Corps de l’article

Tout comme les femmes handicapées, les personnes ayant des problèmes majeurs de santé mentale constituent une population vulnérable aux sévices et aux abus (M.S.S.S., 1989, Comité de travail, 2002). Au Québec, il n’y a pas eu de recherches spécifiques sur le sujet. Toutefois, Knowles (2000) a constaté à partir d’entrevues réalisées auprès de 60 personnes schizophrènes de Montréal, et ce, sans avoir sollicité de façon spécifique des histoires d’abus, que les « fous » ne sont pas dangereux, mais… « endangered and this theme is strongly present in the stories they tell and in the analysis of their social (spatial) management described in this volume » (Knowles, 2000, 136).

Dans une recherche non dirigée sur les histoires de violence, trois des sept femmes interrogées sur leurs perceptions suite à une hospitalisation contre leur gré en milieu psychiatrique en Montérégie, révélaient avoir été victimes de violences et d’abus (Morin, 2002). Le présent article se propose de tracer le portrait de la littérature scientifique portant sur le vécu de sévices sexuels et physiques des femmes ayant des problèmes graves de santé mentale.

La recension des écrits remonte en 1984 date de publication de la première recherche sur le sujet (Carmen et al., 1984). Les publications recensées, essentiellement américaines, nous permettent d’identifier une évolution de l’intérêt du sujet. Ainsi, de quelques articles publiés en une dizaine d’années, on en retrouve deux ou même trois par année avec un essor particulier durant la deuxième moitié des années 90. Cette tendance s’observe dans les études recensées pour notre recherche, mais aussi plus généralement dans la littérature sur le sujet. Elle semble lier à un contexte clinique bien spécifique, soit l’importance de plus en plus grande accordée au trouble de stress post traumatique (Mueser et al., 2002) de même qu’à un intérêt soutenu en regard de la violence faite au femme. Ainsi l’enquête sociale et de santé réalisée au Québec en 1992-1993 a révélé que 47 % des Québécoises rapportent avoir été victime de violence masculine. Pour ce qui est des agressions à caractère sexuel, l’enquête de Statistique Canada (1993) rapporte que 34 % des Québécoises de 18 ans et plus ont été victimes d’au moins une agression sexuelle avant d’atteindre l’âge de 16 ans ; les jeunes femmes sont particulièrement à risque (MSSS, 2001). L’Organisation mondiale de la santé signale aussi dans un rapport que les femmes ayant des problèmes de santé mentale sont aussi à risque.

« … les antécédents de victimisation ne sont pas systématiquement recherchés au cours de l’anamnèse et les femmes ont des réticences à révéler avoir été victimes d’actes de violence si le médecin ne leur pose pas directement la question ».

Astbury, 2001, 96

Malgré des variations parfois significatives des résultats, les chercheurs s’entendent pour dire que le phénomène fait bel et bien partie du vécu des personnes souffrant de troubles mentaux graves, particulièrement des femmes. Dans l’optique d’une meilleure compréhension du vécu des femmes souffrant de troubles mentaux graves et d’une adaptation des services de santé et de services sociaux à cette réalité, il importe donc que ce vécu soit non seulement connu mais pris en considération par tous les acteurs du système.

Nous présenterons tout d’abord une synthèse des définitions des sévices sexuels dont les variations entraînent entre autre, une difficulté d’estimer l’ampleur du phénomène (Craine et al., 1988, 303). Suivront une analyse des composantes méthodologiques et une description [1] des résultats des dix-huit recherches quantitatives de ces deux dernières décennies. Ces recherches provenant de bases de données bibliographiques pertinentes ont permis de couvrir tant les recherches publiées dans les revues médicales, infirmières, psychologiques que des science sociales. Notre connaissance du sujet nous a également permis d’obtenir des textes peu diffusés. Finalement nous discutons les implications de ces recherches pour la pratique au Québec.

Définitions des sévices sexuels et des abus physiques

La nature des sévices varie selon les caractéristiques sexuels ou physiques ; chaque catégorie propose des définitions distinctes selon l’âge de la victime : enfant/adulte. Communément, les sévices physiques pendant l’enfance sont déterminés comme étant le fait d’avoir été battu ou attaqué par un adulte, et cela avant l’âge de 18 ans (Lipschitz et al., 1996, 190 ; Goodman et al., 2001, 621). Goodman définit la violence et les abus physiques comme suit :

« un acte intentionnel, destiné à produire une douleur intense ou des blessures, incluant : gifler à répétition, donner des coups de pieds, mordre, brûler, battre, ou menacer avec ou utiliser des armes ».

Goodman et al., 1997, 685

Parmi les critères les plus souvent retenus pour définir les sévices sexuels pendant l’enfance se retrouvent les caresses, le contact sexuel oral, anal, vaginal, les attouchements des parties génitales de l’enfant, le fait de contraindre l’enfant à toucher les parties génitales de l’agresseur, le contraindre à regarder quelqu’un se masturber, etc. En général, ces sévices sont subis avant l’âge de 16 ou 18 ans et l’agresseur doit avoir au moins 5 ans de plus que la victime pour que ce soit considéré comme appartenant à l’enfance (Brière, 1984 ; Lipschitz et al., 1996, 190 ; Craine et al., 1988, 301 ; Goodman et al., 1997, 685 ; Goodman et al., 2001, 621). Les sévices sexuels envers les adultes sont déterminés sensiblement selon les mêmes critères, avec mention généralement, du mot « viol » ou « pénétration forcée », et bien entendu, subis après l’âge de 16 ou 18 ans (Lipschitz et al., 1996, 190 ; Goodman et al., 1997, 685 ; Goodman et al., 2001, 622). Mis à part le type d’abus, d’autres critères sont parfois pris en compte : la fréquence des comportements violents subis, leur intensité, et de plus en plus souvent, les chercheurs examinent les sévices de la dernière année.

Alors que certaines personnes ne sont victimes que d’une expérience abusive unique et ponctuelle, d’autres y sont soumises de façon répétitive, subissant de multiples agressions étalées tout au long de leur vie. Ce phénomène particulier qualifié de re-victimisation touche particulièrement, de par leur vulnérabilité, les femmes souffrant de troubles mentaux graves. Ainsi, Goodman obtient une probabilité de re-victimisation à l’âge adulte de .97 dans l’échantillon de femmes sans domicile fixe souffrant de troubles graves et persistants, lorsque ces femmes avaient subi des sévices physiques ou sexuels pendant l’enfance (Goodman et al., 1995, 474). Mueser et Goodman notent que 98 % des femmes de leur échantillon (N = 122) (N = 153) ont été l’objet d’au moins un événement traumatisant au cours de leur vie et rapportent en moyenne avoir été l’objet de 3.5 différents types d’expériences traumatisantes (Mueser et al., 1998, 496). Si l’on prend en considération la forte association entre les sévices sexuels pendant l’enfance et le nombre de types de traumatismes et de PSTD, il semblerait que l’abus sexuel pendant l’enfance accroisse la vulnérabilité d’exposition à de subséquents traumatismes au cours de la vie, résultant en un phénomène de victimisation secondaire (Polusny et Follette, 1995).

En effet, un autre phénomène qui est particulier à la population étudiée est celui de la victimisation secondaire. La personne revit mentalement le traumatisme par le biais notamment de flash-backs ou de cauchemars récurrents. Gaudrault explique que la victimisation secondaire fait référence à la douleur et aux blessures psychologiques de la victime, et en somme, ne seraient que les conséquences indirectes du crime vécu (Gaudrault, à paraître). Un certain nombre de recherches essentiellement qualitatives, constatent que ce phénomène se produit en milieu hospitalier psychiatrique ainsi qu’en institutions ou maisons de jeunesses (Gallop et Everett, 2000). Les expériences traumatisantes d’isolement et de contention sont particulièrement mises en évidence dans ces études (Frueh, et al., 2000 ; Gallop et al., 1999 ; Carmen et Rieker, 1998).

Considérations méthodologiques

Les recherches traitant des taux de victimisation physique et sexuelle chez les personnes souffrant de troubles mentaux graves et persistants abordent parfois de sujets connexes tels le trauma (PTSD en particulier), les abus pendant l’enfance, les symptômes associés à la violence chez ces personnes. Ils ne ciblent donc pas tous une population strictement adulte et féminine comme le fait notre étude. Cependant, ils apportent à notre sujet de précieuses informations à prendre en considération afin de mieux saisir le phénomène.

L’analyse des études permet d’identifier une évolution méthodologique, c’est-à-dire que les sujets traités deviennent de plus en plus précis. Au début des années 80, ils étaient plutôt généraux, la préoccupation des chercheurs se situant principalement au niveau de l’occurrence statistique des abus. Ainsi, l’aspect quantitatif et statistique, même s’il reste omniprésent dans les travaux plus récents, semble relégué au deuxième rang et de nouvelles préoccupations prennent le devant de la scène. Il ne s’agit plus de prouver l’existence de l’abus au sein d’une population souffrant de troubles mentaux graves, mais bien de pouvoir en décrypter les circonstances, les conséquences, les facteurs de risques et les corrélés. Les aspects qualitatifs de l’abus sont examinés avec une précision accrue et des critères variés et pertinents sont pris en compte. La fréquence, le type de sévices, les circonstances, la nature de l’agresseur, les pathologies associées, les données socio-démographiques, les abus de substances — alcool et/ou drogues, les relations de l’individu avec son entourage, la dynamique familiale et les problématiques parentales, les perceptions de l’abus et du corps sont tous des exemples de critères examinés.

L’utilisation des instruments de mesure standardisés ainsi que les définitions plus homogènes s’inscrivent également dans l’évolution de la recherche. Un des instruments souvent retrouvés particulièrement dans les recherches de Goodman, est le Conflict Tactics Scale ainsi que sa version révisée, développée par Strauss et al. en 1996. Il s’agit sans doute d’une réponse aux limites constatées des recherches antérieures qui ne permettaient ni généralisations ni comparaisons. Les échantillons étaient trop spécifiques, les définitions et critères utilisés trop divergents d’une étude à l’autre. De plus, les outils méthodologiques, selon leur nature — entretiens, questionnaires, questions spécifiques et très comportementales ou autres — permettaient d’obtenir des résultats particulièrement bas — « underreporting », ou au contraire, particulièrement hauts — « overreporting » —, ne reflétant donc pas nécessairement la réalité (Goodman et al., 1997). Après avoir constaté ces limitations, les chercheurs semblent donc avoir tendance à essayer de les résoudre et à favoriser une mise en commun de leurs recherches et résultats.

Nous retrouvons ainsi des échantillons de plus en plus variés, provenant de milieux urbains aussi bien que ruraux, de différents états plutôt qu’uniquement un ou deux centres de santé mentale ou hôpitaux au sein d’une même location géographique, différentes origines ethniques, différents spectres socio-économiques et culturels, incluant les personnes sans domicile fixe, un groupe suivant un programme dans le cadre d’une ordonnance de la cour, en passant par les sujets faisant partie d’un échantillon de plus de 700 personnes dans le cadre d’une recherche plus large sur les conduites sexuelles à risque (Goodman et al., 1995 ; Goodman et al. 1997b ; Hiday et al., 1999 ; Goodman et al., 2001). Par ailleurs, l’analyse des données se veut elle aussi plus pointue ; nous retrouvons donc des analyses complexes. A titre d’exemple, nous examinons si les personnes abusées à l’âge adulte sont les mêmes qui rapportent aussi des abus pendant l’enfance (Cloitre et al. 1996 ; Sahay et al., 2000 ; Coverdale et al., 2000). La présente recherche vérifie aussi si l’abus est corrélé ou non à certaines pathologies plutôt qu’à d’autres, si il y a ou non un diagnostic secondaire de stress post traumatique (Mueser et al., 1998 ; Sahay et al., 2000,), si l’hospitalisation ou la consultation actuelle est reliée ou pas à un abus récent (Goodman et al. 1995 ; Cascardi et al., 1996 ; Goodman et al., 1997b ; Hiday et al., 1999 ; Goodman et al., 1999 ; Coverdale et al., 2000 ; Goodman et al., 2001), si l’on retrace ou non des abus de substance chez la victime, l’agresseur, ou même chez les parents de la victime (Rose et al., 1991).

Il faut aussi mentionner que les investigations sont de plus en plus détaillées par rapport aux circonstances des expériences abusives, avec de l’information spécifique concernant l’agresseur — connu/inconnu, armé/non armé, le lieu de la victimisation — domicile, lieu public ou résidence (Mueser et al., 1998 ; Buila et Marley, 2001). Les dossiers sont aussi examinés pour des fins de vérification des diagnostiques, des données démographiques et, dans certains cas, pour noter si la présence d’abus avait ou non été identifiée et éventuellement prise en compte par les professionnels impliqués auprès des victimes (Carmen et al., 1984 ; Craine et al., 1988 ; Cloitre et al., 1996 ; Lipschitz et al., 1996 ; Goodman et al., 1999).

Synthèse des recherches

Sur dix-huit recherches présentées, dix étudient les sévices non seulement sexuels mais aussi physiques pendant l’enfance. Huit études se penchent simultanément sur l’enfance et l’âge adulte et examinent donc les abus sur toute une trajectoire de vie. Six des 18 recherches examinent si les sévices ont été commis récemment, allant de 2 ans à 1 mois avant l’entretien. Seules 6 études utilisent des échantillons strictement féminins.

Les statistiques concernant les sévices sexuels pendant l’enfance chez les femmes varient de 12 % (Cloitre et al., 1996) à 65 % (Goodman et al., 1995). Il est intéressant de noter ici que les mêmes recherches sont à mentionner concernant les extrêmes pour les résultats des sévices physiques pendant l’enfance pour les femmes. L’écart est également très large, et varie entre 15 % (Cloitre et al., 1996) et 87 % (Goodman et al., 1995). C’est une reproduction typique des écarts que nous retrouvons dans la littérature. Dans ce cas précis, la spécificité de l’échantillon de Goodman pourrait expliquer cette différence ; il s’agissait de femmes sans domicile fixe souffrant de troubles mentaux graves. Selon les auteurs, cette victimisation particulièrement élevée ferait même partie de leur réalité quotidienne. Notons également que des instruments de mesure standardisés sont utilisés par Goodman, alors que Cloitre et al. utilisent un entretien composé de 425 questions fermées qu’ils ont développé. Ils discutent de la validité des résultats obtenus et conviennent que les statistiques des abus à l’enfance et à l’âge adulte sont sensiblement plus basses en comparaison à d’autres études. Pour expliquer ces variations, ils suggèrent que les définitions utilisées ainsi que les questions posées lors des entretiens étaient moins spécifiques que celles utilisées dans d’autres études (Cloitre et al., 1996).

Pour les sévices sexuels pendant l’enfance, les statistiques qui reprennent les résultats pour les hommes et les femmes ensemble varient entre 18,4 % (Coverdale et Turbott, 2000) et 44,7 % (Mueser et al., 1998). Coverdale, qui utilise des entretiens structurés, obtient des résultats inférieurs à ceux d’autres auteurs américains, notamment Mueser, mentionné dans son article. Les résultats de Coverdale démontrent que son échantillon a subi plus d’abus à l’âge adulte que pendant l’enfance, que ce soit pour les abus physiques ou sexuels. Les personnes abusées dans l’enfance sont cependant plus susceptible d’être abusées à l’âge adulte. Coverdale remet en question la validité de ses résultats, et mentionne que selon Dill, dans un contexte d’aide pour leurs problèmes en psychiatrie, les patientes peuvent être susceptibles de sous-rapporter les sévices vécues (Dill et al., 1991 ; Coverdale et Turbott, 2000). Pour les abus physiques pendant l’enfance — hommes et femmes confondus — Coverdale obtient également le taux le plus bas. Ces taux vont de 11,4 % (Coverdale et Turbott, 2000) à 39 % (Rose et al., 1991). Rose estime que le fait de provenir de familles ayant des problèmes d’abus d’alcool influencerait directement la probabilité de subir des sévices physiques et sexuels pendant l’enfance. Il note aussi que 26 % de son échantillon avait subi les deux formes d’abus pendant l’enfance.

Pour les sévices physiques pendant l’enfance subis par les hommes, les résultats varient entre 17,2 % (Mueser et al., 1998) et 58,1 % (Goodman et al., 2001). Ces auteurs notent une plus grande tendance chez les femmes à subir des abus sexuels durant l’enfance et à l’âge adulte contre une plus forte tendance chez les hommes à subir des attaques armées, ou à avoir été témoins de meurtres ou de blessures graves. Il faut noter que l’étude de Mueser s’intéressait plus particulièrement au PTSD qu’aux statistiques relatives aux abus. Il s’agit d’une étude publiée vers la fin des années 90 où la tendance à étudier des critères associés est plus présente.

Cloitre (1996) examine les sévices sexuels à l’âge adulte en rapportant 22 % d’abus sexuel chez les femmes adultes, et à l’autre extrême, Goodman et al. (1995) avec 76 %. Nous retrouvons à plusieurs reprises Goodman, avec son étude publiée en 1995 à l’extrême supérieure, par rapport aux résultats des autres recherches. L’échantillon de Goodman combinait deux critères : des femmes sans domicile fixe et souffrant de troubles mentaux graves. Il s’agit donc d’une population particulièrement vulnérable. D’autre part, ils examinent d’autres explications justifiant l’obtention de résultats si élevés et alarmants. Ils notent entre autres, l’utilisation d’instruments de mesures fortement comportementaux, évitant les mots pouvant porter à confusion et subjectifs. En effet, un certain nombre de femmes ne qualifie pas nécessairement leurs expériences comme abusives ou violentes, alors que selon les critères définis par les auteurs, elles le sont sans équivoque. Une mesure comportementale a donc permis de cibler avec plus de précision le nombre d’abus et de sévices auprès de cette population. Les auteurs demeurent critiques par rapport à ces résultats extrêmement élevés et reconnaissent la possibilité qu’ils soient dus à certaines limitations. Aussi, ces résultats pourraient être biaisés par le grand nombre de femmes souffrant de troubles mentaux graves qui peuvent être victimes d’hallucinations de nature sexuelle, augmentant l’incidence d’abus sexuels notés dans cet échantillon.

Finalement, dans la catégorie des abus sexuels à l’âge adulte, notons que pour les hommes, aussi surprenant que cela puisse paraître, les résultats varient de 1 % (Buila et Marley, 2001) à 47.6 % (Goodman et al., 1999). Buila et Marley (2001) rapportent un taux particulièrement bas. Ils mentionnent que certaines limitations auraient pu influencer les résultats, particulièrement ceux concernant les sévices sexuels chez les hommes. La méthode serait ici en cause puisqu’il s’agissait d’un questionnaire envoyé par la poste aux personnes intéressées à participer ayant de leur propre initiative, contacté les chercheurs. Ainsi, certains participants auraient rapporté plus ou moins d’expériences en tant que victimes, ce qui serait le cas des hommes en ce qui concerne les sévices sexuels à l’âge adulte. Les résultats de Goodman provenant d’une étude de 1999, visaient à examiner la fiabilité des rapports de victimisation et de PTSD chez les personnes souffrant de troubles mentaux graves. Il est particulièrement intéressant de mentionner qu’au deuxième temps, il ne restait plus que 19 % du même échantillon qui rapportait des sévices sexuels à l’âge adulte ! Les hommes de l’échantillon ont eu tendance à rapporter plus d’abus sexuels lors du premier entretien que lors du deuxième, et cela pour les deux catégories examinées par les auteurs — depuis l’âge de 16 ans et lors de la dernière année. Goodman suggère que la victimisation sexuelle à l’âge adulte pourrait s’avérer encore plus humiliante et gênante pour les hommes que pour les femmes. Le fait de rapporter ces abus lors du premier entretien aurait été tellement bouleversant que les hommes auraient eu tendance à ne plus rapporter l’abus lors du deuxième entretien.

Ces deux mêmes recherches ont aussi été effectuées auprès des femmes, cette fois, en ce qui concerne les sévices physiques à l’âge adulte. Les résultats de Goodman et al. (1999) sont particulièrement élevés : 93,1 % ; et l’autre extrémité, Buila et Marley (2001) rapportent 13,2 %. Rappelons ici que l’échantillon de Marley et Buila qui était « self-selected » avec la méthode de mesure utilisée, constitue une limite majeure de cette recherche. Quant à Goodman, le chiffre de 93,1 % reflète le taux des femmes ayant rapporté des sévices physiques depuis l’âge de 16 ans au premier entretien. Au deuxième entretien, notons que ce chiffre est légèrement à la baisse : 89,7 %. Ces taux demeurent cependant très élevés. Goodman note une fiabilité très élevée pour les résultats obtenus pour les femmes, que ce soit pour l’occurrence des abus ou pour leur sévérité. Toutefois, si la fiabilité des résultats est confirmée pour cet échantillon, cela n’induit pas nécessairement la validité des résultats, qui peuvent rester consistants au fil du temps, sans pour autant être exacts et valides (Goodman et al., 1999).

Pour les sévices physiques envers les hommes, à l’âge adulte, nous retrouvons encore une fois Buila et Marley (2001) avec 10.5 % et une étude de Goodman (2001) avec 79.3 %. Cette dernière étude est particulièrement intéressante de par son échantillon large et varié, réparti sur quatre états américains. Les résultats sont tirés d’une étude plus large sur les comportements sexuels à risque et les maladies sexuellement transmissibles chez les personnes souffrant de troubles mentaux graves et persistants. Les instruments de mesure étaient standardisés. L’échelle de mesure physical assault subscale du Conflict Tactics Scale 2 a été utilisée. Les définitions d’abus physique et sexuels incluaient de nombreux critères et étaient larges. Goodman note que ses résultats demeurent consistants avec ceux d’autres recherches et confirment la vulnérabilité particulière des personnes souffrant de troubles mentaux graves et persistants. Notons que l’abus physique et l’abus sexuel pendant l’enfance sont fortement corrélés avec l’abus physique et/ou sexuel lors de l’année précédant l’entretien dans son échantillon. La victimisation semblerait alors constituer une norme, avec 87 % des femmes et hommes rapportant avoir été attaqués physiquement ou sexuellement tout au long de leur vie.

Finalement, si nous examinons l’abus sur toute une trajectoire de vie, qu’il soit sexuel ou physique, les statistiques restent extrêmement élevées. Pour les femmes, Coverdale et Turbott (2000) obtiennent 34.8 % et Goodman et al. (1995), 97 % dans leur échantillon de femmes sans domicile fixe. Pour les hommes, Coverdale et Turbott (2000) obtiennent 12 % et Goodman et al. (2001) cette fois, rapportent 86.7 %.

Les femmes constituent donc une population hautement vulnérable et particulièrement celles qui sont victimes de sévices sexuels ou physiques qui commencent parfois dès l’enfance pour s’étaler sur toute la vie. Mêmes les études qui rapportent des taux de victimisation les plus bas demeurent alarmantes. Les écarts souvent significatifs entre les différentes études peuvent être analysés de diverses manières. Toutefois, rappelons ici que la méthode de mesure influe grandement sur les résultats obtenus. Les entretiens structurés avec les participantes résultent généralement dans l’obtention de taux de victimisation plus élevés que lorsque seulement des questionnaires sont utilisés. Notons également que la formulation des questions et le choix des mots influencent fortement les résultats. Les abus physiques ou sexuels ne sont pas perçus de manière analogue d’une personne à l’autre. Ainsi, des questions formulées en terme de comportement indiquent des taux de victimisation plus élevés que des termes tels « abus sexuel » ou « viol », par exemple. Par ailleurs, la nature de l’échantillon et la façon dont il a été sélectionné demeurent des critères qui influencent en particulier les résultats.

Implications pour la pratique

La recension des écrits met en évidence la grande vulnérabilité des personnes souffrant de troubles mentaux graves et plus spécifiquement, les femmes. Il est donc important que les différents acteurs du système en prennent acte et agissent en conséquence. Un premier colloque tenu sur cette thématique a réuni près de 175 personnes en 2003. Nous estimons que le réseau de la santé et des services sociaux à tous ses paliers d’intervention, doit mettre sur pied un plan cohérent de travail intégrant tant les aspects de la recherche, de la formation que de la dispensation des services. Par exemple, la Division Société, Femmes et Santé, un département au sein de la Faculté de médecine de l’Université de Toronto comprend cinq éléments du programme de santé mentale dont :

  • la création d’un programme global de soins cliniques, de recherche et d’éducation spécifiques aux besoins des femmes en matière de santé mentale ;

  • l’intégration des principes féministes au sein des approches théoriques existantes dans les soins psychiatriques

  • l’élaboration de modèles de formation à l’intention des professionnels de la santé. Ces modèles doivent tenir compte des facteurs sociaux contribuant à la santé des femmes et mettre l’accent sur des modalités de traitement qui répondent davantage aux besoins des femmes.

Un aspect bien connu de la littérature concerne en effet les connaissances des intervenants, leur prise de conscience du problème et son ampleur. À partir du moment où la réalité de ce phénomène est acceptée et prise en compte, des formations spéciales devraient être mises à la disposition des intervenantes. Leur curriculum universitaire devrait lui aussi reconnaître cette réalité et les préparer à mieux soutenir ces femmes. Il s’agit en effet d’une réalité tragique pour ces femmes d’autant plus que cela prend habituellement un long cheminement avant de parler et d’aborder un vécu traumatique.

Il ne s’agit cependant pas uniquement d’une question de savoir et de connaissance. Certaines professionnelles de la santé seront plus à l’aise que d’autres à intervenir auprès de cette clientèle. Le vécu et la facilité des intervenantes sont des éléments qui entrent donc en jeu. Une étude de Gallop, publiée en 1998, dans cinq provinces, examine le vécu des infirmières en psychiatrie lorsqu’elles travaillent auprès de clientes ayant subi des sévices sexuels. La majorité des 2413 infirmières interrogées estime qu’il est impératif de recevoir une formation pertinente ; aussi, elles s’entendent pour dire qu’il est important de poser des questions portant sur les sévices. Les infirmières étaient par contre hésitantes quant au moment le plus propice pour poser ce genre de questions (Gallop et al., 1998).

Malgré qu’il soit plus probable d’avoir été victime de violence que d’être aux prises aux hallucinations, Carmen et al. (1984) ont indiqué que les intervenantes continuaient à poser des questions portant sur les hallucinations plutôt que les abus. Il faut rappeler que lors de l’anamnèse, les questions portant sur un passé de sévices valident le vécu de la personne qui souvent le réprime. Discuter et exprimer des sentiments reliés à ces expériences abusives est particulièrement important non seulement pour qu’un processus de guérison s’enclenche, mais également pour éviter les conséquences reliées à la répression de ce vécu (Rose et al., 1991).

Le déni de l’existence d’un vécu abusif peut entraîner de faux diagnostics et une grande confusion en cours de traitement ; l’abus de substance, l’automutilation, sont aussi des comportements des personnes se présentant aux urgences des services psychiatriques (Rose et al., 1991). Goodman et al. (1995) estiment que le manque d’investigation ou la non-reconnaissance de l’abus peut en soi constituer une forme de victimisation secondaire.

Une fois les victimes identifiées, d’autres recommandations sont à prendre en compte et une nouvelle étape peut commencer dans le traitement. Goodman et al. (1995) estiment que les petits groupes seraient plus efficaces pour aborder les questions relatives à la victimisation, ses effets ainsi que les différentes façons de vivre avec un passé abusif. Apprendre aux victimes à faire face aux situations dangereuses, à utiliser des stratégies dans la vie quotidienne, à gérer leur peurs, et à développer des relations de support à l’intérieur et à l’extérieur du groupe, en particulier avec d’autres femmes, sont des aspects importants de la reconnaissance de la victimisation et du processus de guérison (Browne, 1993b ; Goodman et al., 1995). Whipp (2003) a travaillé avec des patientes d’un hôpital psychiatrique de Vancouver afin qu’elles soient plus en mesure d’établir leur sécurité personnelle et de prendre en charge leur santé mentale. Le milieu psychiatrique ne constituait pas un endroit où les femmes se sentaient en sécurité pour commencer un travail de recherches de souvenirs ; il a donc été décidé à cet hôpital, de débuter le programme au stade initial de la guérison, soit la sécurité personnelle. Il est essentiel à cette étape, de tenter d’obtenir la participation de femmes qui se sont rétablies de tels traumatismes lors de l’élaboration de programmes de soins.

Gallop et Everett (2001) dans The Link Between Childhood Trauma and Mental Illness, informent les professionnels de la santé d’un certain nombre d’interventions pertinentes : comment aborder la question de l’abus ; à quel moment ; comment réagir face aux aveux d’une victime ; quel plan d’action privilégié ; comment écouter les victimes ; comment les aider, etc. Certains modèles de traitements, comme la thérapie cognitivo-comportementale et la thérapie de groupe sont aussi suggérés.

Les implications pour la pratique ne se limitent pas seulement au milieu psychiatrique mais concernent aussi le suivi dans la communauté. L’habitat nous inscrit dans un territoire et un mode d’existence social. Les notions de contrôle, de liberté et plus particulièrement de sécurité sont au coeur de la définition de l’habitat. Pourtant, la maison comme lieu de pouvoir a été très peu analysée ; la maison comme paradis est une thèse beaucoup plus connue que la maison comme lieu de violences (Sebley, 1995).

« La probabilité qu’une femme qui dévoile une agression sexuelle ait été attaquée chez elle — dans son logement — est très élevée. […] Lorsqu’une femme est agressée à son domicile, son intégrité est menacée et son sentiment d’insécurité l’appellent à quitter ce logement ».

Tremblay, 2001

Le rapport au logement se voit donc renversé ; la sécurité initiale se transforme en une source d’insécurité constante.

« abuse often happened initially in a trauma survivor’s childhood home or in the home of a trusted caregiver ; thus the experience of « home » and expectations for home life are forever colored by the abuse experience ».

Debout, 2001, 47-48

L’instabilité résidentielle se voit donc fortement influencée par les épisodes de violence. La sécurité associée à l’habitat peut être détruite par le traumatisme lié à l’agression (Bridgman, 2002). Dans une étude sur la représentation du foyer auprès de femmes itinérantes, Tomas et Ditmar (1995) ont signalé que « for the homeless women the majority of moves had been made to avoid abuse and social services relocalisations. » Le fait d’être victime d’abus à l’intérieur même de cet endroit provoque un traumatisme qui vient transformer le rapport de l’habité à son habitat :

« Recognizing how the after-affects of trauma have contributed to residential instability, reframing these problematic behaviours as coping strategies and promoting the development and application of new-self-management skills in the housing environment represent unique opportunities, and indeed responsibilities for supportive housing providers ».

Debout, 2001, 47

Conclusion

L’intérêt croissant du sujet permet à la fois de confirmer la présence du problème, d’identifier les populations à risque et les facteurs associés à la victimisation physique et sexuelle des personnes souffrant de troubles mentaux graves et persistants. Malgré l’évolution notable des recherches, les généralisations demeurent toutefois difficiles à effectuer. Les échantillons, les pathologies sévères dont souffrent les personnes concernées, ainsi que les conditions de vie dans lesquelles elles évoluent, restent particulièrement spécifiques. Certains facteurs de risque sont toutefois identifiés et permettent de mieux travailler sur le terrain, d’intervenir plus efficacement et surtout, de prévenir de nouvelles victimisations. Ainsi les femmes itinérantes souffrant de troubles mentaux graves constituent un sous-groupe particulièrement à risque. De même, les personnes avec un diagnostic de troubles de personnalité sont identifiées dans les recherches comme étant à risque d’avoir été victimes de sévices et de violences. Les femmes qui ont vécu de la violence sexuelle durant l’enfance subissent infiniment plus de violence à l’âge adulte.

Notre pouvoir d’action commence ainsi dans les institutions, les hôpitaux, les maisons de jeunesse auprès des intervenants et des professionnels de la santé mentale. Concrètement, cela se traduit par des outils éducatifs et psychologiques à la disposition des intervenants, de l’aide pour les victimes, des solutions alternatives à la médication forcée, à l’isolement et à la contention dans le but d’éviter une victimisation secondaire. La confiance, la dignité, le pouvoir constituent des éléments indissociables du processus de guérison.