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Avec les concepts et les méthodes qui lui sont associés, la théorie des transferts culturels a profondément renouvelé, depuis une quinzaine d’années, l’analyse des phénomènes d’échange, d’influence et de réception, dans le domaine littéraire aussi bien que dans celui, plus large, des discours et pratiques culturels et médiatiques [2]. Développée au milieu des années 1980 et appliquée dans un premier temps à des phénomènes d’échanges bilatéraux entre deux sociétés ou deux cultures, notamment en Europe, la théorie des transferts culturels a, en effet, attiré l’attention sur le faisceau complexe de facteurs et de processus dont ceux-ci sont constitués : processus de sélection, d’abord, dont l’analyse permet de dégager les focalisations qui déterminent l’intérêt qu’une culture porte à une autre ; processus de médiation, ensuite, qui vise les figures, les médias et les institutions faisant l’objet de transferts culturels et dont l’éventail s’étend des rédacteurs de journaux jusqu’aux institutions professionnelles promotrices d’échanges culturels, tels les centres culturels à l’étranger ; processus de réception, enfin, impliquant souvent des formes d’appropriation productive et de réécriture des textes, des discours ou des pratiques provenant d’une culture étrangère. Plus récemment, la critique à l’égard du « bilatéralisme » trop prononcé des travaux sur les transferts culturels, dont le champ privilégié avait été, dans un premier temps, les échanges culturels franco-allemands, a conduit à un certain nombre de différenciations sur le plan méthodologique. On a notamment assisté, d’une part, à l’élaboration de modèles d’analyse tri- et multilatéraux, impliquant par exemple les relations complexes que nouent les transferts culturels entre la France, l’Allemagne et la Russie ou encore la fonction de relais occupée par la France du xviiie siècle dans le transfert de textes et de savoirs venus d’Angleterre, mais aussi les transferts s’opérant entre l’Amérique du Sud et le monde germanique et est-européen au xviiie siècle [3]  ; d’autre part, à l’avènement d’une conception de l’histoire envisagée désormais comme « histoire croisée ». Développée par Michael Werner, cette conception met précisément l’accent sur la réciprocité des processus de transfert culturel, et les formes de réplique, de résistance, de productivité et de circulation des savoirs, sans négliger bien sûr les pratiques et les textes qu’ils impliquent.

Si la perspective à partir de laquelle on interroge les transferts culturels s’est considérablement élargie ces dernières années en intégrant aussi bien des analyses quantitatives et sérielles [4] que des études de cas « qualitatives » (case studies), cette approche a également trouvé un certain écho sur le continent nord-américain, en particulier chez des historiens et des littéraires intéressés aux questionnements transculturels et comparatistes. Évoquons, pour mémoire, les travaux de l’équipe du CELAT qui, autour de Laurier Turgeon, s’intéressent particulièrement aux formes de transferts culturels survenant au sein de la culture matérielle, entre les deux rives de l’Atlantique, aux xvie, xviie et xviiie siècles [5]  ; ceux de Walter Moser, menés à l’Université de Montréal puis à l’Université d’Ottawa, axés en particulier sur le recyclage et la réappropriation de formes littéraires, artistiques et médiatiques dans des contextes culturels différents, notamment postmodernes [6]  ; ceux de l’équipe de Jean Morency, à l’Université de Moncton, dont l’intérêt s’est fixé sur les rapports, généralement négligés, entre la littérature états-unienne et celle des communautés francophones d’Amérique du Nord ; et, enfin, les travaux de Robert Dion, portant sur les transferts culturels entre l’Allemagne et le Québec à l’époque contemporaine, et qui mettent en lumière l’apport créatif que représente l’appropriation de textes littéraires et de discours intellectuels allemands dans la culture québécoise depuis les années 1960 [7].

Le présent dossier, et les contributions publiées ci-après, renouent avec ces travaux, et la perspective méthodologique et théorique qu’ils sous-tendent, tout en visant des champs discursifs et une époque particuliers, en l’occurrence les transferts culturels entre l’Europe et l’Amérique du Nord au xviiie et pendant la première moitié du xixe siècle. Cette époque se caractérise, d’une part, par l’intensification des échanges entre les deux continents, dans un contexte marqué par l’essor des Lumières, la Révolution américaine et la Révolution française ; d’autre part, par l’apparition de processus d’autonomisation, de formes de détachement de la « mère patrie » sur les plans littéraire, culturel et intellectuel, lesquels constituent les fondements culturels même de la modernité des sociétés nord-américaines. Stéphanie Massé montre ainsi comment un processus de transfert culturel éminemment caractéristique de l’univers colonial — l’imitation de modèles en provenance de la métropole, en l’occurrence des préceptes de la rhétorique classique enseignés dans les collèges de la Nouvelle-France, puis de la Province of Quebec — était susceptible d’engendrer une dynamique dont l’évolution spécifique, voire surprenante, devait former les bases de l’éloquence politique au Canada français en réunissant les conditions nécessaires à son épanouissement. C’est précisément cette culture oratoire dont le mouvement des Patriotes de 1837-1838 allait mettre en relief l’importance et l’impact social considérables, comme le montrent la carrière et la formation des orateurs auxquels s’intéresse Stéphanie Massé et parmi lesquels se distingue la figure de Louis-Joseph Papineau. Le transfert transatlantique du média lui-même des almanachs populaires d’Europe en Amérique du Nord, étudié dans les contributions de York-Gothart Mix et de Hans-Jürgen Lüsebrink, met en évidence une dynamique semblable, avec la reprise de modèles européens appelés bientôt à évoluer, à se transformer et à s’adapter à des contextes culturels très différents de ceux prévalant dans l’Ancien Monde. York-Gothart Mix observe ainsi, à travers le corpus d’une importance sociale cruciale, mais peu exploré, des almanachs populaires en langue allemande en Nouvelle-Angleterre et dans les jeunes États-Unis d’Amérique, comment des matrices génériques très diffusées, notamment dans le monde rural, en Europe centrale et occidentale, comme les almanachs du type Messagers Boiteux/Hinkende Boten, ont été reprises par les immigrés allemands en Pennsylvanie, tout en servant de formes d’expression à des modèles identitaires radicalement nouveaux. Hans-Jürgen Lüsebrink prolonge, pour sa part, cette perspective d’analyse en montrant, à travers l’exemple des calendriers de Benjamin Franklin édités à Philadelphie, le Poor Richard’s Almanack, comment un genre calqué sur le modèle européen des almanachs populaires s’est non seulement autonomisé, mais a créé à son tour une tradition éditoriale dont l’impact peut être saisi à travers les multiples traductions et les très nombreux extraits de l’almanach de Franklin dans les littératures populaires des deux côtés de l’Atlantique, et en particulier au Québec.

À la faveur de deux corpus assez différents, le Dictionnaire théologique de l’abbé Bergier, d’une part, et tels ouvrages de Lafitau (Moeurs des sauvages américains) et de Fontenelle (De l’origine des fables), Clorinda Donato et Julie Boch étudient la manière dont sont sollicités des savoirs culturels transférés depuis le continent américain jusqu’en Europe dans des genres à visée encyclopédique. Dans les trois cas analysés, qui sont idéologiquement très différents, on peut observer une semblable importance de la référence aux Relations, notamment des Jésuites, une même volonté d’intégrer des savoirs nouveaux sur le Nouveau Monde dans des questionnements globaux (sur l’origine de la religion et la nature de l’homme) et une importance comparable donnée à des interrogations comparatistes mettant en relation l’Antiquité gréco-latine avec le monde contemporain, l’Europe de la Contre-Réforme et des Lumières, et en confrontant celui-ci avec l’exotisme des mondes nouveaux.

Pierre Berthiaume, enfin, traite, à travers deux utopies présentes dans Le philosophe anglais de Prévost, de la représentation fictionnelle des transferts culturels dans le contexte colonial. Il s’agit, d’une part, de l’utopie des réformes imposées par Cleveland aux Abaquis et, d’autre part, de l’épisode des Nopandes, montrant deux sociétés amérindiennes où le transfert culturel de savoirs et de pratiques échoue de manière éclatante. Illustrant, selon Berthiaume, « l’aliénation qu’implique tout transfert culturel  », ces deux expériences avortées renvoient à une conception foncièrement pessimiste de l’homme et des possibilités d’avancement de la raison et du progrès historique. Se situant à l’opposé même de l’optimisme des Encyclopédistes et de la vision téléologique de l’Histoire qui leur était propre, Prévost paraît anticiper dans ces récits les théoriciens modernes de la décolonisation.

Ces études qui illustrent, telle une mosaïque, les possibilités d’investigation du champ encore peu exploré des transferts culturels entre l’Europe et l’Amérique à l’aube de la modernité, remettent en même temps en question les cloisonnements disciplinaires et culturels hérités du xixe siècle qui ont longtemps hypothéqué la recherche interculturelle et comparatiste. Les objets d’étude traités dans ces contributions — qui s’étendent de la rhétorique ancienne au discours religieux en passant par la fiction utopique, le discours politique et les encyclopédies — mettent fondamentalement en cause les cloisonnements souvent artificiels entre histoire et fiction, relation de voyage et réflexion encyclopédique, histoire culturelle européenne et histoire culturelle américaine, ou encore entre littérature populaire (ou de large diffusion) et littérature classique. Elles montrent, au contraire, leur étroite relation, les multiples formes de transferts et de circulation des savoirs qui les caractérisent, et la dynamique culturelle qui en a résulté.