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L’ouvrage de Mireille Barrière se situe dans le cadre d’une large étude entreprise pour l’obtention d’un doctorat en lettres de l’Université Laval. Déposée en 1989, la volumineuse thèse privilégie l’aspect sociologique et fait ressortir l’interaction des influences américaine, anglaise et française sur les mécanismes sociaux de mise en place des spectacles d’opéra dans la métropole canadienne à une époque mouvementée de son histoire. Les années 1893-1896 ont été particulièrement marquantes pour l’évolution du théâtre et de l’art lyrique au Québec, notamment en raison de la gigantesque somme de travail réalisée par l’Opéra français de Montréal, cette troupe fondée par des citoyens désireux d’établir sur des bases solides et définitives l’art lyrique dans leur ville, permettant à celle-ci de reconquérir « un espace trop largement dominé par une minorité anglophone agissante » (p. 17). Devant l’absence de travaux sur la question, Mireille Barrière a entrepris une recherche exhaustive sur l’Opéra français de Montréal. Le résultat est un ouvrage rigoureusement documenté, écrit dans un style riche, vivant et accessible pouvant satisfaire une grande diversité de lecteurs.

Dès l’introduction, l’auteure précise que « [c]ette histoire de l’Opéra français de Montréal a été conçue comme une petite fresque sociale » dans laquelle se « rejoignent l’économique, le social, le politique, le culturel et le religieux » (p. 16). La perspective chronologique est respectée tout au long du volume divisé en trois parties correspondant aux saisons d’activité : 1893-1894, 1894-1895, 1895-1896. Chacune d’elles est subdivisée en 5 chapitres aux titres évocateurs, tels « Notre opéra français, nous l’aurons » (chapitre 1), « Des premières, une grève, un carnaval » (chapitre 3), « Comme les grandioses scènes parisiennes » (chapitre 13) ou « Rideau ! » (chapitre 15).

L’Opéra français de Montréal n’ayant « vraisemblablement pas légué d’archives » (p. 17), les principales sources d’information sont les journaux ainsi que plusieurs périodiques, notamment L’Orchestre, organe de la Société d’Opéra français, Canada-Revue, Le Coin du feu, Le Réveil, Le Passe-Temps, etc. S’il a permis d’établir le calendrier des activités, cet important corpus met également en lumière les débats d’idées et d’opinions véhiculés dans les critiques et comptes rendus.

Les opinions de deux mélomanes avertis reviennent régulièrement : celles de l’avocat Horace Saint-Louis (sous le pseudonyme de Lord Gnett à partir de 1895), chroniqueur à La Patrie, et d’Henri Roullaud, d’abord à Canada-Revue puis, au journal Le Monde, sous la signature de Jean Badreux. Le point de vue féminin est largement représenté par Météore (Joséphine Marchand-Dandurand) dans Le Coin du feu et Françoise (Robertine Barry) dans La Patrie. Quant à la presse anglophone, elle apporte un point de vue essentiel à la compréhension de cette mosaïque culturelle qu’est déjà Montréal à la fin du xixe siècle. Les textes d’Alfred Bienvenue dans The Montreal Gazette, « presque toujours favorable à la troupe » (p. 45), et ceux de William E. Burgess (Paul Pry) du Montreal Daily Herald confirment ou infirment les idées véhiculées par les autres journaux de différentes allégeances. Parmi les autres sources consultées, Mireille Barrière attire l’attention sur les archives juridiques qui lui ont permis d’étudier les pièces déposées en preuve aux dossiers, pièces qui « plus que les jugements, [...] mettent enfin à la portée du chercheur une foule de données [...] autrement [...] introuvables. » (p. 18)

Relativement simple dans ses grandes lignes, l’histoire au quotidien de l’Opéra français de Montréal fourmille d’événements et de rebondissements pouvant faire perdre le fil conducteur de son évolution. Des repères chronologiques étant souhaitables, un bref historique en fin d’ouvrage rappelle les principales étapes de son parcours.

Le projet prend naissance en 1893 lorsqu’Ernest Lavigne et Louis-Joseph Lajoie expriment le désir d’établir une troupe permanente d’opéra au pavillon du parc Sohmer. Si le lieu ne fait pas l’unanimité, le projet d’une troupe lyrique est maintenu. Celle-ci sera localisée au théâtre Empire. Situé rue Sainte-Catherine à l’angle de la rue Saint-Dominique, le théâtre est rebaptisé Théâtre français par les actionnaires de la Société d’opéra français de Montréal, officiellement créée par lettres patentes le 15 août 1893 (p. 28). Sous la présidence de Joseph-Marie Fortier, le comité de direction confie la responsabilité artistique au chanteur français, Maurice Robineau Sallard. En compagnie d’Edmond Hardy, ce dernier s’embarque pour la France afin d’y recruter chanteurs et comédiens. La saison débute le 2 octobre 1893 avec La Fille du tambour-major de Jacques Offenbach pour se terminer le 29 avril 1894. Durant ces sept mois d’activité, la troupe présenta 45 oeuvres (26 oeuvres lyriques, 18 pièces et une pantomime) réparties sur 242 représentations (227 à Montréal et 14 à Québec).

Sous la direction artistique d’Edmond Hardy, la troupe inaugure sa seconde saison le 1er octobre 1894 avec l’opérette Gillette de Narbonne. Le nombre de représentations est égal à celui de la saison précédente, et le théâtre lyrique domine toujours. La situation financière est cependant désastreuse, de sorte qu’en avril 1895, la Société d’opéra français est dissoute et mise en liquidation (p. 304). La survie est assurée grâce au plan de redressement mis en place par un syndicat de 10 actionnaires (p. 304).

La troisième et dernière saison a été presque entièrement consacrée au théâtre lyrique à l’exception d’une seule oeuvre théâtrale. Portant désormais le nom de Compagnie de théâtre français (p. 305), la troupe doit définitivement mettre fin à ses activités après 124 représentations (p. 249). En effet, le 11 février 1896, les artistes refusèrent de présenter Le Barbier de Séville, aucune rémunération ne leur ayant été versée depuis les 40 derniers jours.

Judicieusement intitulée « Autopsie d’un échec », la conclusion identifie les principales causes de la faillite de cette étonnante aventure qui a, contre vents et marées, perduré pendant trois ans : d’une part, l’imprévoyance des directeurs, l’insuffisance et l’inadéquation du financement et la répression de l’Église catholique ; d’autre part, la qualité moyenne d’une troupe résultant d’un « assemblage plutôt hétéroclite de talents inégaux » (p. 262), le vieillissement du répertoire, la faiblesse des élé-ments scéniques, les « décors et costumes offrant peu d’attraits » (p. 263) et ne pouvant rivaliser en aucun cas avec le faste des troupes américaines. L’Opéra français de Montréal a eu cependant de nombreuses retombées positives en contribuant à l’affermissement de la culture française dans la métropole canadienne, à l’évolution des goûts du public, à la prise de conscience de la nécessité de lieux de formation pour les jeunes chanteurs et à la syndicalisation des musiciens. Laissant un immense vide à sa disparition, elle a ouvert la voie à la future Société canadienne d’opérette et aux Variétés lyriques.

L’auteure a complété son ouvrage de quatre annexes constituant une solide base de données pour des recherches ultérieures. La chronologie et les statistiques sur les représentations révèlent d’emblée la nette préférence du public pour le théâtre lyrique, en particulier pour l’opérette. Au nombre de sept, les encadrés confèrent une saveur particulière au texte, notamment « L’Opéra français de Québec » (p. 129-130), qui rapporte la défense faite par Mgr Bégin aux catholiques de fréquenter le Théâtre de Québec (p. 130). Des illustrations, un lexique, une bibliographie et une discographie sélective parachèvent ce passionnant volume qui répond, avec la rigueur scientifique que l’on reconnaît toujours à Mireille Barrière, aux multiples interrogations suscitées par cette exceptionnelle aventure de l’histoire lyrique montréalaise. Une importante lacune est désormais comblée : il faut en remercier l’auteure !