constance Chlore dans L’avalée des avalés : « Voici ce que je te propose : choisissons un nombre, n’importe lequel. Ce sera notre nombre et nous l’aimerons de toutes nos forces. Parmi les milliards de nombres qu’il y a, il sera le seul à avoir un visage. » (AA, 167) L’énonciation, chargée par le simple statut de ce « je veux », confère au langage un immense pouvoir : celui de faire advenir.

Dans L’océantume, la parole d’Iode Ssouvie remplit particulièrement cette fonction d’accomplissement, de réalisation ; la fiction se substitue à la réalité, elle s’appuie sur l’illusion de l’artifice et la renverse en substrat d’une vérité à laquelle elle, de même que ses compagnons, adhèrent totalement. Elle se résume tout à fait dans cette phrase prononcée par Asie Azote : « Sache que pour moi il suffit que tu racontes ceci pour que le contraire soit moins vrai. » (O, 112) Il y a dans cette déclaration à Iode Ssouvie l’expression d’un trait fondamental de la parole de Ducharme ; l’énonciation se construit en regard d’une complète croyance en la fiction, au pouvoir du faux. Aussi, c’est dans le registre fictionnel que l’acte de parole prend le pouvoir d’accomplir et que Iode Ssouvie peut s’évader lorsque le monde devient trop oppressant : « Je ne suis pas de ce monde : je ne me débats même pas. Je vois à travers tout ce désordre un pont prendre forme à partir de mes pieds, un pont lancer son tablier par-dessus les nations noires, jaunes et blanches de la Milliarde. » (O, 184)

Afin que la parole s’accomplisse, Bérénice prononce elle aussi un acte de foi, mais le sien est déjà pris dans un autre langage, le bérénicien : « Comme une sainte, je renonce aux biens de ce monde. J’aurai une gloire ovale quand je serai morte. Je deviens une servitatrice bien obédéissante du Titan [13]. » (AA, 344) Dans cette déclaration prophétique s’annonce le désir de faire table rase et d’aménager un monde à la mesure de son aspiration divine. Cette démarche met au jour le travail de la volonté, la discipline qu’impose le renoncement au réel et la détermination à croire à l’autre versant des certitudes.

Écrire à son corps défendant

Le rejet de toute marque d’amour, l’exercice consistant à « trouver les choses différentes de ce qu’elles sont » (AA, 234) ou la volonté d’accéder au détachement souverain, comme le montre Bérénice [14], sont autant d’exemples du travail d’ascèse que s’imposent les narrateurs ducharmiens. Le même motif se répète dans L’océantume : « Je ne veux dire rien, que rien ne sorte de moi, ne rien lui donner, ne rien laisser paraître. Tais-toi raton laveur ! Fais l’aveugle, le sourd et le muet. Que tout reste bien enfermé ! Que je reste à l’abri au fond de moi-même. » (O, 21) À ce travail d’ascète, Iode se soumet à son corps défendant, veillant douloureusement à colmater toutes les brèches où l’Autre pourrait pénétrer, préservant l’étanchéité des surfaces. Cette attitude d’intériorité absolue se rapproche beaucoup du travail de passivité des mystiques, qui s’efforcent justement de nier toute représentation extérieure. C’est d’abord une intimation, une règle de vie que s’impose Angèle de Foligno : « Ces paroles excitèrent en moi un désir : ne rien sentir, ne rien voir, ne rien dire, ne rien faire qui pût déplaire à Celui qui parlait. Je sentis que Dieu demande spécialement à ses fils, à ses élus, aux élus de sa vision et de la parole divine, de n’avoir pas l’ombre d’un rapport avec son ennemi [15]. » Règle que reprendra en ses mots Thérèse d’Avila : « Il faut donc une grande discrétion dans les commencements pour procéder en toutes choses avec suavité et accoutumer l’esprit à agir intérieurement, car on doit avoir grand soin d’éviter toute manifestation extérieure [16]. »

Ce travail de coupure suppose une certaine mortification, parce qu’il y a dans la souffrance du corps la radicalité d’une vérité et d’une différence qui est pour le sujet le point d’ancrage de la jouissance et de l’écriture, comme le montre si justement Mille Milles :

Je n’ai envie de rien de ce qui est, de rien de ce qui peut être […] Je suis en état aigu de mort. Ce n’est pas vivre qui me révolte, c’est que mon âme ne me demande rien, c’est que ma main est contrainte. Cette bière que je bois m’écoeure, je dois me violenter pour la boire. Je suis… à mon corps défendant.

NV, 72

S’inscrivant dans un registre plus physique, Bérénice répond également à cette volonté de mortification et d’ascèse : « Soudain la brûlure qui empèse mon visage m’est agréable. Je me pénètre de la douleur, je l’excite, je la déguste, je m’en délecte. » (AA, 25) Prise dans ce rapport à la douleur comme négation du corps et triomphe de l’esprit, elle s’égare dans des moments de rupture avec la réalité, des moments qui relèvent littéralement de l’extase, c’est-à-dire qui se relatent dans une rhétorique spécifiquement mystique, du corps tout entier ravi par l’amour-feu, embrasement du corps et de l’esprit émanant d’un endroit secret, indicible, atopique. C’est « la funèbre effervescence qu’il fait monter à ma tête, l’ébriété angoissée dont embrase tout mon corps, les fiévreux vertiges qu’il me donne », que Bérénice affirme comme les marques d’un pouvoir mystérieux et innommé (AA, 48). Les signifiants de ce désir mystique empruntent au registre de la douleur d’amour, d’une corporalité stigmatisée par l’absence :

L’âme estime cette peine à un si haut prix qu’elle comprend fort bien ne pouvoir la mériter ; ce sentiment n’est pas de nature à la soulager, mais il l’aide à souffrir de grand coeur, et elle souffrirait toute sa vie, si tel était le bon plaisir de Dieu ; ce ne serait cependant pas mourir une fois, mais toujours vivre en mourant, vraiment, rien de moins [17].

Entraîné par cette passion dans une écriture effrénée, dans l’incessante dérobade du signifiant, le sujet doit répondre de cette injonction impitoyable d’écrire et de dire la ferveur de ce qui jusque-là était demeuré insoupçonné, voir insu. De la même manière, Marie de l’Incarnation et Mme Guyon ont affirmé n’avoir pas su un mot de ce qu’elles allaient dire avant de prendre la plume [18]. Chez Mille Milles, c’est précisément ce non-savoir du départ qui se change en une course folle à l’écriture comme si l’insu devenait, en quelque sorte, un impératif, une nécessité, et plongeait l’écrivain dans l’horizon de sa propre perte.

L’injonction d’écrire [19] est à l’origine de plusieurs effets de corps qui ont de tout temps fait la renommée de la mystique. « Répugnance d’écrire [20] », dira Marie de l’Incarnation. Maux de tête, évanouissements, vomissements, maladies impossibles, états de presque mort sont autant de manières de subir le devoir de faire naître une parole, là justement où elle est inutile — « il y a des tas de mots, mais il n’y a rien à dire » (NV, 170) —, là justement où la vie, littéralement, la refuse :

En ce moment, j’écris. Mais si je n’écrivais pas, je ne ferais rien. […] Écrire est la seule chose que je puisse faire pour distraire mon mal et je n’aime pas écrire. Mon état est difficile à décrire. Tout en moi est vide, effondré. […] Mes bras demeureraient immobiles si je n’écrivais pas, parce que mon cerveau ne leur dit rien, parce que mon âme a perdu la voix. […] Ces lignes que j’écris, je les écris à mon corps défendant. Il faut qu’un cadavre se force pour écrire.

NV, 71-72

Cette incapacité à dire se retrouve déjà chez les mystiques. Leur écriture déploie toute une rhétorique de l’incompétence et de l’ignorance qui, en plus de résulter de l’intimation soudaine de parler qu’ils reçoivent, fait le témoignage du dépassement de l’entendement et du langage par où seulement peut signifier le tout-Autre.

Sur l’autre versant de cette quête de mort que nourrissent les personnages ducharmiens, s’inscrit celle de l’Union, de la fusion éternelle avec l’être aimé, désiré. À l’image de cette passion que Bérénice nourrit pour son frère, l’ardente quête des narrateurs ducharmiens est le symbole d’un amour transcendant, dont on cherche à rendre la mesure dans le fantasme de l’épique et des aventures chevaleresques :

Je parle à Christian, dans la nuit. Je suis agenouillée sur le premier plancher froid de la saison, les mains jointes sur son lit.
— J’en ai assez. Partons.
— Pour où ? répond-il en bâillant.
— Peu importe.
— Quelle idée !
— J’en ai assez. Rien n’arrive ici. Partons. Allons déchaîner les grands drames. Partons. Je ne sens même plus mon coeur battre […]. Pourquoi gémir sur un tréteau ? Nous pouvons entasser montagnes sur montagnes, les escalader, aller jouer dans les étoiles avec nos mains. Tout prendre, nous saisir de tout.

AA, 115

Cette vision lyrique et magnifiée de l’amour fraternel fait entendre le caractère sacré du désir de Bérénice. L’amour est opérant, il engendre des projets grandioses et alimente l’idée d’un anéantissement du monde. Avec un discours étonnamment proche de celui de la narratrice de L’avalée des avalés, Thérèse d’Avila se sert de cette rhétorique chevaleresque pour décrire l’irrévocabilité absolue de l’appel du Divin et de son désir de le rejoindre par la mort :

Ce qui me guidait, ce n’était pas un amour de Dieu dont j’eusse conscience, mais le désir d’aller promptement au ciel pour y jouir de ces délices ineffables dont nos livres entretenaient. Nous recherchions donc, mon frère et moi, quel serait le moyen de réaliser un tel plan. Nous prîmes le parti de nous rendre, en demandant l’aumône pour l’amour de Dieu, au pays des Maures, dans l’espoir que l’on ferait tomber nos têtes […]. Nous étions profondément impressionnés, quand nous lisions dans nos livres que les châtiments comme les récompenses devaient durer toujours. Il nous arrivait de nous entretenir très fréquemment de cette pensée. Nous prenions plaisir à redire souvent : pour toujours, toujours, toujours [21] !

Autant pour Thérèse d’Avila que pour Bérénice et Mille Milles, l’identification au chevalier, au conquérant, au prophète ou au martyre est en quelque sorte un vecteur de la foi. Dans la fantaisie épique qu’elles mettent en scène, toutes ces modalités rejouent le désir de dépasser l’existence et d’accomplir l’idéal d’un rêve d’anéantissement, de mort, d’immortalité ou de toute-puissance qui se nourrit à même une foi irrévocable envers le pouvoir de la fiction.

Les lieux de la parole

Si nous voyons déjà se dessiner une posture, l’énonciation est également une question de place, une façon d’occuper la langue. La mystique nous apprend que l’écriture a ses lieux. Ces lieux, berceaux de la parole, configurent la forme de l’énonciation mystique, symbolisent la magnificence des palais, l’isolement des tours, l’aridité et la sublime lumière de ces espaces de solitude. Par une imbrication de l’imaginaire et de la parole, ces lieux, mises en abyme d’une fiction, permettent l’écriture. La mystique parle de lieux vierges, d’espaces inhabités qui reflètent la fiction d’une langue nouvelle et sauraient dire l’ascension vers le tout-Autre et la grande vacuité de sa rencontre [22]. Ce geste de création, qui peut faire dire aux mots une réalité encore indicible, est une prémisse à la parole ducharmienne. Cette volonté de faire table rase, de poser un lieu et une place d’énonciation caractérise les lieux d’où parlent les personnages ducharmiens. Acte du volo, avant tout, puisqu’il découpe un lieu du désir — souvent celui du corps — fonctionnant selon ses propres règles, il détache l’espace de la fiction ducharmienne comme un lieu d’échange entre le destinataire et le locuteur. Pour les narrateurs des trois romans, cette parole à faire est tout autant à défaire puisqu’elle tire sa source d’un impossible, un idéal qui n’arrive pas à advenir et qui relance incessamment l’écriture dans le mouvement de son « ratage ». L’énonciation se nourrit de cette action indéfiniment reportée, avortée, qui se pose dans chacun des romans sous l’égide d’un verbe : anéantir pour L’avalée des avalés, mourir pour Le nez qui voque et partir pour L’océantume, alors que Iode Ssouvie et ses comparses stagnent dans la perspective d’un périple maritime merveilleux — qui restera d’ailleurs inaccompli jusqu’à la fin, pris dans le ressac d’une mare d’amertume et de pourriture — et que le lieu de l’écriture, où la fiction est autonarration, s’érige d’abord sur un départ. L’énonciation se construit dans la promesse d’un ailleurs, où le présent du récit, raconté par la narratrice comme une solitude inaugurale, est un vide à remplir d’imaginaire : « Quel jour est-ce ? Mon jour. Où suis-je ? Dans la république autocratique de Cherchell. Sous quel règne suis-je ? Mon règne. » (O, 94)

Dans L’avalée des avalés, l’espace de l’imaginaire est religieux. C’est d’abord l’abbaye de la mère, la synagogue du père, mais aussi les cathédrales intérieures où Bérénice subit sa transfiguration mystique. Tout y est en place : l’église et les orgues qui battent la mesure du désir et de la peur mille fois magnifiés, découvrant l’espace à la fois intime et étranger de l’extase où le sujet est happé, transporté. Par la métaphorisation de cet espace intérieur qui s’exacerbe et se transporte dans des représentations de tempête, de montagne et de mer, d’envol et de dérive, c’est la subjectivité de l’énonciation qui retrouve sa souveraineté, une puissance d’abstraction qui permet à Bérénice d’accéder à un état d’extase qui est avant tout un « exil sémantique », une brèche vers un langage autre :

Je me tiens debout au milieu de la nef, et je me laisse stupéfier par la paix, la grandeur, la richesse et le déraisonnable des lieux. Des orgues vrombissent et je me tiens debout au coeur des orgues, d’abord inquiète, puis apeurée, transie, comme soumise à une tempête glaciale […]. Je me ferme les yeux, et il me semble que sous mes pieds une mer roule des vagues plus hautes que des montagnes. Partir. Encore partir. Toujours partir.

AA, 228

Cette affirmation d’une rupture d’avec le réel se pose dans le discours comme un écart, un temps d’extase d’où il est possible de penser les dispositifs d’énonciation mis en place dans les romans. Ce qui se lit en effet comme le moment d’un départ est aussi la délimitation et l’inauguration d’un espace qui sera dorénavant celui du je, de la subjectivité comme ultime repère. Terre promise, ce nouveau monde s’érige au lieu même de cette rupture ; il suppose donc une prise à revers du langage, un certain saccage des formes du discours. À partir de cette langue évidée, de ses figures travesties, la parole de Bérénice se fera le matériau d’un imaginaire frénétique où l’énonciation, suivant les secousses de la déréliction et de la révolte, retentit comme celle — absolue et souveraine — du mystique parlé par Dieu : « la parole divine agit sur certaines âmes ; son efficacité est telle qu’elle donne la vertu, la vie et des biens incomparables à l’âme. […] Quand l’âme reçoit de telles paroles, elle n’a qu’à s’abandonner […] car Dieu en opère l’effet en lui-même [23]. »

Dans Le nez qui voque, le lieu de l’écriture est un espace clos et protégé qui réunit les protagonistes du roman : Mille Milles et Chateaugué. Cette chambre de la rue Bonsecours est également la métaphore d’un nom, Tate, comme d’une instance où l’énonciation se referme sur elle-même, topographie de l’exclusion et de l’absence qui rejoue dans les figures du sacré l’hermétisme d’un cérémonial : « Tate est quelque chose comme notre chambre, quelque chose qui nous rassemble et nous enferme, qui nous enchaîne ensemble, seuls sous le ciel. » (NV, 104) Dans ce lieu mystique, la parole s’opacifie afin d’en préserver la dimension secrète, réservée à ses fidèles et ses initiés. Dans un aller-retour entre l’espace et la parole, la chambre, qui préserve l’intimité des deux personnages, demeure un lieu qui doit resté caché, protégé du reste du monde :

Comme tout cela était ridicule. Nous étions tombés dans un traquenard. Ils étaient dans notre chambre comme des poules dans une cathédrale, comme des vers dans un tabernacle. J’avais perdu toute envie de rire. Enfin, ils sont partis. Mais ils ne sont pas tout à fait partis. Ils ont découvert le nid. Ils ont grimpé, ils ont pris les oeufs dans leurs mains, ils ont tâté ces oeufs sacrés comme des hosties, les oeufs resteront à jamais souillés. Les yeux des hommes ont touché à nos petites chaises vertes, à nos cloisons, à Nelligan ; leurs yeux simoniaques en ont anéanti la magie. Ils sont partis mais nous ne nous sentons plus aussi cachés qu’avant.

NV, 91

Dans ce délit de malentendu et de secret, c’est toute la langue qui est prise en otage. Elle réduit la communication à un silence, qu’elle projette tel un écran de fumée dissimulant l’appel, l’originel, ce qui ne peut se dire.

L’invocation

J’attends. Mon attente s’intensifie : ma tiédeur s’avive, mon âcreté flamboie. Ma solitude et ma peur se gonflent, englobant toute ma chambre, rongeant les murs et le plafond de leurs acides. N’en pouvant plus, je t’appelle, je crie ton nom. Mon corps et mon âme se tendent vers toi comme la frégate qui vient de déployer ses voiles s’offre au vent. […]. Une dernière fois, de toute ma force, je crie. Terrassée par mon cri, je m’écroule au fond de moi-même.

O, 116

Cet appel à un destinateur anonyme surgit dans la parole d’Iode Ssouvie comme un trou, un manque qui retourne le récit sur son envers parodique, obscur. Principe même de l’invocation, cette béance oriente toute l’énonciation, qui en rejoue constamment les signifiants :

Que l’invocation soit le postulat d’une intelligence, ce n’est pas nouveau. […] Mais lorsque sa réflexion s’avance à l’extrême bord, iconoclaste et apophatique, du langage, lorsqu’elle ne tient plus qu’à un nom (« Dieu »), c’est-à-dire à l’index qui pointe la défaillance de tous les signes (« Tu es quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand »), et lorsque à partir de ce seul petit mot (équivalent linguistique du Buisson ardent) elle veut garantir à l’« insensé » (qui dit dans son coeur : il n’y a pas de Dieu) l’existence impliquée par ce mot, elle suppose encore, d’une part, un accord stable entre le parler et l’être qui s’y exprime […] et, d’autre part, un acte énonciatif suscité par une approche, comme le serait un appel, le cri d’un prénom qui répondrait de loin, dans la rue, à la silhouette passante de l’aimée [24].

L’invocation du mystique à Dieu se pose sous les même modalités que l’adresse d’Iode à cet interlocuteur anonyme qui viendra se coller à la figure de la mère. À cette altérité structurante, cette « grosse valétudinaire » (O, 18) qui fait prétexte au roman, sont dédiées les diatribes, insultes ou harangues qui ponctuent les fins de chapitre. Chaque fois, le rejet primordial de la mère devient répulsion de la narratrice envers ceux qui peuplent son univers. Ainsi, la dimension de l’adresse fait tenir dans un simple nom, Ina Ssouvie, la symbolique du manque. Le pouvoir de la fiction se réaffirme dans le lien entre le parler et l’être. Comme pour Bérénice avec ce Chat Mort qui hante toute l’énonciation, ce pouvoir est la « fécondité innommable de la mère [25] » d’où prolifère l’écriture.

L’énonciation est donc adresse : elle parle à quelqu’un ou au nom de quelqu’un. Elle travaille cette vacance qui la met toujours en relation avec une parole autre. Dans L’océantume, cette invocation est une manière pour Iode Ssouvie de réécrire la mère, posée comme son envers, mais aussi son double, une enfant qui n’aurait pas résisté à sombrer dans la vie adulte : « J’aime comme une camarade cette Ina emportée par le retour des beaux jours » (O, 104), avouera-t-elle finalement. C’est d’ailleurs cette communion inévitable qui porte en elle toute la fatalité du roman. Puisque la logique du récit s’articule sur cette schize entre la mère et sa fille, l’espace de l’écriture qui se situe entre l’enfant et l’adulte marque la faille entre la perméabilité des surfaces, le retournement de l’espoir en amer, de l’océan en mare de pourriture.

Le manque-à-dire

À l’opposé de l’invocation, là où le langage en surenchère de signifiant devient adresse, l’énonciation ducharmienne se caractérise également par le manque-à-dire, cette impossibilité à signifier qui donne lieu à toutes sortes de manières d’évider la langue, de s’en jouer, de l’aplatir et de la retourner. Entre le passé disparu, déjà mort, et le futur impossible d’une après-vie, le présent de l’écriture ducharmienne résonne dans l’expectative de la mort comme le témoignage à la fois lyrique et mythique d’une non-existence magnifiée, d’une immortalité vengeresse. Comme dans ce désir de fusion post-mortem de Mille Milles avec Chateaugué qui en révélerait, en quelque sorte, l’envers. Le manque-à-dire est un impératif où s’actualise, dans le sillage de la parole, la transcendance noire de Ducharme :

L’eau goûte le feu, l’acide. La viande de nos bouches croustille comme de la vitre. Nous sommes affranchis de l’angoisse, de l’humiliation de vieillir, de pourrir, de devenir plus laids et plus banaux année après année, heure après heure. Nous avons franchi les limites de la mort.

NV, 27

Et à l’instar du mystique qui lutte avec sa langue, Mille Milles se débat dans des remous de langue où se multiplient les registres et les figures du discours qui s’emploient à représenter, par une série de tours et de torsions, le paradoxe d’une condition impossible ; c’est à la fois l’obligation d’écrire et l’impossibilité de le faire :

[Le mystique] fait de ce je la représentation de ce qui manque — une représentation qui repère la place de ce qu’elle ne remplace pas. Contradictoire donc, le je parleur (ou écrivain) prend le relais de la fonction énonciative, mais au nom de l’Autre. Tout comme la position (elle aussi contradictoire) d’auteur, il soutient la question qui ne peut pas être oubliée, mais qui ne peut pas non plus être résolue, celle du sujet parlant. Il « tient » ce vide, en suspens [26].

Au même titre que la parole mystique, la parole de Bérénice a aussi la particularité de naître de cet échec de la communication, de la communion, et de s’écrire dans l’horizon d’un impossible de la fusion, de l’Union. C’est un appel, une communication déçue qui relance le désir [27]. La communication brisée est ainsi ressaisie par le sujet qui la pousse à sa limite ; pour parler avec ceux qui n’y sont pas ou pour totalement nier le dialogue avec ceux qui y sont. Le rapport à la vérité du parler et de l’entendre est ici totalement subjective :

J’entendais à peine sa voix. Sa voix semblait provenir du fond d’un abysse, de l’autre côté d’un désert. Mes oreilles portaient dans le vide. Mes oreilles étaient dans un lieu, et la voix dans une autre. La voix de mon père n’était pas dans la maison de mon père mais dans la maison de purs étrangers.

AA, 183

L’appel sans réponse creuse la parole et la conduit à se retourner sur le versant de l’altérité. Il transforme la marque de cette vacance en valeur de néant, suivant une argumentation qui s’érige en système : « Ce que j’ai à faire, je le sais : conjurer les puissances que le monde coalise contre moi, répondre par d’autres attentats aux attentats à la solitude commis contre moi. » (AA, 27) L’énonciation s’emploie tout entière à restituer les blancs de la parole en une manière de dire le rien. Cette manière de se servir du langage comme réflexion de l’absence travaille à ce que la parole révèle que ce qu’il y a à dire ne peut se dire. En créant cette sorte de vacuum langagier, la parole se pose comme déjà totalement aliénée, elle sert à la fois d’arme et de bouclier dans cette guerre à finir avec l’Autre. L’affranchissement du monde érige un rapport de causalité avec la parole : « Voilà ce qu’il faudra que je fasse pour être libre : me répandre sur tout, tout englober, imposer ma loi à tout, tout soumettre : du noyau de la pêche au noyau de la terre elle-même. » (AA, 216) L’énonciation se construit dans un rapport d’objection radicale — avalée ou être avalée — aux gens, aux choses et aux mots, un rapport de force qui remet en cause le langage tout entier. Les jeux de mots de Bérénice, comme ceux de Mille Milles, sont donc des tactiques de combat visant à dissoudre le sens des mots, à mêler et à intervertir les significations, pour les réduire à l’assonance délirante de la rime, du son. Une manière de mourir, pour rire, à l’écriture [28], comme le montrent les exemples suivants :

Nous n’aimons pas aller à la bibliothèque comme avant. Thèque comme avant. Thèque comme avant. […] Nous nous détériorons. Tériorons. Riorons.

NV, 73

— Istascouroum emmativieren menumor soh, atrophoques émoustafoires ! Uh ! Uh ! Démmamifères ! borogènes ! Mu ! Mu ! Mu ! Quo la terre templera no ma fara trembler ! Ma fara danser !

AA, 376

Les manifestations de cette volonté belliqueuse d’évider le sens pour faire sa place dans la langue jettent les fondations d’un nouveau langage où il sera possible de repenser la vérité comme advenant dans l’accumulation anarchique de symboles, une vérité esthétique où tout se vaut. En rupture avec la fonctionnalité usuelle du langage, l’énonciation dégage une nouvelle pratique de la langue, nouvelle au sens où les mystiques l’ont pensée, c’est-à-dire posant la nécessité de recréer un commencement, un espace mythique où le sujet se refait en s’appropriant le langage, rejouée comme expression d’un mystère qui lui est propre : « Ces manières de parler racontent la lutte des mystiques avec la langue. Plus précisément, elles sont les traces de cette lutte, semblables aux pierres que Jacob bénit et laissa près du Yabboq après sa nuit de lutte avec l’ange [29]. » La recréation du sujet dans la langue est en quelque sorte son baptême puisqu’au terme de sa lutte, il se trouvera renommé, comme pour Jacob-Israël dans ce récit si justement rappelé par Michel de Certeau. Mais pour en arriver à ce renom, cette renaissance que Bérénice, avec le bérénicien, et que Mille Milles, avec ses jeux de mots, étendent à leur image dans toute la langue, s’impose la traversée d’une nuit mystique [30] où l’âme s’éprouve dans la dépossession, le dénuement et la perte de toute certitude. L’histoire de Jacob au Yabboq illustre littéralement cette nuit de doute absolu, où le nom du sujet advient, comme un acte de foi, au terme d’un combat contre des forces contradictoires qui laisseront Jacob boiteux. Perdre quelque chose du corps pour que naisse un texte, dira le mystique ; chez Ducharme, texte du corps incorporé, sacrifié à l’écriture. Ce geste adamique [31] ne surviendra qu’à l’issue d’un renoncement total au réel, au temps, aux liens filiaux, bref à toute appartenance. C’est aussi une traversée des certitudes qu’annonce la nuit mystique de Bérénice alors qu’elle repense, à sa façon, l’arbitraire de la langue, opposant aux signifiés de nouveaux signifiants, redonnant des significations différentes à des concepts déjà établis, refaisant les règles du langage :

Je prends, de toute mon âme, des positions. J’établis, de toutes mes forces, des certitudes […] Je donne arbitrairement une autre forme à toute chose qui, par son manque de consistance ou par son immensité, est impossible à saisir… et alors, à la faveur de cette autre forme, je saisis la chose, je la prends dans mes mains, dans mes bras, mais surtout : dans ma tête.

AA, 206

Puisque la lutte de Bérénice pour faire advenir une nouvelle réalité dans la langue expose avant tout les marques d’une prise de force du langage, l’acte de parole se place d’emblée sous le régime de la révolte, du combat. Ce qu’elle déclare sur Chamomor, sa mère, en est un exemple : « C’est une influence, un charme à rompre. C’est l’ennemi à abattre. » (AA, 31) L’amour mystique, dans son image d’un Dieu d’abstraction, toujours i-révélé, montre bien que le besoin d’anéantir de Bérénice est ici la manière de combler la béance, comme le mystère d’un amour dont elle continue pourtant de supposer le pouvoir immense : « L’amour m’a fécondée. L’amour circule dans mes veines. Et c’est jusqu’à l’aube, à chaque battement de mon coeur, comme si je manquais de mourir. Je l’aime ! Je l’aime ! Qu’elle revienne ! La nuit tombée, je l’attends. » (AA, 145) Cette contradiction est également présente dans toutes ces déclarations érigées ici en système boiteux. Sur les autres : « Christian ! Constance… Que sont-ils ? Je suis le général et ils sont les forteresses à prendre. » (AA, 43) Sur le beau : « le beau est un déhanchement aphrodisiaque pire que la danse du ventre » (AA, 276). Sur la vérité : « Le vrai est ce qui me donne envie de rire, le faux, ce qui me donne envie de vomir. L’amour est faux. La haine est vraie. Les animaux sont vrais. Les hommes sont faux. » (AA, 237) La vérité de cette parole est donc incomplète, subjective et arbitraire, elle rejoint le désir mystique. C’est la force de l’affirmation que revendique Thérèse d’Avila : « Je ris toute seule de ces comparaisons dont je ne suis pas satisfaite mais je n’en trouve pas d’autres. Pensez ce que vous voudrez : tout ce que j’ai dit est la vérité [32]. »

Commencement et fin de la parole : dire le rien

Reposant sur une logique du tout ou rien, la parole totale qui est celle de Ducharme « découpe une manière d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir [33] ». Cette parole malmène le discours, détient un sens qui ne peut qu’osciller entre la plénitude et la vacuité. Plénitude du doute ou vacuité de la certitude, le discours d’Iode Ssouvie, comme celui de Bérénice et de Mille Milles, n’exclut pas, au contraire, la tergiversation, la contradiction. Il manifeste plutôt un pouvoir du « dire » et une autonomie de la parole nécessaires pour la cohérence de la fiction que les narrateurs ducharmiens élaborent sous nos yeux. C’est une rhétorique qui souligne l’arbitraire et révèle la toute-puissance du sujet de la communication, selon une logique que Jean de la Croix illustre dans sa Montée du Carmel : « Pour en arriver à aimer le tout, ne cherchez de satisfaction en rien […]. Pour en arriver à devenir le tout, ne cherchez pas à être quelque chose en rien […]. Pour en arriver à ce que vous n’êtes pas, il faut passer par où vous n’êtes rien [34]. »

Si le rien peut ici sembler vouloir tarir le discours par son pouvoir entropique, il se révèle plutôt comme le générateur de l’énonciation mystique, parce qu’il féconde la langue de cette absence primordiale, de ce manque sur lequel repose le désir. Par exemple, de l’achoppement de la quête d’idéal de Mille Milles, de la trahison de son pacte de pureté avec la désormais spectrale Chateaugué, la Chateaugué Exsangue, naît la volonté de l’irreprésentation, celle d’utiliser le langage à sa perte pour transmettre la substance de ce néant qui occupe de plus en plus de place dans le discours. Une volonté de dire le rien comme représentation du sujet soumis à l’attente, à la souffrance de ne rien vouloir, en mal du désir de ce rien qui demeure indéfiniment inassouvi(ssable), mais aussi comme une manière de figer, de fixer le temps à la lettre, de le prendre à l’infini dans la spontanéité de son jaillissement. Il trouve sa forme la plus achevée dans les poèmes dont Mille Milles parsème son journal. Ces petites illuminations d’extase suspendent le temps du récit et projettent le sujet dans l’évocation intemporelle d’un amour à la fois mystérieux et épique, à lire et à délire dans la trace de ses signifiants fragmentés, oralisés, inversés ou travestis. Les strophes de La puie (NV, 156), de Pan Ique (NV, 173), d’Édimbourg en série (assez ri, Édimbourg) (NV, 43) et d’autres poèmes sont donc l’espace privilégié pour retracer le moment d’une perte en acte, celle de l’enfance [35] comme de l’aimée :

Loin de vous

Tu cours tu cours ; tu disparais ;

Tu es englobée par la nuit.

Du monde c’est bientôt l’arrêt ;

Tous les oiseaux tombent sans bruit.

Je ne suis rien, même pas seul.

Je n’ai plus rien, même pas d’âge.

Je suis en vie dans un linceul,

Enseveli dans un mirage…

NV, 203

Étant l’écho de cette disparition existentielle, l’anéantissement du sujet par la parole se retrouve également dans les poèmes de Jean de la Croix. Là où Mille Milles cherche à inscrire son non-être dans un blanc de la représentation, une négation totale, Jean de la Croix affirme son état absolu de non-savoir dans une mystification de la parole où la signification est constamment décalée dans l’indéfini de l’incertitude. Par des moyens différents, l’un comme l’autre travaillent la langue dans la détermination d’y suspendre le sens. Voyons le poème en question :

J’entrai, mais j’ignore comment ;

Lieu sans lumière, effet sans causes ;

Et j’entends, pris d’étonnement ;

Quelqu’un dire de grandes choses.

Ce fut un étrange moment

Car je sentais mon ignorance

Au-dessus de toute science […]

En moi s’agite un grand conflit,

Je ne me connais plus moi-même,

Tout sentiment de moi s’enfuit

Me laissant dans un vide extrême ;

Et pourtant je vois mon esprit

S’élever dans son ignorance,

Au-dessus de toute science [36].

Le langage poétique qui est évoqué ici induit un espace d’énonciation analogique et métaphorique qui permet de faire entendre l’incursion de l’Autre dans la parole, le jaillissement du silence dans le champ du langage. Cette image du néant soutient et illustre l’argumentation, pour Mille Milles comme pour Jean de la Croix, représentant pour le mystique le principe de la transcendance qui s’associe à la grandeur innommable du divin, tandis que pour le sujet ducharmien, il traduit le pouvoir infini de la déchéance. En faisant de tout le discours le témoin de cette perte, c’est l’Autre, sous la forme toujours trouble ou mouvante de l’extase, qui trouve ses mots.

Dire le rien est donc une manière de décrire autant cette liberté que ce labeur du sujet qui s’engage à la fois à trouver une possibilité illimitée de parole et à rencontrer une impossibilité fondamentale d’accéder au sens. Dans l’intervalle de cette quête infinie, finitude du sujet dans la mort ou dans l’Union, l’énonciation mystique poursuit son pèlerinage vers le lieu de sa disparition. Elle continue à repousser les limites du langage, à porter le poids d’un questionnement qui se referme sur son propre paradoxe : celui de la signification à revers et de son infini autant qu’impossible pouvoir de générer du sens. Somme toute, c’est toujours le sens littéral qui l’emporte, comme dans cette expression de Mille Milles : « Cela est très profond, mais cela ne veut rien dire. » (NV, 125)

*

Il s’est donc agi ici de révéler quelque chose de l’écriture de Ducharme. De montrer la force qui engendre sa parole et la soutient en un impératif catégorique : celui de dire le malentendu, le silence, l’achoppement, l’impossible et surtout le rien. Érigeant l’irrationnel et la contradiction en loi, faisant la démonstration d’une relation immédiate du corps à la parole, la mystique aménage ici la scène de cette écriture en attendant, construite dans l’expectative d’un sens à donner, d’une demande d’amour à satisfaire, d’un voeu à exaucer, d’une béance à combler. Dans cette énonciation mystique, le sujet languissant devient un lieu de passage, un espace de résonance de l’Autre et déporte tout le sens de sa parole dans l’actualisation d’un temps impossible qui est autant celui de la mort et de l’Union, comme pour Thérèse d’Avila, Jean de la Croix ou Marie de l’Incarnation, que celui d’une non-vie et d’un temps toujours déjà passé, comme pour Iode, Bérénice ou Mille Milles.

Comme celle des mystiques, entièrement supportée par le désir du divin, soutenue par la seule dimension de l’altérité, la parole de Ducharme s’alimente donc à même un néant qui court-circuite le sens, relance son propre mouvement à partir de ce manque qui appelle à tous les possibles : « On est un vide qui se refait », diront Nicole et André dans L’hiver de force [37]. L’assurance de ce plein de vide qui se produit et se renouvelle de lui-même dans l’écart du langage définit donc la transcendance telle qu’elle prend forme chez Ducharme. Cette transcendance qui lie les textes mystiques à ceux de Ducharme, si elle ne cesse d’insister, de se réaffirmer de toute part dans la parole de ses sujets, repose par contre sur des verticalités contradictoires.

En effet, si l’extase, véhicule de la transcendance mystique (c’est dans l’extase que le mystique peut être parlé par Dieu), est une force ascendante, la transcendance ducharmienne s’exerce sur l’axe de la déchéance. Alors que le mystique s’élève vers Dieu, et que chacun des pas qui l’en rapproche lui procure un gain d’être, le sujet ducharmien s’emploie à tout réduire à néant : le monde, les autres et lui-même. C’est dans cette tentative de se rayer du réel et du langage que s’ouvre pour lui l’espace de vérité qui transcende toute parole. Non pas plein, mais vide absolu de sens. La plénitude du corps mystique absolument embrassé par Dieu, accomplissement de l’âme en sa forme d’amour la plus élevée, se retourne en vacuité tout aussi totalisante qui aspire, précède et constitue le sujet. La creusée vers le néant que propose Ducharme agit donc de la même manière que l’élévation dans la mystique : toutes deux catalysent le désir et tracent le chemin vers la parole.