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Les réflexions exploratoires qui suivent se fondent sur mes recherches qui, depuis 20 ans, concernent l’industrie au Japon. Elles m’ont permis d’étudier la façon dont les entreprises japonaises utilisent le travail et les technologies de production, et de prendre connaissance de la littérature sur les systèmes techniques et le régime d’entreprise (voir bibliographies dans Bernier, 1995b et 2000). La question posée dans cet article au sujet de la possibilité de développer aujourd’hui des techniques industrielles adaptées aux êtres humains découle de ces recherches, mais elle s’inspire aussi des travaux d’Augustin Berque sur l’écoumène en tant qu’extériorisation du corps des humains, entre autres par la technique (Berque 2000 : 96-102). Les écrits d’Howard Rosenbrock, qui a développé une théorie des techniques adaptées aux capacités humaines et a conçu des machines dans cet esprit, sont aussi essentielles à la réflexion qui suit (Rosenbrock 1990).

L’article débute avec un rappel historique des techniques industrielles et surtout de ces métasystèmes industriels que sont le taylorisme et le fordisme. Cet examen sera suivi d’une analyse des critiques marxistes de la technique industrielle, qui servira d’introduction aux contextes sociohistoriques de la technique. En troisième partie, nous analyserons les positions de Rosenbrock quant au développement possible de techniques industrielles adaptées à l’humain. La quatrième section posera la question de l’utilisation des techniques industrielles au Japon, pour voir si, comme le suggèrent Kenney et Florida (1993a et b), cette utilisation modifie essentiellement les modèles tayloriste et fordiste occidentaux en faisant appel aux capacités intellectuelles des utilisateurs. En conclusion, nous reviendrons sur la possibilité, dans l’environnement capitaliste actuel, de développer des techniques axées sur l’humain.

Les réflexions qui suivent se concentrent sur les techniques de production industrielle, qui n’épuisent pas toutes les manifestations techniques dans le monde actuel, mais qui n’en constituent pas moins une manifestation importante. L’analyse porte sur les questions sociales et techniques, mais les aspects les plus « techniques » sont généralement laissés de côté, sans pour autant être complètement écartés puisqu’ils sont essentiels à une réflexion sur le lien entre technique et êtres humains.

La technologie industrielle

L’histoire de la technique, si nous la dessinons à grand trait, éloigne progressivement les outils des fonctions corporelles (Leroi-Gourhan 1964, II : 41-42, cité dans Berque 2000 : 97). La production industrielle mécanique, par l’utilisation de sources d’énergie comme la machine à vapeur ou l’électricité, a décuplé la productivité des travailleurs et permet désormais à chacun de produire infiniment plus que ses prédécesseurs. La production industrielle a entraîné la « libération » des contraintes « naturelles » liées au fait que les travailleurs sont des humains avec des capacités physiques limitées. Par la même occasion, elle a éliminé le lien immédiat entre capacités physiques humaines et machines.

Les techniques industrielles les plus récentes, c’est-à-dire les systèmes automatisés à l’aide de la microélectronique (robots, ateliers flexibles, etc.), portent à un degré extrême la séparation de la technique et du fonctionnement du corps humain. Dans ce cas, à l’inverse de la production industrielle antérieure, le contact physique avec la matière et avec les machines productives s’amenuise (comme pour les machines-outils à contrôle numérique ou certains robots) voire disparaît, le travailleur n’étant en contact qu’avec un ordinateur (dans les centres d’usinage, les ateliers flexibles, les systèmes de conception-production par ordinateur [CAD/CAM] ou les systèmes industriels intégrés par ordinateur) (Bernier 1995a). Les systèmes de production automatisés à l’aide de l’électronique achèvent en quelque sorte le processus de séparation entre travailleur et matière amorcé avec la division entre travail et manufacture et développé dans la production industrielle.

Paradoxalement, selon certains, les systèmes informatiques pourraient redonner aux humains les moyens de contrôler les techniques (Rosenbrock 1990). On y reviendra plus loin. Comme tous les systèmes techniques, les systèmes industriels les plus récents constituent une « extériorisation au moyen d’un dispositif technique [qui] s’accompagne d’une intériorisation simultanée de ses modalités de fonctionnement » : les systèmes techniques informatisés, comme toute technique, s’accompagnent d’« une accoutumance et une appropriation mutuelles » entre l’humain et son milieu, ici le milieu technique (Picon 1998 : 33, cité dans Berque 2000 : 206).

L’analyse des systèmes techniques industriels doit distinguer entre, d’une part, les systèmes concrets, c’est-à-dire un ensemble de machines complémentaires, entraînant des conséquences sur les modes d’organisation du travail et les relations sociales dans le travail (Hughes 1987) et, d’autre part, une définition plus abstraite, plus générale des principes d’utilisation des techniques. Le premier cas fait référence, par exemple, aux ateliers flexibles et à leurs implications organisationnelles et sociales. Le second se rapporte à des réflexions plus générales sur l’utilisation des techniques dans la production, autrement dit, à des métasystèmes, à des élaborations indépendantes de systèmes concrets et applicables à une diversité de cas. On peut voir ce type d’élaboration dans les écrits de W. F. Taylor ou dans les principes théoriques établis à partir du système développé chez Ford dans les années 1910-1920. Il s’agit ici de ce qu’on a appelé le taylorisme et le fordisme.

Taylorisme et fordisme

Frederick W. Taylor (1856-1915) a donné le nom de « gestion scientifique » (Scientific Management) aux principes d’organisation de la production industrielle qu’il a définis. Taylor préconisait l’utilisation maximale de l’outillage, la spécialisation stricte des travailleurs et la suppression des gestes inutiles. Pour ce faire, Taylor[2] proposait de rationaliser les flux de production, de disséquer les processus de travail industriel en tâches et en procédés simples, de standardiser le plus possible ces tâches et ces procédés, et, grâce à cette standardisation, de simplifier à l’extrême les tâches assignées aux ouvriers. Pour ce faire, il a développé la mesure de temps-mouvement, c’est-à-dire le calcul le plus exact possible du temps minimum requis pour chaque mouvement simple associé à un processus productif.

Taylor voulait séparer systématiquement la planification, l’autorité et la compréhension de l’ensemble du système, laissées au gestionnaires et aux ingénieurs, de l’exécution des tâches productives, imposées aux ouvriers. Autrement dit, aux gestionnaires revenait l’organisation de la production, en principe en divisant les processus en tâches simples et répétitives, lesquelles étaient assignées à des ouvriers qui ne devaient pas exercer leur jugement, mais seulement s’adapter au fonctionnement des machines. Le taylorisme se fonde donc clairement sur la séparation de la planification et de l’exécution, du travail intellectuel et du travail manuel. Taylor a ainsi consacré la subordination des ouvriers aux gestionnaires et même aux machines.

Taylor considérait l’ensemble des prescriptions de sa « gestion scientifique » comme base non seulement de l’harmonie entre travailleurs et patrons sur les lieux de travail, mais aussi comme fondement de la cohésion dans la société entière, donc comme une sorte de philosophie pratique, une sorte d’éthique, qui pouvait s’appliquer au tout social.

Il ne fait aucun doute que le fordisme s’accorde dans ses principes avec le taylorisme (Tsutsui 1998 : 7). En effet, le fordisme, comme le taylorisme, se fonde sur le développement d’un système de production mécanique auquel le travailleur doit se conformer. De plus, le travail est subdivisé en tâches simples, que n’importe quel travailleur peut apprendre rapidement. Enfin, on y retrouve la division claire entre tâches intellectuelles et travail manuel. Le fordisme amplifie la subordination du travailleur à l’entreprise et aux machines.

Mais le fordisme comporte certaines caractéristiques particulières. Premièrement, si Taylor avait tendance à accepter le niveau technique comme donné, les ingénieurs de Ford l’ont pris comme un élément à modifier et à développer. Ils ont notamment inventé la chaîne de montage, qui consiste à amener l’objet à produire au travailleur, celui-ci n’ayant plus à se déplacer, ce qui limite le temps « perdu ». Le fordisme ajoute donc au taylorisme cet aspect de bouleversement de la technique. Deuxièmement, la chaîne de montage transforme un atelier entier en vaste système technique, en système intégré de production de masse, alors que le taylorisme se limitait à des procédés d’usinage plus restreints. Troisièmement, le système fordiste, induisant une forte augmentation de la production, a rapidement causé un problème d’écoulement des produits. Pour éliminer ce problème, Ford a créé sa propre demande, en augmentant les salaires de ses ouvriers (« la journée à 5 $ » ; Meyer 1981). Le fordisme comprend donc, en plus de techniques de production, une philosophie de la consommation comme moyen d’écouler les produits. Le fordisme va ainsi de pair avec des salaires ouvriers relativement élevés pour l’époque afin de créer une masse de consommateurs qui permet de rentabiliser la production à la chaîne. Quatrièmement, le fordisme a utilisé cette politique salariale pour s’assurer la collaboration des ouvriers, collaboration appuyée par les syndicats du CIO (Congress of Industrial Organizations) et étendue par la suite à l’ensemble de l’industrie lourde.

Le taylorisme et le fordisme se sont imposés comme modèles dans le développement industriel occidental, surtout aux États-Unis. Il s’agit de modèles que plusieurs secteurs industriels qui s’en sont inspirés n’ont pas pu (ou certains entrepreneurs n’ont pas voulu) mettre en application intégralement dans les processus de production. Il faut donc les traiter moins comme description des pratiques réelles des entreprises que comme des modèles à imiter en totalité ou en partie, donc comme des métasystèmes indépendants de systèmes techniques concrets.

Critique marxiste

Une des critiques les plus radicales des technologies industrielles dans le capitalisme est venue de Marx et, après lui, des marxistes. Marx a lié le développement technologique dans le capitalisme à la lutte des classes (Marx 1867, chapitre 14 ; 1894, 3e section). Selon lui en effet, la structure même du capitalisme entraîne la subordination des travailleurs aux capitalistes. Ces derniers tentent par tous les moyens d’augmenter le surtravail des ouvriers, source du profit. Le développement technique constitue un des moyens privilégiés pour ce faire ; de cette façon, le progrès technique est directement lié au pouvoir des capitalistes sur l’ensemble du procès de production. Le développement technique amplifie la soumission des travailleurs au capitaliste en subordonnant le rythme du travail à celui de la machine, ce qui a pour corollaire la parcellisation des tâches et la déqualification du travail ouvrier. En résumé, pour Marx, la logique du capitalisme détermine le progrès technique.

Malgré tout, le progrès technique, qui rend l’organisation du travail de plus en plus large socialement, donc qui socialise les forces productives, a un caractère révolutionnaire, puisque cette socialisation entre en contradiction avec la propriété privée des moyens de production. Le développement technique dans le capitalisme a donc un double caractère, à la fois soumis aux intérêts des capitalistes et suscitant les conditions de la disparition de leur contrôle sur la production et la société entière. Autrement dit, le développement des forces productives n’est pas autonome[3], indépendant, donc facteur causal, mais bien produit de la lutte des classes qui devient ainsi le facteur déterminant du développement technologique.

Selon la tradition marxiste classique, il semble impossible de développer des techniques humaines dans le capitalisme, à cause de ses structures mêmes. Les analyses critiques plus récentes sont moins catégoriques. Elles acceptent le principe que « technologies objectify knowledges and practices in new material forms » (Suchman 1999 : 258) ou, plus généralement, comme le titre d’un ouvrage classique l’évoque, « the social shaping of technology » (MacKenzie et Wacjman 1999 – « technology [is] both socially shaped and society-shaping » [ibid. : xv]). L’insertion sociale de la technique est donc un processus complexe, qui fait intervenir différents facteurs (voir aussi Thomas 1994 ; Castells 1998a ; Bollier et Durand 1999 ; Gollac et Volkoff 2000). Dans ce contexte, l’analyse des conséquences des techniques sur le travail doit s’élargir pour inclure non seulement des facteurs structurels généraux (comme la lutte des classes), mais aussi sociaux (le mode particulier des relations entre capital et travail dans tel pays) et conjoncturels. Ces études laissent un espace pour la création de techniques plus proches des humains[4].

Les systèmes centrés sur l’humain

La conception de systèmes techniques industriels qui s’adapteraient aux humains (plutôt que l’inverse) découle de diverses tendances dans la réflexion occidentale. Il faut souligner ici l’influence de l’approche critique, surtout inspirée par le marxisme (Braverman 1974), mais non exclusivement (Wiener 1969). Une autre influence se trouve dans les analyses des postulats sociaux et de la complexité des « configurations technologiques », ou de celle de l’imbrication de la technologie dans des pratiques et codes institutionnels (voir Callon, Law et Rip 1986 ; McLoughlin et Clark 1988 ; Rosenbrock 1989 ; MacKenzie et Wacjman 1999). Enfin, il ne faut pas ignorer l’impact de l’étude du système japonais (voir bibliographie dans Bernier, 1995a et b et 2000). La présentation des entreprises japonaises qui respectent et même utilisent à plein les qualifications et les capacités intellectuelles des travailleurs a encouragé des tentatives pour développer des systèmes techniques industriels qui s’éloigneraient du taylorisme et du fordisme.

Les tenants de l’humanisation de la technique entrevoient le développement de techniques qui redonneraient aux travailleurs le contrôle sur les machines, surtout à l’aide de l’électronique. Nous passons ici des métasystèmes aux systèmes techniques concrets à développer, bien que les propositions d’auteurs comme Rosenbrock visent une certaine généralité. Pour redonner le contrôle des machines aux travailleurs, Rosenbrock a tenté de recréer un lien de type artisanal entre le travailleur et la machine, en développant des machines-outils à contrôle numérique subordonnées au jugement humain. D’autres ont vu dans le développement de l’informatique un moyen de redonner le contrôle aux opérateurs, en leur offrant les moyens de programmer, de corriger les programmes et de réparer les machines : il s’agit dans ce cas de rendre une place importante au jugement et aux compétences grâce aux applications de la microélectronique (Koike 1984 ; Ikegami 1985 ; Zuboff 1988). Autrement dit, Rosenbrock et d’autres veulent rendre le contrôle des machines (indirectement, à travers la programmation) aux travailleurs, rétablir la créativité dans le travail industriel et ainsi l’humaniser[5]. Rosenbrock propose de laisser les décisions créatives de programmation aux travailleurs et de limiter l’utilisation de l’ordinateur aux fonctions répétitives et routinières (Badham 1991 : 8). « The role of the computer must therefore be to assist and support the human skill with which we achieve our purpose » (Rosenbrock 1990 : 115). Ce point de vue contredit directement celui du taylorisme et du fordisme.

L’objectif du mouvement pour une technologie adaptées aux humains est de modifier la relation entre l’homme et la technique. Cet objectif se fonde sur le postulat qu’il est possible, dans un système capitaliste, de changer le lien aux machines, ce qui en même temps, équivaudrait à une certaine transformation des relations sociales dans la production. Il nie donc que la soumission des humains aux machines est inévitable dans le capitalisme, sans nécessairement remettre en question le contrôle des processus de production par les gestionnaires.

En gardant ces réflexions en tête, examinons maintenant deux métasystèmes techniques industriels japonais pour voir s’ils constituent une rupture par rapport au taylorisme et au fordisme, donc par rapport à des métasystèmes qui traitent les humains comme des objets.

Les systèmes Toyota et Fujitsu

Ces deux métasystèmes sont fondés sur des développements concrets survenus dans les deux entreprises dont ils tirent leur nom : Toyota, constructeur automobile bien connu, et Fujitsu, un fabricant d’ordinateurs, de composantes électroniques et de matériel informatique (sa filiale, Fujitsu Fanuc, produit des robots électroniques). Bien que liés au départ à des entreprises particulières, ces deux systèmes ont acquis des caractéristiques de métasystèmes techniques, puisqu’à partir d’expériences particulières, on a extrait des principes plus abstraits d’organisation du travail et d’utilisation des machines. Une des questions cruciales qui se posent est précisément de savoir si ces métasystèmes s’opposent réellement au taylorisme et au fordisme et offrent des milieux adaptés aux humains et à leur fonctionnement physique et intellectuel.

Le métasystème Toyota

Ce métasystème se fonde sur l’expérience de transformations des flux de production chez Toyota. Le système technique chez Toyota comporte deux aspects différents mais complémentaires (Ôno 1988 ; Monden 1983 ; Nomura 1993). Du point de vue de l’organisation de la production, le système Toyota a pour fondement la chaîne de montage comme Ford l’a définie. Mais les ingénieurs de Toyota ont renversé conceptuellement la direction des flux sur la chaîne. Celle-ci a continué de fonctionner pratiquement comme elle avait été inventée chez Ford, mais l’enchaînement des tâches a été conçu à partir de la fin, du produit fini. Autrement dit, les opérations postérieures définissent celles qui les précèdent. Pour l’inventeur de ce système, Ôno Taiichi, cette façon de procéder réduisait les inventaires de pièces qui s’amoncelaient près de chaque poste de travail, en permettant de calculer beaucoup plus précisément le nombre de pièces nécessaires à chaque instant. Cette conceptualisation permettait en outre de repérer des goulots d’étranglement, c’est-à-dire les opérations qui retardaient le processus entier, et de les corriger.

Cette conception de la chaîne à partir de la fin a permis le développement de ces autres innovations que sont le système kanban et le « juste-à-temps ». Le système kanban repose sur l’utilisation de bouts de papier, puis de pièces métalliques, pour identifier les lots de pièces. Le but était double : premièrement, limiter le nombre de pièces en inventaire à celles immédiatement nécessaires (les bouts de papier ou les pièces métalliques, en nombre limité, sont envoyés aux producteurs de pièces seulement quand celles-ci sont requises) et, deuxièmement, repérer rapidement les lots de pièces défectueuses avant de les utiliser. Le juste-à-temps est une systématisation du kanban, combinant en un système intégré l’ensemble des opérations de montage et de production de pièces, y compris chez les sous-traitants.

Le second aspect du système Toyota concerne le design des machines et les tâches des travailleurs. Toyota faisait face à un problème particulier qui l’empêchait d’importer telles quelles les méthodes de production de masse du fordisme, fondées sur une production à grande échelle pour un énorme marché. En effet, au Japon, à l’époque (entre 1948 et 1960), un tel marché n’existait pas (Cusumano 1985, chapitre 5). Pour produire rapidement des petits lots de plusieurs modèles, il fallait trouver un moyen d’utiliser les mêmes machines qui fabriqueraient rapidement différents modèles. Ôno a trouvé la solution : d’une part, il a transformé les presses servant à l’usinage des pièces pour réduire le temps consacré au changement de matrices et, d’autre part, il a redéfini de façon plus stricte le travail de montage sur la chaîne. La première innovation fait passer, en quelques années, de deux heures à quelques minutes le temps de changement de matrices. La seconde a permis de monter différents modèles de diverses couleurs sur la même chaîne de montage, tout en augmentant le rythme de production grâce à une division des tâches plus rationnelles.

Mais les innovations proposées par Ôno ne se sont pas arrêtées là. Comme Tsutsui (1998 : 178-183) le souligne, l’objectif premier d’Ôno était de maximiser la productivité du travail. À cette fin, il a imposé des méthodes inspirées directement du taylorisme. Par exemple, il a réorganisé les usines pour que le flux productif soit plus rationnel et pour éviter les pertes de temps et d’espace. En outre, dans les centres d’usinage des pièces, il a simplifié le fonctionnement des machines, augmenté le nombre de machines par travailleur et imposé des routines strictes, fondées sur la technique tayloriste de mesures temps-mouvement. Autant sur la chaîne que dans la production des pièces, il a divisé les procédés en tâches simples et standardisées. Comme Ôno le disait lui-même, il fallait transférer l’intelligence humaine aux machines et faire en sorte que le travailleur adapte ses mouvements à leur fonctionnement (Ôno 1988 : 7 ; Shingô 1989 : 198-199). De plus, il faisait valoir que tout travailleur pouvait apprendre à effectuer n’importe quelle tâche en un maximum de trois jours. En ce sens, le caractère humain de la gestion de la production chez Toyota est extrêmement limité (Tsutsui 1998 : 181-182).

Le système Toyota est donc fondé, comme le taylorisme, sur des mesures strictes de temps-mouvement, sur la simplification des tâches, donc sur la déqualification des travailleurs et l’augmentation des cadences. Le système a aussi incorporé une méthode qui sert à la fois à motiver les travailleurs et à augmenter la productivité : la méthode de suggestions (appelée kaizen) des travailleurs en vue d’améliorer la production, suggestions parfois assorties de rémunération si elles s’avèrent efficaces. Enfin, le système productif chez Toyota demeure fondé sur la chaîne de montage et le renversement conceptuel de la direction des flux n’en change pas les caractéristiques fondamentales.

Paradoxalement, Kenney et Florida (1993a et b) ont vu le système Toyota comme le précurseur du fujitsuisme. Pour eux, l’organisation sociale de la production conçue par Toyota « replaces the fundamental characteristics of fordism – functional specialization, task fragmentation, and assembly-line production – with overlapping work roles, job rotation, team-based work units, and relatively flexible production lines » (Kenney et Florida 1993a : 32). Le métasystème Toyota met en place les éléments de dépassement du fordisme en définissant des tâches collectives et non individuelles, en déplaçant les travailleurs périodiquement d’un groupe de travail à un autre, leur permettant ainsi d’obtenir une qualification diversifiée, et en organisant des flux de production relativement flexibles. Selon eux, ce métasystème japonais comprendrait déjà dans cette phase certaines caractéristiques qui le différencieraient clairement du fordisme : intégration de l’innovation et de la production, création de filiales quasi autonomes, diffusion des innovations technologiques et flux d’information multidirectionnels (de la direction vers les employés et vice-versa, des entreprises-mères vers les filiales et sous-traitants et vice-versa).

En réponse à ces auteurs, il faut remarquer que si la rotation accomplit la polyvalence des ouvriers, elle ne le fait que dans des tâches simples. Quant à ceux qui travaillent en équipe, ils se voient assigner chaque jour par leur supérieur des tâches individuelles parcellisées, avec cependant la possibilité d’effectuer d’autres tâches simples les jours suivants. Il est vrai que Toyota a insisté pour intégrer l’innovation à la production, notamment à travers le kaizen. Mais les innovations les plus importantes sont imposées par la direction et les ouvriers n’ont qu’à suivre, ce qui limite beaucoup la multidirectionnalité de la diffusion des innovations. Nous suivons ici Tsutsui en affirmant que ces innovations ne changent pas fondamentalement le caractère tayloriste de la production chez Toyota. En effet, quand Ôno dit que son système transfère les capacités intellectuelles humaines à la machine, que les humains doivent s’adapter au rythme des machines, ou que la formation des ouvriers peut se faire en trois jours, il dit en bref que c’est la fonctionnalité de la machine et non celle des humains qui prime.

Le système Fujitsu

Fujitsu aurait développé des éléments du système Toyota pour en arriver à un métasystème nouveau. Le système Fujitsu est fondé selon Kenney et Florida sur un nouveau modèle de régulation de la production et du travail. Le développement technique chez Fujitsu comporte « la création d’un nouvel environnement de travail et le respect des fonctions intellectuelles des travailleurs et de leurs compétences intellectuelles » (Kenney et Florida 1993a : 45 ; ma traduction). Pour eux, ce système présente, encore plus que le toyotisme, une coupure qualitative avec le fordisme[6]. Fujitsu aurait donc réussi à subordonner la technique à l’humain. Cette question exige un examen plus approfondi.

La présentation de Kenney et Florida insiste sur le respect des capacités intellectuelles des travailleurs et sur leur requalification par la formation (1993a : 44-45). Les innovations seraient rapidement intégrées à la production, ce qui enrichirait l’apprentissage des ouvriers (ibid. : 42). Ce lien entre invention et production distinguerait Fujitsu de Toyota, malgré l’importance des emprunts du premier au second (la communication à plusieurs sens, l’apprentissage par la pratique [learning by doing] et l’intégration sans problème des systèmes techniques plus performants, sans congédiement de travailleurs réguliers).

Poursuivons l’analyse en distinguant entre diverses catégories d’employés (voir Bernier 1995a et 1995b, chapitre 6) ; autrement dit, décomposons le problème en examinant l’impact différentiel du système technique Fujitsu selon la position des personnes dans la production. Fujitsu, comme les autres entreprises de haute technologie au Japon (et en Occident), distingue entre les tâches qualifiées de recherche, de développement de produits et de contrôle de machines complexes, et les tâches sans qualification de montage de produits. Analysons séparément la production du matériel (ordinateurs, périphériques, etc.) et celle de logiciels.

La production de machines suppose en gros les étapes suivantes : conception, développement de prototypes, développement d’un système de production adapté au produit et, enfin, production comme telle, qui comporte celle des composantes et l’assemblage des composantes dans le produit fini. La conception est l’étape qui requiert le plus de travail intellectuel. C’est le stade de l’invention, de la créativité. Ce travail est habituellement réservé à des ingénieurs, souvent très spécialisés, et il se fait en général en équipe, aux États-Unis comme au Japon (Chun 2001). Le développement des prototypes et celui d’un système productif adapté au produit relèvent aussi des ingénieurs. On peut donc dire que ces trois étapes comportent du travail extrêmement qualifié. Qu’en est-il de la production? La production de composantes est souvent effectuée dans des ateliers automatisés, surveillés soit par des techniciens qui s’occupent de corriger les problèmes au fur et à mesure qu’ils apparaissent, soit par des opérateurs qui ne font que surveiller les machines et recourent à des techniciens ou ingénieurs quand un problème se pose. Dans le premier cas, qui est assez courant au Japon, les opérateurs des machines peuvent être considérés comme des travailleurs qualifiés. Mais c’est différent dans le second cas : ici, comme dans le cas de la fabrication à la main des composantes, le travailleur n’est qu’un adjoint aux machines, n’accomplissant que des tâches répétitives de surveillance ou de montage (voir Chun 2001 : 132-133). Quant au montage des produits finis, y compris chez Fujitsu, il est en général le fait d’employés non qualifiés, surtout des femmes[7] travaillant à la main sur des chaînes de montage. Ici encore, le travail ne peut être considéré comme qualifié.

Dans le logiciel, les tâches les plus créatives se situent au moment de l’invention des logiciels (voir Sharpe 2001 ; O’Riain 2001). Le développement de produits à partir de l’invention est surtout effectué en équipe d’ingénieurs et de techniciens très qualifiés (O’Riain 2001). L’application de ces logiciels à des clients particuliers exige aussi un travail qualifié, mais beaucoup moins créateur que l’invention et le développement. Il reste encore à préparer les produits pour la vente. La mise sur disques des logiciels et l’empaquetage sont en général le fait de travailleurs non qualifiés qui, dans un cas, font un travail répétitif sur ordinateur et, dans l’autre, sont limités à un travail manuel monotone. Même dans le cas du logiciel, produit par excellence de cette « économie de l’information », il existe une proportion variable de travailleurs non qualifiés qui sont en majorité des femmes, vivant souvent hors du Japon, payées à salaires faibles (Castells 1998a : 438).

La proportion des employés et travailleurs qualifiés par rapport aux ouvriers non qualifiés varie selon le type de produit et selon l’entreprise. Mais dans tous les cas observés directement au Japon, les entreprises utilisent des travailleurs, techniciens ou ingénieurs formés à l’interne ou à l’externe qui s’acquittent de tâches complexes pouvant aller jusqu’à la programmation (Bernier 1995a). Mais en même temps, ces entreprises conservent des tâches moins techniques, par exemple dans le montage à la main, tâches qui sont dans la plupart des cas réservées aux femmes considérées comme travailleuses temporaires, c’est-à-dire sans qualification et sans sécurité d’emploi, ou bien dévolues à des filiales établies dans des pays tiers, surtout en Asie du Sud-Est. Dans certaines entreprises, des tâches simples sur des machines ou systèmes complexes (robots, ateliers flexibles, etc.), par exemple, la surveillance d’écrans pour détecter rapidement les problèmes, sont aussi réservées à des travailleurs moins qualifiés (avec permanence ou non), les aspects plus complexes, comme la correction des problèmes ou la programmation, étant du ressort de techniciens ou ingénieurs.

Deux questions se posent alors. Peut-on généraliser, comme le font Kenney et Florida, et affirmer que le système Fujitsu fait plus de place aux capacités humaines? Le système chez Fujitsu diffère-t-il vraiment de celui qui a cours dans les industries de haute technologie en Occident?

En réponse à la première question, il faut noter que les caractéristiques mentionnées par Kenney et Florida ne s’appliquent pas aux travailleurs assignés aux tâches simples. Autrement dit, un certain nombre de travailleurs de Fujitsu sont exclus du système. Dans le cas de ceux qui obtiennent une formation pour s’acquitter de tâches complexes, la réponse exige quelques précisions. Il ne fait pas de doute que les industries de haute technologie utilisent une main-d’oeuvre extrêmement qualifiée, que l’on peut diviser en deux groupes : les ingénieurs et techniciens, à qui reviennent les tâches complexes de conception et de mise en application, et les travailleurs qualifiés en contact direct avec les machines et accomplissant des tâches qualifiées (mais variables). Dans ce genre de travail, la rotation des tâches, caractéristique de l’organisation japonaise du travail dans les grandes entreprises, ne s’applique généralement pas. Les travailleurs, formés à un certain nombre de tâches sur des machines complexes, ont plutôt tendance à élargir leurs compétences sur une machine ou un système et non pas à passer d’un système à l’autre – dans ce dernier cas, les coûts de formation (en temps, donc en argent) enlèveraient tout avantage à la polyvalence obtenue. Il ne fait aucun doute ici que la qualification des travailleurs est forte et qu’ils peuvent utiliser leurs compétences dans leur travail.

Mais ce n’est pas toujours le cas. L’exemple de l’entretien des machines montre que l’ajout de ce genre de tâches peut augmenter la responsabilité sans accroître beaucoup la qualification. Comme l’écrit Pécout, « ce qui est présenté comme un enrichissement du travail dans la TPM [Total Production Maintenance], est plutôt vécu comme une charge de travail supplémentaire et de faible intérêt » (Pécout 1999 : 63). Notons que les remarques de Pécout portent sur l’industrie automobile et non sur les secteurs de haute technologie. Cependant, même dans ce cas, du moins au Japon, certaines tâches d’entretien se résument à la surveillance des machines et non pas à leur réparation en cas de panne (Bernier 1995a : 76-77).

Les travailleurs que l’on peut considérer comme réellement qualifiés sont-ils moins asservis aux machines et aux entreprises? Dans le cas des machines, on peut dire que oui, du moins partiellement – les travailleurs professionnels, qui exercent un contrôle sur les machines ou logiciels qu’ils contribuent à produire, échappent au moins partiellement à la fonctionnalité technique. Mais l’objectif demeure subordonné à une logique plus large, qui est celle de l’entreprise, dominée par la rentabilité et la technique. Autrement dit, même dans ce cas, on ne peut échapper totalement à la domination technique. La logique de l’entreprise, quant à elle, demeure fondée sur la rentabilité. Même quand ils sont formés, les travailleurs le sont en fonction des besoins de l’entreprise. Leur fonction est déterminée non pas par leur personnalité ou leurs intérêts individuels, ni selon les besoins sociaux, mais bien par l’entreprise. Il en résulte une forme de travail intéressant, qualifié, autonome, utilisant les capacités intellectuelles, mais c’est un travail pour l’entreprise, qui en détermine les objectifs. Il ne faut pas nier l’avantage pour les travailleurs de s’acquitter de tâches qualifiées, intéressantes, de haut niveau intellectuel. Mais il ne fait pas de doute que la situation des travailleurs les définit en tant que ressources subordonnées à la production et à l’employeur.

La différence entre l’utilisation des travailleurs japonais et celle qui a cours en Occident (en reconnaissant que des différences existent entre les pays occidentaux eux-mêmes et entre différents secteurs dans un même pays) se situe donc moins au niveau des employés les plus qualifiés – les ingénieurs, les techniciens, les chercheurs – qu’à celui des travailleurs préposés aux machines. En effet, pour les premiers, les conditions d’utilisation des compétences et l’accès à du travail intellectuel sont sensiblement les mêmes au Japon et en Occident. On pourrait même dire que l’autonomie des salariés y est plus grande en Occident qu’au Japon. Mais dans le cas des opérateurs, bien que des recherches plus poussées soient nécessaires, il semblerait que les travailleurs japonais ont accès en plus grand nombre à une formation technique poussée et donc à des tâches plus qualifiées (Bernier 1995a : 78-79). Il s’agirait là d’une différence importante, mais qui ne change pas les principes sous-jacents de la production au Japon et ailleurs.

Conclusion

L’exemple du Japon[8] suggère que des changements de relations entre travailleurs et techniques sont possibles lorsqu’ils s’avèrent rentables, donc si l’on respecte la logique du capitalisme. Autrement dit, dans les limites de la logique du capitalisme, des techniques plus adaptées aux humains peuvent se développer, mais dans ces limites seulement[9]. Mais il y a plus. Le capitalisme est un système global, sans aucun doute, mais ses structures ou ses agents ne peuvent contrôler directement tous les lieux de production. Il y a dans le capitalisme des lieux qui peuvent échapper au moins partiellement à sa logique – voir l’exemple de Marx qui évoquait le capitalisme surgi dans les interstices du féodalisme. Il est possible de mettre en place des techniques différentes « dans les interstices du capitalisme ». La critique marxiste a traité le capitalisme trop globalement, le voyant comme une sorte de rouleau compresseur qui nivelle tout. Bien que sa logique soit fortement dominante, elle laisse place à des développements différents, à la fois dans les entreprises capitalistes et dans des lieux qui échappent au moins partiellement à cette logique. L’analyse de ces points exigerait de plus amples développements, surtout dans cette phase actuelle de globalisation qui, tout en incorporant de nouvelles régions au capitalisme mondial, en exclut d’autres comme étant sans intérêt pour le capital (Castells 1998a et b). Mais cette question dépasse le cadre de cet article.