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La question des inégalités que subissent les immigrants en emploi a souvent été abordée. Elle le fut cependant le plus souvent à l’aide de données transversales qui permettent de dresser l’état de la situation à un moment donné sans tenir compte de la durée du séjour de l’immigrant dans son nouveau pays, de l’étape où il en est dans son établissement. C’est ce que nous allons examiner ici en nous attardant à la différenciation associée à l’origine nationale dans l’accès au statut et au revenu d’emploi. Nous avons déjà étudié la question dans le passé, mais en nous limitant aux trois premières années de l’établissement et en avons retenu que l’origine nationale apparaît être un facteur déterminant dans l’accès au marché du travail et dans le statut de l’emploi. Ce que nous voulons analyser ici, c’est ce qui arrive à moyen terme, après dix ans dans la société d’accueil : y a-t-il au fil de l’établissement accroissement ou au contraire diminution de l’influence des origines nationales ? Plus précisément, on voudra voir si, à caractéristiques socioéconomiques et migratoires semblables, l’origine nationale continue d’avoir un effet sur la position des immigrants sur le marché du travail. La question est socialement lourde. S’il y a maintien ou accroissement des inégalités associées aux origines nationales, on peut imaginer que la discrimination régit le marché du travail, et qu’il s’agit d’une société somme toute peu ouverte à l’immigration. Si au contraire il y a diminution voire disparition des effets de l’origine nationale, on pourra penser que les écarts ou inégalités relevés à court terme, en début d’établissement, sont passagers et relèvent de la logique de l’ajustement autant de la part de l’immigrant, par l’apprentissage des façons de faire locales ou par des stratégies de « surinvestissement », que de la part de la société d’accueil par son acculturation aux nouveaux flux migratoires ou par la mise en place de mesures antidiscriminatoires.

Cette nouvelle analyse est rendue possible par le quatrième et dernier cycle d’observation, complété en 2000, de l’enquête longitudinale sur l’Établissement des immigrants au Québec qui couvre maintenant leurs dix premières années de séjour. Première analyse de l’insertion différentielle sur ces dix ans, il nous a semblé qu’il fallait d’abord et avant tout établir le bilan de l’influence de l’origine nationale à divers moments. Ce n’est qu’une fois ce bilan établi et le sens du changement connu qu’on pourra, dans des analyses ultérieures, analyser et déduire les processus qui l’expliquent.

Plusieurs travaux ont montré de telles inégalités tant en Amérique du Nord qu’en Europe. Par exemple aux États-Unis, des travaux récents ont mis en évidence la stratification socioéconomique des groupes d’immigrants selon leur région d’origine, les immigrants d’origine européenne se situant au sommet de la hiérarchie alors que les non-Européens se retrouvent au bas de l’échelle (Poston, 1994). Parmi les groupes les plus discriminés, on retrouve en général les Latino-Américains, les immigrants récents et en particulier ceux en provenance du Tiers-Monde et les Mexicains (Portes et Rumbaut, 1990, Lalonde et Topel, 1992 ; Borjas, 1994). On observe à peu près les mêmes résultats au Canada où l’étude de la stratification ethnique a une longue tradition. De façon plus spécifique, ce sont les immigrants asiatiques et noirs qui se retrouvent au bas de l’échelle socioéconomique, et cela, même en tenant compte des facteurs de capital humain (Richmond, 1992 ; DeSilva, 1992 ; Bloom et al., 1994 ; Pendakur et Pendakur, 1998). Au Québec, quelques études concluent également que l’origine nationale des immigrants est un facteur important de stratification économique : on retrouve au bas de la hiérarchie essentiellement les mêmes groupes que dans le reste du Canada (Ledoyen, 1992 ; Caldwell, 1993 ; Piché et Bélanger, 1995). En Europe, ce genre d’étude est plus rare. Néanmoins en France, certains travaux récents, basés sur l’enquête de l’insee « Mobilité géographique et insertion sociale », indiquent que le pays d’origine serait également un critère discriminant (Tribalat, 1996). Ainsi trois groupes s’opposent nettement en ce qui concerne leur parcours professionnel : les immigrés d’Espagne et du Portugal qui sont les moins vulnérables sur le marché du travail, les immigrés d’Algérie, du Maroc ou de la Turquie qui occupent une position intermédiaire et les immigrés d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique subsaharienne qui sont les plus vulnérables (Dayan et al., 1997). Enfin, à partir de l’Échantillon démographique permanent (edp), base longitudinale de l’insee (Héran, 1998), une population de personnes âgées de 4 à 18 ans en 1975 a été suivie entre 1975 et 1990. Les analyses multivariées des facteurs associés au chômage de cette population montrent ici aussi le poids de l’origine nationale pour certains groupes, et en particulier pour les jeunes d’origine maghrébine qui sont nettement désavantagés sur le marché du travail (Richard, 2000).

Nos propres travaux, fondés quant à eux sur des données longitudinales, ont permis de définir ce qui se passe en début d’établissement professionnel, c’est-à-dire dans les trois premières années suivant l’immigration. L’accès au premier emploi est plus difficile pour les immigrants de l’Afrique subsaharienne, même en considérant leur capital humain et les divers cours suivis après leur arrivée. Le statut socioéconomique des emplois qu’ils détiennent après six mois est significativement touché par leur origine nationale, toute chose égale par ailleurs (Piché et al., 1999). Ces facteurs ont une influence déterminante sur la capacité des immigrants de se maintenir sur le marché du travail une fois qu’ils y sont (Piché et al., 2002).

L’intégration étant fondamentalement un processus qui se déploie dans le temps (Bastenier et Dassetto, 1995), les variables temporelles comme la durée de résidence et la période d’arrivée constituent des facteurs clés (Goldlust et Richmond, 1974 ; Tribalat, 1996). Les travaux utilisant des données transversales ont montré qu’avec le temps les revenus des immigrants ont tendance à augmenter après un ajustement au nouvel environnement leur permettant de mieux rentabiliser leurs aptitudes et leurs qualifications. Les recherches américaines et canadiennes indiquent que les immigrants atteignent assez rapidement les revenus moyens des natifs, excepté pour les cohortes d’arrivée récente (Lalonde et Topel, 1992 ; Bloom et al., 1994 ; Beaujot, 1997). Au Québec, les auteurs s’entendent pour dire que l’intégration des immigrants s’améliore avec le temps (Gagné, 1989). C’est probablement un des facteurs les plus déterminants à moyen et long termes et qui se répercute sur les diverses composantes d’intégration : linguistique (Ledoyen, 1992), résidentielle (Polèse et al., 1978), scolaire (Laperrière, 1994) et économique (Labelle et al., 1987 ; Audet, 1987 ; Manègre, 1993)[2].

Tous ces résultats laissent à penser qu’il y a dans nos sociétés un clivage inégalitaire lié à l’origine nationale des immigrants. Mais est-ce vraiment le cas ? On pourrait penser en effet que ces constats provenant soit d’études transversales — et ne distinguant dès lors pas adéquatement le moment du processus d’établissement où en sont rendus les personnes — soit d’études longitudinales, mais trop centrées sur le début de l’établissement, sont incapables de saisir l’adaptation mutuelle entre l’immigrant et la société d’accueil qui se produirait à plus long terme et qui ferait disparaître ces effets associés à l’origine nationale. C’est l’hypothèse que nous voulons tester.

Les données

Les données proviennent de l’Enquête sur l’établissement des nouveaux immigrants (eéni) réalisée sous la direction de Jean Renaud. Cette enquête a suivi une cohorte d’immigrants âgés de 18 ans et plus arrivés au Québec entre la mi-juin et novembre 1989 et qui résidaient dans la grande région de Montréal au moment de la première entrevue un an plus tard. Quatre phases d’observation ont été réalisées : après un, deux, trois et dix ans de séjour.

La liste d’échantillonnage a été créée de deux façons[3]. Premièrement, en interceptant les immigrants aux postes-frontières du Québec sitôt leurs formalités d’immigration terminées et en leur demandant de remplir un formulaire multilingue indiquant leurs coordonnées québécoises et celles de personnes ou organismes les connaissant afin de pouvoir les retracer. Deuxièmement, pour constituer la liste des personnes remplissant les formalités d’immigration canadienne en dehors du Québec (comme les immigrants d’Asie qui arrivent au Canada à Vancouver) et pour s’assurer que personne ne nous a échappé aux postes-frontières du Québec, tous les immigrants recevaient dans leur pays d’origine avant leur départ une lettre les invitant à se présenter au service d’accueil du ministère de l’Immigration (alors nommé ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration) où on leur remettait le même formulaire. Des 9 645 immigrants utilisant pour la première fois leur droit à l’établissement dans cette période, 1 867 ont rempli le formulaire et accepté de participer à l’enquête.

Cette procédure utilisée pour constituer la liste échantillonnale garantit qu’on n’aura que des immigrants ayant obtenu leur visa à l’étranger. Elle exclut les demandeurs d’asile qui revendiquent le statut de réfugié à la frontière canadienne ou une fois sur le territoire canadien et qui, si leur demande est ultimement acceptée, n’obtiendront le statut d’immigrant que plusieurs mois ou années plus tard. Les immigrants retenus peuvent cependant être des réfugiés mais ceux-ci ont déjà ce statut et leur visa d’immigration au moment de franchir la frontière. Ils peuvent également appartenir à la catégorie des indépendants (immigrants sélectionnés sur la base d’une grille de points) ou à la catégorie famille (venant rejoindre un membre de leur très proche parenté).

Les entrevues de la première phase ont eu lieu à l’été 1990, soit après une durée médiane de séjour de 43 semaines. Mille interviews ont été réalisées en face à face. Les entretiens ont eu lieu en 24 langues. Ces mille personnes constituent le groupe qui sera suivi par la suite. À l’été 1991, une deuxième phase d’observation a été réalisée. On a alors réussi à compléter 729 entrevues auprès des 1 000 interviewés de la phase un. La baisse est due soit à des refus de répondre ou des absences prolongées, soit à des migrations hors de la grande région de Montréal ailleurs au Canada ou dans le monde[4]. Pour la troisième phase d’observation, on n’a tenté de joindre que ceux qui avaient répondu à la deuxième entrevue. En raison de contraintes budgétaires, on a également dû rejeter, en sélectionnant au hasard, 42 répondants. À l’été 1992, soit après trois ans de séjour, 508 entrevues ont été complétées[5].

Entre les phases d’observation, un suivi téléphonique a eu lieu du moment de leur arrivée jusqu’à la fin de cette troisième phase d’observation afin de maintenir leurs coordonnées les plus à jour possible. Seules les deux premières phases faisaient partie du devis original, mais l’extension de l’enquête à une troisième phase s’est faite suffisamment tôt pour qu’on puisse conserver ce mécanisme de suivi sans qu’il y ait d’interruption.

Enfin, du 24 novembre 1999 au 31 janvier 2000, on a procédé aux interviews de la phase quatre. Cette phase n’était pas initialement prévue et aucun suivi des coordonnées des répondants n’avait été réalisé depuis la dernière entrevue accordée par chacun. Pour cette période de cueillette, on a tout fait pour retracer les 1 000 répondants initiaux de la première phase d’observation et compléter la cueillette d’information sur toute la période depuis la dernière entrevue, quelle qu’elle soit (un, deux ou trois). Pour les retracer, on a eu recours au fichier de la Régie de l’assurance maladie du Québec (ramq) après entente avec celle-ci et avec la Commission d’accès à l’information du Québec. Au moyen de l’adresse obtenue, on a tenté de retracer le numéro de téléphone. Le cas échéant, on a également utilisé l’adresse et le numéro de téléphone enregistrés à la dernière entrevue. Lorsque les numéros de téléphone s’avéraient incorrects, les intervieweurs se rendaient aux adresses fournies par ces deux sources et tentaient de retracer le répondant en s’adressant aux voisins, concierges, etc. Cela a permis de compléter 429 entrevues, dont 88 avec des immigrants qui avaient été perdus de vue après la première année et 83 après la deuxième année[6].

Le passage d’un échantillon de 1 000 répondants à la première phase à un échantillon de 429 à la dernière n’est pas, et de loin, que le fait d’un départ du Québec pour poursuivre la migration ou retourner au pays : 75 % avaient toujours une adresse valide au Québec (dans le fichier de la Régie de l’assurance maladie du Québec) après dix ans de séjour, ce qui correspond au taux de rétention de 76 % dix ans après l’arrivée validé par les fichiers d’impôts des immigrants adultes arrivés au Québec (Renaud et Goyette, 2003, p. 9). Le reste, la principale portion de la baisse, est lié aux difficultés usuelles des enquêtes par sondage : refus de répondre (compliqué par l’interdiction de relance après un refus selon les règles convenues avec la Commission d’accès à l’information), pas de réponse, rendez-vous non respecté, décès, etc. La comparaison de l’échantillon ayant répondu à la première et à la dernière phases ne révèle pas de différences significatives des caractéristiques de bases (Renaud et al.,2001, p. 185).

Le questionnaire comprend deux parties. L’une, de nature standard, porte sur la situation au moment de chaque entrevue. L’autre recense les divers événements d’établissement, à savoir le logement, le ménage, l’emploi, les études, etc. ; il s’agit en fait d’une série de questionnaires spécialisés sur chaque type d’événement et repris autant de fois que cet événement s’est produit. Par exemple, si un immigrant a eu trois emplois depuis la dernière entrevue, on remplira trois questionnaires « emploi » afin d’obtenir l’information détaillée sur chacun de ces épisodes. Plus encore, et cela est central pour la présente analyse, les dates de début et de fin (s’il y a lieu) de chacun de ces épisodes sont saisies. Pour aider la cohérence de la datation et aider le répondant à se remémorer correctement les dates, un « calendrier d’établissement », disposé sur la table lors de l’entrevue, était rempli au fil de l’interview. La précision temporelle des données des trois premières phases est de l’ordre de la semaine alors que celle de la quatrième phase, portant rétrospectivement sur une période de sept à neuf ans, est de l’ordre du mois. Cette datation est fondamentale pour la présente analyse : elle va nous permettre de retracer tous les emplois à trois moments précis du processus d’établissement : à la 26e semaine, à un an et demi (78e semaine) et à 10 ans (520e semaine) de séjour au Québec comme immigrant. Curieux paradoxe où seules des données longitudinales permettent une coupe transversale parfaitement contrôlée.

On aurait pu faire porter l’analyse sur l’ensemble des répondants présents à l’une ou l’autre phase. Ce faisant, on aurait obtenu les meilleures estimations possible pour chacun des trois points temporels retenus puisqu’on aurait ainsi fait porter l’analyse sur le plus large échantillon disponible à chacun de ces points, c’est-à-dire demeurant à chaque moment dans la grande région de Montréal. Cependant, en procédant ainsi on risque une grande ambiguïté dans l’interprétation des résultats : on ne saurait pas si les changements dans les coefficients liant variables dépendantes et indépendantes proviennent d’un changement réel survenu au fil du temps dû à l’origine nationale ou si ces changements proviennent d’un changement dans la composition de l’échantillon. On pourrait facilement imaginer que les répondants éprouvant le moins de difficultés demeureraient au Québec alors que ceux se butant à des difficultés liées à leur origine nationale quitteraient le Québec pour d’autres destinations canadiennes ou étrangères, ce qui surestimerait la réussite (Caldwell, 1993). On pourrait tout autant constater l’action du processus opposé, à savoir que les plus qualifiés, étant plus compétitifs sur l’ensemble du marché nord-américain et mondial, partiraient plus vite. Dans l’un ou l’autre cas, un changement dans les coefficients ne refléterait qu’un changement dans les populations étudiées et non pas un changement dans l’adaptation mutuelle des immigrants et de la société d’accueil. Pour cette raison, nous n’étudierons que les immigrants qui ont été observés jusqu’à la dernière phase, celle réalisée après dix ans de séjour. S’il y a alors disparition de l’influence de l’origine nationale, c’est seulement parce qu’il y a eu ajustement.

Les variables

Nous utiliserons deux variables dépendantes afin de refléter les deux principales facettes de la qualité des emplois.

La première est le statut socioéconomique du titre de l’emploi, tel que mesuré par l’indice Blishen (Blishen et al., 1987) dans sa version la plus récente par rapport au début de l’enquête. Cet indice reflète la déférence sociale attribuée à chaque titre de la Classification canadienne des professions (codée à quatre positions). Il s’agit d’une généralisation à plus de 600 professions de la cote de prestige mesurée auprès d’un échantillon pour un sous-ensemble de professions. Le même indice est utilisé aux trois phases de l’analyse, soit pour les emplois détenus aux semaines 26, 78 et 520. La deuxième variable dépendante est le revenu horaire d’emploi pour ces mêmes semaines. Afin d’éviter que les quelques revenus hors norme n’aient un poids excessif dans l’analyse, on utilisera en fait le logarithme de ce revenu, comme le veut la pratique.

Ces variables seront étudiées à trois phases de l’établissement. La première phase retenue est la 26e semaine. C’est, en pratique, le premier moment où l’on peut avoir une vision globale du début de l’établissement : 58 % des répondants ont déjà débuté dans un emploi et les événements perturbateurs qui ralentissent l’accès au marché du travail, comme le fait de suivre des cours au Cofi (Centre d’orientation et de formation pour immigrants) à plein temps, sont d’ordinaire choses du passé. Le deuxième moment est situé un an plus tard, à la 78e semaine : 75 % des répondants ont eu au moins un emploi à ce moment-là et alors que les changements d’emploi sont fréquents en tout début d’établissement, ils connaissent un sérieux ralentissement durant la seconde moitié de la deuxième année. L’emploi détenu à un an et demi constitue, en quelque sorte, l’aboutissement des premières démarches d’ajustement. Enfin, l’emploi détenu après dix ans (520e semaine) de séjour comme immigrant constitue le résultat sur le plus long terme que nous puissions étudier avec cette enquête. On est alors en présence d’une situation professionnelle construite sur plusieurs années qu’on peut penser relativement stable. Près de 85 % des immigrants ont, à ce point, déjà été en contact avec le marché du travail montréalais.

Une autre raison, liée à la procédure de cueillette de données, milite en faveur de ces points : ils sont près du moment des interviews, ce qui garantit la qualité de la mesure. Cela est particulièrement important pour le revenu d’emploi. Comme le revenu d’un emploi donné n’est saisi qu’une fois par entrevue et qu’alors on prend le plus récent, on peut se retrouver — si l’emploi a été de longue durée — avec une donnée surévaluée pour les débuts de cet emploi. Par exemple, si un emploi a débuté juste après la troisième phase d’observation (après trois ans de séjour) et a duré jusqu’à l’observation faite à dix ans de séjour, on n’aura que le revenu à dix ans et il serait hasardeux de le projeter sept ans plus tôt comme s’il n’avait jamais changé. Ce type de problème n’existe pas sur le court terme, dans les trois premières phases d’observation, vu qu’alors on ne recule au maximum que sur une période d’un an.

La principale variable indépendante est l’origine nationale, ici le pays de naissance. Les immigrants à l’étude proviennent de plus de 80 pays ; il est donc nécessaire de regrouper l’information selon deux principes. D’une part, un regroupement sur une base continentale, afin de cerner de façon approximative les grandes divisions ethniques. D’autre part, et les effectifs le permettant, on isolera au sein des continents les principaux pays d’origine des immigrants de cette cohorte au Québec. La classification résultante est : 1) l’Afrique subsaharienne, 2) le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à l’exception du Liban, 3) le Liban, 4) l’Asie du Sud et de l’Est et le Pacifique, à l’exception du Vietnam, 5) le Vietnam, 6) l’Amérique du Sud et les Caraïbes, à l’exception d’Haïti, 7) Haïti, 8) l’Europe de l’Ouest, 9) le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord, à l’exception de la France et, 10) la France. La catégorie 9 servira de référence dans les analyses.

Les tableaux 1 et 2 présentent les moyennes des variables dépendantes par origine nationale.

Tableau 1

Moyenne du statut socioéconomique selon les origines nationales pour diverses périodes

Moyenne du statut socioéconomique selon les origines nationales pour diverses périodes

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Tableau 2

Moyenne du revenu horaire selon les origines nationales pour diverses périodes

Moyenne du revenu horaire selon les origines nationales pour diverses périodes

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Les autres variables indépendantes sont utilisées comme contrôle, afin de s’assurer que l’influence attribuée à l’origine nationale n’est pas simplement le reflet d’une hétérogénéité de composition des populations d’une origine à l’autre ou des situations à l’arrivée.

Trois variables fondamentales sont contrôlées implicitement par la nature même de l’enquête. Tous les répondants ont la même date d’arrivée au Québec (de juin à novembre 1989) et, de ce fait, sont tous arrivés dans la même conjoncture économique et sociale. Ils se sont tous établis dans la grande région de Montréal et sont donc tous en concurrence sur le même marché global du travail. Enfin, pour chacune des analyses, ils ont exactement la même durée de séjour comme immigrants (26, 78 et 520 semaines) ou si l’on préfère, ils ont eu le même temps pour s’insérer sur le marché de l’emploi.

On contrôlera également leur capital humain à l’arrivée. La scolarité à l’arrivée est mesurée en nombre d’années ; c’est la mesure la plus simple et efficace pour comparer des personnes qui ont étudié dans plus de 80 systèmes scolaires différents. L’âge à l’arrivée est classé en trois groupes : 1) 18 à 25 ans, 2) 26 à 40 ans, et 3) les 41 ans et plus. La plupart des analyses réalisées sur cette cohorte ont montré la présence de seuils où les 25 ans et moins s’insèrent plus facilement sur le marché du travail et les plus de 40 ans le plus difficilement. On contrôlera la connaissance du français et la connaissance de l’anglais à l’arrivée. Ces mesures sont tirées du visa d’entrée afin de s’assurer qu’elles ne sont pas biaisées par un apprentissage en cours d’établissement. Enfin, on contrôlera la présence ou non d’une expérience de travail antérieure à la migration, expérience qui devrait aider l’établissement en emploi au Québec.

Le sexe est une autre variable de contrôle afin de tenir compte des différences importantes entre hommes et femmes dans l’univers du travail. On contrôlera également le statut social de l’emploi du père ou du tuteur des répondants l’année où ils ont atteint 16 ans. S’il était alors à la retraite, sans emploi ou décédé, on a obtenu les caractéristiques de son dernier emploi. La mesure est celle de l’indice de statut socioéconomique. L’introduction de cette variable permet de tenir compte de l’hétérogénéité des origines sociales.

Enfin, on contrôlera la catégorie d’admission. Ces catégories reflètent des préparations différentes de la migration, des réseaux différents qui les accueillent et des programmes différents de soutien à l’établissement. Concrètement, les immigrants ont été admis au Québec selon trois catégories administratives[7] : la catégorie « famille » (20 % de la cohorte à l’étude), celle des « réfugiés » (11,5 %) et celle des « indépendants » (68,6 %). Ces catégories administratives, en vigueur au moment de l’arrivée de ces immigrants, ont connu depuis quelques changements. Précisons que le conjoint et les personnes à charge sont toujours inclus dans la même catégorie que l’immigrant sélectionné, appelé requérant principal, lorsque qu’ils migrent simultanément et comme unité familiale. La catégorie « famille » inclut les parents proches, comme le conjoint ou les enfants à charge qui ne figuraient pas sur le visa précédent (migration différée) ou qui viennent rejoindre un citoyen canadien, les parents (âgés de 60 ans et plus) et les grands-parents. Les critères de sélection ne s’appliquent pas à ces immigrants, excepté pour l’examen médical et l’enquête de sécurité. « Le contrôle sur ce mouvement s’exerce indirectement par l’administration des engagements que prennent les résidents du Québec pour parrainer l’admission de leurs parents restés à l’étranger[8]  ». La catégorie « réfugiés et personnes en situation de détresse » comprend les réfugiés au sens de la convention de Genève sur le statut des réfugiés, les personnes définies collectivement, par règlement, comme personnes en situation de détresse et les personnes qui, pour d’autres raisons, sont dans une situation de détresse telle qu’elles méritent une considération humanitaire. Les immigrants de la catégorie « indépendant » sont spécifiquement visés par les objectifs de la politique d’immigration québécoise puisqu’ils sont pleinement soumis à la grille de sélection. Celle-ci est basée sur un système de points évaluant les caractéristiques suivantes : l’instruction, l’âge, les connaissances linguistiques, les qualités personnelles et la motivation, l’emploi projeté, la compétence et l’expérience professionnelle, la présence au Québec de parents ou amis et le soutien de la famille. On attribue des points supplémentaires pour la connaissance du français, la profession du conjoint et la présence de jeunes enfants. Il faut noter que la catégorie « indépendant » comprend la catégorie des « gens d’affaires » et celle des « parents aidés ».

Résultats

Le statut socioéconomique

Le tableau 3 contient les régressions du statut socioéconomique à chacune des trois phases à l’étude. Pour chaque phase, la régression est faite en deux étapes. La première étape ne contient que la variable origine nationale. Elle permet de tester s’il y a relation directe entre l’origine nationale et le statut de l’emploi détenu à chaque phase ; si tel est le cas, on peut penser qu’il y a au moins apparence d’inégalité liée à l’origine nationale. Pour savoir si cette relation n’est qu’une apparence ou si elle est plutôt due aux différences de composition des diverses origines nationales, il faut introduire toutes les variables présentées plus haut ; cela constitue la deuxième étape de la régression. Si l’influence de l’origine nationale devient non significative dans cette seconde étape, on pourra conclure que les véritables processus de différenciation sont simplement liés à ces variables de contrôle. Si, au contraire, l’influence de l’origine nationale demeure significative malgré l’introduction dans la régression des variables de contrôle, on pourra penser que l’origine nationale a une influence réelle indépendante des facteurs de capital humain, d’origine sociale et des conditions de la migration.

L’influence brute de l’origine nationale joue à six mois de séjour. Plus encore, non seulement cette influence survit à l’introduction des variables de contrôle mais celles-ci font apparaître des effets non perceptibles dans les effets bruts. Les immigrants originaires du Vietnam, d’Haïti et du Liban sont lourdement défavorisés dans l’accès direct aux emplois de bon statut lorsqu’on les compare aux immigrants du « reste de l’Europe et de l’Amérique du Nord ». Lorsqu’on tient compte des caractéristiques des personnes et de leur migration, s’ajoutent à eux ceux du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, de l’Asie du Sud, de l’Est et du Pacifique de même que ceux de l’Amérique du Sud et des Caraïbes. C’est donc dire que le début du processus serait fortement marqué par un effet inégalitaire lié à l’origine nationale.

Tableau 3

Coefficients non standardisés de régression linéaire du statut socioéconomique de l’emploi au cours des 26e, 78e et 520e semaines

Coefficients non standardisés de régression linéaire du statut socioéconomique de l’emploi au cours des 26e, 78e et 520e semaines
*

0,05

**

0,01

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Après un an et demi de séjour au Québec, on observe presque la même configuration d’effets. Quatre éléments diffèrent cependant. La valeur des coefficients tend à diminuer légèrement, le coefficient net affectant les immigrants de l’Asie du Sud, de l’Est et du Pacifique devient non significatif et ceux affectant les immigrants de l’Amérique du Sud et des Caraïbes tendent plutôt à croître. Le coefficient de détermination (R2) des régressions avec comme seule variable l’origine nationale croît, passant de 0,109 à 0,141 : elle jouerait de plus en plus. La situation plutôt sombre à 6 mois semble loin de s’améliorer avec le temps sauf pour les natifs de l’Asie du Sud, de l’Est et du Pacifique.

Qu’en est-il donc à dix ans de séjour ? Assistons-nous à la continuité de la croissance de l’influence de l’origine nationale ou, au contraire, à sa résorption ? Pour les emplois détenus à la 520e semaine, l’origine nationale n’a plus d’effets directs significatifs alors que ces effets étaient très importants aux temps précédents. Plus encore, le coefficient de détermination diminue de moitié, passant de 0,141 à la semaine 78 à 0,070 à la semaine 520. Les effets combinés, c’est-à-dire contrôlés des éléments de capital humain à l’arrivée, d’origine sociale et des conditions de la migration, montrent eux aussi un changement important. Seuls survivent les effets affectant les immigrants de l’Amérique du Sud et des Caraïbes ainsi que ceux du Vietnam. Toutes les autres origines nationales présentent des effets qui deviennent non significatifs. Pour une partie importante des immigrants, il y aurait donc eu un ou des processus d’ajustement — de la part des personnes immigrantes ou de la société d’accueil — faisant disparaître les traces d’un accès possiblement « discriminatoire » aux emplois de bon statut socioéconomique. On assiste à une diminution marquée de l’influence de l’origine nationale au fil du temps : l’écart des coefficients de détermination avec et sans origine nationale passe de 0,087 à la semaine 26 à 0,040 à dix ans de séjour. Pour deux groupes, les natifs du Vietnam et ceux de l’Amérique du Sud et des Caraïbes, les choses ne se sont cependant pas arrangées avec le temps et leur origine nationale continue à influencer leur statut socioéconomique. Nous y reviendrons après avoir examiné dans quelle mesure l’origine nationale influe sur le revenu.

Le revenu

Dans le cas de l’analyse du revenu, on ajoutera un troisième élément dans la régression : on aura l’effet direct de l’origine nationale, son effet combiné lorsqu’on contrôle, comme précédemment, le capital humain à l’arrivée, l’origine sociale et les conditions de la migration et enfin une troisième régression dans laquelle on ajoutera à la précédente le statut socioéconomique de l’emploi en cours afin de contrôler un élément important de sa qualité.

Le revenu de l’emploi détenu six mois après l’arrivée comme immigrant est déterminé en partie par l’origine nationale. Cette variable, prise seule, explique 13 % (R2) de la variation du logarithme du revenu horaire. De plus, son effet perdure lorsqu’on contrôle le capital humain, l’origine sociale et les conditions de la migration : toutes les origines sauf les natifs de l’Amérique du Sud et des Caraïbes, de l’Europe de l’Est et de la France se voient désavantagés par rapport aux immigrants de l’Amérique du Nord et du reste de l’Europe. Lorsqu’on tient compte en plus du statut de l’emploi détenu, il n’y a plus d’effet significatif pour les Haïtiens.

Tableau 4

Coefficients non standardisés de régression linéaire du logarithme du revenu d’emploi au cours des 26e, 78e et 520e semaines

Coefficients non standardisés de régression linéaire du logarithme du revenu d’emploi au cours des 26e, 78e et 520e semaines
*

0,05

**

0,01

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Après un an et demi, le pattern ressemble encore au précédent mais sans qu’on assiste à une augmentation de l’importance de l’origine nationale comme c’était le cas pour sur le statut socioéconomique. Autre différence, le groupe des natifs de l’Afrique subsaharienne et celui des natifs de l’Asie du Sud, de l’Est et du Pacifique viennent s’ajouter aux non-défavorisés. À ce moment de leur établissement, la situation sur le revenu apparaît moins problématique que celle sur le statut socioéconomique de l’emploi bien qu’il reste des effets pour les immigrants nés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ainsi qu’au Liban et au Vietnam.

Après dix ans, la situation a profondément changé : lorsque toutes les variables sont contrôlées, tous les coefficients associés à l’origine nationale sont devenus non significatifs. Comme la régression est faite sur un échantillon qui est, somme toute, de même taille que celles des semaines 26 et 78 et qu’elle ne porte que sur les survivants aux différents moments de l’enquête, on peut donc dire qu’après dix ans au Québec, à emploi équivalent, revenu équivalent. Il n’y a plus d’effets inégalitaires de l’origine nationale dans l’accès aux bons revenus une fois qu’on a accédé aux bons emplois.

Discussion

L’analyse qui précède a permis de dresser des bilans, à trois moments de l’établissement, de l’état des règles du jeu, liées à l’origine nationale, de l’accès aux emplois de statut plus ou moins élevé et aux revenus plus ou moins importants. Il en ressort que les débuts de l’établissement sont fortement marqués par des effets liés à l’origine nationale. Comme ce sont là des effets directs, contrôlant les facteurs de capital humain, d’origine sociale et de conditions de l’immigration, il était raisonnable de penser dans les premières analyses que nous avions effectuées et dans celles plus haut portant sur les débuts de l’établissement qu’il s’agit d’un phénomène lié à la discrimination, bien que cela ne soit pas directement démontrable : les explications « usuelles » étant épuisées par les variables contrôlées, il est difficile d’imaginer une autre explication qui ne recouvrait pas ce qui est déjà contrôlé. On constate cependant une évolution du statut socioéconomique et du revenu. Après dix ans au Québec, les problèmes de différenciation entre les différentes origines nationales en fonction de l’accès aux emplois de qualité ont considérablement diminué mais ne sont pas tous disparus : les personnes originaires du Vietnam et de l’Amérique du Sud et des Caraïbes (à l’exclusion d’Haïti) semblent encore désavantagées. Mais une fois qu’on a accédé à un emploi d’un statut donné, après dix ans, on ne constate plus aucun désavantage lié à l’origine nationale quant à l’obtention de revenus. L’interprétation de discrimination doit dès lors être nuancée.

Notons par ailleurs que ce bilan ne pouvait pas être tracé autrement qu’avec des données longitudinales : comme on vient de le voir, l’influence de l’origine nationale change peu à peu ; ne pas avoir tenu compte de moments précis pour l’analyse aurait complètement masqué ou déformé le phénomène étudié. Dans un tel cas, la conclusion aurait été entièrement dépendante de la distribution des durées de séjour des répondants.

Le fait qu’il y ait changement dans les coefficients au fil du temps démontre qu’il y a eu des processus d’ajustement : sans de tels processus, il n’y aurait pas eu de changements. Ces processus peuvent avoir nui aux immigrants tout autant qu’à la société d’accueil. Plus globalement, trois différentes hypothèses sont possibles pour expliquer la résorption de l’influence déterminante de l’origine nationale sur le revenu ainsi que sur le statut socioéconomique des immigrants de certaines origines. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres.

La première hypothèse est que les immigrants de certaines origines développeraient des stratégies de contournement devant les difficultés qu’ils éprouvaient à leur arrivée et qu’ils parvenaient à rejoindre avec le temps les autres groupes d’immigrants plus favorisés à l’arrivée. Ils surinvestiraient par exemple dans leur éducation au Québec ou dans l’apprentissage du français ou de l’anglais, variables que nous n’avons considérées dans les régressions qu’aux valeurs qu’elles avaient à leur arrivée au Québec. Selon cette hypothèse, la résorption de l’influence de l’origine nationale des natifs du Liban, du reste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, de l’Asie du Sud, de l’Est et du Pacifique et d’Haïti viendrait du fait qu’ils ont finalement dû en faire plus pour être traités comme les autres. Si tel est le cas, on serait en présence d’une discrimination qui perdure, mais que nous n’avons pas saisie à cause du design de la présente analyse. Il se pourrait que cette capacité d’ajustement des immigrants reflète en partie la politique québécoise de sélection des immigrants ; si tel est le cas, elle ne se manifesterait pas avec la même force dans les sociétés qui n’opèrent pas ce tri.

La deuxième hypothèse veut qu’avec le temps, les groupes d’immigrants se familiarisent avec les us et coutumes du marché du travail, forment leur réseau ethnique et, le cas échéant, construisent leur « enclave ». La constitution de réseaux est donc au centre de cette hypothèse. Peu à peu, les groupes d’immigrants s’inscrivent dans un processus de socialisation au marché du travail, c’est-à-dire qu’ils font l’apprentissage de la culture propre au marché du travail et de ses modalités locales. Cette hypothèse rejoint en quelque sorte la théorie de job matching des économistes. Avant l’embauche, les personnes à la recherche d’un emploi ne connaissent pas les différences entre les emplois offerts, et les firmes s’attendent à former les employés recrutés. La structure informationnelle inhérente dépend essentiellement des « signaux » échangés entre les employés qui seront embauchés et les employeurs. Lors du recrutement d’employés les entreprises envoient des signaux sur le marché du travail. Il s’agit bien souvent d’annonces dans les journaux ou dans les centres d’emplois, mais il n’est pas rare que le bouche à oreille soit utilisé à des fins de recrutement. Il arrive aussi parfois que les entreprises privilégient des personnes ayant des références venant de l’intérieur de la firme. Ce sont les réseaux des individus qui permettent la circulation d’informations qui seraient inaccessibles autrement. Cette hypothèse inclut l’idée d’enclave ethnique. Les embûches possiblement discriminatoires subies par les personnes immigrantes sur le marché du travail pousseraient les gens à s’organiser et à créer leurs propres emplois et entreprises. Si cette « auto-organisation » était structurée sur la base des origines nationales ou d’un critère connexe, elle expliquerait à la fois la résorption pour la plupart des origines et le maintien pour les natifs du Vietnam, de l’Amérique du Sud et des Caraïbes des effets à long terme sur le marché du travail de l’appartenance à une origine nationale.

La dernière hypothèse veut que ce soit la société d’accueil qui ait changé depuis dix ans, devenant en quelque sorte plus réceptive. La société d’accueil s’habituerait aux nouvelles sources d’immigration. La cohorte à l’étude est une des premières dont les individus rompent presque complètement les liens avec leur pays d’origine. Elle est également une des toutes premières à être prise en charge par les institutions de l’État québécois durant son établissement. Elle est une des toutes premières à s’être intégrée à la société québécoise francophone. Durant ces dix années, la population du Québec, surtout sa partie francophone, a pu apprendre à leur contact qu’ils n’étaient pas différents des autres, particulièrement en ce qui a trait à leur valeur professionnelle, et à leur faire progressivement une place au sein de la collectivité. Les écarts en début d’établissement seraient bien liés à la discrimination, mais celle-ci aurait diminué progressivement, faisant place à une société accueillante. Il est probable que cette ouverture du marché du travail et de la société ait été facilitée par l’amélioration de l’économie qui avait été très mauvaise durant la deuxième année d’établissement de la cohorte à l’étude. « Avec la faiblesse de la reprise économique, il y a eu un manque de création d’emplois en général mais, en particulier, peu d’emplois rémunérés à temps plein ont été créés dans les années 1990, du moins jusqu’à la croissance plus rapide à compter de 1998 » (Picot et Heisz, 2000, p. 3). Ce qui précède d’un an la fin de notre enquête et est antérieur dans tous les cas à la 520e semaine d’établissement.

Quelles hypothèses doit-on privilégier ? À priori, aucune : elles sont toutes également valables. En fait, chacune explique partiellement les changements observés. Il reste, à ce titre, à les étudier plus avant afin de les départager, sachant que pour certains groupes ces processus ont mené à la résorption du moins en apparence de la discrimination après dix ans de séjour alors que pour d’autres groupes il y a persistance.

Conclusion

La présente analyse montre que le processus d’insertion économique est beaucoup plus complexe que ne laissent supposer les travaux antérieurs. En outre, elle ne permet pas de départager ces divers processus qui seuls, lorsqu’ils seront adéquatement différenciés, permettront de comprendre l’influence réelle de l’origine nationale dans l’établissement des immigrants au Québec. Elle fait clairement état de l’évolution générale et démontre la nécessité de poursuivre l’analyse afin de départager ces hypothèses. Il s’agit d’un premier regard englobant les dix années d’établissement en emploi, d’un point de départ qui permet de mieux cibler les hypothèses d’évolution dont on connaît maintenant le sens. Ce regard aurait été impossible sans données longitudinales. L’analyse des dynamiques d’ajustement qui doit suivre ne peut non plus se faire sans de telles données.

Se pose aussi le problème de la validité de nos résultats : pourrait-on les confirmer au moyen d’une analyse effectuée sur une autre base de données ? Pas avec les données du recensement parce que la définition des durées de séjour des immigrants et les valeurs des variables comme la scolarité ou la province de résidence sont celles du jour de recensement et non celles à l’arrivée comme immigrant et qu’à ce titre elles ne sont pas assez précises. On ne saurait davantage utiliser la Banque de données longitudinales sur les immigrants (bdim) qui combine les données du visa avec les rapports d’impôts annuels puisqu’on n’y possède aucune donnée sur les titres d’emploi occupés durant l’année fiscale, titres nécessaires à l’obtention du statut socioéconomique (alors qu’on a vu qu’il faut contrôler ce paramètre pour que l’influence de l’origine nationale sur le revenu disparaisse) et que seul le revenu annuel total y est disponible sans qu’on ne connaisse les modalités de son acquisition (le nombre d’heures travaillées par exemple). Restent les enquêtes longitudinales. Dans le cas de l’immigration, il y a deux enquêtes générales. La première, l’enquête Trois ans de vie au Canada, réalisée de 1968 à 1972 par le ministère fédéral de la Main-d’oeuvre, couvre une trop courte période et les emplois recensés à chaque phase d’observation n’y sont pas datés ; on ne peut donc tenir compte du temps de séjour avec la précision qui nous est nécessaire. L’autre, l’Enquête sur les immigrants au Canada (elic), réalisée par Statistique Canada, vient de terminer sa première série d’entrevues couvrant les six premiers mois de séjour : on pourra bientôt voir s’il y a convergence à la semaine 26, mais il faudra attendre les phases suivantes pour poursuivre l’analyse jusqu’au suivi maximum prévu de quatre ans.

Ces difficultés de comparer mettent en évidence une contrainte majeure de la présente phase d’analyses longitudinales. La nouveauté des enquêtes utilisant un calendrier pour saisir les événements, calendrier dont l’analyse présentée plus haut montre bien la pertinence analytique, rend impossible pour l’instant la confrontation entre bases de données. Il faut souhaiter la multiplication sur plusieurs cohortes des enquêtes longitudinales afin de lever, à long terme puisqu’il faut accompagner les cohortes au fil du temps, cette contrainte.