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Appuyant une vision de la traduction comme le lieu de l’interdisciplinarité par excellence et refusant d’emblée une forme d’élitisme académique qui exclurait certains sujets, Jeroen Vandaele a dirigé un recueil d’articles émanant des séminaires du CETRA entre 1994 et 1996 et traitant de thèmes variés : journalisme, documentaires, films, sociolectes, littérature enfantine, etc., conjointement avec des thématiques généralement perçues comme plus prestigieuses telles que politique, normes et littérature, cognition, linguistique et pragmatique. Il regroupe l’ensemble des travaux autour de la question de la « (re)contextualisation du sens », soulignant le caractère indispensable de recherches axées sur les différences culturelles dont la traduction porte les signes explicites. C’est donc l’acte interprétatif sous-jacent à la pratique traductionnelle qui est mis sous examen, Jeroen Vandaele allant jusqu’à affirmer que se demander s’il est légitime de penser la traduction comme une activité de création d’identité culturelle revient, ni plus ni moins, à poser la question de la légitimation de la traductologie elle-même. L’ensemble des articles présentés dans le recueil offrent des pistes de réponses, un certain nombre de travaux se référant à l’approche fonctionnelle et descriptiviste prônée par Toury, mais d’autres s’en écartant de manière substantielle. La question de la (re)contextualisation du sens, qui s’inscrit ici dans le cadre de la problématique des dynamiques culturelles (autrement dit des Cultural Studies) est évidemment liée aux contraintes exercées dans le cadre de l’activité traduisante : par conséquent, cela revient à savoir comment les étudier et comment elles influent sur les choix traductionnels.

Brownlie cherche à élaborer une méthode d’étude de la norme, après avoir fait un bilan de la manière dont cette notion est abordée en traductologie. Il évoque notamment la tension existant entre la norme issue des régularités et celle qui est issue des conventions, c’est‑à‑dire entre le normal et le normatif. À la lumière de la théorie des polysystèmes, Rudvin fait état des conséquences politiques découlant de la recontextualisation de la littérature populaire dans un nouveau sociolecte, en l’occurrence la transcription de contes et de légendes norvégiennes. Vuorinen présente un projet de recherche visant à examiner la traduction des nouvelles internationales et à évaluer les transformations culturelles qui y sont liées. Pegenaute aborde la question des contraintes idéologiques imposées aux traductions littéraires sous la dictature de Franco et évoque l’importance d’une censure qui cherche à identifier – et à éradiquer – les influences menaçantes provenant de l’étranger. Kurth souligne le contraste entre l’abondance des travaux menés sur la métaphore et leur rareté en traductologie. Il explore l’équivalence partielle des métaphores traduites en littérature, en faisant appel à un double cadre théorique, pragmatique et cognitif, notamment au modèle des scenes-and-frames de Fillmore. S’intéressant aux contraintes imposées aux traductions dans une revue littéraire nazie, Sturge examine ce qui n’est pas « importé » dans les traductions en Allemagne dans la période où Hitler est au pouvoir, c’est-à-dire dans un contexte où tout élément extérieur introduit dans la culture est perçu comme une menace pour son intégrité. S’intégrant dans le courant des études descriptives, Malingret s’intéresse à la réception d’oeuvres littéraires traduites de l’espagnol vers le français et cherche à mettre en évidence la transformation du mode d’intégration dans le système d’accueil à vingt ans d’intervalle. Elle souligne notamment la tension entre l’accueil fait à l’autre et la recherche de la sauvegarde de l’identité. Zabalbeascoa soulève la question de l’inventaire des facteurs éventuels de « relocalisation » du sens et de leur priorité. Fervent partisan de laisser au traducteur la possibilité de justifier ses choix, et ayant à l’esprit une visée pédagogique, il propose un ensemble de critères d’évaluation de « priorités » et de « restrictions » à considérer en situation de traduction. Adoptant une perspective fonctionnaliste, Bogucki s’attaque à la problématique des conventions culturelles et montre comment de nouveaux effets comiques peuvent résulter de la difficulté à « recontextualiser » adéquatement le sens d’origine. Zauberga évalue la situation des traductions d’oeuvres littéraires étrangères au sein du polysystème letton, en rapport avec le développement de la langue lettone et de l’évolution de la culture. Kocijančič Pokorn examine l’influence de l’idéologie politique du traducteur dans les modalités de recontextualisation d’un classique slovène dans la culture américaine. À travers une étude comparative de la macrostructure et de la microstructure, Desmet questionne les stratégies d’adaptation d’un best-seller de la littérature enfantine anglaise utilisées par les traducteurs dans les versions française et hollandaise. Vandaele analyse le doublage cinématographique en espagnol et en français et rend compte de l’hétérogénéité des phénomènes humoristiques rencontrés. Il argue en faveur de la recherche d’une « adéquation au plan cognitif », indissociable de « l’acceptabilité lexicale ». Gercken aborde le choix préalable des références culturelles pertinentes au processus de traduction, ainsi que l’analyse des références réellement prises en compte dans le texte traduit. Faisant appel à l’analyse du discours, Franco étudie le sous-titrage en néerlandais d’un documentaire sur le Brésil. Elle voit, dans le sous-titrage, la trace d’un discours « reconstruit », les choix du traducteur étant largement influencés par les intentions du producteur liées à ses propres convictions socioculturelles. À travers le sous-titrage en portugais de différentes variétés d’anglais, Assis Rosa traite des normes et des stratégies mises en jeu dans la traduction des sociolectes et s’inquiète du caractère réducteur des solutions parfois adoptées. Varela explore le rôle de la situation sociolinguistique du galicien en tant que facteur déterminant de la dynamique culturelle et du système traductionnel en Galicie. Díaz Pérez s’intéresse à la traduction des jeux de mots présents dans l’oeuvre de Lewis Carroll, en galicien et en espagnol, et réfute l’allégation de leur intraduisibilité. Colina compare différents groupes (étudiants de langue seconde, étudiants débutants et avancés en traduction, traducteurs professionnels) dont elle cherche à évaluer le comportement devant un certain nombre de déficiences traductionnelles. Coppieters se penche sur le processus d’adaptation s’effectuant entre l’oeuvre écrite, le scénario et le film lui-même, le second jouant le rôle « d’inter-texte ». Elle relève différentes catégories de changements opérés, qu’elle attribue à des raisons pratiques, à des considérations prenant en compte le public-cible ou à des raisons purement cinématographiques. Hee Kirk évoque le rôle prédominant de la traduction dans l’influence exercée par l’Occident sur la culture coréenne. Il analyse, sous l’angle des paramètres de textualité, la version coréenne de Newsweek et montre comment les différences culturelles sont traitées par les traducteurs. Enfin, Ožbot s’intéresse aux problèmes soulevés par la traduction (de l’italien au slovène) d’un ouvrage traitant d’histoire de la littérature, essentiellement dans un but pédagogique.

Bien que réunissant des travaux remontant à maintenant presque dix ans, l’ouvrage mérite d’être lu, premièrement parce que la thématique abordée, celle de la recontextualisation du sens, est la question fondamentale de l’activité traductionnelle et de sa théorisation. Il est particulièrement intéressant, à l’heure où le concept de « localisation » fait fureur et tend à occulter la diversité des pratiques traductionnelles, de se souvenir que le problème de la « recontextualisation » est le problème fondamental de la traduction et que l’on n’a pas attendu, loin s’en faut, les difficultés posées par l’adaptation de produits commerciaux dans différents pays pour se pencher sur le problème délicat de la tension générée par la mise en présence de plusieurs cultures. Deuxièmement, la variété des modalités traductionnelles envisagées et la référence à de nombreux auteurs en traductologie illustrent de façon intéressante l’incessant aller-retour entre pratique et théorie. Enfin, la postface, écrite par Pym, est également source de réflexion. Un tantinet provocateur, Pym relève que les courants de pensée de la traductologie des années 1990 sont marqués essentiellement par la rupture entre la linguistique et la traductologie, la présence de la première étant perçue comme la marque d’une position prescriptiviste à rejeter à tout prix, la seconde se centrant davantage autour d’approches relevant davantage des Cultural Studies. Toutefois, mettant en cause l’écart creusé entre la théorie et la pratique, Pym s’interroge sur le rôle de la mondialisation et de l’évolution du marché de la traduction. Ce faisant, il questionne l’adéquation de la formation des traducteurs et argue que les approches descriptives et prescriptives ne sont au fond que les deux facettes d’une même médaille. Rejetant toutefois une allégeance univoque, que ce soit à la linguistique ou aux Cultural Studies, il plaide, pour les années 2000, en faveur de la réunification d’approches prétendument divergentes et de l’ouverture d’esprit, ce qui ne saurait manquer d’enrichir la traductologie bien mieux que le repliement sur elle-même.