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Les romans de Mongo Beti Remember Ruben (1974) et La ruine presque cocasse d’un polichinelle, Remember Ruben II (1979) ont été écrits après le fameux pamphlet Main basse sur le Cameroun, Autopsie d’une décolonisation (1972) qui avait été censuré en France juste après sa parution[1]. Le pamphlet focalise sur le procès Ouandié-Ndongmo, que Mongo Beti replace dans une perspective historique en dénonçant à la fois la dictature camerounaise et ses complicités françaises. Quant aux deux romans, ils s’inscrivent dans une période antérieure au procès : Remember Ruben s’étend des prémices de la Seconde Guerre mondiale à l’assassinat de Ruben Um Nyobè en 1958, alors que La ruine presque cocasse d’un polichinelle, suite du premier, commence avec la période de l’Indépendance, proclamée au Cameroun en 1960. L’auteur considère cependant que le pamphlet et les deux romans traitent le même matériau de la sanglante réalité camerounaise :

J’ai voulu mettre sous une forme romanesque toutes les idées que j’avais mises sous une forme d’essai, de pamphlet dans Main Basse sur le Cameroun. Pourquoi ? Parce qu’en France il y a une tradition de ne pas saisir tout ce qui est romanesque, tout ce qui est une oeuvre d’art. Donc, j’ai trouvé là une astuce pour dire sous une forme romanesque tout ce que j’avais déjà dit et qui n’avait pas été autorisé dans le pamphlet[2].

Autrement dit, c’est dans l’intention de produire du vrai que Mongo Beti retourne à la fiction. C’est cette position que nous voudrions évoquer dans une première partie, puisque les écrits de Mongo Beti permettent de mettre en évidence un repli stratégique vers la fiction. On peut en effet, dans le sillon d’un Edward Said (2000), repérer ici un acte de résistance où une voix dissidente, refusant de rester muette, garde coûte que coûte la parole en agissant sur un territoire qu’elle doit reprendre à l’empire. Nous voudrions ensuite montrer comment Mongo Beti construit dans le roman une guerre de libération que les héros se doivent de faire exister, en actes bien sûr, mais aussi dans l’idée. Et de fait, l’incroyable disparité des rapports de force fait que la guerre des rubénistes ressemble plus à une vulgaire enfilade de coups aussi fumants que dérisoires, qu’un observateur ignorant ne manquerait pas de classer dans la catégorie « délinquance » et même de ne pas voir du tout. Dans cette deuxième partie, il s’agit de montrer comment la guerre est à la fois un thème romanesque et un principe de cohérence que le romancier construit et sans lequel les agissements des acteurs resteraient invisibles ou vides de sens. Pourtant, il ne s’agit pas pour l’auteur de hisser une séquence de l’histoire camerounaise au rang de guerre en tant que concept historiographique, mais avant tout de créer un outil opératoire, dont la vocation sera d’analyser les rapports de force dans la société (post)coloniale. La guerre, qui sera la dernière partie, est elle-même productrice de vérité pour ceux qui la font.

De l’essai à la fiction : la naissance d’un maquis pour l’histoire

Il n’est évidemment pas question de mesurer l’écart de vérité entre les textes des sciences sociales et les deux romans étudiés, mais de mettre en évidence comment ces derniers partent à l’assaut de silences repérables dans les champs politique et scientifique. Le problème étant alors, pour la voix décidée à parler, de trouver un lieu d’énonciation. Dans le cas de Mongo Beti, la genèse de cette recherche peut être reconstituée.

Premièrement, comme nous l’avons vu, l’auteur a sciemment l’intention de réécrire ce qu’il a lui-même déjà écrit. Il entre ainsi dans une logique de réécriture proclamée, comme s’il considérait le message de Main basse sur le Cameroun particulièrement crucial. Ayant été censuré, Main basse sur le Cameroun recèle d’un matériau forcément perturbant pour l’ordre censurant. Ce matériau est donc performant. Si la répétition dans le roman est le résultat d’une contrainte, comme le souligne Mongo Beti, elle est aussi la possibilité d’amplifier la performance de Main basse sur le Cameroun. Le roman devient ainsi un lieu privilégié de mise en exergue, où la parole censurée peut se déployer. Le souci de Mongo Beti est de sortir des vérités de l’oubli et de participer, comme l’a montré Cilas Kemedjio, à « la formulation d’un contre discours[3] », tout en pensant des stratégies qui le rendront possible et qui permettront sa diffusion. Ainsi, la répétition dans l’écriture romanesque est elle-même stratégie : elle est un deuxième coup porté sur « le mur de silence[4] » et une nouvelle possibilité d’être entendue.

Deuxième fait remarquable, Mongo Beti retourne à la fiction pour produire de la vérité sur un épisode de l’histoire camerounaise. Cet épisode est généralement perçu comme une succession de révoltes ou comme une guerre civile, voire ethnique. Dans les romans, ce que nous appellerons la guerre des rubénistes est une guerre de libération. Il s’agit d’un épisode peu ou non étudié par les africanistes français, aujourd’hui encore et à plus forte raison dans les années 70. En 1984, dans la présentation du texte de Ruben Um Nyobè, Le problème national kamerunais, Achille Mbembe soulignait cette lacune[5]. De ce point de vue, on peut donc déjà parler pour Mongo Beti de discours inaugural sur un sujet brûlant, marqué par une instabilité sémantique, corollaire du non-pensé qui le caractérise[6]. Mongo Beti en fait une guerre dans des romans, qui, en tant qu’oeuvres littéraires, échappent aux logiques des sciences sociales, tout en se soumettant à d’autres règles. Sur ce point, il s’est expliqué :

Mais, dès qu’on veut écrire un roman, […] on se trouve quand même confronté avec des problèmes qui sont spécifiques de la création romanesque. Il faut donner aux personnages un relief. Il faut trouver un héros. Il faut donner à ce héros une certaine vraisemblance, une certaine efficacité, un certain rayonnement littéraire. Donc, aussitôt, on a des problèmes qui ne sont plus des problèmes idéologiques, des problèmes de la création littéraire, ce qui fait que ces romans [Remember Ruben et La ruine presque cocasse d’un polichinelle] bien qu’ils expriment des idées qui sont les mêmes que celles de Main basse sur le Cameroun, sont quand même assez éloignés du pamphlet. Ce sont des ouvrages différents sur la base de choses semblables, bien qu’on puisse les rapprocher[7].

Ainsi, le roman, tout en jouant sur la vraisemblance, s’émancipe du registre de vérité qu’il n’est pas tenu de respecter. Or, Kemedjio a montré que l’ordre africaniste faisait fonctionner la distinction entre le vrai et le faux pour évaluer tout discours, même artistique, sur l’Afrique, privant ainsi l’écriture romanesque de son droit à l’inauguration et de ses défenses institutionnelles. Ce régime de vérité pratique selon lui une répression ou une neutralisation des textes fictionnels en les plaçant sous le diktat d’une hypertrophie du vrai. Mongo Beti, lui, jongle avec cette prétention tout impériale puisqu’il inaugure son roman Remember Ruben en se plaçant dans le paradoxe du menteur qui prévient qu’il va mentir : « Toute ressemblance avec des événements passés, des personnages réels ou des contrées connues, est totalement illusoire et, en quelque sorte, doit être considérée comme regrettable. » À tous les gardiens de la Vérité aux portes de la Science, l’écrivain semble dire : « Paix pour le roman, puisqu’il avoue qu’il ment. » Mais il est évident qu’il ne s’inquiète pas du fait que le lecteur pourra reconnaître une chronologie des événements qui ont marqué l’histoire du Cameroun dès la fin des années 30[8]. Remember Ruben est un roman post-censure.

C’est évidemment le pouvoir politique qui censure, mais le cas de Main basse sur le Cameroun n’est pas passé inaperçu dans le champ africaniste, comme en témoigne le commentaire de Jean-François Bayart dans Le Monde du 18 juin 1983 :

Mais à tout prendre, elle [la mythologie répandue par les propagandistes de l’État camerounais selon laquelle Ahidjo ferait partie des sages d’Afrique] fait peut être moins injure à la réalité que l’autre mythe qu’a inspiré le Cameroun de M. Ahidjo : celui d’une dictature personnelle, compradore et sanguinaire, décrite par le meilleur romancier du pays, Mongo Beti, dans un pamphlet exécrable, dont l’interdiction abusive par Raymond Marcellin, alors Ministre de l’Intérieur, assura la crédibilité auprès de la gauche française. Par la complexité et la richesse de son histoire, le Cameroun mérite mieux que ces clichési[9].

Ainsi, il ne semble pas indécent pour un africaniste français en pleine ascension institutionnelle de ne pas s’offusquer de la censure d’une production intellectuelle dans une tribune aussi publique que Le Monde. La tolérance pour la censure, seulement « abusive », pourrait même être une condition nécessaire à l’institutionnalisation d’un africaniste posant ainsi clairement l’« impasse institutionnelle » (Kemedjio) dans laquelle des discours dissidents se trouvent. Mais surtout, ce qu’il convient de souligner pour notre propos, c’est que Bayart qualifie Main basse sur le Cameroun de mythe et qu’il le compare à la propagande de l’État camerounais, qu’il juge d’ailleurs moins injurieuse pour la réalité que l’ouvrage de Mongo Beti. Peu importe que l’État soit une dictature et qu’un auteur, au moment où cet état massacre, décide de dénoncer le crime, « l’injure à la réalité » est pour Bayart, garant de l’ordre africaniste, un crime encore plus impardonnable. On remarquera cependant que le politiste entre dans une « rhétorique du blâme[10] » sans qu’aucun dialogue n’ait été entamé avec le texte de Mongo Beti, qui n’a jamais prétendu être autre chose qu’un « pamphlet » ou un « essai » écrit « dans la douleur »[11]. La prétendue mesure entre le discours et le réel est simplement l’occasion d’assurer le « partage entre le vrai et le faux[12] » pour se débarrasser, au moindre coût, des voix dissidentes, qui, une fois élaguées des scories de la colère, n’en demeureraient pas moins pertinentes. La Science, faut-il le rappeler, ne dispose pas du monopole de la vérité. On le voit, l’interdiction à laquelle est soumis le romancier camerounais n’est pas seulement d’ordre politico-judiciaire. Le relais est aussi scientifique et le roman, plus que tout autre support, peut se soustraire au diktat du vrai. Ce qui permet de l’imaginer comme un lieu de braconnage (de Certeau) où l’écriture de la guerre peut prendre le maquis.

La guerre comme principe de groupement et modulateur de sens

Trouver de l’histoire dans les romans de Mongo Beti n’est pas une gageure. Mouralis voit même dans son oeuvre une « véritable tentative d’interprétation de l’histoire contemporaine de l’Afrique Noire[13] ». L’intérêt ici est de voir comment, à partir du roman, Mongo Beti explique bien sûr son interprétation, mais aussi et avant tout comment il la met en scène. L’utilisation du concept de guerre est soumise, pour le contexte (post)colonial africain, à une discussion qui risque même de faire douter les lecteurs du bien-fondé de son usage. L’auteur n’impose pas un nouveau nom « aux événements » par décret ; il discute, par les voix de ses personnages, à la fois acteurs et narrateurs, de la légitimité du transfert conceptuel et revoit dans quelle mesure ce concept peut être utile à la réalité qu’il est censé décrire. Et, de fait, la pertinence du concept de guerre et son utilité s’évaluent dans une constante discussion sur la légitimité de la violence et de son corollaire, l’utilisation des armes, comme nous allons le voir.

Impossible d’imaginer une guerre sans armes. Dans Remember Ruben et La ruine presque cocasse d’un polichinelle, les armes jouent un rôle primordial, parce qu’elles participent de la construction de la guerre et de l’intrigue romanesque ; mais aussi parce que leur répartition dans la société coloniale, puis postcoloniale, permet à l’auteur de mettre en évidence une disparité flagrante en ce qui concerne les rapports de force, qui constitue un obstacle permanent à la guerre sur le terrain, d’une part, et à son appréhension en tant que guerre, d’autre part.

La trajectoire des personnages, notamment celui d’Abéna dont le « nom de guerre » deviendra plus tard Ouragan-Viet, est marquée par la recherche quasi obsessionnelle d’armes. Abéna s’approche du Père de la mission de son village, Ekoumdoum, fasciné par son fusil :

Abéna se lia alors avec le Père Van den Rietter qu’il avait toujours dédaigné sans pourtant lui avouer que ce qui l’attirait auprès de lui, ce n’était pas sa religion ni ce héros Jésus-Christ, dont Van den Rietter parlait si souvent et si chaleureusement dans ses sermons mais parce qu’il aimait voir son fusil de près[14].

Pour annoncer à son frère Mor-Zamba son engagement volontaire dans l’armée française, Abéna explique que son seul objectif est de revenir avec un fusil[15]. Quand les survivants reviennent peu à peu dans la colonie et que Mor-Zamba ne voit pas rentrer son frère, il imagine qu’il s’est réengagé en Indochine, toujours en quête d’un fusil. Un ancien combattant corrobore cette supposition :

C’est donc pour ça qu’il s’est rengagé, les gars ! Je comprends tout. Il espère trouver un jour la faille dans le mur de la vigilance des autorités. Il n’y arrivera pas ; ils lui reprendront chaque fois son fusil […][16].

Lorsque finalement Abéna retrouve Mor-Zamba, il lui donne deux armes pour la libération d’Ekoumdoum en affirmant « […] qu’il n’est toujours rien de plus difficile que de se procurer un bon fusil[17] ». Dans ce contexte où les uns sont surarmés et les autres désarmés, où les autorités sont à l’affût du moindre transfert d’armes dans les mains d’indigènes, Abéna se demande s’il vaut vraiment la peine de perdre de l’énergie à réunir la dot d’une épouse, et s’il n’est pas plus sage de lutter pour obtenir un fusil et libérer un village sous l’autorité d’un chef fantoche installé par les Français, qui terrorise la population[18]. En donnant à la première partie de Remember Ruben le titre « Tout pour la femme. Rien pour le fusil », Mongo Beti place ses personnages devant un dilemme fondamental qui consiste à choisir entre la reproduction, par le mariage, d’une société pourrie et la rupture de cette reproduction, par la guerre :

Nous ne sommes plus qu’une pourriture, méprisée et haïe de nous-mêmes, comme un lépreux qui contemple ses membres purulents. Alors, sage vieillard, que vaut une épouse en comparaison d’un fusil[19]?

Pour Abéna, le seul projet social valable passe par une lutte armée. Elle est la seule condition de possibilité pour rompre avec un ordre invalide. Impossible de douter que l’écriture de Mongo Beti intègre la violence comme donnée inconditionnelle de la reconquête de la dignité pour l’Africain[20]. Toutefois, si la recherche d’armes joue un rôle important dans l’intrigue, les armes elles-mêmes sont rarement utilisées par les rubénistes. Ces derniers mènent une guerre certes, mais une guerre étrange, qui se passe finalement des armes récupérées. L’exemple de la libération finale d’Ekoumdoum le montre, puisqu’elle se fait sans armes. La seule bataille qui se termine avec la victoire des rubénistes n’intègre pas la violence armée dans la victoire[21], si bien que, dans les deux romans, « armes » et « guerre » deviennent avant tout les symboles d’un rapport de force inversé. De fait, l’exemple de 1939-1945, que nous appellerons « la guerre des Autres », par opposition à la guerre rubéniste, montre que le romancier pose « la guerre » comme un principe permettant de mettre le monde à l’envers ; à tel point qu’après la guerre des Autres, les indigènes ont pu un temps circuler librement dans la colonie. Mais l’ordre colonial s’est en quelque sorte ressaisi et la participation des indigènes à cette dernière n’a rien changé pour eux : « Or, ce qui est terrible et qui peut rendre fou, c’est que tout soit toujours pareil[22]. »

Si la guerre est un principe d’inversion dans les rapports de force, elle doit, pour être efficace, devenir la guerre des indigènes. S’investir dans la guerre des Autres constitue une impasse, sauf dans le cadre d’une stratégie, comme pour un Abéna qui profite de l’occasion pour s’armer et se former au combat. La conversation d’un rubéniste et d’un ancien combattant en vient donc tout naturellement à Ruben[23]. On savait déjà qu’il était un « magicien » dont l’« enchantement avait mis la colonie à l’envers[24] ». Ruben, par sa capacité à inverser les rapports de force est, encore plus que les armes, la condition sine qua non d’une guerre efficace. Et, de fait, le véritable désarmement vient de son absence : « Une pluie de Mamelouks en uniforme ou en civil s’abattit sur le faubourg dont on harcela les habitants désarmés par la surprise et l’absence de Ruben[25]. » Ainsi, tout se passe comme si l’écrivain avait utilisé la quête d’armes pour mettre en évidence l’inégalité du rapport de force, mais aussi pour s’interroger sur la possibilité de l’inverser et faire discuter les personnages sur le bien-fondé de l’utilisation stratégique de la violence. Car si celle-ci est légitime, elle ne représente pas le nerf de la guerre. C’est ainsi que le lecteur se retrouve dans une sorte de situation paradoxale, celle d’une guerre où les guerriers doivent éviter d’utiliser les armes qu’ils possèdent et même de tuer !

À la fin du deuxième roman, alors que la bataille d’Ekoumdoum est gagnée par les rubénistes, Joe le Jongleur se dispute avec Mor-Zamba qui refuse obstinément de fusiller Zoabekwé, dit le bâtard, fils du chef usurpateur :

Que Zoabekwé soit jugé, déclara Mor-Zamba, […] qu’il soit même condamné. Mais Zoabekwé ne sera pas fusillé, Georges [autre nom de Joe] ; je ferai tout pour lui épargner le poteau d’exécution. […] Tout, absolument tout. Je prendrai publiquement parti contre toi, je dénoncerai ton goût du sang et ton obsession de la violence ; […] je trancherai le dernier fil de notre fraternelle amitié. Au besoin, Georges, je te déclarerai la guerre[26].

Déjà pendant la préparation de la bataille, Mor-Zamba s’était opposé à l’extermination des deux missionnaires. Selon lui, il fallait à tout prix éviter les actes susceptibles de faire escalader la violence et surtout d’engendrer des représailles :

Exterminer ces deux missionnaires […] cela veut dire que tu déclares une guerre inexpiable […]. Ils extermineront les innocents habitants de la cité, et même les chiens errants et les rats, à coup de bombes, s’il le faut […]. À quoi bon provoquer leur instinct de vengeance[27] ?

À cela s’ajoute le manque de connaissances. Après avoir raflé les armes en circulation, le Jongleur avait élaboré un plan d’attaque, selon des principes qui lui semblaient relever de l’art le plus pur de la guerre, mais avec des guerriers non entraînés et sans munitions :

Il faudra bien concéder à quelques lascars des premiers rangs le privilège d’arborer des armes à feu […] C’est indispensable pour donner l’impression d’écrasement aux défenseurs, mais qu’ils n’aillent surtout pas essayer de s’en servir. D’ailleurs, ils n’auront reçu pour cela ni entraînement, ni munitions[28].

Alors que les colons apprennent la guerre dans les écoles[29], les indigènes doivent l’apprendre sur le tas :

[…] après la rixe, au lieu de s’égailler et de s’éloigner quelque temps, comme l’avait toujours fait Mor-Zamba quand il avait été mêlé à un affrontement, eux [les sapaks, supporters de Ruben] se donnaient comme un point d’honneur de rester maîtres des lieux, forfanterie dont s’amusait Mor-Zamba, en homme à qui la pratique avait apporté la science empirique de la ruse et du combat[30].

Sans armes, sans victimes et sans art de guerroyer, comment, dans de telles conditions, ne pas douter de l’usage à bon escient du terme de « guerre », pour ceux qui l’observent, mais aussi pour ceux qui y participent ? Pourquoi persévérer dans l’idée d’une guerre, si par manque de moyens, elle est, dans sa forme conventionnelle, littéralement impossible ?

Le souci de Mongo Beti, selon Kom, est « d’attirer l’attention du public sur la mémoire historique des peuples noirs[31] ». Dans ce qu’il appelle une « théorie de la libération », Kom considère Remember Ruben et La ruine presque cocasse d’un polichinelle comme le moment culminant de la mise en pratique des préceptes théoriques du romancier. Pour lui, Mongo Beti travaille à la création d’une conscience historique qui intègre la nécessité d’une lutte armée[32]. Toutefois, ce que montrent les deux romans, c’est qu’un travail « intellectuel » de construction sur l’événement est nécessaire pour qu’il puisse entrer dans une conscience historique. Les traces de la lutte, lorsqu’elles sont trop diffractées, ce qui est le cas, risquent de saper sa cohérence indispensable à la mise en mémoire. La guerre du romancier ne sert pas à doter l’histoire de la colonie d’une guerre prestigieuse, qui s’alignerait formellement sur celle des Autres ; elle est utilisée comme principe de groupement pour rassembler chaque parcelle de la lutte menée par les acteurs, qu’il s’agisse des rubénistes ou de tout autre individu, même « le plus insignifiant », posant un acte allant dans le sens d’une libération nationale. Et, de fait, moins l’acte ressemble à celui d’une guerre, plus l’auteur entre dans le champ sémantique de la guerre pour décrire chaque geste libérateur, comme le montre le coup de tête que le Sapak assène au missionnaire, geôlier et tortionnaire, de son ami :

[…] il appliqua la technique de combat le plus souvent pratiquée parmi les Sapaks de Kola Kola, un coup de tête foudroyant sur le front de l’adversaire. On eût dit que Van den Rietter avait été fusillé à bout portant […][33].

Le romancier met également en évidence la logique faussée dans laquelle les rubénistes se démènent. La conjonction « or » est le tout premier mot de La ruine presque cocasse d’un polichinelle. Cette construction syntaxique fait jaillir un autre paradoxe, où les vainqueurs sont contraints de « déserter » un « champ semé d’exploits », alors que ceux qui ne se sont jamais battus reçoivent tous les lauriers[34] :

Or, par un de ces paradoxes dont l’ère qui s’ouvrait allait se montrer cruellement fertile […], Mor-Zamba et le Jongleur, qui avaient tant fait pour provoquer l’événement, durent abandonner Fort Nègre […] le jour même de la proclamation de l’Indépendance. Combattants, à la fois victorieux et défaits, ils désertaient la familiarité d’un champ semé d’exploits que seuls pouvaient désormais moissonner leurs ennemis […][35].

Les rubénistes sont emportés par le cours des événements sur lesquels ils semblent n’avoir aucune prise. Ils se retrouvent dans ce qui ressemble à un champ de foire alors qu’ils mènent un valeureux combat digne d’un vrai champ de bataille :

La revanche que le destin offrit aux trois rubénistes, vaincus malgré tant de bravoure généreusement prodiguée, prit d’abord le visage insoupçonné, quasi facétieux, d’une contrariété de champ de foire. Au lieu de le provoquer et de le canaliser, nos trois héros allaient le plus souvent être emportés désormais par le torrent des événements[36].

Pour déjouer les apparences trompeuses, Mongo Beti fait donc parler ses personnages, afin qu’eux-mêmes précisent le sens qu’ils donnent à leurs actes. Dans la narration romanesque, ce sont le plus souvent les trois rubénistes qui racontent leur guerre, car eux seuls, en tant qu’acteurs, détiennent la clé de l’événement pour l’écriture d’une histoire ultérieure. Le romancier construit une guerre constamment dépossédée de son sens par un discours dominant en faisant parler les acteurs qui insistent sur la légitimité du terme. Alors que le Jongleur veut liquider les deux missionnaires d’Ekoumdoum, Mor-Zamba propose plutôt de les faire prisonniers, ce qui met Joe en colère, puisque selon lui, une guerre autorise bien à tuer : « Eh bien quoi, on n’est pas en guerre peut être[37] ? » Ce sur quoi Mor-Zamba, toujours un peu légaliste, se demande s’il ne serait pas préférable de prévenir leurs ennemis en leur déclarant la guerre en bonne et due forme : « Pour bien faire, il faudrait peut-être mieux leur préciser avant de les tuer ; ils ne savent peut-être pas que nous sommes en guerre avec eux[38]. » Et pour cause, le roman présente une guerre littéralement diffractée, dont les batailles ne durent pas assez longtemps pour être vues : « Une nuit, il y eut un véritable combat rangé, le premier de cette espèce, qui ne dura que quelques minutes[39]. » Quelquefois, elles sont même étouffées dans l’oeuf : « Le fait est que, pour qui embrasserait d’un seul regard les diverses péripéties du combat […], tout se déroula comme si nos Koléens avaient d’abord été terrassés avant même que de livrer bataille […][40]. »

L’utilité du concept relève du fait qu’il peut intégrer toutes ces ratées et donner à la lutte une cohésion d’ensemble, alors même qu’elle n’est encore que balbutiements, comme le montre aussi la formulation d’Ouragan-Viet qui prévoit les railleries des « spécialistes » à venir :

[…] Dans dix ans ? Dans vingt ? Dans trente ? qui peut savoir. Notre combat sera long, très long…Tout ce que vous voyez dans Kola Kola et dans toute la Colonie n’est qu’un prélude puéril… d’ici quelques années, il se trouvera des gens pour sourire au souvenir de ces préliminaires brouillons…[41]

On le voit, l’écriture de Mongo Beti est hantée par l’invisibilité, presque programmée, d’un événement dont l’importance est cependant capitale. La première étape consistait à lui donner un nom tout en rassemblant chaque trace, fût-elle une infime fraction d’atome. La guerre, si elle est une réalité de terrain, est aussi un principe conceptuel de rassemblement qui donne à voir le sens de la lutte, car si le maquis naît, dans la forêt des colonies ou en littérature, c’est parce qu’il n’y a pas de maquis sans guerre et que la guerre existe.

Entre l’histoire de nègres et l’histoire tout court : la guerre comme moyen d’analyse

En histoire, comme le souligne Paul Veyne, la construction d’un événement renvoie forcément à un contexte et à une intrigue dont il n’est qu’un épisodexlii. Des modalités de la mise en intrigue dépend le sens qui sera donné à ce dernier. Nous avons déjà montré dans la partie précédente comment Mongo Beti utilisait l’idée d’une guerre, sorte de « grand événement » ou d’ « intrigue principale », pour accueillir des événements quelquefois microscopiques, qui du fait de leur état diffracté, resteraient sans intrigue, vides de sens. Il était question de sens, mais aussi d’échelle et de niveau d’observation[43].

Si le choix du concept est aléatoire, le choix de l’intrigue ne l’est pas moins[44]. Il dépend de nombreux facteurs, fort subjectifs, qui font de l’histoire une discipline dont les conclusions restent très incertaines. Pour un des personnages, la fin d’une guerre n’est de toute façon qu’un leurre : « Ce qui est arrivé ensuite [après une bataille] ? L’histoire ne le dit pas. C’est une histoire de guerre. Avec les histoires de guerre, on ne sait jamais ce qui est arrivé ensuite[45]. » Comment font alors ceux qui écrivent l’histoire des guerres en nommant un vainqueur et un vaincu ? À la fin de La ruine presque cocasse d’un polichinelle, la bataille d’Ekoumdoum est certes gagnée, mais la guerre n’en est pas finie pour autant. À Ekoumdoum, village de la périphérie, la guerre a réussi « à mettre le monde à l’envers », mais qu’en sera-t-il quand Oyolo, le centre, réagira ? De plus, les foyers de la guerre sont multiples et menacent même au sein du camp rubéniste. On le voit encore à la fin du roman, dans le passage déjà cité, quand Mor-Zamba menace le Jongleur de lui déclarer la guerre parce que ce dernier veut fusiller le fils du chef. Même si elle se fait dans la perspective d’une ultime libération, tout se passe comme si la guerre rubéniste n’était en fait qu’une sorte d’état permanent. Elle l’est du moins le temps d’un roman, qui n’essaie pas de finir la guerre qu’il a lui-même commencée. Mais le plus important encore, c’est que seuls ceux qui la font, en se plaçant dans la perspective d’une guerre de libération, sont à même de comprendre les logiques impliquées. Les colons, eux, obsédés par l’ordre qu’ils imposent, ne s’imaginent même pas que leurs adversaires sont en guerre. Ils ne voient que des insurrections sans logique, comme si le nègre était génétiquement « révolté ».

La vérité de Mongo Beti n’est pas dans le camp des dominants. Elle n’a ni modèle ni prétention universelle. Elle est dans un camp. Dans le roman, elle est dans celui des rubénistes, seul lieu possible pour une appréhension de l’analyse des rapports en place[46]. La perspective des colons n’assure jamais la narration, comme si l’auteur la leur confisquait, eux qui, sinon, ont le pouvoir de saturer inlassablement la presse et les ondes. On constate que dans les deux romans, plusieurs intrigues se font concurrence et que les événements, si l’on ne prend pas garde à leur genèse, risquent fort de terminer sous la rubrique « histoire de nègres » et il faut le dire, une histoire de nègres, ainsi cataloguée, passe rarement la rampe de l’histoire tout court. Remember Ruben et La ruine presque cocasse d’unpolichinelle mettent en évidence les facteurs qui s’opposent à la mise en histoire d’une guerre de libération « en colonie » et à l’accès que les indigènes ont à cette histoire. Ces facteurs relèvent d’intrigues divergentes, émanant de forces dominantes, qui empêchent le surgissement de l’événement, mais aussi sa circulation dans l’espace public afin qu’il atteigne une conscience collective. La guerre, dans un tel contexte, ne peut s’appréhender que dans la mesure où l’on devient soi-même acteur, car seule la participation permet d’entrevoir dans une bataille le parcours global de toute la guerre qui devient elle-même analyseur des rapports de force en place[47]. Pour montrer que c’est la guerre qui permet de faire ressortir les rapports de domination, nous allons reprendre un micro-événement, sorte d’aléa insignifiant dans le discours dominant, et montrer comment Mongo Beti, dans la narration romanesque, le confronte à des obstacles qui l’empêchent d’accumuler les éléments nécessaires à l’élucidation de sa logique.

Après une confrontation entre de jeunes supporters de l’équipe de foot du quartier de Kola Kola et les forces de l’ordre, qui coûte la vie à plus d’une centaine de jeunes, le narrateur attire l’attention du lecteur sur l’événement qui vient d’être relaté, en posant la question suivante : « À bien y regarder maintenant, était-ce vraiment autre chose qu’une histoire de nègres[48] ? » Le lecteur attentif sait pourtant que cette violence participe de la logique de répression d’une véritable guerre de libération. Dans la narration romanesque aucun doute n’est possible, mais la question posée par le narrateur incite à regarder de plus près. Car pris dans la narration des dominants, que resterait-il de l’événement ?

Dans la « genèse » de cet « événement » se mêlent deux perspectives : la première, celle des colons, relate le meurtre d’un nègre tué par un autre nègre ; tous les éléments nécessaires pour en faire une « histoire de nègres » sont donc là. C’est d’ailleurs ainsi que l’événement est relaté dans le journal de la colonie. La seconde perspective, celle du narrateur qui convainc tout naturellement le lecteur, est, elle, vouée à l’invisibilité dans le discours des dominants. Elle participe de la résistance du quartier Toussaint-Louverture et de son soutien à Ruben. De ce côté, l’événement reste en suspens puisque aucun organe de presse rubéniste — tous interdits — ne le relève. D’autre part, la répression est préméditée, organisée et donc pensée : les armes sont placées et « attendent » les jeunes supporters[49] . Au moment de la confrontation, les dominants disposent déjà d’une histoire « agencée », d’un récit cohérent, celui de la préparation de la répression qui détermine où, quand et comment elle va frapper. La bande de jeunes qui se fait massacrer « comme des lapins[50] » ne dispose, pour toute stratégie, que d’un pacte né dans la confusion. Tout récit ultérieur, s’il avait l’occasion d’être formulé et entendu, devrait s’organiser à partir de cette confusion :

En deux jours, une masse d’arrestations très significatives furent opérées ; les jeunes gens du faubourg ne purent plus douter qu’un vaste filet aux mailles serrées ne fût tendu autour d’eux et ne se resserrât dangereusement. Ils firent un pacte : ils seraient toujours unis désormais […]. Cette stratégie en valait bien une autre […][51].

La disparité des rapports de force se retrouve aussi dans ce qui permet un premier recueillement de l’événement et sa diffusion, à savoir la radio et la presse : « […] la radio de Fort Nègre faisant rarement état des événements de Kola Kola et ne mentionnant jamais pour ainsi dire ses personnalités[52] ».

Les colons qui considèrent le quartier de Toussaint-Louverture comme un haut lieu de révolte nègre n’attendaient en fait que l’occasion de le mater, d’autant plus qu’il est devenu le fief des syndicalistes, des « hommes de Ruben » ; ce que les colons traduisent par des « sarcasmes » :

Les syndicalistes ne contribuaient pas peu à modeler le visage de Toussaint-Louverture et à lui créer cette réputation qui inspirait à la ville européenne un effroi sournois, vite traduit en sarcasmes dans sa presse[53] .

Pour parer à l’agitation nègre, les forces optent, comme première mesure, d’installer un commissariat au sein même du quartier et interdisent toute activité syndicale. Dans le contexte de constante surveillance, où les mailles d’un filet se resserrent, les matchs de foot deviennent la seule occasion de « faire monter le ton ». Un jour, une de ces rencontres se termine par la mort d’un saringala, supplétif africain des gendarmes de la colonie : un alibi rêvé en quelque sorte pour faire intervenir les forces de l’ordre. Plus d’une centaine de jeunes gens sont massacrés et jetés dans une fosse commune[54]. Une fois le massacre opéré, toute l’histoire est ensuite oubliée par les colons :

[…] les forces de l’ordre et les deux feuilles du quartier blanc d’Oyolo oublièrent le misérable dont la mort avait été à l’origine de ce paroxysme, et par voie de conséquence, les pauvres bougres qui pouvaient être ses vrais assassins[55].

Si « l’histoire de nègres » a intéressé les colons, ce n’est que dans la mesure où elle constituait un parfait alibi pour la répression. L’histoire de nègres leur est utile car elle est une structure primaire et manipulable. La trace laissée dans le discours dominant est celle de cette manipulation. La surveillance des colons qui étouffe littéralement le quartier en contrôlant les moindres faits et gestes de ses habitants, oblige ces derniers à rendre leur résistance invisible. Elle doit se transformer en micro-résistances indiscernables ou encore masquées, phénomène minutieusement décrit par Mongo Beti. C’est ainsi que le match de foot est transformé en un lieu-sursis, où l’expression du politique peut encore se faire, parce qu’il est « normal » pour les supporters d’une équipe de se montrer hostiles à l’équipe adverse. Le sens des actes posés par les acteurs de l’histoire de nègres est recouvert par le voile de la confusion. Mais cette explication « par le plus confus » ou « le plus désordonné[56]  » n’a bien sûr aucune chance d’entrer dans l’histoire des dominants. Le camp qui surveille au nom du maintien de l’ordre et de la paix ne peut pas à la fois réprimer au nom de l’ordre et tenir compte de la vérité du désordre. Mongo Beti décrit une vérité en prise avec un camp, qui n’a aucune chance de concurrencer l’intrigue fourre-tout, cette histoire de nègres que les colons accommodent à toutes les sauces, c’est-à-dire en fonction de leurs intérêts du moment. Jamais la trace laissée par l’événement — en laisse-t-il même une si ce n’est dans la mémoire immédiate des combattants, et qui en l’occurrence terminent dans une fosse commune, peu propice à la mise en histoire — ne lui permettra d’entrer dans l’intrigue qui pourrait lui restituer son sens, celui d’une guerre de libération.

La mise en silence de tout événement susceptible de perturber l’ordre colonial est systématique, mais elle n’est pas forcément ultérieure : elle participe de la forme hybride que prend l’événement, lui-même pris dans une logique qui s’arc-boute sur les pouvoirs de domination. On retrouve ici ce que Glissant appelle les « mécanismes de raturage de la mémoire collective[57] », de façon d’autant plus nette que le massacre des supporters, du fait de l’absence de moyens de transmission, n’a pas l’occasion de devenir une expérience collective. C’est ainsi que le champ de bataille ressemble à un champ de foire, qu’aucun témoin ne pourra saisir s’il n’est pas aussi engagé dans la bataille du côté des rubénistes. La guerre est elle-même analyseur des rapports de force, particulièrement dans un contexte où la transmission « verticale », de génération en génération, et même « horizontale », entre les contemporains, est raturée ou tout simplement impossible. Chaque combattant devient la conscience individuelle d’une histoire collective sans lien, si ce n’est par sa position au sein de la lutte, comme le montre cette réplique du Jongleur à Mor-Zamba :

Nous travaillons au fond pour le profit de gens qui ne nous sauront jamais gré de rien, pour cette raison qu’il ne se trouvera alors personne pour leur raconter notre histoire à nous autres. Sacré Ouragan-Viet, connaîtrons-nous jamais, quant à nous, ta véritable histoire, celle que tu n’eus pas le temps de nous raconter ? Et je ne parle pas de la suite des événements[58].

Dans Remember Ruben, c’est parce que les anciens combattants africains ont fait la guerre des Autres qu’ils évaluent les rapports entre Blancs et Noirs dans le monde. Le dialogue d’un rubéniste avec un ancien combattant met en évidence une formidable « géographie de l’oublié »[59] qui élimine tout ce qui permettrait d’inscrire la guerre rubéniste dans une longue durée. À chaque fois que l’ancien combattant aborde des thèmes comme l’esclavage, les Noirs d’Amérique, la participation des Africains à la Seconde Guerre mondiale, il scande son histoire de : « tu es dans les écoles et tu ne sais pas[60] ? » ou « mais qu’est-ce qu’on vous enseigne dans vos foutues écoles[61] ? ». C’est dans la guerre des Autres qu’il a tout appris et c’est pour cela qu’il sait que les rapports de force qui sévissent dans la colonie n’ont rien de fatal, comme le croit Joe le Jongleur : « Comment les Noirs ? Il y a donc tant de Noirs que cela sur la planète ? On m’a toujours appris que nous étions sans doute la race qui comptait le moins de représentants[62]. » L’actualité de la colonie n’est même pas connue par la plupart des indigènes. Ce sont des étudiants expatriés et de retour qui informent de la guerre pourtant « locale » : « Puis, des étudiants originaires de la colonie et résidant en Europe, étant revenus, révélèrent à leurs compatriotes médusés la vérité que leur cachait Fort-Nègre, ses autorités et sa presse : Ruben menait le combat […][63]. »

Pour les indigènes, l’accès à la vérité ne peut se faire que s’ils entrent eux-mêmes dans la guerre. C’est à cette condition qu’ils pourront saisir les rapports de force dans lesquels ils sont impliqués. Mongo Beti construit un lien fondamental entre les rapports de force et les relations de vérité. L’intérêt de son roman est qu’il pense ce lien dans un contexte (post)colonial, où la vérité ne s’énonce que si l’indigène entre lui-même dans une position de combat, « à la limite même de la survie du sujet qui parle[64]  ». Rien n’est plus vrai dans la guerre des rubénistes. C’est seulement parce que l’on devient l’adversaire de l’ordre colonial que l’on voit se déployer la vérité devant soi, en accentuant par sa présence les rapports de force, le tout étant pour les rubénistes de ne pas se tromper de guerre en se perdant dans celles des Autres. Faire sa guerre, c’est aussi prendre possession de l’histoire de la lutte dans laquelle on s’inscrit et se donner la possibilité de l’écrire, ou tout au moins de la raconter pour la transmettre.

Le roman en guerre avec l’histoire

On le voit, avec Mongo Beti, le roman entre dans une « querelle avec l’histoire » qui participe d’une mise en question des catégories et des stratégies de la pensée analytique[65] . On observe le romancier discuter de façon extrêmement minutieuse et pertinente le transfert d’un concept « occidental » dans le contexte africain. Si Mongo Beti le reprend, ce n’est pas pour « donner » une guerre prestigieuse à la mémoire nationaliste camerounaise, mais plutôt parce qu’il lui permet de rassembler une multitude d’événements multiformes en leur donnant sens et cohérence. De plus, le désordre de la lutte acquiert du sens lorsqu’il est lui-même éclairé par la guerre, comme analyseur des rapports de force. C’est parce que les acteurs « d’en bas » parlent et que leurs agissements sont éclairés par la narration, à laquelle ils participent eux-mêmes, que la vérité de la lutte est saisie. Nous sommes à la fois en plein coeur d’un roman et d’une réflexion sur le choix et le traitement des sources en histoire.

Évidemment, pour un historien, l’idéal n’est pas de produire une vérité partielle et partiale. Mongo Beti a délibérément pris le parti d’écrire l’histoire d’une guerre dans la perspective rubéniste. Il est romancier et peut se le permettre. Mais on peut quand même souligner que le parti « adverse », qui donne l’exclusivité aux sources coloniales, n’empêche personne d’être historien, comme le montre le cas de Marc Michel (1999). Dans un article sur la décolonisation au Cameroun, on voit entrer l’UPC dans « la violence ouverte[66] », puis dans le terrorisme[67]. La voix de Ruben (le vrai), accessible pourtant par le travail d’édition de Mbembe, est littéralement absente de la perspective de Michel. Jamais Um Nyobè, acteur central s’il en est de la décolonisation au Cameroun, n’est « source », alors que sa voix a laissé une trace écrite, notamment sur son idée de la gestion de la violence par l’UPC. Or, comment l’historien peut-il ignorer la voix disponible de l’acteur d’un événement sur lequel il écrit ? Cette démarche n’est pas la marque d’un seul historien. Elle est constitutive et emblématique de l’histoire africaniste.

Le problème des sources utilisées et de leur traitement est pourtant capital dans l’écriture de l’histoire au sein des sociétés postcoloniales. L’utilisation exclusive des sources coloniales ne mène jamais « au rang de vérité dernière lorsqu’il s’agit de rendre compte de ce qui eut lieu[68] ». Cette fois, ce n’est pas dans un roman de Mongo Beti qu’on le comprend, mais c’est l’historien Mbembe qui le dit. Le roman avait juste pris vingt-cinq ans d’avance, en proposant une solution « historiographique » qui consistait à faire la part belle aux acteurs dans la narration. Selon Florence Bernault, de nouvelles approches, et notamment celle de Mbembe, montrent maintenant des indigènes acteurs et « inventeurs d’identités multiples » :

La colonisation ouvre ainsi l’ère des simulacres et projette sur l’avant-scène une figure qui nous semble aujourd’hui étrangement familière : celle de l’homo ludens, inventeur d’identités précaires et instables, puisant au stock démultiplié des références disponibles pour inventer les fables du quotidien[69] .

Pour qui s’est familiarisé avec les personnages de Mongo Beti, et notamment son fameux Joe le Jongleur, né dans un roman en 1974, véritable caméléon identitaire, l’homo ludens est tout ce qu’il y a de plus banal. Peut-on reprocher aux africanistes de ne pas avoir lu Mongo Beti (et bien d’autres sans doute) et leur ôter ainsi le sentiment d’avancer parce qu’ils découvrent que l’indigène est finalement plus complexe qu’on ne le pensait ? Du point de vue de l’histoire, absolument pas puisqu’un roman ne fait pas partie de la « bibliothèque » que les historiens doivent connaître. Si Mongo Beti, dans une fiction, construit une nécessité absolue de lire l’histoire « par le bas » en faisant une place aux « cadets sociaux » dans la narration[70] aucun historien n’est obligé d’en tenir compte. Mais ce que l’histoire ne peut pas faire semblant d’oublier, c’est que Mongo Beti a écrit des romans dans la ferme intention de produire du vrai et que cette position « paradoxale » a une raison dans un ordre où les tenants, au nom de la vérité justement et de sa complexité, ont oublié d’être radicalement contre la censure avant de commencer leur blâme…