Corps de l’article

La seconde moitié du 19e siècle marque, pour le Québec à tout le moins, l’apparition du capitalisme industriel, qui engendra d’importants changements dans la société québécoise. Peter Gossage examine dans cet ouvrage les relations entre cette nouvelle orientation marchande, les transformations de la sphère du travail et les comportements démographiques de la population de Saint-Hyacinthe. Plus spécifiquement, il se demande si la diffusion généralisée du travail salarié s’est répercutée sur les décisions des hommes et des femmes liées à la formation de la famille et du ménage. En d’autres termes, il tente de répondre à la question suivante : quels rapports y a-t-il entre changements structurels, formation des familles et reproduction ?

L’ouvrage se divise en deux parties. La première constitue une présentation de Saint-Hyacinthe, où, en deux chapitres l’auteur retrace l’évolution de la ville au 19e siècle, dans un contexte de mutations socioéconomiques. La seconde partie, consacrée à l’étude des familles, aborde les types de formation et de composition des ménages, ainsi que la fécondité des femmes et la taille des familles. Cette tâche, menée par la méthode dite de « reconstitution de familles », se révèle relativement laborieuse, vu notamment l’étendue de la période couverte et, simultanément, le nombre élevé d’individus concernés. La méthode permet de reconstituer les familles en jumelant différentes histoires familiales tirées des divers registres paroissiaux et recensements nominatifs de la ville. Les données proviennent surtout des actes de naissance, de mariage et de décès, et des recensements canadiens de 1861, 1871 et 1891.

Les contraintes, nombreuses, obligent l’auteur à limiter son enquête à la paroisse catholique de Saint-Hyacinthe-le-Confesseur. Conséquemment, l’échantillon sur lequel reposent ses analyses est composé de 912 couples mariés à des moments différents au cours de la période étudiée. Il reflète l’homogénéité de la population locale, presque exclusivement composée d’individus d’origine canadienne-française et de confession catholique. La première cohorte est constituée de 289 couples mariés entre 1854 et 1861, la seconde de 277 couples mariés entre 1864 et 1871, et la dernière de 340 couples mariés entre 1884 et 1891.

Les deux premiers chapitres offrent une bonne synthèse de l’histoire de la ville, fondée notamment sur de nombreux travaux historiques. L’auteur nous apprend que la colonisation du territoire de Saint-Hyacinthe s’est effectuée plus tardivement que celle des zones limitrophes, malgré une situation géographique avantageuse sur les berges de la rivière Yamaska. Des terres propices à la culture céréalière favorisèrent néanmoins l’installation de colons, suivis à partir de 1805 par de nombreux professionnels, marchands et artisans venus répondre aux besoins grandissants des paysans déjà enracinés. Grâce à la construction de l’Atlantic Railway, Saint-Hyacinthe va s’imposer comme le lien entre le monde rural et le monde urbain de la région, et devenir ainsi le centre de l’agro-business québécois dès la fin du 19e siècle. Presque simultanément, elle va acquérir de nouvelles fonctions judiciaires et religieuses.

La croissance de la population est en grande partie imputable à l’attrait exercé par le développement industriel, qui prend réellement son envol à partir de 1871 et accroît sensiblement le nombre d’emplois disponibles. Le développement industriel et institutionnel de la ville, conjugué à la saturation de l’espace agricole régional, favorise l’arrivée de nombreux migrants ruraux et familles en quête de travail salarié.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Gossage examine l’incidence des changements économiques et sociaux sur les stratégies maritales, notamment sur l’âge au mariage et sur le choix du conjoint eu égard à l’appartenance sociale.

La reconfiguration de l’économie de la ville (diffusion du travail salarié, détérioration des conditions de vie, etc.) transforme plusieurs aspects de la vie. Pour cette raison, la principale subdivision opérée pour les analyses est la distinction entre travailleurs manuels et travailleurs non manuels. La typologie comprend quatre catégories : travailleurs agricoles, travailleurs manuels urbains, travailleurs journaliers et travailleurs non manuels. Par ailleurs, afin de pouvoir comparer la situation économique et sociale des femmes à celle des hommes, Gossage utilise comme indicateur la profession du père, habituellement inscrite sur les actes de mariage.

Il faut souligner que l’endogamie sociale et professionnelle est plus fréquente chez les agriculteurs et dans la bourgeoisie locale; les journaliers s’unissent plus fréquemment avec des femmes d’autres groupes sociaux, en raison notamment d’une pénurie relative de femmes de leur propre groupe social. Il est clair que le mariage obéit à certaines coutumes, mais aussi à de nouvelles exigences liées au développement de l’industrie. D’un côté, il est rarement célébré au cours des mois de mars et de décembre, qui coïncident respectivement avec le Carême et l’Avent du calendrier catholique romain, marqués par le jeûne et les « sacrifices », entre autres l’abstinence sexuelle. D’autre part, l’analyse des aléas saisonniers du mariage montre qu’au fil du temps on choisit de moins en moins la période hivernale pour s’unir, alors que les mois d’avril et de mai gagnent en popularité. En somme, l’industrialisation n’a pas perturbé certaines traditions religieuses, mais les variations saisonnières des mariages traduisent l’apparition de nouveaux modèles de travail imposés par la transition d’une économie paysanne vers une économie de type industriel.

L’âge au mariage des hommes de Saint-Hyacinthe ne suit pas la tendance provinciale à la hausse. De plus, en désagrégeant les données selon les catégories professionnelles, on constate l’apparition d’un modèle socialement différencié, qui persiste entre 1861 et 1881. D’une part, les journaliers se marient plus précocement, tandis que les travailleurs urbains manuels se marient un peu plus tardivement, à l’instar des agriculteurs et des travailleurs non manuels. Du côté des femmes, les filles d’agriculteurs et de travailleurs non manuels se marient en général plus tard, et les filles de travailleurs urbains manuels et de journaliers plus tôt, en majorité. Il en résulte qu’au cours de la période étudiée la différence d’âge entre le mari et la femme s’accroît pour les agriculteurs et les employés non manuels, et diminue pour les employés manuels et les journaliers.

Gossage fait ressortir la diversité des situations familiales chez les couples récemment mariés à Saint-Hyacinthe pendant la seconde moitié du 19e siècle. Il y a une augmentation marquée du nombre de ménages comprenant un membre de la parenté élargie, bien que cette situation demeure assez inhabituelle et soit plus fréquente dans les classes laborieuses et les familles encore sans enfant. Ensuite, les ménages dirigés par des travailleurs non manuels sont plus susceptibles d’abriter des « logeurs », ou encore des individus répertoriés comme domestiques. Fait surprenant, presque toutes les familles dirigées par un fermier sont considérées comme « simples », c’est-à-dire ne comprennent ni logeur ni membre de la parenté élargie.

L’auteur innove lorsqu’il évalue l’éloignement spatial des nouveaux mariés par rapport à leur parenté, en particulier à leurs parents. Plusieurs jeunes couples occupent souvent un logement proche de celui de leurs parents, voire précisément la même habitation. Les agriculteurs et les travailleurs non manuels vivent plus fréquemment loin de leur parenté, alors que les journaliers habitent des logements loués à proximité de leur parenté et des usines où ils y travaillent.

Après la formation et la structure des ménages de la paroisse de Saint-Hyacinthe, Gossage aborde leur fécondité. Les données témoignent d’un déclin progressif de la fécondité pour chacune des catégories socioprofessionnelles au cours de la période étudiée, de l’ordre de deux enfants par femme à la fin de la période reproductive. La fécondité de la classe bourgeoise commence à diminuer plus tôt que celle des classes laborieuses, bien que la tendance touche l’ensemble des femmes. Cette réduction de la fécondité est en partie imputable à l’emploi de méthodes de limitation des naissances. À cet égard, les membres de la bourgeoisie font figure de précurseurs, malgré les pressions de l’Église, opposée à toute forme de restriction de la fécondité.

L’importance relativement grande de la mortalité infantile au cours de la seconde moitié du 19e siècle pousse l’auteur à en examiner l’impact sur la fécondité. La diminution substantielle du nombre moyen d’enfants paraît d’autant plus marquée que l’on prend en compte l’impact de la mortalité. Or, le « gaspillage reproductif », pour reprendre les termes d’Olson et Thornton (2001), n’est pas du même ordre pour les quatre groupes socioprofessionnels. Ce sont les travailleurs manuels qui subissent les pertes moyennes les plus importantes; la mortalité a moins d’impact chez les travailleurs non manuels.

L’auteur tente ensuite de cerner la relation entre le degré de prolétarisation et le déclin observé de la fécondité. Au moyen d’un indicateur de prolétarisation lié à l’instabilité professionnelle et au travail dans l’industrie du cuir, il montre que la réduction de la fécondité s’est opérée assez rapidement pour les tranches de travailleurs ayant un emploi stable, beaucoup moins rapidement lorsque l’époux avait connu la mobilité professionnelle ou travaillé dans le secteur du cuir.

Les familles où l’époux occupait un emploi de type non manuel semblent ainsi avoir adopté progressivement une approche de reproduction « moderne », soit un mariage tardif et la pratique de certaines formes de contrôle de la fécondité. De leur côté, les familles paysannes ne semblent pas changer leurs comportements en matière de reproduction durant la période étudiée, sauf peut-être en se mariant plus tard. Cependant, cette tendance ne fait pas diminuer la taille moyenne de leur famille. La proximité géographique de la ville n’a donc pas entraîné une baisse de la natalité, c’est-à-dire un ajustement des comportements féconds, compte tenu de la diffusion de proche en proche des nouvelles logiques de reproduction. Les enfants de ces familles semblent continuer d’être considérés comme un capital économique dans le mode de production paysanne, bien que l’agriculture s’oriente progressivement vers un mode de production industriel et que la probabilité que les enfants, principalement les fils, s’établissent dans la région ne soit pas très élevée, étant donné la saturation de l’espace agricole.

L’étude fait clairement ressortir des modèles de comportement démographique socialement différenciés et montre que les variations observées de la fécondité reflètent les nouvelles structures économiques et les transformations culturelles. Globalement, il est clair qu’un déclin substantiel de la fécondité matrimoniale a eu lieu dans cette paroisse canadienne-française pendant une période d’importants changements sociaux, économiques, culturels et institutionnels. Cette diminution a d’abord passé en partie par l’utilisation progressive de méthodes visant à limiter la taille des familles, comme l’allongement de la période d’allaitement.

Le rôle de précurseur des femmes bourgeoises semble infirmer la théorie du rôle direct de l’économie dans le déclin de la fécondité : s’il est vrai que les gens cessent d’avoir des enfants parce qu’ils n’ont pas les moyens de les faire vivre, pourquoi les riches sont-ils les premiers à réduire la taille de leurs ménages ? L’adoption de nouveaux modèles sociaux est plus rapide dans les milieux plus instruits, alors que les comportements traditionnels tendent à persister plus longtemps dans les classes populaires même si, de l’extérieur, ils peuvent sembler irrationnels. En somme, les modèles socialement différenciés observés à Saint-Hyacinthe auraient une logique à la fois économique et sociologique. Nonobstant les pressions religieuses et morales, la ville apparaît comme un vecteur de diffusion culturelle, et d’attitudes favorables au contrôle familial. Les changements de mentalité se diffusent des élites urbaines jusqu’aux familles rurales, engendrant une diminution de la fécondité qui précède généralement le développement économique. L’analyse de Gossage se situe ainsi dans une optique culturaliste.

Families in Transition retiendra l’attention de ceux qui s’intéressent à la société canadienne-française du Québec au cours de la seconde moitié du 19e siècle, et spécialement aux relations entre industrialisation et structures familiales. Il faut admettre que la « modernisation » de la société québécoise a débuté bien avant la révolution industrielle et réexaminer, encore une fois, la relation linéaire qu’insinue la théorie de la transition de la fécondité et qu’a tant décriée le courant critique en démographie.

En outre, l’approche de Gossage apporte un éclairage nouveau. Dans la plupart des recherches menées au Québec, les influences de l’appartenance socioprofessionnelle ont souvent été occultées parce que les chercheurs ont surtout scruté les différences linguistiques ou religieuses à l’échelle agrégée, en postulant que la segmentation professionnelle au Québec suivait les frontières tracées par les regroupements ethno-linguistiques. C’est dans cette optique que de nombreuses études ont comparé divers taux entre catholiques francophones et protestants anglophones, en laissant de côté les caractéristiques professionnelles de ces populations. Ce point a son importance, puisqu’il incite à nuancer l’idée générale que les facteurs culturels, en particulier les contraintes imposées par l’Église aux populations francophones et catholiques, auraient influé sur l’utilisation de méthodes visant à limiter la taille des familles. Les différences ne seraient pas simplement culturelles, mais seraient produites par diverses dynamiques liées à l’exploitation économique et sociale.

On peut regretter que Gossage n’ait pas exploité les rôles d’évaluation, par exemple, ou encore les renseignements sur la demeure des individus disponibles dans les recensements canadiens, pour construire un indice socioéconomique bonifié, comme l’ont fait Olson et Thornton (2001) plus récemment. Ces dernières, pour s’assurer de la représentativité de leur échantillon, ont également comparé les catégories socioéconomiques au profil professionnel tiré des recensements. Cette démarche aurait ajouté à la pertinence de l’ouvrage. De même, l’utilisation de renseignements relatifs au statut des emplois aurait été profitable. Comme les catégories professionnelles étaient l’axe principal de l’étude, il aurait valu la peine de distinguer entre patrons et employés, par exemple.

Il faut noter que les indices de fécondité sont basés sur des effectifs assez faibles. En outre, puisque le taux de fécondité est fortement influencé par l’intensité du mariage, il aurait été nécessaire de présenter la proportion de femmes mariées à chaque âge. En effet, il se peut que les taux présentés masquent une distribution des femmes mariées qui les influence.

Finalement, j’aurais souhaité que l’auteur tienne compte des cheminements professionnels. Sa méthode de classification retient seulement le métier modal d’un individu. Il me semble que cela occulte certaines évolutions ou transitions, et il aurait été intéressant de connaître les effets des parcours professionnels sur la fécondité (les données le permettaient). Une mobilité professionnelle ascendante aurait certainement eu une certaine incidence sur la fécondité, et des périodes de chômage répétées des effets différents.