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Au cours d’un entretien avec Osvaldo Ferrari, Jorge Luis Borges avançait « que toute littérature est essentiellement fantastique, que l’idée de la littérature réaliste est fausse étant donné que le lecteur sait que ce qu’on lui raconte est une fiction[1] ». L’auteur argentin souligne à large trait l’implication du lecteur dans l’édification d’une fiction. Il semble également que la littérature fantastique, par rapport à la littérature réaliste, surdétermine la fiction dans l’oeuvre, qu’elle la rende patente, palpable. À ce titre, Jean Fabre écrit à propos de la littérature fantastique : « Les fantômes, je n’y crois pas mais j’en ai peur[2]. » D’une part, le lecteur, aiguillonné par le désir d’une peur de papier, d’un vertige de spectateur, serait le dépositaire de l’illusion fictionnelle. D’autre part, certaines fictions orientent le regard du lecteur, par le biais de stratégies particulières, afin de lui faire prendre conscience de son abdication du réel au profit de la chimère en ramenant sciemment, à un même plan de la lecture, le récit et son caractère illusoire. Deux esthétiques, particulièrement, partagent cette ambition ambivalente — produire une fiction et la faire miroiter aux yeux du lecteur — soit les mystifications littéraires et le genre fantastique. La comparaison de ces deux esthétiques, par le biais d’une étude de la réception littéraire, éclaire tout un pan de la littérature, celui, fondamental, du parcours de lecture que l’on tient pour tacite, évident et qui est donc peu étudié. La célèbre nouvelle borgésienne « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » cristallise la parenté entre les deux esthétiques et son analyse met à jour une réflexion sur la nature de la fiction. Empruntant à la littérature fantastique et aux mystifications, la nouvelle entraîne le lecteur consentant dans un jeu dont les mécanismes convergeants seront exposés dans le dernier volet de cette étude.

La notion d’esthétique

La pierre angulaire de la présente réflexion étant le parcours de la lecture ainsi que les stratégies textuelles qui le balisent, la question de l’esthétique surgit et s’impose. Notion évanescente s’il en est, l’esthétique se soustrait à la définition qui, vainement, tenterait de la cerner, de la fixer. Wolfgang Iser déplore, « [l]e terme « esthétique » exprime peut-être un désarroi du langage discursif ; il traduit un vide dans le langage descriptif plutôt qu’une qualité bien définie[3] ». Dans une perspective strictement littéraire, l’esthétique se rapporte à l’expérience de la lecture dont l’objet serait le texte :

On peut dire que l’oeuvre littéraire a deux pôles : le pôle artistique et le pôle esthétique. Le pôle artistique se réfère au texte produit par l’auteur tandis que le pôle esthétique se rapporte à la concrétisation réalisée par le lecteur[4].

Le pôle artistique intéresse les généticiens, les philologues, les historiens de la littérature tandis que le pôle esthétique se révèle comme l’objet des études de la réception. En fait, cet objet, cette expérience esthétique, est précisément ce lieu « où se rencontrent le texte et le lecteur. Il a nécessairement un caractère virtuel, étant donné qu’il ne peut être réduit ni à la réalité du texte ni aux dispositions subjectives du lecteur[5]. » Évidemment, ce caractère virtuel, évanescent de l’expérience esthétique, qui ne se situe ni exactement dans le texte ni, après coup, dans la mémoire du lecteur, représente un obstacle analytique de taille. Les études de la réception — qui ne peuvent fonder leur science sur une divination de la virtualité esthétique — doivent obligatoirement s’en remettre aux manifestations de l’esthétique, ce qui génère deux branches distinctes dans ce domaine. Schématiquement, les études de la réception évaluent la lecture à l’aune de témoignages de lecteurs réels, tandis que les études de l’effet s’appuient sur le texte et ses virtualités[6]. Selon Iser, ces deux aspects — la réception et l’effet — ne sauraient être étudiés séparément tant ils constituent les deux remparts du processus littéraire que nous avons évoqué. Cependant, l’étude de l’effet, parce qu’il se situe à la lisière même des intentions d’auteurs, perceptible par les structures et stratégies textuelles, semble plus appropriée dans le cadre de la réflexion de type générique que nous entreprenons que celle de la réception qui nécessite des applications extra-littéraires (sociologique, historique). Ainsi, l’expérience de lecture, avant d’être incarnée ponctuellement et historiquement, est d’abord inscrite dans le texte. Avant même de s’adresser à un lecteur réel, le texte crée un lecteur dit implicite à partir duquel il peut établir les conditions de sa concrétisation éventuelle. « Le lecteur implicite est une conception qui situe le lecteur face au texte en termes d’effets textuels par rapport auxquels la compréhension devient un acte[7]. » Procédant de manière sélective, métonymique, le texte engendre une réelle communication, car au message textuel émis par l’auteur correspondent les multiples et micro-réponses du lecteur qui, confronté à la polysémie ou, au contraire, au manque de sens, choisit et interprète. Notons que, bien que le texte soit « directif », le lecteur demeure libre d’y errer[8] ; de plus, les indéterminations du texte thématisent l’impossibilité structurelle du texte à maîtriser totalement son potentiel signifiant.

L’indétermination

Wolgang Iser répartit l’indétermination textuelle dans trois domaines, soit le syntagmatique, le paradigmatique et le sémantique[9]. Le premier type d’indétermination est afférent à la syntaxe du texte et se pose à chacune de ses articulations : « Dans la mesure où les blancs signalent l’omission d’une relation, ils permettent au lecteur de se représenter librement la jonction et « disparaissent » aussitôt qu’elle est établie[10]. » Nous remarquons, d’une part, le caractère incontournable de ces blancs dans un texte qui est une représentation partielle du monde, et d’autre part, l’aspect mobilisateur pour le lecteur qui doit combler ces creux syntagmatiques, au risque de ne pas saisir l’organisation du texte ni, incidemment, son récit. En deuxième lieu, nous retrouvons les négations primaires que constituent, par exemple, les non-dits d’ordre culturel, littéraire, générique, etc., qu’il faut déplier afin de concevoir l’organisation idéologique et logique du texte. Il existe un dernier type d’indétermination, les négations secondaires, qui découlent directement des premières dans la mesure où le lecteur, ayant fourni un effort pour combler les premières lacunes, se trouve déstabilisé et arraché au confort de la lecture. Conscient qu’il « travaille » au texte, le lecteur se trouve écartelé entre les habitudes et la découverte. « L’incompatibilité entre ces deux pôles se résout en général par la production d’une troisième dimension, perçue en tant que configuration sémantique du texte[11]. » Ce troisième plan d’indétermination ne disparaît pas aussitôt qu’il est comblé, le lecteur doit donc lui conférer un sens autre, se rendre conscient de l’acte d’interprétation inhérent à toutes lectures et à celle-ci en particulier. Le substrat de la réflexion d’Iser, c’est qu’à chaque indétermination du texte correspond un processus de détermination par la lecture, une résolution à l’énigme, un colmatage des brèches. « La conséquence de ceci est que le plaisir de la lecture réside essentiellement dans la construction effective d’une signification. Ce n’est pas l’indétermination en soi qui importe mais bien ce qu’elle permet au lecteur de faire[12]. » Face à ce dernier type d’indétermination, qui fait se confronter le lecteur à la conscience que « ce qu’on lui raconte est une fiction », il existerait trois réactions qui se traduisent par des stratégies de lecture particulières. Deux de ces trois types de lecture se définissent en couples opposés : lecture de jouissance ou de plaisir selon Roland Barthes, lecture facile / confortable ou lecture difficile / interprétative selon Ross Chambers, lecture visant l’instruction ou lecture orientée par l’exercice du goût selon Alain Viala, économie de la compréhension ou de la progression selon Bertrand Gervais, game of make-believe ou game with rules selon Matei Calinescu, etc.[13]  Ces parcours textuels ne se recoupent pas exactement et leur pourtour s’organise en fonction d’un domaine particulier (historique pour Viala, sémiotique pour Gervais, Calinescu, Chambers et Barthes), cependant, il existe une récurrence notable qui est la recherche du plaisir. Viala spécifie :

Plus que l’obtention même du plaisir, l’enjeu de la lecture littéraire réside alors dans la façon dont le plaisir est conquis. En d’autres termes : la façon de lire vaut mieux que ce qu’on lit  ; ou encore : quand on lit, on cherche le plaisir dans sa propre rhétorique de lecteur autant que dans le texte[14].

Sans ramener toutes ces conceptions au même, avançons que le plaisir cherché dans la lecture pourra être celui d’une projection dans la lecture (dont les équivalents seraient le premier terme des couples mentionnés) ou encore celui d’un dépliage de la lecture (le second terme des couples). Enfin, permettons-nous une dernière équivalence qui tisse un lien opérant entre un parcours textuel et la notion d’indétermination : le plaisir qui découle d’une lecture « qui se projette » est celui qui admet quelques trous, quelques incohérences, tandis que le plaisir d’une lecture « qui déplie » est celui de la rationalisation, de la résolution des énigmes. Dans le premier cas, le lecteur se laisserait jouer par le texte, dans le second, le lecteur déjouerait le texte. Ces deux exemples, de gommage et d’hyper-intellection, pavent la voie à un troisième cas limite, celui où l’indétermination ne pourra être murée par un processus de rationalisation ni ne pourra être rejetée, car elle incarne le pivot central du récit. Il peut s’agir de textes appartenant à un genre littéraire, le fantastique, ou de textes qui, ne se réclamant a priori d’aucun genre, mettent en scène des mystifications littéraires.

L’esthétique de la mystification

Ce troisième parcours de lecture, celui qui refuse de colmater ou de rationaliser, engendre un effet de vertige, car le lecteur constate l’abîme sémantique qui émane de l’indétermination. Selon Ross Chambers, le vertige est possible lorsque :

Nous nous identifions [au mouvement du texte], expansion à l’infini que freine pourtant la conscience d’une impossibilité, glissement irrésistible vers l’abîme qu’arrête et retient, comme dans une chute qui serait à jamais inaccomplie, une résistance non moins incoercible que l’appel du gouffre[15].

La mystification littéraire, parce qu’elle laisse le lecteur saisir toute la facticité de son entreprise et qu’elle propose le risque comme condition de sa lecture, repose en substance sur le vertige. Si elle est risquée, c’est que la mystification se définit par rapport à ses deux remparts, soit la fiction et le mensonge, en jouant sur tous les fronts, en courant les deux lièvres à la fois :

La fiction repose sur un comme si explicite, qui la dispense même de se plier aux contraintes de la vraisemblance ; le mensonge ne fonctionne qu’en celant totalement (ou du mieux possible) la simulation qu’il met en place ; quant à la mystification, elle se construit sur un comme si qui, sans être patent, reste repérable[16].

Le comme si se rend visible, l’énigme se noue et le lecteur pourra la balayer du revers de la main (intellection / incrédulité), y adhérer comme si de rien n’était (gommage / naïveté) ou encore, réaction souhaitée, jouir de cet indéterminé en soi. En ce sens, l’ambiguïté est constitutive du texte mystificateur ; « on ne saurait le comprendre en voulant le ramener à une quelconque univocité[17] ». La mystification s’érige sur la base de stratégies textuelles qui inscrivent dans le texte sa dualité ontologique — affirmant le vrai, laissant entendre le non-vrai. Jouissive pour le lecteur, elle déroute cependant les appareils de légitimation de la littérature. « Bousculant les normes de la logique et de la méthodologie critique, la mystification organise une réception illusoire, non moins captivante et jubilatoire[18]. »

Il existerait des pratiques mystificatrices récurrentes que Jeandillou fédère par un même besoin, celui de créer un horizon d’attente en trompe-l’oeil. Empruntant la définition d’horizon d’attente à Jauss, Jeandillou situe les mystifications par rapport au continuum que représente la tradition littéraire. Dans ce système totalisant qu’est la littérature, chaque accès au texte est structuré par un horizon d’attente qui définit quant à lui sa propre lisibilité, son accueil, sa réception. La mystification court-circuite ce travail synchronique « car, au lieu de faire un retour sur un corpus clos de textes coïncidents, elle fonctionne comme principe génétique[19] ». En fait, le texte mystificateur simule sa propre réception par le recours à des procédés tels que la falsification ou l’invention d’un péritexte biographique, d’une signature, d’une chronologie. La fausse caution paratextuelle, qui a mis dans l’embarras plus d’un spécialiste complaisant, éclaire l’efficacité des stratégies au coeur du texte mystificateur, soit la surabondance ou l’absence de preuves, les anachronismes, les invraisemblances ou encore le recours à un lexique factice. Si l’horizon d’attente en trompe-l’oeil génère une réception contrefaite, subvertie, l’utilisation de stratégies textuelles permettra, par la lecture même, de distinguer les connaisseurs des lecteurs ingénus. Par ingénus, Jeandillou signifie tous ceux qui adhéreront naïvement à la supercherie (lecture de projection), mais également ceux qui tenteront de la pourfendre (lecture de dépliage), car « [p]our être ni l’objet du jeu [le mystifié], ni hors du jeu [le démystificateur], force est alors de se placer au niveau même du joueur, mais en respectant encore, bon gré mal gré, les règles qu’il édicte[20] ». Le bon joueur est celui qui admire l’abîme né de l’inadéquation de la surface de vérité qui recouvre, avec une incomplétude affichée, non pas la fausseté, mais l’artificialité du contenu, et qui en ressent le vertige. Entre la surface de certitudes et le gouffre du sens qu’il recouvre, le texte mystificateur propose comme principe la déception littéraire, telle que définie par Roland Barthes. Le sentiment de vertige qui émanerait de la lecture d’un texte mystificateur ne serait donc pas tributaire du leurre qu’il met en scène — car on l’a déchiffré —, mais plutôt de la révélation que le littéraire est ce leurre et que les autres textes y participent tout en le niant. La déceptivité barthésienne relève de l’incertitude causée par le décalage perpétuel du sens qui se refuse à nous, qui est toujours autre. En ce sens, la mystification, parce qu’elle rend palpable cet écart, devient une métaphore de la lecture. « Lire, c’est en quelque sorte mesurer la distance qu’il y a entre soi et un texte — de même que comprendre, c’est tenter d’abolir cette distance…[21] » Cette tentative serait à jamais impossible, la fusion du même et de l’autre n’est pas envisageable ; l’adéquation du sens et du réel, parce que celui-là transite par l’artifice du langage, est impensable, tout comme la congruence entre le monde et sa représentation par l’intermédiaire de la fiction est un piège. L’entreprise de mystification se situe ainsi au nadir d’une esthétique du vraisemblable : minant le diktat du réel, la mystification permettrait « de vider le signe et de reculer infiniment son objet jusqu’à mettre en cause, d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la “ représentation ”[22] ». Ébranlant la conception de la fiction comme une re-présentation du monde, c’est l’entendement même du couple antinomique réel et imaginaire qui est menacé par le texte mystificateur. La contamination du réel par l’imaginaire s’incarne traditionnellement par le processus de mythification. La proximité des signifiés mystification et mythification tient d’abord à leur aspect constructif — fabriquer un canular ou un mythe — dans la mesure où le récepteur de la construction est collectif. De plus, démystifier et démythifier se rapportent tous deux à un dévoilement : « Soumettre une supposition à l’épreuve de la démythification, c’est donc mettre au jour “ la réalité sous-jacente ”, i.e. révéler la supercherie dont elle se soutient[23]. » Outre cette parenté sémantique, le mythe participe souvent, de manière concrète, à l’élaboration d’une mystification et à sa cristallisation. Par le biais du mythe,

[l]’opposition disparaît entre fiction et histoire véridique, entre spéculation et commentaire. En tant que représentation totalisante, le mythe permet de tenir pour équivalents les auteurs réels et les auteurs imaginaires, car tous deviennent personnages de légende[24].

Tant par le nivellement du réel et de l’imaginaire que par la mise en présence de termes inconciliables, le mythe participe de la mystification en insérant dans sa logique une ambivalence structurale.

Cette duplicité, difficilement concevable dans une logique du réel, sape le plancher des certitudes, dévoile le gouffre des incohérences qui nous nourrissent et provoque un ineffable déséquilibre des sens. Cette ambivalence correspond au troisième plan d’indétermination d’Iser, celui dont la structure textuelle se rend à jamais visible. Si le lecteur réel a le choix (bien qu’il s’agisse d’un non-choix) de rationaliser ou de supprimer l’indétermination qui résulte du texte mystificateur, aucune issue n’est prévue pour le lecteur qui ne peut que constater la double réalité signifiante, celle qui est et qui n’est pas à la fois.

L’esthétique du fantastique

Tissant le pont entre une stratégie textuelle et un effet de lecture, le lecteur implicite est cette instance qui permet aux auteurs de fantastique de tendre vers la recherche la plus poussée de l’indétermination. Selon Guy de Maupassant, elle serait même à l’origine du genre alors que « [l]’écrivain […] a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l’hésitation, dans l’effarement. Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied […][25]. » Indépendamment de la théorie chapeautant les différentes recherches sur le genre, l’indétermination textuelle semble une constante. Irène Bessière sous-titre son essai sur le genre « la poétique de l’incertain » assimilant les deux notions : « le fantastique et l’incertain naissent du refus de reconnaître les contraires et du choix de lire toute actualité comme mixte[26] » ; Sigmund Freud s’intéresse au phénomène de l’Unheimlich, approximativement traduite par inquiétante étrangeté, alors qu’il serait plus juste de spécifier inquiétante étrangeté dans le familier, posant sur le même plan le connu et le menaçant (heim = maison) ; Tzvetan Todorov considère que le critère essentiel du fantastique réside dans l’impossibilité de poser un verdict sur la nature du trouble qu’il génère (explication naturelle ou surnaturelle) ; Louis Vax affirme que l’antinomie réel (rationnel) / inexplicable est l’indissociable pierre angulaire du fantastique, car « le fantastique aime nous présenter, habitant le monde réel où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable[27] ». Ces quelques exemples soulignent le caractère antinomique du fantastique qui, mettant en présence des irréconciliables (inquiétant vs familier, naturel vs surnaturel, réel vs inexplicable), rend prégnante la part d’indétermination qui structure la fiction.

Selon Rachel Bouvet, l’effet fantastique serait tributaire tant de certains procédés textuels que du type de parcours textuel effectué : cherchant à circonscrire l’effet fantastique, elle met en exergue la part de l’intention dans l’écriture (ou la place laissée au lecteur implicite par le biais des stratégies d’écriture) ainsi que la part de l’intention dans la lecture (ou la stratégie de lecture qui permet à une portion de la potentialité du récit de s’incarner). Bouvet explore les intentions d’écriture par le biais des « procédés du fantastique », puis les intentions de lecture dans la réflexion sur le « plaisir de l’indétermination » et, enfin, le travail combinatoire de ces intentions dans la « progression rapide à travers le texte »[28]. Nombreux et variablement exploités selon les auteurs, les procédés du fantastique relèvent d’une organisation particulière de la narration, c’est-à-dire que c’est l’agencement même des énoncés et des non-dits qui générera des tensions de lecture. Dans cette optique, l’indétermination charpente la narration en générant un suspense quant à la suite des événements ou quant à leur explication. Une tension narrative peut sourdre de l’absence de renseignements (le cas du suspense), mais également de son insertion inopinée (effet de surprise). Les renseignements, ou énoncés narratifs, peuvent également être pervertis, être perçus à travers le prisme déformant du narrateur (effet de trompe-l’oeil). Enfin, outre les procédés d’ordre narratif, le fantastique exploite aussi la thématique, les cadres référentiels, le choix lexical, l’agencement du temps et de l’espace, etc. Si les procédés sont de nature protéiforme, leur fonction est de générer une tension narrative par le biais d’une indétermination dans le récit dont l’effet de lecture évoquera le vertige tel que Chambers l’a circonscrit. L’indétermination, bien que présente dans ce type de texte, peut être ignorée par le lecteur. Le cas échéant, celui-ci peut « ne pas ressentir de plaisir ; dans ce cas, la lecture ne crée pas d’effet fantastique[29] ». Réel gage du fantastique, le plaisir, cette rhétorique du lecteur selon Viala, semble une donne fondamentale : une « projection » dans la lecture ne permettrait pas de discerner les indéterminations, de ressentir les inquiétants creux du récits, tandis qu’un « dépliage » ralentira la lecture au point d’annuler l’effet de vertige. Concrètement, il s’instaure un certain pacte de lecture qui dépend à la fois de la structure d’accueil du lecteur et de la construction du récit par l’auteur, alors que la progression dans le récit fantastique doit s’effectuer d’une manière rapide et ininterrompue. D’une part, la forme canonique du fantastique est le court récit, la nouvelle, le conte ; ce principe prévaut depuis son instigation par Edgar Allan Poe. D’autre part, la structure du récit fantastique se compose d’une somme importante de trous, de manquements au sens qui entraînent un état d’attente angoissée chez le lecteur. S’interrogeant constamment sur ce qui se passe et sur ce qui va se passer dans le récit, le lecteur poursuit une lecture dont le rythme est soutenu. Bref, la recherche de l’effet et la recherche de plaisir se combinent dans la lecture propre au fantastique.

La part du jeu

Le parallélisme de notre démarche vise à dévoiler une certaine proximité entre le genre fantastique et les mystifications littéraires. Il s’impose maintenant de décortiquer cette parenté, bien que ce processus soit amorcé depuis la première partie. En effet, tout d’abord, l’approche privilégiée, l’esthétique de la réception, a permis d’envisager les intentions d’écriture, s’incarnant par les termes de lecteur implicite, de potentialité et de stratégies textuelles. D’une part, Jeandillou a délimité les mystifications littéraires par la création d’un horizon d’attente factice qui engendre des potentialités de lecture ainsi que par l’utilisation de signaux de reconnaissance qui permettent au lecteur « bon entendeur » d’effectuer un parcours de lecture complice. D’autre part, Bouvet a décrit les procédés du fantastique qui permettent une subséquente projection rapide à travers le texte. En second lieu, nous avons posé la lecture sur un même plan par le biais des intentions de lecture, éclairées par les notions de parcours textuel et de recherche du plaisir. Jeandillou, récupérant la déceptivité — soit une forme de questionnement perpétuellement inassouvi — et Bouvet, avançant le plaisir de l’indétermination comme condition de l’effet fantastique, situent leur réflexion dans le giron du désir et de la perte du sens. Élevée au rang de principe, l’indétermination conditionne la réception du texte mystificateur et fantastique. Est-ce à dire que les mystifications et le fantastique s’équivalent ? Autrement dit, le texte mystificateur peut-il être lu comme un récit fantastique et vice versa ?

Grâce au principe de l’indétermination, par lequel nous avons souligné l’importance d’une participation consciente du lecteur, nous avons postulé qu’il existe une réelle forme de communication littéraire, bien qu’elle soit différée. Cependant, il faudra, à l’instar de Michel Picard, constater l’inaptitude du schéma de la communication afin d’en rendre compte :

La littérature est une activité, pas une chose, et il n’est sans doute pas improbable que derrière le modèle de la communication, si facilement adopté, avalé, se dissimule en réalité, pour la majorité des gens, celui de la passive consommation. Il paraît donc désormais nécessaire d’assigner un statut épistémologique précis à l’étude de la lecture. Le jeu va permettre de le tenter[30].

Le jeu est d’abord une praxis, une activité visant un résultat, en l’occurrence le plaisir comme en témoigne la définition canonique du jeu, toujours actuelle, qui fut énoncée par Huizinga en 1938 :

Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données […][31].

La pratique de la lecture qui nous intéresse est donc celle qui est conduite pour le seul plaisir, qui est ponctuellement définie et qui répond malgré tout de certaines règles. Concevoir la lecture comme un jeu permet de rallier le genre fantastique et les mystifications littéraires dans le faisceau du plaisir et de la complicité. Non pas de la crédulité car la frontière entre deux espaces — vie courante et fiction — est un principe opératoire capital : l’entrée en jeu s’effectue dès que l’on franchit la limite séparant le premier du second espace. Clayton Koelb rend explicite cette relation dénégatoire entre le jeu et le non-jeu par une remarque sur l’étymologie du terme anglais pour illusion, delusion, qui rend marquante cette filiation :

The word « delusion » derives from a Latin expression meaning « playing [someone] false » whose root is ludus, « game ». […] such a game is present in [a fictional story as] a false reality that creates a boundary around itself, an inside and an outside. On the inside there is belief, which is generated out of the game itself, whereas on the outside there is only the recognition that this game is a falsehood[32].

La lecture n’agit pas comme un jeu mais est un jeu dans la mesure où le lecteur récuse le réel en franchissant la frontière de la fiction, car il demeure conscient, comme l’affirmait Borges, que ce qu’on lui raconte est une fiction. Toute fiction, lue et reçue à ce titre — gratuitement et consciemment — repose sur une vue lucide de son intérieur et de son extérieur. La parenté des mystifications et du fantastique s’explique par le fait qu’ils partagent la même ambition qui est de déplacer cette frontière même de la fiction afin de la rendre évidente aux yeux du lecteur/joueur. Ainsi, le contrat de lecture qui distinguerait le fantastique et les mystifications des autres types de littérature/jeux reposerait sur la notion de frontière et sur son indétermination.

Où se situe habituellement cette frontière ? Une première réponse pourra être esquissée par le recours à la distinction soutenue par Gérard Genette entre le paratexte et le hors-texte qui, dans l’oeuvre justement nommée Seuils, examine cette question sous tous les angles :

Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche, il s’agit ici d’un seuil, ou — mot de Borges à propos d’une préface — d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun la possibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin[33].

Genette définit plusieurs espaces consécutifs qui permettent de circonscrire différentes pratiques littéraires : l’« objet livre » serait constitué du texte et du péritexte, soit de quelques messages concomitants sur le texte (nom d’auteur, titre, texte en quatrième de couverture, etc.)[34]. Si la limite du livre et du hors-livre va de soi et que celle du texte et de son paratexte s’impose, suite aux réflexions de Genette, il reste à identifier le seuil de la fiction. De manière générale, si les pratiques que sont le nom d’auteur, la dédicace, la préface, le discours biographique et critique relèvent de l’ordre du réel, par négation on relègue le titre et le texte dans l’ordre de la fiction. Or, les mystifications littéraires, en falsifiant ces pratiques et ce, à divers degrés, repoussent sciemment la limite de la fiction dans le péritexte. Jeandillou affirme que « [s]i expérience des limites il y a, c’est en somme parce que la fable mystifiante, maquillant les artifices de sa conception, se laisse lire selon une logique de véridiction[35] ». Ainsi, le hors-fiction, dont l’intérêt repose sur son cautionnement de la fiction dans une logique de dire-vrai, est contaminé par la fiction dont la logique est de faire-vrai donc, par syllogisme, de dire-faux. Donner un auteur à un texte c’est supposer que tel être humain a vraiment écrit telle oeuvre de fiction ; conférer un auteur supposé, par exemple Rimbaud, à une oeuvre apocryphe, La chasse spirituelle, c’est forcer le lecteur à enjamber le seuil de la fiction avant même qu’il s’en aperçoive : la mystification déjoue (trompe) le lecteur. À l’opposé, le texte fantastique fait reculer cette frontière, de la fiction et du hors-fiction, à l’intérieur même du texte. Selon Bessière, l’effet fantastique ne peut avoir lieu que s’il repose sur un ordre du familier, du quotidien, du banal :

La narration devient le lieu de forces centrifuges et centripètes : nier le familier c’est aussi l’établir. Le dessin de l’absolument nouveau découvre un asservissement au banal. L’improbable va de pair avec une tendance normalisante […]. La fuite du vrai correspond à l’affirmation, explicite ou implicite, têtue, du vraisemblable […][36].

Le fantastique nécessite donc une logique du faire-vrai qui se donne pour un dire-vrai, devenant le tremplin idéal pour un dire-faux ambigu et inquiétant. L’histoire d’emblée banale d’un certain Gregor Samsa dégénère en une situation absurde, cruellement inquiétante, sans même soulever l’étonnement de sa famille. « Le fantastique de Kafka réside dans le quotidien. Il est le quotidien[37]. » Du quotidien (vrai) à la fiction (faire-vrai) au quotidien dans le coeur de la fiction, le fantastique met en scène une expérience des limites, en tant que « parfait exemple qu’il donne du jeu de la représentation et de la fausseté à l’oeuvre dans tout récit littéraire. En lui, le problème du rapport du lecteur au livre et du livre au réel se lit comme agrandi et comme magnifié[38]. » En ce sens, le fantastique se livre au jeu de la lecture.

Bref, par le biais du jeu comme activité (praxis) s’effectuant dans un intérieur-fiction et dans une conscience d’un extérieur-vie réelle, nous avons pu opérer une distinction structurante entre le texte mystificateur qui repousse le seuil de la fiction dans le réel et le texte fantastique qui fait reculer le seuil de la vie réelle dans la fiction. Dans les deux cas, on nivelle explicitement les habitudes et la vie réelle avec l’inédit et le fictif en soulignant leur incompatibilité au lieu de la gommer comme dans la plupart des autres fictions. Cette représentation de l’incompatibilité permet un retour sur l’indétermination secondaire qui est perçue sans jamais être comblée. Face à une indétermination qui remet en cause les limites du réel et de la fiction, que l’on tient généralement pour acquises et évidentes, « [r]établir une cohérence peut parfois demander au lecteur un effort important[39] », d’où la déceptivité barthésienne et l’inquiétude fantastique. Enfin, la représentation et l’indétermination des limites constituent, à notre avis, une esthétique du jeu, celui-ci étant récupéré afin de susciter lesdits effets. Une brève analyse de texte mettra en évidence cette esthétique que partagent, différemment mais avec le même intérêt, les mystifications et le fantastique. Nous avons délibérément choisi un texte ambigu qui joue sur tous les registres mais qui exacerbe, d’abord et avant tout, l’expérience des limites.

Lecture de Borges

L’effritement des limites génère une délocalisation de l’être, son aliénation (être étranger à soi), principe qu’a exploité Borges dans ses nouvelles fantastiques, notamment dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ». Cette nouvelle ou, plus justement, ce conte scientifique, pour reprendre l’appellation borgésienne, peut effectivement être décrite comme appartenant au registre du fantastique. Elle correspond à certains critères, notamment en ce qui a trait à sa forme, sa longueur et aux procédés textuels qu’elle met en oeuvre. Examinons trois d’entre eux : soit l’écriture scientifique du récit, la mise en abyme de l’oeuvre dans l’oeuvre et la duplicité du réel. D’emblée, cette nouvelle se donne à lire comme une notice bibliographique de même nature que celle que l’on pourrait apprécier en préface d’une nouvelle édition ou d’une traduction de l’oeuvre mise en abyme. La scientificité des propos du narrateur, qui propose de passer en revue « l’oeuvre visible qu’a laissée ce romancier » ainsi que « l’autre : la souterraine, l’interminablement héroïque […][40] », confère à cette note un caractère de véridiction qui se double, dans un cadre littéraire, d’une occupation issue de la vie courante. Quoi de plus normal pour un auteur — car le narrateur « est » Borges — que de préfacer des livres pour des contemporains, activité qu’il a pratiquée de manière récurrente. Or, l’objet de cette note scientifique est une aporie indéfendable et le narrateur en est conscient, car « justifier cette « absurdité » est le but principal de cette note[41] ». Tout se passe comme si la fiction — l’absurdité — venait contaminer le réel — la note — alors que c’est bien du contraire qu’il s’agit : cette nouvelle est une oeuvre de fiction comme le laisse entendre le titre du recueil, Fictions, et sa préface, dans laquelle Borges spécifie qu’il a « préféré écrire des notes sur des livres imaginaires[42] » que de rédiger un laborieux traité philosophique. Autre contamination de la fiction par le pseudo-réel, l’inclusion d’une oeuvre, celle de Pierre Ménard, dans une autre, la nouvelle intitulée « Pierre Ménard » ; procédé qui « sert à faire passer la fiction pour une réalité et à donner le vertige au lecteur puisqu’il suggère à ce dernier qu’il n’est peut être qu’un personnage fictif[43] ». Dans ce cas-ci, il y a un mimétisme inquiétant entre le Don Quichotte qui englobe les romans de chevalerie et « Pierre Ménard » qui englobe à son tour Don Quichotte. Dans les deux oeuvres, en effet, on propose une utopie :

Both discourses are about utopic adventures and their justifications. In one case, that of Pierre Menard, the utopic adventure consists of writing a book already written ; in the other, that of the « ingenious layman », Cervantes, the utopic adventure consists of writing a chivalric novel when all the chivalric novels had already been written[44].

Le projet créateur avancé par ces deux auteurs — supposé ou réel — est en situation de décalage par rapport à une tradition littéraire préexistante :

As the narrator of « Pierre Menard », the narrator of Don Quijote is conscious of (re)writing a story, and in so doing they both destroy the principle of artistic originality, one of the most precious principles of literary idealism[45].

Ce principe du décentrement, ébranlant la fondation logocentrique du monde, est précieux dans le cadre d’un fantastique qui émerge dans un monde post-religieux et scientifisant. Enfin, la mise en abyme, comme procédé syntagmatique, a pavé la voie à un décentrement d’ordre paradigmatique qui se traduit par un conflit d’historicité. L’histoire se construisant par l’alignement irréversible de ses fragments, dans un inaliénable enchaînement de cause à effet, la position du Quichotte, dans cette nouvelle qui est à la fois oeuvre de Miguel de Cervantès et de Pierre Ménard, est simplement insoutenable. Le conflit historique qui en découle est inexplicable et, de plus, il entraîne à sa suite une corruption de l’idée même de finitude et d’identité de la vie humaine : l’ubiquité du réel « dans le récit fantastique  [établit] « dans l’identité du même langage et, dans cette identité qui n’en est pas une, le fascinant mirage de la duplicité des possibles » et, par là même, [inquiète][46] ». Bref, par ce rapide survol de trois procédés, nous avons souligné l’apparente intrusion de la fiction dans le réel alors qu’en réalité « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » est une fiction, un faire-vrai, qui se donne à lire comme un dire-vrai. L’effet repose sur une lecture encadrée par une conception logocentrique du monde. Le processus d’enjambement dans la fiction est sapé et la Raison, l’Ordre, sont subvertis, d’où l’effet fantastique de cette nouvelle.

Dans un deuxième temps, cette même nouvelle peut être lue comme une mystification et ce, par le biais d’un examen des mêmes procédés, qui prennent toutefois une résonance différente. Selon Jeandillou, la mystification transite habituellement par un paratexte falsificateur qui brouille l’horizon d’attente du lecteur. Dans ce cas-ci, le paratexte n’est jamais exploité en ce sens : il y a une adéquation certaine entre la signature et l’auteur de la nouvelle, en l’occurrence Borges ; le titre Fictions identifie le registre référentiel du texte ; la préface stipule que « dans Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte, est irréel le destin que s’impose le protagoniste[47] ». Borges prend le pari de miner d’emblée la mystification tout en la façonnant par le seul recours à des stratégies textuelles : parmi les signaux de reconnaissance qui permettront au lecteur « bon entendeur » d’identifier la mystification, il y aura notamment les lieux communs biographiques, la surabondance de preuves et les brouillages paragrammatiques. La caution ayant pour but de légitimer l’existence de Pierre Ménard est multiforme, mentionnons notamment la citation de lettres écrites par Ménard au narrateur et l’utilisation de lieux et de dates précises. Par exemple, « “ [m]on dessein est purement stupéfiant ”, m’écrivit-il de Bayonne le 30 septembre 1934 […][48] ». Le narrateur nomme également de nombreux spécialistes tels que Paul Valéry qui partage avec Ménard une « amitié ancienne[49] », Madame Henri Bachelier qui « dénombre aussi une version littérale de la version littérale que fit Quevedo de l’Introduction à la vie dévote de Saint François de Sales[50] », etc. De plus, le narrateur retrace une bibliographie exhaustive de l’oeuvre de Ménard grâce à l’examen de ses archives, liste qu’il nimbe de nombreux détails historiques et critiques :

  1. Un sonnet symboliste qui parut deux fois (avec des variantes) dans la revue La conque (numéros de mars et d’octobre 1899).

  2. Une monographie sur la possibilité de constituer un vocabulaire poétique de concepts […][51].

Ces quelques exemples soulignent l’aspect hyperbolique des détails de toutes sortes qui visent à authentifier le propos mais qui, surtout, permettent au lecteur complice de saisir la facticité de l’entreprise. Cette complicité établie entre le lecteur et l’auteur autour de la nature de la mystification permet au bon joueur de saisir la nature du propos de la nouvelle qui n’est pas, malgré les apparences, de rendre compte d’un auteur français du tournant du XXe siècle, mais de questionner la relation entre le littéraire et le réel et, surtout, d’éprouver la légitimité qui doit être conférée à un auteur afin de délimiter les espaces concomitants du littéraire et du réel. Dans cet ordre d’idée, le dernier énoncé de la nouvelle vient clore cette réflexion sur l’autorité qui aura échappé au lecteur trop naïf ou critique. « Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage[52] ? »

Pour un détournement du sens

Notre double lecture dévoile une indubitable crise de l’autorité, de la raison, du centre qui est déjà perceptible par le titre emblématique de la nouvelle : Pierre Ménard = auteur du Quichotte. Est-ce à dire que les textes fantastiques peuvent se lire comme des mystifications? Tout dépend, il nous semble, du cadre référentiel qui préside à l’élaboration de l’effet de lecture. Si l’effet fantastique repose sur l’indétermination dont la stratégie est « de biaiser avec nos certitudes, d’introduire progressivement le doute[53] », les dogmes à subvertir découlent de deux ordres possibles, soit le divin et le profane. Ainsi, un fantastique du surnaturel (sacré), à l’instar de celui d’Edgar Allan Poe, de Guy de Maupassant ou de Howard Phillips Lovecraft, propose bien une crise du centre, mais ce centre échappe à la rationalisation. Au contraire, le fantastique de la raison conçu par les Latino-Américains Julio Cortazar, Adolfo Bioy Casares ou Jorge Luis Borges pose des mines dans le champ des certitudes scientifiques et rationnelles. La subversion est d’autant plus terrible que, si l’existence d’une essence divine n’a jamais pu être prouvée (donc le centre était toujours incertain), la démarche scientifique illustre la justesse de ses résultats hors de tout doute. Déloger Dieu et ses avatars est à la portée du premier rhétoricien venu, mais détourner la Raison est une entreprise beaucoup plus risquée. C’est ce que les mystifications s’emploient à faire dans le champ littéraire, et le fantastique dans le champ positiviste.