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« Je ne suis pas guérie du Rwanda. On n’exorcise pas le Rwanda. […] Comprendre. Notre humanité en danger[1]. » Ces paroles de Véronique Tadjo clôturent L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, publié à Paris (Actes Sud) en septembre 2000. Ce livre, qui s’inscrit dans le programme « Écrire, un devoir de mémoire » organisé par l’organisation française Fest’Africa, est un mélange subtil du vécu et de la fiction, où se confondent ses propres expériences au Rwanda et des histoires dans lesquelles la forme romanesque ne joue qu’un rôle secondaire. Dans ce texte, Tadjo semble avoir déplacé la caractéristique principale de son oeuvre qui, en général, est un hymne à la vie, vers une thématique évoquant plutôt son opposé. Les conséquences du génocide au Rwanda auraient pu être traitées de façon sordide et sans pitié. Mais la romancière semble vouloir éveiller chez le lecteur la réconciliation plutôt que la haine, une réflexion sur la nature humaine plutôt que la rancoeur. Et pour cela, elle prend comme base ce « métissage » de genres, caractéristique de la littérature traditionnelle africaine. De la prose poétique au conte, en passant par les histoires de vie, L’ombre d’Imana semble, à plusieurs égards, vouloir s’adresser directement au lecteur et faire vibrer ses émotions. Rendant accessible l’entourage et le drame, elle configure ses personnages avec des débris de personnes, crée l’histoire romanesque sur des restes d’histoires. Ceci révèle l’unique vérité, la certitude absolue que le Bien et le Mal sont en nous tous, que la vengeance n’est pas la solution au conflit, l’oubli non plus. Du coup, la justice fraie le chemin à la réconciliation.

C’est dans ce contexte que les personnages de Tadjo évoluent. De la haine à la survie, de la mort à la réconciliation, Anastasie, Isaro ou Nelly, tous personnages féminins, doivent confronter leur réalité avec la réalité : celle de la douleur profonde et du désastre, dans un milieu où s’est installé la haine, celle de la mort des êtres aimés due à ceux qui, jusqu’à ce moment précis, étaient des amis, des voisins ou des collègues de travail, le viol des femmes des « autres », la destruction systématique des biens — et par conséquent des symboles — de celui qui ne fait pas partie du groupe, enfin, la naissance des « enfants de la guerre », fruit de la haine mais pour lesquels il faut construire le pays, parce que « la mort n’est pas plus forte que la vie. La vie finit par reprendre le dessus[2] », parce que la réalité, ou une autre face de celle-ci, est un pays blessé et divisé, dans lequel les morts réclament leur vie, et les vivants s’entourent d’une mémoire de peur et de violence, dans lequel « les bourreaux devenaient victimes et les victimes bourreaux, comme si la violence ne cessait d’engendrer la violence[3] », les enfants du génocide étant « les plaies ouvertes de la mémoire, le mal qui suppure[4] ».

Parce que les implications (ou absences) des pays du premier monde, pendant et après le génocide, lui paraissent une épave qui ne peut être sauvée par un rapport « classique » des faits, Tadjo choisit la fragmentation narrative que nous avons mentionnée. Et aussi parce que la focalisation qu’elle prétend accorder à la lecture de cette oeuvre est une focalisation universelle. Le Rwanda devient le cadre — douloureusement réel — à travers lequel déambule la cruauté si fréquente et présente partout. Une occasion pour réfléchir :

Je ne voulais pas que le Rwanda reste un cauchemar, une peur primaire. Je partais avec une hypothèse : ce qui s’est passé nous concernait tous. Ce n’était pas uniquement l’affaire d’un peuple perdu dans le coeur noir de l’Afrique. Oublier le Rwanda après le bruit et la fureur signifiait devenir borgne, aphone, handicapée. C’était marcher dans l’obscurité, en tendant les bras pour ne pas entrer en collision avec le futur[5].

La dénonciation du génocide passe par la description réaliste des lieux de l’horreur : l’église de Ntamara, ou celle de Nyamata où 35 000 morts furent comptabilisés, et où l’on peut encore observer les cadavres — exhumés pour l’horreur et la honte de l’humanité —, le sang sur les murs ou les impacts de balles partout, sont devenues des lieux de « pèlerinage ». Mais ces descriptions, et les réflexions qui les accompagnent, ne s’adressent pas seulement aux Rwandais. En effet, cette oeuvre est aussi un voyage initiatique à l’intérieur, « jusqu’au fond » de nous-mêmes. C’est peut-être pour cela que Tadjo a osé reproduire le « Manifeste Hutu[6] », comme preuve de ce que signifient la ségrégation et l’exclusion les plus violentes parmi les êtres humains.