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Il y a quelques années paraissait en France un nouveau livre sur l’histoire de la folie : Dialogue avec l’insensé, de Gladys Swain[2], qui venait remettre en cause certaines conclusions du célèbre ouvrage de Michel Foucault, tout en reconnaissant sa dette à son endroit. Alors que le philosophe insistait principalement sur l’écart scandaleux qui séparait les malades des médecins, Swain relit les classiques du xixe siècle — Pinel, Esquirol, Janet — pour y mettre en relief au contraire des signes d’échanges entre fous et aliénistes, entre raison et déraison[3]. Plutôt que de voir une relation oppositionnelle entre médecin et patient, Swain perçoit dans les premiers balbutiements de la psychiatrie un dialogue qui finit par transformer autant le docteur que le malade. Ce que ce dialogue apprendra à Pinel et à Esquirol, c’est que la déraison fait partie de tout être humain, que celui-ci soit classé comme sain ou comme fou. La folie, en somme, ferait partie de la raison comme le doigt fait partie de la main. L’une et l’autre s’animent mutuellement.

Swain se sert des philosophies de Kant et de Hegel pour réfléchir à ce phénomène qu’Esquirol nommait la « folie inclusive » : que se produit-il lorsqu’un sujet soi-disant sain entre en contact avec un malade ? comment s’entraînent-ils mutuellement ? comment s’articule l’échange entre fou et non-fou ? Voici comment Marcel Gauchet, dans l’introduction, présente le projet de Swain :

Le fou est fou, mais il est en même temps mon pareil, c’est-à-dire qu’il me lance la question : qu’est-ce que cette folie que je ne partage pas me montre de ce que je suis ? Non pas : je suis fou comme le fou (ou le fou est normal comme moi), mais : en quoi puis-je être fou ? En quoi suis-je fou, profondément, au-delà de ce qui m’en garde ?

DI, XXXIV

« Mademoiselle Bistouri », l’un des poèmes les plus déroutants du Spleen de Paris de Baudelaire[4], met en scène un échange entre une folle et un être sain, échange qui se mue en complicité créatrice. Le poème examine comment et pourquoi la folie renverse les hiérarchies et encourage médecin et malade, ou narrateur et sujet, à changer de rôle. À la fin, ce n’est plus le poète qui reçoit la révélation, mais la folle. Il est tentant de lire ce texte selon la perspective de Gladys Swain : Baudelaire peint un narrateur décrété « médecin » par cette femme qu’il rencontre ; en se laissant « infecter » par la folie de cette dernière, en consentant au rôle qu’elle lui assigne, ce pseudo-médecin trouve une nouvelle totalité[5]. La rencontre oblige le narrateur du poème à se poser ces questions : comment la folie de mademoiselle Bistouri est-elle le reflet de ma propre trajectoire esthétique ? en quoi son idée fixe est-elle le double de mon désir d’un impossible absolu ? Le narrateur baudelairien, marginal par profession, toujours en quête de l’irréalisable, doit se plier, pour le temps de sa narration, à l’obsession de mademoiselle Bistouri. Cette obsession, qui consiste à vouloir repeupler le monde de médecins rédempteurs, paraît, certes, folle et saugrenue ; mais elle donne en fait une véritable structure au monde fragmenté de la somnambule urbaine. Anticipant le travail de Karl Jaspers sur les pouvoirs thérapeutiques de la folie, Baudelaire pénètre l’immense pouvoir d’un esprit qui soumet le monde à ses fantasmes ; grâce à sa monomanie, la folle réussit là où tous les narrateurs de Baudelaire ont échoué : elle réunit pleinement imaginaire et réalité. C’est cette réunion, ainsi que son impact sur le narrateur, que nous examinerons ici.

Pour comprendre la monomanie heureuse de mademoiselle Bistouri, tournons-nous, comme le fait Swain, vers Kant, plus particulièrement vers ce que celui-ci nomme vésanie. La vésanie est une variation de la monomanie : le malade convertit les règles de la société en règles absolument individuelles, dotées d’une cohérence autonome. Cette folie, selon Kant, suit :

[…] une déraison positive […] la pensée de sa victime fonctionne en harmonie avec elle-même, pourvu qu’elle ait de nouvelles règles […] celles-là subjectives, à son usage exclusif […]. Le fou, c’est celui qui s’enferme de la sorte dans un cercle d’idées qui ne valent que pour lui[6].

Ce qui est essentiel ici est que la folie est prise tout aussi au sérieux que la raison ; le fou, comme l’homme raisonnable, possède une énorme confiance en sa propre vérité. Cette vérité « déraisonnable », selon Swain, « pose son propre fondement pour ne plus rien devoir à la raison. Elle se fait Autre de la raison, procédant d’ailleurs et se tenant au-dehors de son cercle. S’accomplit en elle le règne absolu de la subjectivité et se révèle l’ultime vérité de la folie » (DI, 5).

Que la déraison crée une base stable, une « auto-cohérence », présente de grands attraits pour le narrateur baudelairien. Celui-ci est tiraillé entre dépendance et indépendance, entre conformisme et solitude. En dépit de son désir d’autonomie, ses gestes dépendent de la volonté d’autrui. Mademoiselle Bistouri, elle, est non seulement capable de « poser son propre fondement », mais elle en tire une « forme achevée » qui partage avec l’oeuvre d’art une autonomie où s’accomplit un « absolutisme » total. Notons que les mots utilisés par Kant — « fondement », « règne absolu », « ultime vérité » — suggèrent un univers fermé et résolument autonome. C’est presque exclusivement cette voix autonome qui prend la parole dans le poème ; le narrateur laisse parler une subjectivité qui n’est plus la sienne. Contrairement à mademoiselle Bistouri, dont le monde se qualifie par une parfaite unité, narrateur et lecteur n’appartiennent pas à un univers structuré et résolu. L’unique structure, donc, est dictée par la folle, seule capable de vivre dans un monde sans ambiguïté. Ce modèle kantien de la déraison comme système autonome permet de lire le poème de Baudelaire comme une réflexion sur l’analogie entre la folie et l’art ; la folie de mademoiselle Bistouri a, vis-à-vis de la nécessité, la même indépendance que l’oeuvre d’art non téléologique telle que Kant la décrit dans sa Critique de la faculté de juger.

Swain greffe sur cette idée de folie autonome une lecture hégélienne de la conscience malheureuse. Cette étonnante synthèse l’amène à présenter le malade comme comblé par son monde irréel parce que celui-ci est résolu, et le « non-malade » comme tourmenté par son monde réel parce qu’il le sait imparfait. Hegel comprend cette forme de lucidité de l’homme prétendu sain comme la véritable maladie de la modernité. Il détecte en effet dans chaque individu une fissure, une plaie provenant du souvenir d’un absolu toujours désiré, mais irrémédiablement perdu. Le Spleen de Paris, à nos yeux, témoigne de cette fissure.

La représentation de la folie au xixe siècle comme un dialogue entre déraison et raison nous offre un outil remarquable pour comprendre la double nature de l’univers baudelairien. Nous lisons, dans L’encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé de Hegel[7] que : « La [folie est] un simple dérangement, une simple contradiction à l’intérieur de la raison, laquelle se trouve encore présente[8]. » Dans le poème, la rencontre du narrateur (le désenchanté hégélien par excellence) et de l’insensée (l’illuminée kantienne) peut se comprendre comme « un détour inéluctable de la trajectoire humaine, un possible où s’exprime et dont dépend l’humanité de l’homme » (DI, 23). Dans ce détour, Baudelaire entrevoit la possibilité d’un être humain double, dont l’essence même est constituée par la division entre raison et déraison[9]. Or c’est précisément là l’une des analyses qu’Esquirol, selon Swain, avait faites du fou : « [C]hez l’aliéné, c’est l’unité du moi qui est perdue » (DI, 17). Swain pousse l’analyse plus loin, jugeant, comme Hegel, que c’est grâce à cette perte qu’il y a développement : « [A]u-delà de la perte, le développement [s’agence] à partir d’une scission de deux “totalités” subjectives qui se connaissent et se touchent tout en se niant » (DI, 16-17). Esquirol, note encore Swain, « ne s’élève pas du négatif au positif […] il ne va pas jusqu’à la pensée d’un clivage chez l’aliéné » (DI, 17). Le poème de Baudelaire, lui, au contraire, suit deux « totalités » subjectives dont la collision va finir par révéler le rôle thérapeutique de l’art. L’idée fixe de mademoiselle Bistouri — « Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ? » (SP, 354) — va faire admettre au narrateur excédé que, quoi qu’il dise ou fasse, il représentera toujours le médecin aux yeux de la folle. Cette représentation fausse fonctionne comme le double de la représentation artistique en général. L’art joue le même rôle têtu que mademoiselle Bistouri, faisant toujours passer une chose pour une autre, poussant le lecteur à substituer le monde imaginaire au monde réel. Le monde de la folie et le monde de l’écriture fraternisent. Le narrateur finira par jouer le rôle de médecin, puisque l’écriture du poème devient le compte rendu, le rapport mi-poétique, mi-médical de cette rencontre.

Revenons un instant aux symptômes de la folle baudelairienne. Mademoiselle Bistouri est nosologue en son genre ; grâce à sa manie de transformer chaque passant en docteur, elle érige un univers où les données du réel sont parfaitement ordonnées par sa maladie. À l’entendre, elle ne souffrirait d’aucun malaise existentiel, d’aucune incertitude. Au contraire, mademoiselle Bistouri est doublement comblée par sa folie : grâce à elle, son moi est expulsé et remplacé par une mythologie qui lui apporte une extraordinaire plénitude. Il est difficile de ne pas comparer ce mécanisme à celui que Pierre Janet décrit chez ses malades : ceux-ci, en effet, s’abstraient parfois de leur moi pour le remplacer par celui du médecin guérisseur, qui devient alors à leurs yeux une divinité[10]. Dans le cas de mademoiselle Bistouri, les divinités sont de simples passants, des rencontres fortuites grâce auxquelles elle peut, tel le flâneur du Peintre de la vie moderne, dégager « l’éternel du transitoire[11]  ».

Si Baudelaire avait lu le remarquable petit essai de Charles Nodier, « De la monomanie réflective », il aurait été frappé par la ressemblance entre son héroïne et le monomane dont parle Nodier. En effet, ce que l’on retrouve dans le regard que porte mademoiselle Bistouri sur le narrateur est une idée fixe, qui

isole à plaisir toutes les réalités de la vie […] elle n’agit que d’une manière intime, individuelle, griève et poignante pour l’infortuné seul auquel elle s’est attachée […] [Le monomane,] c’est ce mauvais logicien du monde vrai qui s’est fait une volupté amère d’immoler le mortel à l’immortel, et un présent périssable et odieux à un éternel avenir[12].

Le monomane est capable non seulement de tenir éloignées les réalités de la vie, mais également de tourner l’éphémère en absolu. Le rapport entre l’isolement et cette forme d’absolu est central dans le texte de Baudelaire. En lui-même, l’isolement est compris comme une plénitude quasi divine ; comme les fous de Nodier, de Poe, ou de Hoffmann, mademoiselle Bistouri possède le don de transfigurer le réel. Si nous suivons l’argument de Kant, sa folie est donc mise à profit, devenant don plutôt que malédiction.

Le poème de Baudelaire aurait pu s’intituler « Le remède dans le mal » : comment se sert-on de sa folie, de la folie de l’autre, pour redonner un sens au monde ? ou encore, comment la pratique de la folie peut-elle nous accorder un équilibre pervers ? Les études médicales nous ont montré à quel point l’obsessionnel — qu’il s’agisse de l’hypocondriaque ou du jaloux pathologique — s’appuie sur son obsession afin de restructurer son monde. Sans les rites débilitants auxquels il se soumet, le fou éprouverait un sentiment de flottement presque insoutenable. La maladie fonctionne donc comme une charpente qui soutient une structure défaillante.

Cette tension entre flottement et rigidité est particulièrement frappante dans « Mademoiselle Bistouri ». Les deux personnages du poème sont, en apparence, des flâneurs. Ils se rencontrent par hasard, à la dérive dans Paris : « Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille : “Vous êtes médecin, monsieur ?” » (SP, 353) Le bras qui se coule doucement sous celui du narrateur est aussi intangible que le chuchotement qui l’accompagne. Mais la question initiale se transforme bientôt en affirmation. Lorsque le narrateur répond sèchement à la jeune femme : « Non ; je ne suis pas médecin, laissez-moi passer », celle-ci lui réplique aussitôt : « Oh ! si ! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez ! » (SP, 353) Ce qui frappe ici, c’est le manque de lien entre la réponse du narrateur et la manière dont la folle enchaîne. Animée par sa certitude, celle-ci n’entend pas la réponse de l’autre et construit ce qui va suivre à partir de cette illusion : elle le veut médecin, il le deviendra. Sa déclaration — « vous êtes médecin » — ouvre tout un processus narratif, car l’homme cède à son invitation, ce qu’il justifie ainsi : « J’aime passionnément le mystère parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée » (SP, 353).

Notons le parallèle entre les deux personnages ; ils vont se servir l’un de l’autre pour accomplir une mission des plus irréelles[13]. L’un suit sa faim de mystère, l’autre réalise sa passion pour l’homme médecin. Baudelaire utilise leurs différences pour esquisser un même rapport à la folie, une folie qui sous-tend aussi bien l’entreprise littéraire (telle qu’il la décrit dans le Spleen), que l’extase monomane de mademoiselle Bistouri. Dans le premier cas, la folie est objet de découverte : le narrateur utilise mademoiselle Bistouri pour ses « recherches ». Dans le second cas, elle correspond à la définition kantienne d’un état qui à la fois isole et rassure, d’une maladie dont l’effet secondaire est de guérir de toutes les incertitudes. Cette folie raisonnante est une fin en soi puisqu’elle confère un but à l’existence. Grâce à son idée fixe, mademoiselle Bistouri oublie son état flottant pour concentrer toute son énergie sur son écurie de médecins. Ce comportement illustre le fonctionnement de la déraison absolue comme processus capable de former un tout parfaitement cohérent et systématique. Examinons en quoi cette folie pure se rattache à l’absolu kantien, tel que le décrit Swain :

Kant crédite d’un sens privilégié cette forme systématique de la déraison. Il est guidé par une logique de l’altérité : plus le fou se fait autre, plus il se sépare des règles générales de la pensée, jusqu’à s’assurer d’une règle particulière pour sa pensée, et plus il est véritablement fou.

DI, 5

Mademoiselle Bistouri n’établit en aucun cas un dialogue avec le monde. Ses mots correspondent à un monde purement intérieur, régi par des lois propres qui fonctionnent en parfait accord avec une logique strictement interne. D’un point de vue médical, mademoiselle Bistouri correspondrait à la pauvre folle qui n’a d’identité que par rapport à son idée fixe. En tant que « sujet », elle ne pourrait donner lieu à aucune lecture polyphonique.

Voyons de plus près ce qui constitue la folie monomane de mademoiselle Bistouri. Après avoir entraîné chez elle le narrateur, elle recommence son refrain :

Faites comme chez vous, mon ami […]. Ça vous rappellera l’hôpital et le bon temps de la jeunesse. — Ah ça ! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs ? Vous n’étiez pas ainsi, il n’y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez interne de L… Je me souviens que c’était vous qui l’assistiez dans les opérations graves […].

SP, 353

Le narrateur, qui n’est ni médecin, ni interne, se trouve dans une relation humaine où règne le monologue absolu. Les questions et les réponses sont formulées par une voix qui n’hésite jamais, convaincue de l’authenticité de son message. Dans sa monomanie à médecins, mademoiselle Bistouri se souvient de tout, est allée partout, connaît tout le monde. C’est l’aspect parfaitement reconstruit de cet univers qui frappe : sa description révèle une confiance absolue dans ce « bon temps de la jeunesse ». Néanmoins, sa tyrannie intègre le narrateur dans son paysage mental et l’implique dans sa folie :

Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait : « Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ? »
Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mes jambes. « Non ! criai-je furieux.
— Chirurgien, alors ?
— Non ! non ! à moins que ce ne soit pour te couper la tête ! S… s… c… de s… m… !
— Attends, reprit-elle, tu vas voir. »

SP, 354

Son idée fixe est comparée à une antienne, à une litanie, à un refrain inintelligible. Mais c’est paradoxalement cette inintelligibilité qui donne une dimension dialogique (le « dialogue avec l’insensé » dont parle Swain) à la rencontre : c’est l’imaginaire, et non pas le mimétique, qui remplace une réalité forcément appauvrie[14]. Si la notion d’idée fixe permet de donner un sens dialogique à ce poème, c’est parce que c’est elle qui simultanément fait vaciller le narrateur et l’aide à retrouver une raison d’être. Cependant, Baudelaire ne s’arrête pas à l’aspect mystique de la folie, qui enchantait les lecteurs assidus de Kant et de Fichte. Il voit la folle non pas comme un texte à décrypter, mais comme un phénomène incompréhensible, un véritable défi qu’il faudra à tout prix intégrer dans son monde familier. Elle ne représente rien d’intelligible et, par là même, mérite la dissection à laquelle le poème la soumet. Le narrateur de « Mademoiselle Bistouri » se tient à l’écart ; décentré par rapport à son objet, il fait pivoter son histoire autour d’une énigme « impossible à résoudre ». Thème central dans l’esthétique romantique (il suffit de penser à l’essai de Friedrich Schlegel sur la difficulté), l’incompréhensible est un atout. Pourquoi ? Parce que ce que nous ne comprenons pas stimule l’imagination, et que, chez Baudelaire, cette stimulation guérit de la mélancolie[15].

L’aspect énigmatique de mademoiselle Bistouri et la qualité « inintelligible » de ses propos participent d’une esthétique dont le but est d’échapper au vulgaire et à l’utilitaire[16]. Il y a un lien entre le narrateur qui relève la « singulière logique » de mademoiselle Bistouri et la fascination qu’elle exerce sur lui. Continuant son interrogatoire, il lui demande ce qui se produit lorsque « les autres médecins » ne la « comprennent pas ». Elle saisit mal son propos (« [d]ifficilement, je me fis comprendre ») : dès qu’il lui parle d’une réalité objective, elle prend un « air très triste » et bredouille « [j]e ne sais pas […] je ne me souviens pas » (SP, 355). C’est ainsi que le narrateur se prête au jeu : il fait semblant de croire mademoiselle Bistouri, il la suit dans son appartement et prend la pose du médecin. Cette supercherie va changer sa relation à la folie. La supposée maladie de l’autre — son désir de rendre absolu le monde et d’y voir des universels plutôt que des individus — sera soudain comprise comme une condition partagée.

C’est en effet grâce à l’idée fixe de mademoiselle Bistouri que le narrateur sera capable de comprendre sa propre trajectoire. À un moment donné, le narrateur se rend à l’évidence : il est lui aussi mangé par l’idée fixe ; alors que mademoiselle Bistouri voit des médecins partout, il voit, lui, des énigmes à résoudre, des mystères dont la clé pourrait dissoudre son spleen. Son idée fixe, donc, sera de débrouiller le sens de cette mystérieuse passion :

— Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe, — pourquoi me crois-tu médecin ?
— C’est que tu es si gentil et si bon pour les femmes !
— Singulière logique ! me dis-je à moi-même.

SP, 354-355

Les deux personnages, étrangement, s’apportent un mutuel équilibre. L’un sert de complément à l’autre. Grâce à mademoiselle Bistouri, et de façon toute hégélienne, le narrateur nous fait entrevoir la folie non pas comme une « aberration monstrueuse, mais [comme un] moment significatif du parcours humain[17]  ». C’est celui qui n’est pas fou qui devrait être enfermé. L’idée fixe du narrateur — comprendre le parcours de mademoiselle Bistouri — va garantir sa place auprès d’autres chercheurs d’absolu. Comme mademoiselle Bistouri, d’autres protagonistes du Spleen de Paris organisent leur monde autour d’une idée absolue ; ce sont, en particulier, ceux qui s’attaquent à une esthétique de la consommation : le saltimbanque qui n’est plus rien sans son public, l’écrivain qui se hait pour avoir vendu son âme à ce même public, ou le peintre devenu assassin pour ne pas avoir compris le sérieux de sa mission[18]. Leur malheur est d’être des homo duplex, des êtres tiraillés entre l’idéal et le matériel. Mademoiselle Bistouri, elle, va jusqu’au bout.

Nombreux sont les passages de Mon coeur mis à nu et de Fusées où apparaît ce désir impossible de ne vivre que pour une seule idée. Ce que Flaubert accomplit en se retirant du monde contemporain — écrire pour ne pas vivre —, Baudelaire en fait l’expérience partielle par le biais du personnage de mademoiselle Bistouri[19]. Sa fascination pour cette prostituée tient d’une admiration jalouse : si la folie vous accorde de telles certitudes, le fait de ne pas être fou témoigne peut-être d’une pauvreté de l’être. Il suffit de consulter les commentaires de Karl Jaspers sur Hölderlin ou sur Van Gogh pour retrouver cette idée[20]. C’est celui ou celle qui réussit à vivre le monde en l’acceptant comme il est, sans le transformer, qui est malade[21].

Le malade apparaît dès lors comme un être privilégié, un voyant, au sens où l’entendent Nerval et Rimbaud. Un tel malade est capable, par l’énergie de sa vision, de créer un « nouveau » type de médecin. Celui-ci, proche de l’herméneute, n’est nullement conforme à celui que décrit Foucault. L’histoire de la folie comprend l’héritage asilaire français comme un monologue où la raison va emmurer une folie qui a été réduite au silence pour la marginaliser. Essayer de nommer et de classer les symptômes de la folie mène forcément à une série de simplifications qui font grand tort à la complexité de la maladie. Face à cela, Foucault propose un programme de réforme, que Gauchet décrit ainsi :

[R]etrouver la vérité primordiale de la parole folle, enfouie sous ce discours clinique étriqué et ossifié dont se trouve dévoilée la complicité avec la structure carcérale où il a son théâtre [est une] remise en cause […] de notre régime de rationalité et de la soi-disant vérité « scientifique » où il prétend nous enclore.

DI, XIV

Le poème de Baudelaire se rapproche d’une telle quête de vérité, dans sa représentation de la parole folle. La médiation entre le poète et la folle n’est pas du tout médicale, mais métaphysique. S’il y a logique, c’est une logique de l’irréel qui, bien qu’elle ne soit pas celle du poète lui-même, reflète néanmoins sa condition. On le verra en comparant une confession « sanglante » de mademoiselle Bistouri avec l’un des paradoxes de la vision baudelairienne. Parlant de l’un de ses « médecins », mademoiselle Bistouri s’exclame : « Eh bien ! Croirais-tu que j’ai une drôle d’envie que je n’ose pas lui dire ? — Je voudrais qu’il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus ! » (SP, 355) Ce qu’elle raconte ici au narrateur, c’est qu’elle n’a jamais osé avouer à son interne du jour qu’elle l’aimait à la fois en docteur et en boucher. Dans « L’Héautontimorouménos[22]  », se déploie un paradoxe qui témoigne d’une semblable ambivalence sinistre :

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !

Comme le mélancolique au sang noir, la fille de joie et le narrateur entretiennent des rapports à la fois destructeurs et guérisseurs avec leur obsession.

C’est à travers cette dualité démoniaque que la vérité « primordiale » de mademoiselle Bistouri est révélée. Collectionneuse de médecins, elle trouve en eux guérison et supplice. En eux coexistent l’équation parfaitement classique du sacrifice, mélange d’horreur et de rédemption : leur trousse porte les marques du sauveur, leur tablier de boucher, celles de la violence. Ils consolent tout en infligeant la douleur, comme le ferait la tragédie selon Aristote. Le narrateur, une fois qu’il a constaté la psychose de cette femme-à-médecins, dévoile sa propre idée fixe. C’est un moment crucial puisqu’il se place alors sur le même plan qu’elle : comme elle, il est animé par une idée fixe, qui consiste à trouver l’incongru, le bizarre, et à s’en servir pour remplir son imagination aride :

Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? Quelle différence entre sa capacité de trouver ce qu’il cherche et celle de sa folle ? Il le dit lui-même : [M]on Dieu […] vous qui êtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut-être mis dans mon esprit le goût de l’horreur pour convertir mon coeur, comme la guérison au bout d’une lame ; Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles !

SP, 355-356

Notons le parallèle : lui, fait appel à un dieu qui lui aurait communiqué « le goût de l’horreur » ; elle, rêve d’un médecin qui porterait les traces sanglantes de sa vocation. La conversion converge avec l’abject. Est-ce cette prise de conscience qui mettra en relief simultanément la folie de mademoiselle Bistouri et la démence latente du narrateur ? Celui-ci perçoit son désir d’être horrifié comme la première étape d’un processus mystique qui lui permettra d’exorciser son moi ordinaire, et d’avoir accès à « l’azur ». Par un processus de transfiguration semblable à celui dont s’est servie mademoiselle Bistouri pour le convertir de passant en médecin tout-puissant, il se guérira de sa passivité existentielle. Le spectacle de cette folle qui vit son histoire jusqu’au bout va arracher le narrateur à un monde essentiellement informe et sans but. L’aspect total de l’idée fixe et son absorption absolue dans le mal de l’autre sont à l’origine de la conversion du monde informe du flâneur en vérité.

Revenons un instant au schéma de Kant pour comprendre le rapport entre le « désir d’immutabilité » et la folie totale. Rappelons-nous que pour Kant la folie est absolue lorsque le sujet transforme un monde irrationnel en réalité sans défaillances. Mademoiselle Bistouri s’attache, par exemple, à quelques points fixes de sa jeunesse (sa fréquentation des médecins internes X, Y, Z) et les amalgame à la présence du narrateur qui devient le point de rencontre entre son passé et son présent ; celui-ci est intégré le plus naturellement du monde aux médecins fantômes qu’elle a prétendument aimés. C’est précisément parce qu’elle parvient à composer un univers d’associations fictives et à y vivre pleinement qu’elle échappe à tout doute épistémologique. Pour Kant, cette certitude se produit de la manière la plus flagrante dans l’univers esthétique ; c’est le seul domaine, en effet, qui se soustrait aux lois de la vérification positive. Si tout le monde s’accorde sur la beauté des arabesques sur un papier de mur ou sur celle des créatures exotiques de mer, ce n’est pas pour des raisons utilitaires ; au contraire, le jugement esthétique fonctionne comme un monde indépendant qui ne peut pas être justifié par un besoin spécifique. Les portraits de médecins que mademoiselle Bistouri offre au narrateur ont certes une réalité documentaire — ce sont « des portraits de médecins illustres […] lithographiés par Maurin, qu’on a pu voir étalé[s] pendant plusieurs années sur le quai Voltaire » (SP, 354) —, mais ils n’ont aucun rapport véritable avec sa vie réelle. Les lithographies donnent une cohérence mimétique au monde ; ils brouillent la frontière entre réalité et fiction, créant une chronologie universelle, grâce à laquelle la folle peut incorporer le narrateur à sa propre temporalité. De là, l’idée fixe sera aisément transformée en une idée motrice qui donnera sa cohérence au monde.

Baudelaire dévoile la logique interne de la folie en peignant mademoiselle Bistouri en experte de l’irréel ; il opère une synthèse entre sa fiction à elle et la présence « réelle » du narrateur :

« Tiens, le reconnais-tu, celui-ci ?
— Oui ! C’est X. Le nom est au bas d’ailleurs ; mais je le connais personnellement.
— Je savais bien ! […] Tiens ! Voilà K., celui qui dénonçait au gouvernement les insurgés qu’il soignait à son hôpital. C’était le temps des émeutes. […] »
Et elle déploya en éventail une masse d’images photographiques, représentant des physionomies beaucoup plus jeunes.
« Quand nous nous reverrons, tu me donneras ton portrait, n’est-ce pas chéri ? »

SP, 354

Son idée fixe est si puissante qu’elle fonctionne comme un aimant qui aspire tout sur son passage : les victimes de sa monomanie sont prises en otage par elle. Comment va réagir le narrateur ? Justement en jouant le jeu, en se mettant à la place de la folle, comme par désir de s’infecter avec sa maladie afin de voir le monde différemment.

Ici, nous rencontrons précisément ce que Swain a vu chez certains aliénistes du xixe siècle[23]. Parce que les hiérarchies sont renversées (le supérieur devient inférieur et vice versa), le narrateur entrevoit dans la folie la possibilité de se réinventer. Pour citer Joseph Daquin, l’important serait de trouver un « terme moyen pour la guérison des fous, entre contrarier l’objet de leur folie et le flatter[24]  ». Le texte baudelairien joue exactement ce rôle ; confondu et silencieux, le narrateur s’abstient de contrarier l’autre ou de la flatter ; il lui donne simplement la parole.

Être à l’écoute de cette idée fixe permettra au narrateur de renouveler son dialogue avec l’art. Baudelaire partage avec Nerval la conviction qu’il existe un lien profond entre maladie et écriture. Rappelons-nous l’inoubliable lettre que Nerval envoie à Madame Alexandre Dumas, dans laquelle le poète critique les médecins, parce que ceux-ci exigeaient, pour le laisser sortir, qu’il avoue avoir été fou ; seul un tel aveu à leurs yeux pouvait témoigner de son rétablissement. Nerval s’attaque au médecin qui prétend guérir son malade en lui faisant admettre que l’irrationnel est coupé du rationnel. Ce médecin est incapable de dialogue, se complaisant dans une relation hiérarchique où il joue le rôle de prêtre omniscient. La science médicale, selon Nerval, réduit au silence ceux qui sortent du cadre habituel de l’entendement : les médecins s’enferment dans d’absurdes terminologies (théomanie ou démonomanie) pour définir les états qui les dépassent :

Avoue ! Avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le Dictionnaire Médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’apocalypse, dont je me flattais d’être l’un ! Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit Divin[25].

Notons que le médecin joue ici le rôle d’agent de répression. C’est celui qui réduit « l’esprit divin » en phénomène rationnel ; c’est celui qui classe, ordonne, et cache son ignorance derrière la prétendue science. Le médecin imaginaire de Baudelaire, lui, laisse plutôt parler le désordre. En effet, le portrait du narrateur en jeune médecin laisse entrevoir un esprit qui ne veut pas avoir le dernier mot[26].

Une dialectique toute hégélienne entre la raison du narrateur et la déraison de mademoiselle Bistouri est au coeur du poème ; le narrateur est véritablement captivé par l’idée d’une folie qui permettrait d’harmoniser le monde phénoménal et le monde nouménal. Mademoiselle Bistouri, en effet, n’a aucun mal à « guérir » l’hétérogénéité du monde par son idée unique. De voyeur amusé et distant, le narrateur va devenir en quelque sorte l’élève de sa folie à elle, folie qui finira par refléter sa propre quête d’absolu littéraire. La folie, donc, servira de point de départ à une nouvelle entreprise épistémologique. Le narrateur, d’abord dandy blasé qui regarde le monde de loin, finira par se laisser guider par une passante dont les normes sont parfaitement autonomes. En effet, toujours à l’affût d’inspiration, il trouvera un personnage qui, justement par sa folie, est capable de s’inspirer de l’intérieur, sans prêter une grande attention à la réalité externe. Tout le mépris de Baudelaire pour les théories mimétiques de son siècle s’expriment dans l’admiration pour celle dont l’esprit commande le monde.

Ce primat du spirituel sur le mimétique se retrouve dans la notion hégélienne du Geist : pour Hegel, l’art est spirituel et par conséquent infiniment supérieur à la nature. La nature n’est qu’une masse inerte qui ne dépend pas de notre subjectivité créatrice. C’est ici que le rapport entre art et folie frappe particulièrement : tout comme « l’essence de la vérité » est réservée au domaine esthétique, la folie de mademoiselle Bistouri appartient à l’abstrait. Celui-ci seul est rédempteur. La folle est animée d’une double vision ; son intoxication médicale est la manifestation de cette vision, vérité privilégiée à laquelle l’artiste n’accède qu’au prix d’insoutenables tourmentes.

« Mademoiselle Bistouri » est l’exemple frappant d’une folie qui force l’autre à remettre en question sa définition du réel. Le narrateur condescend à suivre une pauvre fille de joie éprise de médecins virtuels, histoire d’épaissir sa documentation de littérateur-ethnographe. Mais en réalité ce monologue se métamorphose rapidement en un dialogue avec l’insensé, où la folle deviendra le miroir prospectif du narrateur tel qu’il ne se connaît pas encore. Mademoiselle Bistouri, double du narrateur, miroir de leur commune idée fixe, est une mise en abyme de son rapport à l’écriture. Comme lui, elle transforme le réel en irréel ; comme lui, ne supportant pas la banalité quotidienne, elle refait le monde, donnant vie à des spectres auxquels elle accorde le rang de guérisseur. La découverte de cette symbiose est remarquable puisqu’elle réduit la distance entre le sujet et son objet, transformant une situation d’exclusion potentielle en épiphanie[27]. Dans « Mademoiselle Bistouri », le narrateur apprend à se connaître par le biais de la folie de l’autre. D’un monologue de dandy hautain qui s’exclut du monde, il passe à un dialogue avec une insensée qui lui apprendra qui il est.