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Tout se passe comme si, en abordant la critique des textes littéraires africains, la thématique des « enfants-soldats » devenait une découverte sensationnelle et une expérience des sensations. Depuis la publication de Allah n’est pas obligé, on disserte avec beaucoup d’affectation sur une « trouvaille » thématique qui met en scène des horreurs dégradantes dans lesquelles sont impliqués de jeunes enfants. Souvent, au milieu des prosopopées dithyrambiques qui ressemblent drôlement à des exhibitions hystériques. Et comme l’Afrique sait se prêter à l’actualité immédiate, voilà des miracles qui s’écroulent : cette « chère Côte d’Ivoire » havre de la paix, de la surabondance, de l’intégrité, dont la catastrophe était déjà déplorée par Amadou Kone dans Les coupeurs de tête (1997). Des rébellions inattendues, des cohues passionnées, des corps expéditionnaires. En prime, les cohortes des small soldiers, que personne n’attendait. Que personne ne souhaitait, surtout. Tant qu’ils surgissaient des brousses du Libéria ou de la Sierra Leone, les « petits diables » évoluaient à la périphérie des symboles poétiques. Le thème ne devrait-il pas être celui-là : le passage des transfuges, accourant de Monrovia vers Bouaké ? Et nos adorables « ninjas » de la métropole Brazzaville aux prouesses épiques qu’annonçait Emmanuel Dongala[1] ? Est-ce encore le roman du « cap à l’épée » ? Le picaresque à la « don Quichotte », version « lagunes en flammes pour des conquêtes terrifiantes ». Au passage, la « malédiction africaine » en prend un coup de vieux. Les légendes, elles, en rajoutent un échantillonnage de plus. Les qualificatifs rivalisent en locutions péjoratives, et les lecteurs font alors montre d’une générosité affective en surabondance.

Pourtant, une observation attentive indique clairement que, en dépit de la médiatisation assourdissante, les textes publiés depuis la « culture coloniale », et qui sont considérés comme les plus représentatifs des « mythologies africaines », sont justement ceux qui exaltent à la caricature les souffrances des « enfants-soldats ». Les causes pour lesquelles ils sont suppliciés sont peut-être différées par rapport aux principes de leurs actes. Cette itérativité indique finalement que la thématique constitue désormais une postulation de sens. Et que le voyeurisme qui la provoque s’impose à la manière d’une constante stylistique. L’aventure ambiguë en est un exemple.

L’aventure ambiguë : l’enfant-soldat de la débâcle et de la défaite

Toute la première littérature de la « négritude » avait planifié cette thématique de l’« enfant-soldat » jusqu’à l’usure. « Soldat » de l’expérience coloniale, « combattant » du christianisme triomphant sur le paganisme, « centurion d’élite » au milieu des légionnaires vainqueurs, le jeune africain était exhibé à la manière du Héros solitaire sur un champ de bataille. Dans le roman de Cheikh Hamidou Kane, le « Maître des Diallobé » est convaincu que Samba Diallo avait été produit à l’existence à la manière d’une offrande propitiatoire : « véritablement un don de Dieu ». Il n’avait pas cessé de l’admirer :

Quelle pureté et quel miracle […]. Depuis qu’il s’était voué à la tâche, combien méritoire, d’ouvrir à Dieu l’intelligence des fils de l’homme, le maître n’en avait jamais rencontré qui, autant que ce garçon et par toutes ses dispositions, attendit Dieu d’une telle âme. Tant qu’il vivra avec Dieu, cet enfant, ainsi que l’homme qu’il deviendra, pourra prétendre — le maître en était convaincu — aux niveaux les plus élevés de la grandeur humaine[2].

Et Samba Diallo, ce « génie », sera sacrifié par ceux qui avaient perdu la guerre, ainsi que toute velléité d’insurrection : une communauté aux intérêts bellicistes bien dérisoires. Malgré le courage avec lequel « les Diallobé brandirent leurs boucliers, pointèrent leurs lances ou ajustèrent leurs fusils », ils ont été anéantis en tant que « guerriers ». Le narrateur insiste : « les vaincus ne comprenaient pas[3] ». Alors, l’éducation française apparaît comme la parade qui s’offre à eux, et elle se présente sous la forme d’un réel « cheval de Troie ». Ils se proposent de l’introduire à l’intérieur de la citadelle des colonisateurs victorieux. En effet, « l’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant à la fois[4] ». L’enfant destiné à l’École, dont le Père est un « Chevalier » sans aucune identité, devient en définitive un « commando » à échanger contre la mort. Une « tête de pont » pour des actes de revanche. Ils le savaient à l’avance : l’enseignement scolaire du colon représentait pour eux un espace de destruction totale. Un tel projet autour d’une stratégie de guerre exalte avec plus d’expressivité encore le caractère belliqueux de l’enseignement scolaire dans la mesure où « derrière les canonnières, le clair regard de la Grande Royale des Diallobé avait vu l’école nouvelle[5] ».

Ainsi, « l’art de vaincre sans avoir raison » relève, avant tout, du lexique militaire : l’élimination de l’ennemi. Ce ne sera pas un hasard si Samba Diallo est poignardé par un prétendu « fou » qui se trouve être un ancien militaire. Ce dernier avait été pressenti comme porteur d’un « secret maléfique au monde », et pour cela, « on avait commencé à le surnommer “ le fou ”[6] ». L’était-il pour vrai ? Rien ne permet de l’affirmer. La seule vérité qu’il porte en lui est celle de la guerre : « il prétendait qu’il revenait du pays des Blancs et qu’il s’y était battu contre des Blancs ». La guerre l’a détruit et il s’efforce de protéger son peuple en détruisant, en anéantissant Samba Diallo : la guerre infinie.

Pour les écoliers d’Afrique, la lecture répétitive de L’aventure ambiguë prolongeait en elle-même les métamorphoses impératives des enfants-soldats par-delà le cercle du « chaos obscène dans le monde (qui) nous défie ». Le fou l’avait déjà qualifié d’« une étendue inhumaine, vide d’hommes[7] ». Le combat s’avère être une quête de l’impossible : la lutte contre Dieu lui-même. Les Voix qui se bousculent dans le dernier chapitre ressemblent trop à un champ de ruines après une bataille d’extermination. L’enfant-soldat « se transforme en une ramille de lumière », et la finale, par une sorte de mystique éblouissante, ne signifie pas encore la victoire de la guerre sur la paix.

La première fonction des militaires consiste à faire la guerre. Cela commence par l’effort pour identifier les adversaires et les ennemis. Ensuite, il convient d’évaluer les armements en présence, et de proposer ensuite des stratégies possibles pour des manoeuvres susceptibles de mener à la victoire. Les Diallobé n’en avaient formulé que des pressentiments qui ont achevé la perte de leurs enfants. Parce qu’il redoutait ces aspects discriminatoires des « pertes collatérales », en tant qu’auteur-écrivain, Cheikh Hamidou Kane a cru qu’il était de son devoir de récupérer « ses » personnages, « ses » situations, ainsi que la thématique qui les propulse loin de la « scène des dispositifs d’attaque ou de défense ». Il a tenté de dépasser les « ambiguïtés » des langages à travers un « roman sur le roman » et qui peut être considéré comme tel, Les gardiens du temple[8].

Une recrue vaincue à l’avance dans L’enfant noir

Un tel schéma correspond, point par point, à l’itinéraire de L’enfant noir[9]. Une lecture cursive comme celle qui a été menée ici à propos de Samba Diallo serait bien porteuse de conclusions insoupçonnées. Lorsqu’il joue près de la « case de son père », l’enfant décrit son propre personnage comme un être d’innocence. Cependant, en dépit de son caractère inoffensif, il ne cesse de « considérer » le terrain sur lequel se dérouleraient les batailles décisives de sa destinée. La première attitude agressive contre le « serpent vert » indique déjà le programme des audaces guerrières. Le contexte des affrontements qui s’achèvent sur des confrontations indiquent les espaces majeurs des divergences entre les adversaires. Et ceux-ci ne pourraient se résoudre qu’au-delà des tactiques militaires. Car les parents de Laye, qui se confient aux forces supérieures des « esprits des ancêtres », imaginent tout de suite la défaite de l’enfant, tandis que le « gosse », lui, parce que présélectionné par l’ordre colonial, se croit investi d’une puissance intrinsèque pour venir à bout des « superstitions préhistoriques ».

Ce comportement relève d’une aptitude originale envers les manipulations fictionnelles. Désormais, jusque dans le sommeil, le serpent revient le hanter, le harceler, le provoquer à la guerre. Plus tard, en réécrivant la même dramaturgie dans Dramouss, le « serpent noir » précipite le drame en manière d’exorcisme, avec l’intention de neutraliser ces premières images obsessionnelles[10]. D’abord par le rêve, lorsqu’il enlève Fatoman dans les airs, avant de le soustraire aux griffes des tortionnaires et du « géant » qui écrase les détenus entre les murs infranchissables de la prison. Ensuite, par l’image de cette femme « très belle » qui s’appellera justement « Dramouss ». Elle annonce triomphalement un avenir radieux pour le « pays natal ».

Le savoir des Griots manifesté par son Père pendant qu’il remodèle des bijoux dans la forge, les pouvoirs extraordinaires et la « puissance » de sa mère devant un cheval rétif, rien ne le convainc du bien-fondé des avantages historiques dispensés par le « clan », face à l’omniprésence de l’école coloniale. Les totems eux-mêmes restent circonscrits aux cercles restreints des lignages périphériques, juste en tant qu’objets esthétiques.

L’enfant-soldat a choisi son camp. Il a inscrit la déconfiture des cases d’initiation dans son programme stratégique. Il s’est autoproclamé le « Héros de la civilisation ». Le récit se déroule alors sur le mode de ces défaillances successives. Des débâcles indélicates. La Grand-mère elle-même observe les transformations en scrutant le corps de son « petit époux ». Et les critères d’appréciation portent désormais sur la musculature et la prestance physique : « Elle me regardait, elle me palpait, elle regardait si j’avais les joues pleines et elle me palpait pour voir si j’avais autre chose que la peau sur les os. Si l’examen la satisfaisait, elle me félicitait…[11] » Il était alors accueilli triomphalement : « les femmes sortaient de leurs cases et accouraient à nous, en s’exclamant joyeusement ».

Dès le début, l’école où il se rend est présentée comme une arène des discordances les plus antagoniques : les grands en face des petits, les forts contre les faibles, les garçons tirant les cheveux des jeunes filles. La pédagogie coloniale mélange savamment didactique conflictuelle et rivalités incongrues :

Ce tableau noir était notre cauchemar : son miroir sombre ne reflétait que trop exactement notre savoir […]. Or, si nous voulions ne pas être gratifiés d’une solide volée de coups de bâton, il s’agissait, la craie à la main, de payer comptant[12].

Le jeune enfant s’initie ainsi à l’art de la guerre, par la discipline de l’école, mais, principalement, par la tactique de la complicité : il s’agissait de ruser contre la coercition et l’écrasement. Laye note le rôle disciplinaire d’une classe spéciale, conçue dans ce sens exclusif. De tels exemples peuvent être multipliés à l’infini. Le fait le plus remarquable est que le paradigme de l’oppression apparaît tout au long de tels récits comme le modèle d’une culture supérieure : « J’ai connu une grande variété de punitions dans cette école, mais point de variété dans le déplaisir[13]. » Des châtiments plus humiliants, moralement et sentimentalement, se succèdent allègrement : « balayer la cour », ou s’occuper du gardiennage des bêtes à cornes, pour des enfants qui appartiennent à la classe noble de la société. Les « Grands » s’y conduisent en effet en véritables chefs de gangs, et ils profitent du contentement tacite des directeurs pour prolonger les « vertus » de la domination. La vengeance n’est pas exclue de ces comportements iniques. C’est ainsi dans le cas du père de Kouyaté qui avait cherché à venger son fils malmené par Himourana, en lui « travaillant méthodiquement les reins avec une chicotte[14] ». Les hostilités et les luttes les plus sournoises s’achèvent d’ailleurs par la perspective d’une correction que le père de Laye aurait dû infliger au directeur.

Inutile de relever les exactions, et de considérer qu’elle pouvait être justifiée par une « noble cause », en l’occurrence, ici, la cause coloniale. La lecture de ces faits renforce l’idée d’une culture de la violence qui, si elle a pu être appliquée aux instances historiques de l’école coloniale, n’en constitue pas moins la symbolique majeure de la conscience militariste émanant de l’enseignement scolaire. L’enfant n’est plus qu’un « élément » dans la panoplie des techniques de « chosification-réification », selon les termes utilisés par Césaire dans son Discours sur le colonialisme[15] . Après avoir énuméré les monstruosités perpétrées par les troupes coloniales avec les « têtes d’hommes (coupées), les récoltes d’oreilles, les maisons brûlées, les villes qui s’évaporent au trachant du glaive », Césaire explique :

[Ces détails] prouvent que la colonisation […] déshumanise l’homme même le plus civilisé […] ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête[16].

Il peut alors conclure :

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production. À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification[17].

Que de tels symboles soient récupérés par les dictatures post-indépendances, et ensuite exemplifiés par les small soldiers des génocides actuels, n’en démontre que d’autant plus la récurrence de leur caractère anti-historique observable dans nombre de fictions récentes.

Cependant, la différence est nette entre le rôle des « grands » dans l’enceinte de l’école, et leur patience lors des rituels d’initiation. Dans ce dernier cas, ils apparaissent comme des « conducteurs », des « Konden Diarra » qui s’exhortent pour apprendre aux plus jeunes comment vaincre la peur, comment résister à toute sorte d’épouvante. Les objectifs poursuivis paraissent en concordance avec les méthodes spécifiques pour les atteindre : la vaillance, l’ardeur au travail, la volonté. Ainsi de la souffrance de la circoncision : elle est surmontée dans un contexte de courage et d’audace. En outre, elle s’abolit au milieu de la liesse générale : la joie d’une festivité collective. La souffrance que les mères endurent reste du même ordre, et ce n’est pas une tautologie d’analyse que de considérer les matricides auxquels sont soumis les enfants emmenés dans les guerres insolites comme une exigence rituelle telle que la pressentait la mère de Laye : « J’avais un fils, et voici que je n’ai plus de fils[18] ! »

Toutes ces complaintes seront reprises textuellement et littéralement dans Dramouss, parfois en des récriminations interminables. Aux premiers moments de son retour au pays, et en analepse par rapport au récit proprement dit, l’auteur-narrateur révoque le souvenir de son départ tel qu’il s’était déroulé dans L’enfant noir par les mêmes circonlocutions. Le père, lui, n’y voit que le « chemin du destin ». Ce qui voudrait dire la victoire de ceux qui disposent désormais du pouvoir illimité pour changer « le cours de l’histoire ». Au retour du « fils » dans Dramouss, il ne tiendra plus que des propos désabusés, qui contrastent étrangement avec cet optimisme ponctuel et paradoxalement béat, loin de toute assurance probable, loin surtout d’une franche confiance en soi. Déjà dans L’enfant noir, il affichait un défaitisme singulier, proche d’un prophétisme déchaîné par la fatalité des malheurs. En d’autres termes, on n’aura plus besoin ni de Griots, ni de « forgerons castés », ni de Poètes produits par une histoire d’autochtones. L’euphorie prématurée n’aura pas pu annoncer un « temps pour d’autres hivernages », mais bien plutôt des catastrophes consécutives à l’avènement de l’École militariste des Blancs.

La carte du métro que Laye serre nerveusement sous ses vêtements avant de monter dans l’avion vers la France ressemble bien curieusement à un plan de conflagrations pour une défaite annoncée. L’enfant-soldat ne reviendra que comme un vaincu dans Dramouss, et il ne pourra plus jamais aider à désintégrer la société, suivant les « ordres de guerre » qui lui avaient été transmis par l’école coloniale. Il serait intéressant de relire attentivement les « ratures » et les passages ratés de L’enfant noir, tels qu’ils seront remâchés amèrement dans Dramouss, et d’en relever le caractère affligeant dont il est question ici.

L’enfant-soldat rebelle à la stratégie militaire coloniale : Amkoullel, l’enfant peul

Il n’est plus « l’enfant noir ». Il ne se veut plus le « boy du Commandant ». Il ne revendique même plus les titres malsonnants de « légionnaire pour des causes inconnues ». Il s’est préservé de toute manipulation. Il a intégré les niveaux les plus instructifs de l’« initiation rituelle ». Il a observé les règles établies par l’histoire de son Peuple, comme pour Le cavalier et son ombre de Bouboucar Boris Diop[19].

La narration dans Amkoullel[20] ne projette pas seulement les moments les plus déterminants de la vie d’un « enfant peul ». Elle reprend intégralement les itinéraires tortueux qui ont amené Amkoullel à affronter les prescriptions coloniales, avec la volonté délibérée de les vaincre, et pas seulement de survivre. Avec surtout la conviction profonde qu’un tel ordre des choses n’avait été institué que pour détruire le « discours africain » dans ses principes fondamentaux.

Les longs chapitres du début, loin de disserter sur les « us et coutumes des peuples primitifs » selon le lexique pompeux des anthologies coloniales, démontrent la méthode de l’histoire : l’enfant appartient à des lignées de la résistance. Ces parents et « arrière-parents » avaient déjà affronté les forces de toutes les sortes de colonisation. Ils avaient ainsi réussi à déjouer les « ruses du destin ». Les parallélismes restent allusifs. Ils fixent cependant les étapes décisives qui vont aboutir aux actes de sédition énumérés par la chronique. La mère demeure un paradigme unique au milieu de toutes les circonstances. Elle intervient à l’époque des multiples intersections culturelles, et malgré les déficits des pouvoirs locaux en place, elle échappe à la totale désintégration morale. Par elle seule, elle s’affirme comme une thématique littéraire, capable de discriminer les espaces des aliénations probables ; capable surtout de surmonter les défaites, de revendiquer la dignité, de transmettre à ses enfants une volonté farouche pour imposer une identité injonctive.

D’abord, l’invasion coloniale s’accomplit exclusivement à partir des faits d’armes, et elle consacre l’ordonnancement militaire dans toutes les expressions de la présence de « l’homme blanc ». Celui qui devait servir de typologie s’installe dans la modalité prédicative par l’intermédiaire d’une démystification physiologique. En premier lieu, celle-ci est suscitée par des fausses apparences d’intangibilité et de toute-puissance extra-naturelle. La personne physique du « Blanc-Blanc » est décrite au moyen des détails significatifs qui se rapportent aux effets magiques dont elle pourrait se faire entourer. Mais très vite, des illusions d’optique apparaissent derrière le décor :

Quant à la carapace des membres inférieurs, c’était bien la plus étrange : elle descendait jusqu’aux chevilles le long de deux jambes qu’elle enserrait étroitement. Les pieds, eux, étaient cachés dans des chaussures noires, fermées, qui reluisaient comme de l’ébène bien huilée. De toute évidence, ces chaussures ne ressemblaient en rien à celles des Noirs, habitants normaux de la terre ferme[21].

Chaque élément part effectivement de ces « habitants normaux de la terre ferme ». Pour posséder les indices fragmentés qui les caractérisent ainsi, les « Blancs-Blancs » devaient être dotés de substituts bien extraordinaires. Ces fabulations ne relèvent pas du « normal » que l’enfant situe bien dans l’espace culturel qui est le sien, et où ne prédominent pas les exactions perverses des casernes.

En deuxième lieu, la scène décrite dans le paragraphe intitulé « Les excréments des Blancs et le village d’ordures » mérite d’être commentée à plusieurs points de vue. Les enfants, qui redoutent la prétendue invincibilité par les armes humaines, se proposent de procéder à un test d’identification, et ils recourent à des « éléments naturels » : les excréments.

En plus, le débat qui aurait pu sembler naïf acquiert, par le déplacement intellectuel, un caractère décisif. Ce qui lui confère une telle extraterritorialité est bien sûr le référent militaire du choc et du « contact ». Ils se comportent en véritables espions-éclaireurs, entraînés pour baliser (et banaliser) le terrain avant les batailles décisives en trois phases : explorer, évaluer, exécuter. En effet, la « population européenne » est protégée à l’intérieur des remparts presque inviolables : des « bataillons » prêts pour des répressions aveugles. En « pseudo-milicien » avisé et prudent, il énumère : « Ce qui entraînait la présence d’une administration militaire comprenant dix officiers et sous-officiers français et d’une administration civile comprenant un commandant de cercle, un adjoint au commandant et six ou sept agents civils français[22]. » Le texte insiste sur le nombre de « tirailleurs » chargés de la défense du quartier réservé aux Blancs.

L’énumération des chiffres et des grades n’est pas superflue, bien au contraire. Il indique bien les précautions prises afin de préserver l’ordre colonial, tout en lui conférant cet aspect d’invulnérabilité dont il avait été question dans les paragraphes antérieurs. Afin d’accéder à la compréhension d’un tel univers opaque, il fallait avant tout braver la technique de la terreur dont il s’était entouré. Ce n’est donc pas l’expérience des excréments par elle-même qui est intéressante, mais bien l’audace des enfants pour s’introduire à travers les fissures du système, pour s’en emparer et pour en ébranler la prétendue immunité. Et enfin, ils ont fini par apporter la preuve que la stratégie de terreur exhibée par l’adversaire n’avait jamais été irrésistible.

Le succès de l’opération qui a consisté à défier la loi militaire consacre par ailleurs la prééminence intellectuelle des « héros » sur leur société d’origine, car ils auront banalisé ainsi l’univers artificiel des « Blancs-Blancs ». Le chapitre concernant « L’école des Blancs » débute par un acte de « réquisition d’office », exécuté d’ailleurs par un militaire. L’intérêt de la narration consiste à montrer de quelle manière l’enfant Amkoullel heurte de front ce qui pouvait paraître comme une requête immuable selon les « Indigènes » : « Quand le toubab commande, Dieu ferme les yeux et laisse faire[23]. » Mais non seulement Amkoullel n’éprouve aucune crainte au contact de ces illusions de puissance, mais il parvient même à les désintégrer de l’intérieur. Il commence par discréditer ses objectifs réels, c’est-à-dire la colonisation, par des moyens séditieux, dissimulés sous des apparences fallacieuses :

À l’époque, les commandants de cercle avaient trois secteurs à alimenter par le biais de l’école : le secteur public (enseignants, fonctionnaires subalternes de l’administration coloniale, médecins auxiliaires, etc.) où allaient les meilleurs élèves ; le secteur militaire, car on souhaitait que les tirailleurs, spahis et goumiers aient une connaissance de base du français ; enfin le secteur domestique, qui héritait des élèves les moins doués[24].

Bien plus, le dispositif pédagogique était tel que l’idée d’envoyer un enfant dans cette école revenait à l’expédier vers « la voie la plus directe pour aller en enfer[25] ». Un véritable « malheur », déploré comme tel par tous les protagonistes. Et lorsque la véritable guerre est déclarée en Europe en 1914, les aspects les plus aléatoires de la bêtise coloniale s’en trouvent bouleversés. L’école se transforme en espace de toutes les extorsions déchaînées contre les « Indigènes ». Au lieu d’adhérer aux phraséologies qui auraient privilégié les réflexes secondaires d’aliénation, le narrateur prend conscience de la fragilité des institutions. Il en profite pour s’en dégager intégralement. Il réussit ainsi à imposer son point de vue dans l’expérience des vengeances musclées.

L’avantage du chapitre est qu’il se codifie en une sorte d’expertise morale : un « récit sur le récit de la guerre ». La réduplication permet à la narration de superposer des discours opposés, et de reproduire ainsi les réactions négatives de l’enfant Amkoullel à propos de son engagement dans « l’ordre militaire colonial ». Désormais, il aura pris ses distances. Il parvient même à préserver sa propre quête spirituelle. Épargné de la catastrophe d’une éventuelle conscription forcée, il ne mourra pas dans le procès de la persécution coloniale, à la manière de Samba Diallo par exemple. À la fin de la guerre, les subterfuges dissimulés se dissipent d’eux-mêmes. L’ordonnancement militaire s’impose partout, et la société civile sera régentée par les autorités de l’armée : « L’importance du quartier finit par retenir l’attention des autorités militaires, notamment le colonel Molard qui commandait la garnison de la ville […]. Ils proposèrent mon père pour la fonction de “ chef de quartier ”[26]. »

À partir d’une telle situation, Amkoullel comprend que pour se dégager du brouillage sournois de l’armée coloniale, il valait mieux s’en accaparer à son propre avantage. Il commence par établir des relations pertinentes avec les « incorporés » :

À cette époque, j’en vins à connaître tous les officiers et sous-officiers indigènes (comme on les appelait pour distinguer leur corps de celui des officiers et sous-officiers français) du 2e régiment de Kati. Inutile de dire que j’étais devenu — et suis resté — un expert en matière de sonneries militaires…[27] 

Il ne s’intéressera à l’histoire militaire que dans la mesure où il pourra maîtriser les méthodes du régime, et les utiliser le cas échéant contre la colonisation elle-même[28]. Il refusera de se faire embrigader pour « l’École des otages » de Gorée. L’argument invoqué se situe en droite ligne de ce mécanisme de résistance qui a marqué les faits et gestes de la Mère : « Le plus difficile pour moi fut d’aller expliquer à M. Assomption que je ne rejoindrais pas le groupe de mes camarades en partance pour Gorée, parce que ma mère ne le voulait pas[29]. » Malgré les menaces proférées, et de manière à la fois fortuite et déroutante, Amkoullel l’emporte sur la machine coloniale par un trait d’intelligence aussi rapide que saugrenu.

Il sera réquisitionné et même escorté par un garde-cercle, mais ce sera pour se rendre à Ouagadougou, à un poste qu’il avait postulé de lui-même en se servant d’une arme secrète subtilisée à l’ennemi : les « lettres de l’alphabet ». Sur son initiative personnelle, et suite à sa propre demande, il avait été « agréé comme écrivain temporaire ». En récompense suprême, il sera exempté des corvées habituelles, en même temps qu’il lui est reconnu une véritable personnalité morale. Le dépit éprouvé par le commis blanc des Affaires étrangères est à la mesure de la victoire d’Amkoullel sur la supercherie, puisqu’il dévoile la face cachée de l’école coloniale.

L’acte final ressemble parfaitement à un haut fait d’armes. Du moins, il est interprété ainsi par les protagonistes. L’hommage rendu à la mère exprime bien le triomphe de la perspicacité sur la fraude militaire d’aliénation : « Ô Kadidja, sois heureuse, car dès que ton fils quittera la ville, sa santé évadée lui reviendra totalement[30] ». Ou encore, la mythologie conquérante de l’Afrique qui est magnifiée par le regard d’une « Mère indomptable ». En définitive, Amkoullel sera considéré comme un vénérable « Monsieur Patron » à qui un militaire rend les honneurs dus à son rang. Désormais, les rôles sont inversés, car il jubile : « Un garde de cercle armé d’un mousqueton à baïonnette et six laptots gaillards attendaient les ordres[31]. »

Mû par une intuition étonnante, il donne d’ailleurs un commandement strictement militaire, avec une fierté incommensurable. Loin d’un mimétisme comique, il ajoute en supplément une injonction digne de la hiérarchie caporaliste, avant de clore le récit :

Je ne sais comment me vint automatiquement aux lèvres une formule que j’avais entendue bien des fois dans la bouche des officiers à Kati et que je prononçai d’un air sérieux, la soulignant d’un geste énergique :

« Eh bien, si tout le monde est prêt, en avant, marche ! »

Le plus grave est que, tout à coup, je me sentis bêtement fier de moi-même. Coiffé de mon casque colonial, oubliant pour un instant mon statut d’écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable, je me prenais pour un grand chef…

« Aïwa ! s’écria Mamadou Koné. Allons-y ! »[32] 

C’est ainsi que débute la conclusion de ce qu’il appelle sentencieusement « ma grande aventure de ma vie d’homme ».

« Enfants de la vengeance ou enfants sans naissance » : il n’y a pas à conclure

Après les indépendances politiques, les oeuvres littéraires majeures ne s’écartent pas totalement de ce cheminement thématique. Cependant, elles vont modifier les thématiques des confrontations militaires en thématiques d’affrontements idéologiques. Le « champ des batailles décisives » sera désagrégé par la force des actes politiques eux-mêmes, à la suite de l’institution des « Partis uniques ». Les militants qui brandissent les mitraillettes et les kalachnikov se réclament d’un marxisme intransigeant ou d’un nationalisme conquérant. Toutefois, de part et d’autre, la « guerre » demeure l’argument le plus déterminant. Leurs combats prennent souvent les allures d’une « lutte à mort contre le destin ». Il suffira de relire les récits féroces de Charles Nokan, Violent était le vent (1966), de Dongala, Un fusil dans la main, un poème dans la poche (1973), ou encore celui de Mande-Alpha Diarra, Sahel, sanglante sécheresse (1981), jusqu’à Saint Monsieur Baly de Williams Sassine (1973).

Ensuite, viendront les turpitudes des « Colonels » métamorphosés en « Guides suprêmes » par les effets des coups d’État militaires, à travers les romans de Sony Labou Tansi, de Fantouré ou de Kourouma, les mieux connus de ces dernières années. Et puis encore les « Seigneurs de la guerre » entraînant dans leurs sillages de sang des rébellions absurdes. Et encore d’autres rébellions qui ressemblent aux arrière-gardes des ultimes guerres coloniales. Des cruautés, des génocides, et toujours les thématiques abominables des « enfants-soldats ». Comme si le cycle de la mort ne devait plus jamais s’arrêter…