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Constat toujours d’actualité : les Métamorphoses d’Ovide constituent le plus grand texte littéraire de référence en matière de mythologie gréco-romaine pour l’Occident chrétien. Le Moyen Âge, surtout en sa fin, n’échappe pas à l’attrait de cette grande somme. Dès le xiie siècle, on observe un essor des traductions ovidiennes, d’abord partielles, puis, à partir du milieu du xvie siècle, intégrales dans les Ovide(s) moralisé(s), appellation que la critique moderne confère à l’ensemble des traductions intégrales des Métamorphoses, en rime ou en prose [2]. La Bible des poëtes, parue en 1484 sous la presse de l’imprimeur brugeois Colard Mansion [3], s’insère dans cette tradition de traductions interprétatives dans lesquelles les récits païens sont systématiquement allégorisés, le texte original étant fortement commenté et moralisé en vue de justifier sa transmission par les preuves répétées de sa conformité avec l’idéologie chrétienne. À l’instar de ses prédécesseurs, Mansion traduit donc le corpus ovidien dans l’objectif de démontrer la pérennité du message chrétien et d’en convaincre ses lecteurs. Dans ce contexte, l’analyse du dispositif rhétorique qui permet au traducteur de persuader son lectorat et, ce faisant, de légitimer son choix de corpus, révèle la plupart des points d’ancrage, au sein des récits traduits, des développements allégoriques qui clôturent chaque mythe transcrit.

La particularité des traductions ad sententium médiévales et renaissantes requiert toutefois quelques précisions — et précautions — préalables. L’esprit de ces textes est en effet largement tributaire de l’histoire de l’exercice grammatical et du long et célèbre parcours de l’imitatio. Aussi, un détour par les notions que la traduction implique, soit celles de commentaire, de compilation, d’interprétation, de réappropriation d’un texte antique, voire de réécriture, s’avérera nécessaire afin de recomposer initialement la trame implicite de la Bible des poëtes. Puis, l’étude des prologues [4] de l’oeuvre traduite permettra de passer à l’explicite et montrera comment l’auteur justifie sa propension à une moralisation favorable à une christianisation du corpus ovidien en recourant à des stratagèmes rhétoriques dont l’efficacité est depuis longtemps éprouvée. Enfin, l’analyse de la fable de Phaéthon, qui comporte elle-même un discours purement rhétorique, celui de Phébus à son fils, mettra en évidence le fait que les principes de conviction et les visées didactiques de Mansion modulent visiblement la version originale du récit.

La traduction : quand la transcription littérale devient réécriture

Avant d’entrer dans l’analyse proprement dite de la Bible des poëtes, il importe de définir et d’expliquer le contexte de production des Ovide(s) moralisé(s), notamment en clarifiant la pratique de traduction qu’ils représentent. Vers la fin du Moyen Âge, la langue vulgaire, le français, prend une expansion considérable et s’affirme entre autres grâce à l’invention de l’imprimerie en 1438 par Gutenberg dont « Ovide est le premier bénéficiaire [5]  ». En effet, « [t]rès rapidement, l’imprimerie engendre l’apparition d’une classe de lecteurs qui, pour désireux qu’ils soient de prendre contact avec la culture antique, ignorent l’hébreu, le grec ou même le latin. Cet afflux de lecteurs nouveaux provoque une demande accrue de traductions en langue vulgaire [6]. » La pratique de la traduction devient de ce fait une activité de premier plan vers la fin du Moyen Âge. Or, bien que

les humanistes favorisent la traduction, […] beaucoup sont hostiles à une restitution mot à mot. Les théoriciens répètent volontiers que reproduire un texte mécaniquement, sans saisir sa signification profonde, c’est le trahir. Pour éviter ce danger, il importe d’assimiler l’oeuvre de l’intérieur, de s’en approprier la substance. Comme l’imitation, la traduction doit repenser le texte et, pour en assurer la compréhension, inclut nécessairement un degré d’interprétation [7].

En ce sens, la traduction médiévale se donne à voir comme un exercice de style, une écriture, ou plutôt une réécriture. Le traducteur est avant tout un imitateur, mais il se fait également analyste, puis auteur, car il doit d’abord comprendre le texte original, le réécrire en des termes plus clairs et permettre ainsi à ses lecteurs de bien en saisir la portée. C’est pourquoi il est possible d’affirmer que la traduction « s’apparente à un mouvement herméneutique [qui] débute par une exégèse grammaticale (compréhension et interprétation) et [qui] s’achève par une appropriation du discours traduit (reformulation) [8]  ».

Traduire, pour les auteurs des Ovide(s) moralisé(s), c’est non seulement commenter le texte original, mais c’est également compiler les gloses déjà élaborées autour de l’ouvrage. Le traducteur, en plus d’insérer dans son texte sa propre interprétation, intègre à son exégèse les explications de ses prédécesseurs, car l’oeuvre à traduire est a priori parasitée de commentaires, règle à laquelle n’échappe pas l’ouvrage d’Ovide.

Dès le xiiie siècle en effet, les gloses se sont multipliées dans les manuscrits des Métamorphoses au point d’envahir les quatre marges du feuillet. À cette époque, le texte se présente hérissé de gloses interlinéaires, lourdement encadré de notes marginales où l’on peut trouver, outre un commentaire littéraire fort pauvre, des indications historiques, géographiques, mythographiques souvent intéressantes ; et bien entendu, à la fin de chaque mutatio, une ou plusieurs allégories rappelant au lecteur que toute oeuvre poétique tend à instruire et à édifier […] [9].

Comme souvent, il est extrêmement difficile de recenser les sources utilisées par les traducteurs pour expliquer leur travail, en partie parce qu’ils puisent la plupart de leurs explications dans la tradition et qu’à ce titre, ils ne ressentent pas le besoin de mentionner leurs emprunts, et surtout parce que les autorités proviennent de textes variés et issus de disciplines de toutes sortes. Malgré ces problèmes d’identification insolubles, on peut affirmer que deux catégories d’arguments sont particulièrement exploitées par les traducteurs médiévaux : les arguments d’authenticitas et ceux d’auctoritas [10]. En effet, au fil du temps, les textes traduits sont non seulement amplifiés par des citations d’auteurs précédents, mais ils sont aussi contaminés par des éléments allégoriques, par des adages et des maximes populaires ainsi que par des extraits empruntés aux principaux exégètes bibliques. En somme, le traducteur des Métamorphoses endosse de multiples fonctions : compilateur, il est également commentateur, interprète, mythographe, historien et, finalement, allégoriste. Cette dernière compétence est primordiale, car l’exégèse est la voie royale pour rendre les récits païens conformes aux principes doctrinaux chrétiens. Légitimée entre autres par son application aux textes sacrés, la pratique allégorique est, rappelons-le, largement favorisée et justifiée par le mode de traduction ad sententium (traduction selon l’esprit, la sentence, et non traduction mot à mot) qui permet aux traducteurs de « modifier ce qui pourrait choquer, de supprimer le superflu, d’ajouter le profitable [11]  » et, par conséquent, de montrer continuellement que les valeurs prônées par le christianisme sont respectées par le texte traduit.

Cette domination de l’idéologie chrétienne transparaît clairement dans les textes traduits, puisque plus de 40 % de la production française imprimée au Moyen Âge est occupée par le domaine religieux [12]. Ceci s’explique entre autres par le fait que la lecture médiévale est une activité en lien avec l’instruction, visée pédagogique adoptée par les traducteurs des Métamorphoses.

On traduit, en général, pour obéir ou plaire à un protecteur, mais aussi — et c’est là un leitmotiv — pour être utile. […] On traduit parce que le texte est riche d’enseignement, sur le plan pratique, ou moral, ou spirituel, ou sur les trois. Et si cet enseignement n’est pas évident, on tâche de l’extraire à grands coups d’ « expositions », de « moralisations [13]  ».

Visiblement, évacuer tout ce qui pourrait offusquer la lecture de la leçon donnée par le texte ovidien est une constante dans la pratique des traducteurs des Ovide(s) moralisé(s), car en « inventori[ant] l’ensemble des interprétations allégoriques, [ils] donne[nt] au texte une épaisseur qui le lave du péché de frivolité, […] qui légitime la lecture d’Ovide en milieu chrétien […] [14]  ». L’allégorie qui révèle le véritable sens du texte ovidien rend les lecteurs des traductions moralisées moins naïfs en ce qui concerne les mythes et leur évite ainsi de répéter l’erreur des païens qui ne retiennent que le sens littéral des fables. Dans les Métamorphoses, Ovide met en scène des dieux, des nymphes, des héros, des fondateurs de cité, des rois et situe ces derniers dans un univers qui est à la fois merveilleux et scabreux puisque l’amour, la passion et la gloire les conduisent à la folie, à la vengeance, à l’adultère, à la trahison et au meurtre. Ne pouvant transmettre tel quel un tel corpus, les traducteurs l’adaptent aux valeurs chrétiennes et modifient son contenu original. La pratique de la traduction moralisante est en somme nécessaire : « L’esthétique cléricale étant fondée sur la vérité et sur l’utilité morale, le charme des légendes païennes ne pouvait en aucune façon excuser l’erreur et l’impiété qui les enchantent. Les fables ont donc été sauvées […] par leurs allégories […] [15]. »

La fonction de l’allégorie : la conversion d’Ovide au christianisme

C’est en effet par le biais du mode d’interprétation allégorique que les traducteurs mettent au jour le vrai sens des fables ovidiennes. On assiste alors à l’application d’« un vaste projet de christianisation d’une production littéraire et d’évangélisation d’un lectorat [16]  », car, ainsi que le précise Jean Seznec, « [l’interprétation symbolique] conduit à constater la parenté foncière de cette sagesse profane — dont l’enveloppe varie, mais dont les préceptes sont immuables — avec celle de l’Écriture [17]  ». Et cette parenté assoit l’autorité de la Révélation et, plus largement, de la Bible qui est le livre de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera. Témoins, ces textes païens qui, une fois allégorisés, contribuent à la vérification de vérités énoncées dans les textes sacrés. L’idée d’une théologie première (prisca theologia), largement répandue au Moyen Âge, permet de contrer les objections que certains pourraient formuler à l’encontre de cette pratique (il est vrai surprenante) qui permet de transformer des auteurs du paganisme en précurseurs des évangélistes : « Les vérités divines que Dieu, après les avoir communiquées à ses prophètes et ses apôtres, nous révèle dans la Bible, avaient également été transmises, par une voie indirecte, à quelques mages du monde païen […] [18]. »

Voici donc qu’Ovide, selon les interprètes de l’époque, est l’un de ces sages profanes divinement inspirés. D’ailleurs, « dès le xiie siècle, voire dès le xie, la légende d’un Ovide chrétien [circulait et] justifiait d’avance tout l’enseignement moral et théologique que les maîtres puiseraient dans les Métamorphoses [19]  », conversion que raconte le texte apocryphe du De Vetula [20]. Les traducteurs font par conséquent tout leur possible pour démontrer, tout en traduisant, que cet auteur antique est un théologien avant l’heure. Dès lors, le choix de la traduction comme la méthode de lecture du texte sont légitimés, et certains dieux et héros mythiques vont rendre plus accessible tel ou tel aspect du mystère chrétien [21]. Ainsi, grâce à l’allégorie, les traducteurs confirment et retracent les préceptes de leur religion, et

[…] le génie allégorique du Moyen Âge […], renouvelant la tradition des Pères, aperçoit dans les personnages et les épisodes de la Fable, des préfigurations de la vérité chrétienne. En effet, à partir du xiie siècle, où l’allégorie devient le véhicule de toute expression pieuse, l’exégèse mythologique dans ce sens prend d’étonnantes proportions [22].

Les traducteurs des Métamorphoses décèlent donc systématiquement le sens mystique des mythes ovidiens, et ce même pour les récits les plus sombres, car « [p]lus un signe est énigmatique, plus on lui attribue de substance et de profondeur [23]. » Ils délaissent le sens premier des textes et vont au-delà de la fable afin de retrouver les vérités dissimulées par Ovide. D’ailleurs, le sujet des Métamorphoses, la mutatio, « permet de récupérer l’oeuvre toute entière pour un usage moral. Vraie ou fausse, la mutatio est doublement démonstrative : l’exhortation est mise en garde lorsqu’elle récompense la vertu et châtie le crime, elle inspire le mépris d’un monde changeant et le désir de la gloire éternelle [24]  ». L’allégorie est en fait doublement présente dans les traductions des Métamorphoses, car elle se définit de deux façons différentes, mais complémentaires :

Au sens strict et étymologique, le mot [allégorie] désigne une manière de parler […] au sens dérivé, qui finit par devenir le plus courant, il indique une façon de comprendre la figure selon l’intention de l’auteur ; autrement dit, la première allégorie consiste à cacher un message sous le revêtement d’une figure ; la deuxième, à décrypter la figure pour retrouver le message [25].

Il y a, de ce fait, une distinction à établir entre expression allégorique et interprétation allégorique, ce pourquoi Jeanneret parle d’encodage réalisé par Ovide et d’un travail de décodage accompli par le moralisateur [26]. Ce dernier est appelé à découvrir le sens des récits, et pour y arriver, il recourt implicitement à l’interprétation quadripartite propre à l’exégèse biblique, c’est-à-dire aux quatre sens (littéral, allégorique, tropologique et anagogique) qui permettent d’expliquer les fables et où, comme l’explique Augustin de Dacie, « [l]a lettre nous enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire, le sens moral ce qu’il faut faire [et] l’anagogie le but vers lequel aller [27]  ». Le traducteur-moralisateur oriente en fait son travail vers la christianisation du corpus ovidien. Il s’agit donc pour lui de transformer la matière originale de telle sorte que la concordance entre l’ouvrage d’Ovide et les principes majeurs du christianisme apparaisse évidente aux yeux des lecteurs, ce que va lui permettre l’allégorie.

La Bible des poëtes : quand la rhétorique transforme le discours traduit

Tout comme ses prédécesseurs, Mansion propose une traduction vernaculaire des Métamorphoses qui répond à la visée didactique définie pour cette pratique et qui adapte le corpus ovidien à la réalité du monde chrétien. C’est en ce sens qu’il est légitime d’aborder la Bible des poëtes en tant que réécriture d’une oeuvre antique. Il est d’ailleurs possible de le constater par l’analyse rhétorique de l’imposant préambule de cet ouvrage qui comporte quatre prologues [28], ce qui annonce déjà le profond besoin qu’éprouve Mansion de justifier son entreprise de traduction, c’est-à-dire d’étudier des fables païennes en leur donnant, grâce à une lecture morale, un caractère chrétien. Cet important paratexte fait office d’exorde et constitue, en quelque sorte, un guide de lecture, comme le propose Aristote : « L’exorde est placé au début d’un discours ; c’est comme en poésie le prologue et, dans l’art de la flûte, le prélude ; car tous ces termes désignent le début et comme une voie ouverte à celui qui se met en marche [29]. » Dès les premières lignes, il est possible d’identifier les destinataires de cet ouvrage. L’auteur fait appel à un auditoire particulier qui partage une même croyance, le christianisme. Il évoque des textes et des personnages de l’Évangile, et parle abondamment du Dieu chrétien. Par exemple, il emploie des références bibliques telles que « Saincte Escripture [30]  », « Livre des Roys » (BP, f°1v°, a), « notre Sauveur et Redempteur Jhesus » (BP, f°2r°, a), « Viel et Nouvel Testament » (BP, f°2r°, b), « notre mere saincte Eglise catholique » (BP, f°42v°, a). Il se place même sous le patronage divin : « […] au plaisir de Dieu qui nous a donné sa grace de commencier […] » (BP, f°45r°, a), ce qui nous place d’ores et déjà dans un univers judéo-chrétien. On peut également penser que les lecteurs de la Bible des poëtes sont lettrés, à l’image du compilateur, car on remarque la présence de nombreuses sources littéraires telles Rabanus, Fulgence et Servius (BP, f°2v°, a), et de quelques sentences latines issues, pour la plupart, des Métamorphoses, comme « Fas est ab hoste doceri » (BP, f°2v°, a). Le traducteur a certes l’intention de plaire à son lectorat en reprenant la matière fabuleuse d’Ovide et en montrant combien elle se conjugue à la doctrine chrétienne. En ce sens, il renoue avec le moment de l’exorde appelé captatio benevolentiae, où l’auteur doit aussitôt, selon Cicéron, charmer et gagner son public [31].

Puisque Mansion conforte les valeurs déjà existantes et qu’il souhaite, par sa traduction, renforcer les convictions chrétiennes de ses lecteurs en soulignant les vertus de cette doctrine présentes chez des auteurs pré-chrétiens comme Ovide, il est possible de rattacher cette oeuvre au genre rhétorique épidictique [32]. La visée du compilateur se veut principalement pédagogique : « C’est que de fables, et de poetrie, est aucunesfois à user, affin d’icelles aucun sens moral s’en puisse extraire. Et affin aussi que fausseté soit corrigié par verité » (BP, f°1r°, b et f°1v°, a). Il reprend plus loin cette idée, mais cette fois, en usant d’un argument d’autorité :

« Omnia que scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt etc. » Ces parolles dist monseigneur sainct Paul l’apostre, qui valent autant à dire en françois. « Toutes choses bonnes ou mauvaises qui sont escriptes : sont pour nostre doctrine faittes et escriptes. » Les bonnes, affin d’y prendre exemple de bien faire, et les mauvaises affin de les eschever et de s’en garder.

BP, f°44v°, a

Il inscrit son travail dans le prolongement de la citation qu’il attribue à saint Paul [33] et, par conséquent, sa traduction apparaît légitime aux yeux de ses lecteurs. Mansion désire mettre au jour le sens qu’Ovide a voulu donner à ses récits, signification qui est « fortement ancré[e] dans une dimension moralisatrice et cette morale puise résolument ses fondements dans les lois promulguées par l’Église [34]  ». Il se propose donc « de narrer et de raconter les fables au long en ensuivant Ovide [s]on acteur, et sur chascune y determiner selon [s]on petit entendement le sens moral et allegorique » (BP, f°2v°, a), c’est-à-dire de relever le véritable sens qui se cache sous les diverses métamorphoses des héros ovidiens. Ainsi, contrairement aux païens qui ne s’en tiennent qu’à l’acception littérale, les chrétiens bénéficient du travail du traducteur qui, grâce à l’allégorie, « découvr[e], sous les apparences de l’imposture et du sacrilège, une doctrine exacte et sainte [35]  ».

Mansion a le dessein d’éduquer son public en lui apportant une éthique et une règle de vie, propositio qu’il réitère constamment dans son long préambule. Il aspire « […] à l’édification des bons et justes hommes, à la révocation et conversion des mauvais et vicieux, et à la joyeuseté et plaisance des traveilliez qui volentiers lisent ou oyent choses joyeuses et nouvelles pour conforter leus esperis […] » (BP, f°42v°, a). Il compte y parvenir en moralisant les récits ovidiens « selon la sainte Escripture des authentiques docteurs catholiques » (BP, f°44v°, b). En ce sens, la Bible des poëtes adopte le registre épidictique, car l’auteur veut montrer combien la lecture des Métamorphoses permet de distinguer le Bien du Mal. Mansion donne à voir un Ovide théologien avant l’heure qui a « “encodé” certaines vérités que le traducteur va débusquer par le biais d’une allégorèse [36]  ». Il s’inscrit par là dans la filiation des auteurs des Ovide(s) moralisé(s) qui se feront, selon Seznec, un point d’honneur de « distinguer le sens littéral et le sens profond [des fables, car] le premier est frivole, mais le second est grave — et c’est là le véritable sens [37]  ». Le commentateur essaie de convaincre ses lecteurs du bien-fondé de son choix de traduction et, pour y arriver, il réfère directement à la religion catholique. Il cite d’entrée de jeu saint Paul, le Livre des Rois et Ézéchiel, ce qui lui permet d’affirmer que

La Saincte Escripture doncques est acoustumée de user de telles et semblables fables affin que d’icelles elle puisse extraire et conclure aucune verité. Semblablement ont fait et usé les poetes qui au commencement faingnirent les fables car par ces faintes ilz vouldrent tousjours entendre aucune verité […].

BP, f°1v°, a

Il use encore une fois d’un argument d’autorité puisqu’il justifie son entreprise en s’appuyant sur la valeur du travail effectué par la sainte Église autour des textes sacrés. Il emploie également l’argument a fortiori, car il écrit :

Et mesme notre Sauveur et Redempteur Jhesus volut user de paraboles et de similitudes en ses sermons et Euvangiles en plusieurs et divers lieux.

Et pour ce doncques que je voy que l’Escripture use de fables et de paraboles à l’ostencion et demonstrance d’aucune verité passée ou presente et que aussi les poetes faingnirent icelles à la designacion et signiffiance d’avoir la verité des choses tant natureles comme historiennes : il me semble chose bonne plaisant et honneste d’escripre sur chacune fable de ce present volume aucunes moralisations là où elles serviront et neccesaires seront, et non pas à toutes. […] Affin que apres icelles fictions les hommes se puissent conformer et convertir aux misteres de bonnes meurs et de vraye foy.

BP, f°2r°, a-b

Le fait d’affirmer que Jésus et la sainte Écriture transmettent leur message par le biais de paraboles autorise Mansion à les imiter en traduisant les Métamorphoses. Il valide ainsi non seulement le choix de son corpus, mais aussi sa méthode, l’allégorie, et démontre à nouveau l’éternité des vérités bibliques qui se retrouvent chez des auteurs précurseurs de la religion chrétienne.

Le compilateur insiste particulièrement sur cette notion d’allégorie qu’il définit à maintes reprises, toujours dans le but de légitimer sa fonction de traducteur. Pour ce faire, il exploite certains lieux communs fort prisés par les auteurs qui traitent de l’allégorisme. Il emploie par exemple le topos du trésor caché : « Si comme par la clef on euvre le coffre où sont muchiez les tresors sans y faire violence » (BP, f°42r°, b). Le lecteur doit comprendre par là que Mansion ne s’emploie pas à éventrer les récits ovidiens, mais que sous les fables se trouve un sens latent qu’il faut découvrir selon la convenance ; les allégories du traducteur ne sont donc pas dénaturantes. Puis il recourt à une série de métaphores antithétiques qui sont également des lieux communs utilisés pour justifier la pratique de l’allégorie à partir des mythes païens : « Chose licite et tresvertueuse est à l’omme de cueillir s’il peut des espines grappes de doulz roisins et qu’il suche le miel de la bise et seche pierre et que s’il puet il tire oile de la tresdure roche » (BP, f°2r°, b). Des rapports entre les « épines » et les « doux raisins » ainsi qu’entre le « miel » et la « pierre sèche » sont établis comme entre des idées contradictoires puisées dans le monde ambiant. Ces figures sont donc mises en relation avec le topos de l’utilité pour que la visée morale du travail herméneutique apparaisse indispensable aux lecteurs. Mansion cite de plus une maxime commune aux Anciens, toujours en vue de souligner le recours nécessaire à l’allégorie : « La verité naturelle […] se muche soubz les fables souvent » (BP, f°1v°, b). En fait, « [p]our expliquer son choix, le traducteur emploie jusqu’à saturation l’ensemble des images évoquant la présence de trésors de savoir et de vérités sous une apparente légèreté […] [38]  ». Pour définir sa méthode d’interprétation, il puise donc dans une « banque d’arguments » très connue des allégoristes. Il oriente de cette façon la lecture de son ouvrage, mais plus encore, ce processus de définition influe sur l’argumentation de la première à la dernière page car, comme le mentionne Demats, « [l]’allégoriste […] ne peut pas mettre au jour une vérité objective, puisqu’il cherche dans les mythes ce qu’il sait déjà d’autre source, ce qui est déjà sa vérité [39]  ». L’auteur est en somme en quête de preuves de la révélation chrétienne dans les fables mises en scène par Ovide et c’est pour cette seule et unique raison qu’elles peuvent et doivent être traduites : « […] le Moyen Âge ne pratique pas le culte désintéressé des lettres antiques ; il y cherche une nourriture morale, il ne les étudie qu’à la lumière et en fonction du christianisme [40]  », car en fait, il « a retrouvé la Sainte Écriture dans les Métamorphoses [41]  ».

Le mythe de Phaéthon : un exemple de moralisation par le biais de l’allégorie

Une fois son projet mis en place et justifié, Mansion peut désormais entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire traduire les quinze livres d’Ovide. Son entreprise de traduction des Métamorphoses se veut ici une réécriture, comme le prouve l’analyse de la fable de Phaéthon. Rappelons-en brièvement le sujet. Phaéthon, le fils de Phébus, a des doutes sur son origine. Il part donc pour le palais du roi Soleil afin d’obtenir de Phébus l’assurance qu’il est bel et bien son père. Ému par la rencontre de son fils illégitime, Phébus promet, un peu vite, de consentir à n’importe quelle requête formulée par le jeune homme. Le prince lui demande alors de conduire le char du Soleil pour une journée. Comme Phébus sait qu’aucun mortel ne peut accomplir cette tâche, il tente d’exhorter son fils à changer d’idée. Malgré les arguments évoqués par le dieu Soleil, Phaéthon monte sur le char et, incapable de maîtriser les chevaux coursiers de Phébus, ravage le monde en déviant la course du soleil. Il meurt alors foudroyé par Jupiter qui en est venu à cette solution extrême pour sauver le monde [42].

Le tableau comparatif qui suit permet de relever les modifications opérées par Mansion qui accentue le côté émouvant du discours ovidien original — Phébus, pour être plus convaincant, met en effet beaucoup de pathos dans sa tentative de dissuasion — et qui développe par surcroît la personnalité du jeune prince, ce qui lui servira pour ses développements allégoriques.

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La mise en parallèle des oeuvres montre bien que le traducteur procède à plusieurs additions, identifiées ici par les caractères gras. L’auteur amplifie certains passages et emploie l’hyperbole, une figure rhétorique, en exagérant les traits de Phaéthon et en faisant de lui un personnage beaucoup plus orgueilleux et prétentieux, obstiné, irréfléchi et avide de pouvoir. Ce sont ces éléments qui, introduits dans le texte d’origine, permettent au compilateur de mettre au jour le sens moral de ce mythe :

Par tous cas puis entendre et prendre Pheton pour homme orguileux mesdisant et pertinax en ses opinions, qui veult estre oys et non oir autrui […] Pheton c’est à entendre l’omme qui par son orgueil et oultrecuidance monter veult plus hault que à lui n’apartiengne. Ou entreprendre plus qu’il ne puist parfaire, parquoy souvent l’en convient mesavenir.

BP, f°69r°, b

Le discours délibératif de Phébus [45] et ses avis sont à leur tour accentués et transformés par la rhétorique de Mansion, amplification qui « […] donn[e] […] au discours une force persuasive plus grande [46]  ». En effet,

[s]i donc l’échec du discours délibératif ne cause pas de surprise pour ces fidèles de la rhétorique [les traducteurs], c’est qu’il est perçu comme ayant un autre objectif dans l’économie du récit. Plus on le renforce et dans la traduction, et dans la glose, plus il sert à mettre en évidence la force persuasive du récit dans son ensemble. Il lui apporte donc un sens privilégié : qu’une telle parole, en principe puissante et aidée en plus par tous les artifices du métier, échoue, c’est alors le signe évident, au moins au niveau de la lecture interne du récit […] de la démesure qui peut égarer l’être humain [47].

De cette façon, la fable devient un exemplum, voire un modèle de ce qui peut arriver à un mortel qui pèche par excès d’orgueil. Elle permet de développer la narratio qui « n’est donc pas un récit (au sens romanesque et comme désintéressé du terme), mais comme une protase argumentative [48]  ». Mansion nous dévoile le sens caché des fables ovidiennes, mais il y arrive en amplifiant la version originale à l’aide de mots ou d’expressions clés qui viennent appuyer la justification de son entreprise. Sa propositio est en ce sens réitérée, car sa traduction lui offre la possibilité de moraliser à souhait ces histoires de manière à garder les lecteurs chrétiens dans le droit chemin, ce qui est davantage marqué par son travail allégorique.

Fidèle à l’ère des traductions ad sententium produites par les auteurs des Ovide(s) moralisé(s), où « [a]mplifications, sommarisations, ajouts, retraits, moralisations à outrance du poème latin […] sont les caractéristiques les plus criantes  [49]  », Mansion s’inspire du texte d’Ovide qu’il transforme. Il extrapole le contenu original par le biais d’une allégorie, car « [c]’est avant tout en réaction au mythe que s’est développée l’explication allégoriste [qui] consiste alors essentiellement à supposer dans la mythologie une structure ambivalente, la dualité d’un sens apparent et d’un sens caché [50]  », sens spirituel découvert par nul autre que le traducteur. Ce dernier s’autorise à pratiquer l’allégorie puisqu’« [i]l [lui] semble à correction que Ovide sentist aucu[ne]ment le temps de [son] siècle en faignant la chute de Pheton filz du Soleil » (BP, f°71v°, b et f°72r°, a). L’auteur antique devient par conséquent un chrétien avant l’heure et le commentateur utilise la fable de Phaéthon pour illustrer le comportement des jeunes princes « par lesquels le monde a esté fort destrochié et brulé : par ce que ilz n’ont sceut mener ne conduire le char du Soleil comme firent leurs pere et n’ont volu suivir les traches ne les amonnestements d’iceulx bons et paciffiques princes » (BP, f°72r°, a).

Mansion expose, dans un premier temps, le sens moral à dégager des prescriptions relatives à la conduite du char auxquelles Phébus invite son fils à se conformer, à savoir qu’il faut toujours observer la voie du milieu. Pour y arriver, le traducteur met en place un réseau sémantique qui lui permet d’opposer deux générations, les rois et leurs fils. Il compare d’abord le dieu Soleil aux anciens dirigeants qui prodiguent de sages conseils, mais qui sont malheureusement remplacés par de jeunes princes orgueilleux et prétentieux, fils à l’image de Phaéthon. Puis, par les chevaux de Phébus, le commentateur entend les « subges qui estoient voluntaires et prests » (BP, f°72r°, a). Une fois ces personnes identifiées, les instructions de Phébus peuvent être mieux saisies. Par conséquent, si le dieu olympien insiste pour que Phaéthon observe la voie médiane, c’est pour que, d’une part, il ne s’élève pas trop haut pour ne pas déplaire à Dieu par son orgueil (BP, f°72r°, b), et que, d’autre part, il ne plonge pas trop bas pour ne pas susciter la « pusilanimité » de ses sujets et leur donner l’occasion de le détester (BP, f°72r°, b). En d’autres mots, « […] pour gouverner sagement il faut pratiquer la vertu du juste milieu ; savoir tempérer de mansuétude la sévérité parfois nécessaire [51]  », conseil que Mansion adresse aux princes ambitieux.

Le traducteur clôt son allégorie sur un exemplum, utilisé ici non comme un modèle, mais plutôt comme un contre-exemple. Le prince Roboam, devenu roi à la mort de son père Salomon, incarne le jeune dirigeant qu’il faut à tout prix se garder d’imiter. Le glossateur écrit :

Car par les jones qu’ilz ont environ et à tous costeez de eulx : ilz font comme fist Roboan apres la mort de son bon pere Salomon. Car ilz poindrent leurs subges d’escorpions laschent les resnes aux flateurs qui environ eulx sont et si laissent la droite voye de dextre et declinent à senestre par quoy le chariot à tout les chevaux tumbe en ruine et ainsi eulx avec leur roiaume est brulé et desolé en perdicion de corps de honneur et de chevance, comme il avint audit Roboam roy de Judée.

BP, f°72r°, b et f°72v°, a

Mansion insiste sur le fait que le roi Salomon représente un modèle pour son fils qui, lui, bien au contraire, se laisse influencer par les « flateurs », ce qui — à l’instar de Phaéthon — a pour conséquence de ruiner le monde. Avec ce contre-exemple, l’allégoriste emploie un autre lieu commun de la rhétorique classique. Il puise en effet un anti-modèle dans l’Histoire [52] et obéit à une règle énoncée par Aristote, laquelle affirme que « [l]es moeurs doivent jouer un rôle dans la narration. C’est ce qui aura lieu si nous voyons ce qui lui donne un caractère moral [53]  ». Cette preuve extrinsèque empruntée à la réalité est en fait un argument inductif parce que l’auteur prend comme point d’appui un événement particulier et le généralise. Pour lui, tous les jeunes princes sont orgueilleux et obstinés, donc inaptes à diriger un royaume. Comme le dira un demi-siècle plus tard Sabinus, qui s’est servi entre autres de la Bible des poëtes pour réaliser son commentaire des Métamorphoses :

[…] l’utilisation de l’image d’un enfant est excellente pour en tirer une juste leçon. De même qu’à l’enfant, à cause de son âge, ne convient aucunement la conduite de l’État, de même ces nouveaux enfants, que sont les hommes ambitieux et qui n’ont aucune expérience, doivent être éloignés du pouvoir plutôt que d’y être invités [54].

L’entreprise allégorique de Mansion ainsi que son exemple historique recourent à divers stratagèmes rhétoriques. Ce récit est persuasif parce que le mythe antique est réactualisé en fonction de l’époque médiévale et parce que les lecteurs ont devant eux un exemple puissant d’un jeune dirigeant incompétent narré dans les cadres démonstratifs qui leur sont familiers. La fable ovidienne permet désormais de dire que l’ambition, l’orgueil, l’attrait du pouvoir et l’inexpérience sont des vices à éviter et qu’il est préférable de suivre les conseils paternels, sous-entendus ici ceux de Dieu. « Une fois de plus, la dimension exemplaire des Métamorphoses est mise à l’honneur. Le décodage allégorique des “mutacions” transforme le texte ovidien en une longue série de similitudines dissuasives et Ovide est, encore et toujours, un auteur qui “par maniere de paraboles de fables et de similitudes” amène son public à de bonnes moeurs [55]. » L’objectif pédagogique exposé dans les prologues par Mansion trouve bel et bien un prolongement dans sa narration.

La Bible des poëtes : une héritière des principes de la rhétorique antique

L’exemple de Phaéthon montre que la pratique de la traduction vernaculaire porte les empreintes des grands principes rhétoriques légués par Cicéron et Quintilien. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la compilation des traductions des Métamorphoses, leçons de morale (auxquelles sont ajoutés de nombreux proverbes et sentences) et lectures allégoriques, ne s’exerce pas de manière aléatoire mais, au contraire, cherche l’efficace dans des procédés dont l’efficience a été maintes fois attestée. En fait, l’ensemble de l’exégèse élaborée autour des Métamorphoses obéit aux stratégies textuelles de la rhétorique [56], et c’est en ce sens qu’il est intéressant d’utiliser l’approche rhétorique pour analyser la forme et le fond des Ovide(s) moralisé(s). En premier lieu, pour examiner la contribution de ces stratégies à l’accomplissement des objectifs énoncés dans la préface de Colard Mansion : l’autorité et l’ancienneté des sources évoquées — implicitement ou explicitement — ne suffisent visiblement pas à réaliser cet exercice de conviction si nécessaire à l’appropriation des textes païens. En second lieu, l’analyse rhétorique systématique de la Bible des poëtes pourrait également être d’un grand secours dans les enquêtes sur l’origine et la parenté de certaines sources, car elle autorise la reconnaissance de certains registres ou genres dont l’identité est souvent essentielle lorsqu’il faut opter pour tel ou tel texte. Enfin, et nous revenons ici à nos intérêts de recherche actuels, une telle étude contribuerait sans aucun doute à une définition plus approfondie de la pratique exégétique fabuleuse et de ses modes d’expression, car si l’exégèse chrétienne bénéficie de l’incontournable synthèse d’Henri de Lubac [57], presque tout reste encore à faire en ce qui a trait à l’interprétation des mythes.