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1. Réécrire au féminin ? Approche et définition d’un concept interlope

S’interroger sur le concept de réécriture signifie s’intéresser à la fois à la question de la lecture, de l’écriture et de l’écriture de la lecture. Dans le prolongement de cette idée, réécrire au féminin implique une réflexion sur les choix de lecture des femmes, le comment et le pourquoi de leurs (re)lectures, mais surtout sur les motivations et les stratégies de leur réécriture[1]. Il va sans dire que la réécriture n’est pas une particularité « féminine ». Depuis la Poétique d’Aristote, depuis les réécritures médiévales aussi, depuis l’imitation des modèles érigée en idéal surtout, cette pratique littéraire a partie liée avec l’esthétique scripturale elle-même[2]. Pour les auteures, toutefois, peu nombreuses avant le xxe siècle en raison des divers mécanismes d’éviction sociaux et littéraires qu’on connaît[3], la question se pose autrement. C’est justement cet « autrement » qui nous permet d’explorer la réécriture au féminin telle qu’elle se manifeste dans bon nombre de romans et de récits du xxe siècle, plus précisément dans ce que nous avons l’habitude de nommer le « récit postmoderne ». À cette première question sont liés d’autres aspects : la pratique palimpseste dans ses rapports avec le postmoderne ; la fonction critique dans la construction d’une oeuvre contemporaine ; les motivations expliquant le « vol » des textes modèles dans le dessein de les réécrire[4]. Comment écrire des romans, des histoires « où l’on voit agir et vivre des personnages » à l’ère du soupçon, s’interrogeait déjà il y a un demi-siècle une Nathalie Sarraute soucieuse de renouveler le genre romanesque[5]. Ou, à la suite d’Adorno, comment, après l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, face à l’effarante « barbarie » déchaînée par les nations « civilisées », justifier l’activité littéraire : « [N]ach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch, und das frißt die Erkenntnis an, die ausspricht, warum es unmöglich ward, heute Gedichte zu schreiben[6]  » ? Si, en schématisant, il est devenu « suspect » pour la première et « barbare » pour le second d’écrire des romans ou de la poésie, il faut en définitive s’interroger sur les visées et les enjeux de celles qui font de la réécriture une stratégie poétique. Comment, quelles oeuvres et sous quel prétexte réécrire d’un point de vue féminin à l’ère postmoderne ? Jusqu’où aller dans la reprise, l’imitation, le pastiche ? Pourquoi vouloir construire une oeuvre à partir d’oeuvres antérieures ? Ces questions méritent réflexion.

Dans cette perspective, j’entends par réécriture — selon l’acception la plus générale du terme — toute pratique palimpseste qui consiste en la reprise, en tout ou en partie, d’un texte antérieur, donné comme « original » ou « modèle » (hypotexte), en vue d’une opération transformatrice dont le degré d’affranchissement, d’explicitation ou de subversion est variable. En conséquence, la réécriture comprend la lecture et l’interprétation d’un modèle générateur-« géniteur », ce qui implique de la part de l’auteure non seulement une prise de distance, mais également une prise de liberté par rapport à l’hypotexte. Il faut s’en éloigner pour le réécrire, l’écrire autrement, le « traduire » en un nouveau texte, l’hypertexte[7]. S’installe alors, dans le processus qui sépare l’étape de la lecture de celle de l’interprétation, un espace flou ; et c’est précisément dans cet espace évanescent que peut se déployer l’activité ludique de la réécriture. Parmi les trois types de réécriture — qui ne sont évidemment pas des catégories étanches : l’autoréécriture qu’étudie la génétique textuelle, la réécriture par un tiers, soit par exemple le lecteur/la lectrice d’une maison d’édition, et la réécriture en tant que praxis poétique — c’est la dernière forme qui m’intéresse dans le contexte des romans de femmes et du récit postmoderne.

De l’imitation sous forme de parodie ou de pastiche à l’adaptation d’une oeuvre pour le théâtre ou le cinéma en passant par la réécriture « transgénérique », la traduction et la critique littéraires perçues comme lecture-réécriture d’une oeuvre, les pratiques, fonctions et modalités de réécriture constituent un phénomène littéraire d’une grande richesse. S’agit-il d’une simple manière de faire sa révérence aux prédécesseurs et, par là, d’afficher son appartenance à une école de pensée en se soumettant à un rite initiatique littéraire ? Faut-il voir dans l’emboîtement de deux ou de plusieurs textes un moyen de revoir à la fois les idées et la forme d’un récit ? S’agit-il d’un manque d’inspiration ou de la possibilité d’ouvrir un espace discursif, à l’intérieur duquel les auteures proposent leur regard sur une oeuvre, leur discours sur l’histoire et les histoires, l’héritage culturel et le passé littéraire ? Dans ce nouvel espace se voient démultipliés les pôles et les possibilités de l’entre-deux, ce qui permet le dépassement des simples bipolarités, notamment celle entre le logos et le mythos. Comprise ainsi, la réécriture dans sa double optique de « déconstruction/reconstruction » ne se veut pas un discours globalisant. Toutefois, elle accentue le fait que « la chaîne narrative est rompue, cassée, éclatée, fragmentée » en divers éléments[8]. Dès lors, la réécriture met en place une riche circulation entre les textes ; elle installe une frontière fluide entre les hypotextes et les hypertextes en révélant, par le biais de la transgression des frontières historiques, génériques, stylistiques, etc., la possibilité, si ce n’est la nécessité, de lectures autres d’un corpus littéraire donné.

Par la conception du roman qu’elle illustre depuis une dizaine d’années, l’oeuvre d’Amélie Nothomb conjugue les deux idées principales qui nous guident à travers cet article, celle d’une réécriture au féminin érigée, en quelque sorte, en programme romanesque et celle du récit dit « postmoderne[9]  » dans son orientation « contrafacturelle[10]  » et son désir fabulateur. Afin de montrer l’interdépendance des modalités de réécriture de cette auteure et des prémisses de la postmodernité, je m’arrêterai plus particulièrement à deux romans : Mercure et Métaphysique des tubes[11]. C’est que, dans ces deux récits, Amélie Nothomb dépasse largement les stratagèmes du palimpseste présents dans tous ses romans, soit les titres allusifs et les références intertextuelles ponctuelles. D’autres raisons ont motivé ce choix. Dans les deux textes en question, l’auteure focalise son travail de réécriture à la fois sur des mythes fondateurs de la « féminité » et sur le grand récit des origines. Comme chez d’autres romancières, le recours aux modèles générateurs de base se fait dans le souci d’un rééquilibrage entre les sexes en faveur d’une revalorisation du personnage féminin[12]. Le choix de ces figures de femmes n’est évidemment pas anodin : élire des symboles de l’ambiguïté revient à défendre implicitement la logique de l’ambiguïté. Serait-ce là un trait féminin de la réécriture ? De manière générale, la transformation d’un ou plusieurs invariants du modèle générateur, le déplacement de l’intérêt vers des figures marginales tendent à bouleverser sa structure profonde en vue de sa réinterprétation. Chez Amélie Nothomb, d’autres motivations, plus personnelles, plus secrètes donc, sont à découvrir ; elles vont dans le sens de la désacralisation et de l’iconoclasme.

2. Le retour du plaisir narratif à l’ère postmoderne : les fabuleuses histoires d’Amélie Nothomb

La réécriture des « grands récits », appelés par Jean-François Lyotard plus précisément « récits de la légitimation » du savoir et du pouvoir[13], est au coeur du projet littéraire postmoderne. Des récits souvent ironiques, voire parodiques, composent les moments forts du renouvellement narratif après l’ère du soupçon. Marquant la « fin des interdits », la nouvelle logique romanesque est caractérisée par un retour au récit, à la fiction, au sujet, par un goût prononcé pour des formes d’écriture ludiques et une ouverture aux voix d’autrui[14], ainsi que par divers emprunts aux esthétiques antérieures, notamment baroques, sans que cela signifie l’adoption d’une posture nostalgique : les lecteurs assistent à la déconstruction, à des parodies, à la relecture suivie de réécritures ludiques des modèles antérieurs. C’est le cas, entre autres, d’Amélie Nothomb, auteure postmoderne, la « non-conformiste aimée du public », comme le titra Le Monde à la suite de ses impressionnants chiffres de vente et ses nombreuses récompenses littéraires[15]. Enfant terrible de la littérature depuis ses débuts romanesques en 1992, star de la rentrée littéraire 2000 avec Métaphysique des tubes, elle suscite par son excentricité l’intérêt des médias et divise les critiques littéraires[16].

2.1 Le recours aux contes de fées et leur réécriture dans Mercure

Loin du roman « néohistorique » incarné par Marguerite Yourcenar, loin du roman « mythique » souvent aux confins de l’histoire chez Sylvie Germain, loin aussi du roman « interculturel » à la manière d’Assia Djebar, Amélie Nothomb s’inscrit largement dans les grandes tendances de la postmodernité littéraire. Cependant, l’auteure d’origine belge, cosmopolite grâce à ses nombreux séjours dans des pays du monde entier, est avant tout une raconteuse d’histoires ; le plaisir narratif envahit quasiment la totalité de sa production romanesque[17]. Si, depuis Hygiène de l’assassin[18], l’on peut considérer une grande partie de son oeuvre comme une sorte de réécriture endémique du sempiternel combat entre beauté et hideur, monstruosité et normalité, « masculin » et « féminin », la réécriture au sens plus strict emprunte des chemins sinueux. Nothomb insère dans ses récits des fragments de contes de fées, puis les masque et les détourne ; elle reprend les grands mythes et leurs figures symboliques, puis les recontextualise et les parodie ; elle transpose à l’époque contemporaine le récit fondateur de la civilisation judéo-chrétienne, la Genèse, ensuite la féminise et la place dans un contexte interculturel.

Dans Mercure, qui se veut le « Journal de Hazel » (M, 9), un vieil homme mystérieux occupe une île au large du Cotentin, Mortes-Frontières, où il règne en despote. Ancien capitaine aventurier devenu riche, après avoir traversé les mers, Omer Loncours — nomen estomen chez Nothomb — a fait bâtir une maison-forteresse pour y retenir captive une jeune femme, Hazel, la narratrice, qu’il a sauvée pendant la guerre[19] et à qui il fait croire qu’elle avait été défigurée dans un bombardement. À cette première trame narrative se greffe une seconde — appelons-la « l’histoire spéculaire » — par laquelle entre en jeu la réécriture de certains contes de fées et toute une panoplie de références intertextuelles. C’est que pour enfermer sa jeune protégée avec lui sur l’île et s’inventer une nouvelle vie, Omer Loncours, le mythomane, enlève systématiquement tous les miroirs et toute surface pouvant réfléchir le visage d’Hazel, son éblouissante beauté, sans égratignure ni cicatrice. La Belle captive métamorphosée en Cendrillon par un insidieux mensonge passe plusieurs années de sa vie auprès de la Bête, sans même attendre le prince charmant. On l’aura compris : trois contes de fées sont revisités dans Mercure et font l’objet d’une réécriture. Il s’agit, d’une part, de La Belle et la Bête, modèle antérieur dominant, facilement perceptible par le lecteur, et, d’autre part, de deux contes sous-jacents, exploitant ex negativo le mythe de la jeune femme en attente d’être sauvée par le prince charmant : Cendrillon immobilisée par sa prétendue laideur et La Belle au bois dormant, inconsciente. Cependant, le prince arrive sur l’île en la personne d’une infirmière. Ce sera grâce à Françoise Chavaigne que les manigances d’Omer seront dévoilées et qu’Hazel revivra une nouvelle fois le stade du miroir. Car, à chaque visite médicale sur l’île, l’infirmière apportait un thermomètre pour y extraire le mercure qui lui servait à fabriquer un substitut de miroir. Aussi Françoise joue-t-elle le rôle d’un Mercure féminin dépêché, faut-il croire, par intervention divine au chevet de la malade, dans le dessein de la sauver de son exil involontaire. Au moyen de son travestissement féminin, Mercure contrecarre les plans de l’éminente figure de la mythologie grecque évoquée à travers le prénom Omer : tel l’auteur de l’Odyssée, le vieux capitaine, après ses errances, structure et organise la vie d’une victime de la guerre ; et tel Ulysse lui-même, il use de cent ruses pour parvenir à son but : nourrir chez sa pupille une fausse perception d’elle-même, tissée patiemment, afin de lier inextricablement leurs destins. Les fils de cette toile seront défaits par le courage et l’astuce de Françoise.

Cette vision manichéenne, typique des contes de fées, est toutefois nuancée chez Amélie Nothomb. Le roman semble se terminer sur une note idyllique du type « Et elles vécurent heureuses jusqu’à la fin de leurs jours[20]  » : Hazel et Françoise sont bénies par Omer, converti en bon père, bien que toujours aussi amoureux de sa pupille ; elles quittent l’île et s’installent dans un « appartement admirable face à Central Park » (M, 204). Mais l’auteure propose un second aboutissement. Séparée du premier par une « Note de l’auteur », qui avoue avoir « ressenti l’impérieuse nécessité d’écrire un autre dénouement » (M, 205), la deuxième issue, plus troublante, débute au moment où Françoise s’apprête à libérer Hazel de sa prison. Loin de se situer à l’opposé de la fin prétendument heureuse, la réécriture de celle-ci se donne à lire plutôt comme une variation psychanalytique du couple symbiotique Omer-Hazel. L’ancien modèle du bourreau et de sa victime se voit, en effet, perpétué au féminin : après la noyade du vieux capitaine, le lecteur assiste à un échange dialogique entre Hazel et Françoise qui détonne par rapport à la précédente relation de complicité féminine :

— Il est mort, finit par dire la pupille, hébétée.
— Sûrement. Il n’était pas amphibie.
— Il s’est suicidé ! s’indigna la jeune fille.
— Bien observé.
La petite éclata en sanglots.
— Allons, allons ! Il avait fait son temps, le vieux.

M, 219

Sous le masque de l’infirmière angélique, apparaît en décalcomanie le vrai visage de Françoise. Bourreau à son tour, elle perpétue dans la tradition de son prédécesseur le mensonge de la laideur d’Hazel. L’ironie atteint son apogée, lorsque la victime âgée de soixante-dix ans apprend enfin la vérité sur sa splendeur physique et sa vie. L’instant de pétrification passé, elle se montre sereine, presque béate et, surtout, nullement rancunière. Au contraire, elle remercie la menteuse de lui avoir épargné « la tentation d’aller [s]e montrer au monde entier » et « les mille souffrances que les humains et le temps infligent à la beauté » (M, 226). Hazel semble avoir visiblement intériorisé son rôle de victime. Ou devrions-nous comprendre son attitude comme l’expression d’une retraite esthétique, d’une prise de position favorable à la monstruosité ? Les dernières phrases du récit, évoquant à nouveau La Belle et la Bête, sont révélatrices à cet égard. Si dans le couple homme-femme les rôles étaient clairement distribués, il n’en est pas de même pour Françoise et Hazel. Puisque les deux femmes sont belles, le monstrueux ne relève que de la personnalité de celle qui, selon la logique du trompe-l’oeil, se fait passer pour l’unique beauté ; la monstruosité relève de l’ordre psychologique et non physique.

De quoi le lecteur rit-il à la toute fin ? De la trop grande naïveté d’Hazel, qui serait alors « bête » au sens adjectival du terme parce qu’elle se serait laissé prendre au même piège deux fois de suite ? Rire jaune à propos du caractère monstrueux, froid et calculateur de Françoise ? Ou rire complice de concert avec l’auteure qui non seulement se joue des lieux communs concernant la beauté, la passivité et l’ingénuité féminines véhiculées abondamment dans les contes de fées, mais se moque en même temps, bien qu’elle affirme le contraire[21], des nouvelles narrations interactives[22]  ? Traditionnel dans sa conception du livre, Mercure n’offre pas au lecteur une autoconstruction possible du récit. Mais il propose deux dénouements mis en regard comme dans un jeu de miroir. Dès lors, le lecteur est pris au piège : puisque la seconde fin est annoncée par l’auteure comme un dénouement qui s’imposait à elle, la curiosité le pousse à aller jusqu’au bout de la double fiction. Connaissant les deux versions, il se retrouve devant l’embarras du choix. Pour quelle voie opter lorsque ni l’une ni l’autre ne constitue un aboutissement satisfaisant ? Le choix ne pourra (ne devra ?) se faire, parce que le dédoublement conclusif de la même intrigue incite à faire face au leurre fictionnel, à naviguer constamment, comme Omer et Françoise, entre la vérité et le mensonge, l’île et la terre ferme. Rira bien qui rira le dernier ! Comment, dans un récit sur le miroitement et la duplicité, la réécriture ne se voudrait-elle pas, elle aussi, double ? Dans un premier temps, sur le plan intertextuel, elle permet à Amélie Nothomb de déplacer un certain nombre d’idées reçues transmises par les contes de fées et les récits mythologiques ; dans un deuxième temps, intra-textuellement, par la variation du même thème, Mercure ouvre l’espace vers un troisième lieu de lecture, celui du soupçon et de l’incertitude.

Le couple néfaste du bourreau et de la victime dans leur perverse interdépendance sera exploré à nouveau dans Stupeur et tremblements[23], roman à tendance autobiographique, qui figurera dans la sélection du Goncourt et qui méritera le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Premier Prix Internet du livre. Dans la lutte de pouvoir que se livrent une jeune Occidentale et sa supérieure hiérarchique japonaise, les rôles ne sont pas clairement distribués non plus : chacune est à la fois le bourreau et la victime de l’autre. Cette dialectique psychologique mise à part, le texte est parsemé de références bibliques : d’un côté, parce que le combat à armes inégales entre Amélie-san et mademoiselle Mori suggère la comparaison avec David et Goliath, et, de l’autre, parce que les deux femmes incarnent à tour de rôle quatre des sept péchés capitaux : la colère, l’envie, l’orgueil et la paresse, bien que le dernier vice soit avant tout un problème de perception interculturelle[24].

2.2 De la réécriture du mythe des origines à la création d’un «  texte-supplément[25]  » dans Métaphysique des tubes

Si, dans Stupeur et tremblements, l’auteure se contente de tisser en filigrane sa toile de références bibliques et que, dans Mercure, elle se plaît à déconstruire certains mythes, contes de fées et autres idées reçues sur le « féminin » et le « masculin », l’enjeu de la réécriture s’avère plus complexe dans Métaphysique des tubes. Dès l’incipit, le ton est donné : s’y voit réécrit le plus fondateur des « grands récits », soit le mythe des origines. Sur un mode d’apparente gravité, Amélie Nothomb s’attaque à la Genèse, en travestissant l’image du Dieu créateur, omnipotent et — quiconque aura lu les premières lignes de la Bible s’en souviendra — conscient de son acte fondateur. Dans la Métaphysique de l’an 2000, Dieu est, au contraire, l’incarnation du nihilisme :

Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n’eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait. […] Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne voulait rien, n’attendait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien. La vie était à ce point plénitude qu’elle n’était pas la vie. Dieu ne vivait pas, il existait.

MT, 7

Ces « antiphrases » évoquent immédiatement le caractère paradoxal du titre. Comment concilier deux notions aussi contradictoires que la métaphysique et les tubes, notamment s’il est question d’établir un rapport de logique sémantique entre les deux ? Après l’actualisation des sept péchés capitaux, de quelle étoffe — religieuse ou philosophique — sera cette nouvelle métaphysique ? Comme dans les récits précédents, la réécriture favorise la relecture à travers l’écho que se renvoient différents modèles générateurs. Elle se situe ici au croisement de deux textes fondateurs de la civilisation judéo-chrétienne, l’Ancien Testament et le Nouveau. Ces premières phrases rappellent tout d’abord le début de l’Évangile selon saint Jean — « Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était avec Dieu » — en substituant, par le biais d’une antithèse implicite, le néant (« rien ») à la parole divine (« le Verbe ») ; puis, elles détournent le début de la « Genèse » : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. […] Et Dieu vit que cela était bon. » En empruntant le ton archaïque de la Bible, dans ce roman qui se révélera autofictionnel, Nothomb lance un défi à la métaphysique. Visiblement, dans sa neuvième oeuvre, Amélie Nothomb ne succombe pas à « l’épreuve du désenchantement[26]  » à laquelle se heurtent d’autres romanciers de sa génération. L’année 2000 semble être pour elle l’occasion rêvée d’entrer dans le champ métaphysique, sans que cette nouvelle aventure romanesque prétende au statut de « recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l’être absolu, des causes de l’univers et des principes premiers de la connaissance[27]  ». Là n’est pas l’enjeu. Comparer Dieu à un objet aussi banal et trivial qu’un tube subvertit l’ordre du monde et enlève d’office toute envergure théologique à la manière dont seront traitées l’image de Dieu et l’origine du monde :

Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion, et, conséquence directe, l’excrétion. […] Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube. Il y a une métaphysique des tubes.

MT, 9

Pour définitivement confondre les sceptiques, en tant que bon exégète qui se respecte, le narrateur (on comprendra plus tard qu’il s’agit en réalité d’une narratrice) renvoie à une autorité de la discipline en question : « Slawomir Mrozek a écrit sur les tuyaux des propos dont on ne sait s’ils sont confondants de profondeur ou superbement désopilants » (MT, 9). La référence parodique à ce parfait inconnu mime et, par là, mine la stratégie rhétorique du discours religieux référentiel, pratiqué par les exégètes de la Bible. Chez Nothomb, cet emprunt discursif est signe avant-coureur de la démystification d’une pensée « autoritaire » — qui sera démasquée comme leurre.

Les premiers jalons anti-métaphysiques étant posés sur un ton scatologique, non dépourvu d’autodérision, le narrateur/la narratrice continue ses digressions sur les nombreux traits de Dieu, inquiétants aux yeux de son entourage. La stupeur et les tremblements cèdent la place au sourire, lorsque le lecteur se rend compte que ce Dieu amorphe est en vérité une jeune enfant de deux ans et demi. Le récit peut alors afficher son objectif principal : relater au « je » les trois premières années nipponnes de la narratrice. L’analogie entre le « il » devenu « je » et Dieu garantit la cohérence de l’intrigue principale, soit la genèse d’une fille de deux ans et demi qui accède au statut du sujet parlant « par la grâce du chocolat blanc » (MT, 36), belge, bien entendu. S’insère dans les interstices de cette analogie la réécriture des « grands récits ». Car, tout au long de ce roman méta-métaphysique, la comparaison avec Dieu ou son incarnation humaine, Jésus, se poursuit grâce aux nombreux parallèles qu’établit le « je » avec des scènes de la Bible. Elles vont d’Adam et Ève qui « parlaient flamand, comme le prouva scientifiquement un prêtre du plat pays » (MT, 17) à la crucifixion de Jésus lors d’une noyade imminente du « je » :

Moi aussi, je m’étais trouvée dans cette situation : être en train de crever en regardant les gens me regarder. Il eût suffi que quelqu’un vînt retirer les clous du crucifié pour le sauver : il eût suffi que quelqu’un vînt me sortir de l’eau, ou simplement que quelqu’un prévînt mes parents.

MT, 85

À la mise en parallèle entre Dieu et l’enfant-narratrice viennent s’ajouter, tels les grains d’un chapelet, d’autres épisodes de la Bible[28]. C’est que, dès son enfance, la narratrice lit la Bible en secret. D’où, faut-il croire, les nombreuses allusions aux histoires allégoriques de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Mais qu’advient-il de la métaphysique des tubes dans ce feu d’artifice de références bibliques dévoyant le mythe fondateur dans le récit d’enfance d’une petite fille[29]  ? Au milieu de ce bruissement référentiel, afin de revenir à la question originelle, faisons arrêt sur image au moment où la narratrice est menacée de se noyer une seconde fois. Par-delà les images messianiques du « pécheur des hommes » et du symbole des poissons, ce passage a valeur prémonitoire : sentant, tel le Christ à la dernière cène, la mort approcher, la narratrice faillit emboîter définitivement le pas à celui-ci, afin d’échapper au supplice suprême que représente à ses yeux la vision du « tube digestif à l’air » (MT, 158) des trois carpes offertes par ses parents pour fêter l’âge fatidique de ses trois ans. Des tubes digestifs émane visiblement un pouvoir d’attraction néfaste ; le « je » hypnotisé se laisse tomber dans le bassin des carpes et — miracle ! — la métaphysique des tubes revient à la nage : « La troisième personne du singulier reprend peu à peu possession du « je » qui m’a servi pendant six mois. La chose de moins en moins vivante se sent redevenir le tube qu’elle n’a peut-être jamais cessé d’être » (MT, 166). Contrairement à la première noyade, la mort annoncée a perdu son caractère effrayant ; le « je » s’abandonne désormais à la régression à l’état de tube. Ce moment crucial entre l’état divin et le devenir humain est symboliquement ponctué par la bataille entre « l’Anté-moi » (MT, 73) incarné par Kashima-san, méchante et cruelle gouvernante, et l’archange Nishio-san, première figure de confiance de la narratrice et image de la bonne mère.

C’est donc grâce à l’« entre deux eaux » (MT, 171) que la narratrice retrouve son premier élan métaphysique, car cet état intermédiaire lui permet de clore en toute sérénité son récit des origines, celui qu’elle narre à sa manière en réécrivant le grand récit de la Genèse. C’est de sa propre origine, du mystère de l’incarnation, de la petite fille dans son état divin, de ces quelques années de bonheur passées au pays du Soleil Levant où les enfants, de la naissance jusqu’à l’âge de trois ans, sont vénérés comme des dieux, que la narratrice veut se souvenir avant de vivre le calvaire de l’existence humaine, le déchirement culturel. Métaphysique des tubes est donc aussi — et peut-être avant tout — un livre commémoratif. Se souvenir devient un devoir de mémoire : « Tu dois te souvenir ! Tu dois te souvenir ! Puisque tu ne vivras pas toujours au Japon, puisque tu seras chassée du jardin, puisque tu perdras Nishio-san et la montagne, puisque ce qui t’a été donné te sera repris, tu as pour devoir de te rappeler ces trésors. Le souvenir a le même pouvoir que l’écriture » (MT, 139). La mémoire génère, ici sous la forme d’un récit autofictionnel, ce que Barbara Havercroft appelle le « texte-supplément » : Métaphysique des tubes se substitue au mémoire officiel que devait rédiger le consul belge, le père de la narratrice, pour rendre compte de ses années de service au Japon, et que nous ne lirons sans doute jamais.

Résumons : dans Métaphysique des tubes, Amélie Nothomb tisse, en racontant le moment providentiel où la narratrice passe du stade « tube » (à la troisième personne du singulier) à la manifestation d’une identité à la première personne, une nouvelle fiction de la Genèse, de sa propre genèse. L’auteure procède à une mise à mort du mythe divin et réinterprète celui de la Création qui instaure la femme dans la position de l’« Autre absolu, sans réciprocité[30]  ». Le miracle de la métamorphose peut se déployer grâce à un morceau de chocolat blanc offert par la grand-mère. Si le miracle a lieu pour le Dieu-tube, le mystère de l’incarnation humaine demeure entier pour les parents. Le monde des adultes est divisé entre les incrédules et ceux qui croient à l’expérience de la volupté qui leur « monte à la tête, [leur] déchire le cerveau et y fait retentir une voix qu’[ils] n’avai[en]t jamais entendue » (MT, 36). Dans ce récit de l’origine réécrit au féminin, la (re)naissance du sujet est la condition sine qua non pour que le récit puisse devenir autobiographique : « C’est moi ! C’est moi qui vis ! C’est moi qui parle ! Je ne suis pas « il » ni « lui », je suis moi ! » (MT, 36). Et le « je » de déclarer comme dans toute autobiographie traditionnelle : « Ce fut alors que je naquis, à l’âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes du Kansai, au village de Shukugawa, sous les yeux de ma grand-mère paternelle, par la grâce du chocolat blanc » (MT, 36). En fictionnalisant sa vie, en s’autoglorifiant, en exploitant plus avant la veine analogique entre le « je », Dieu le père et le Christ, le sujet féminin parvient à faire sa glorieuse (r)évolution. Au commencement était le Verbe, nous apprend la Bible. Le plaisir de fabulation est dorénavant lié inextricablement à la position de ce sujet ressuscité, que l’entourage de la narratrice y croie ou, comme sa soeur, la traite de menteuse. Cette naissance retardée engendre l’(auto)fiction et rend vitales à la fois l’écriture et la réécriture[31].

La question du discours féminin sur l’origine du monde et la genèse de l’être humain est omniprésente dans cette métaphysique hétérodoxe. Elle prend la forme d’un discours caustique qui instaure, au plus tard dans la scène du chocolat belge, une distance ironique entre le récit et le lecteur : de quel droit une petite fille oserait-elle se substituer à Dieu, si ce n’est parce que la société d’accueil lui réserve cette position privilégiée ? De quel droit cette même petite fille peut-elle prétendre témoigner de sa socialisation biculturelle, alors que son père occupe le poste de consul de Belgique, si ce n’est parce que ce père est un être distrait qui tombe dans les égouts et s’intéresse plus au nô qu’à ses enfants ? De quel droit, finalement, ose-t-elle proférer des propos misanthropes au sens d’anti-hommes, si ce n’est parce que certains traits et rituels de la culture nippone lui livrent des arguments probants[32]  ? Cependant, Amélie Nothomb ne recourt pas aux stratégies subversives de l’écriture féminine proprement dite[33]  ; celles-ci sont remplacées par une écriture postmoderne où la joie fictionnelle prend le dessus sur les expériences langagières tout en conservant le sourire ironique d’une Méduse.

3. Jeu et récit postmoderne

De ce qui précède, un constat s’impose : l’on peut pratiquer la réécriture comme un jeu, s’il est vrai que toute lecture-interprétation contient une part ludique[34]. L’écriture serait-elle à traiter comme un jeu (dans le cas d’Amélie Nothomb comme un jeu d’enfant ?) et, par conséquent, la réécriture comme un effet de lecture au deuxième ou troisième degré ? Qui dit « jeu » et « ludique » à propos de la littérature de la seconde moitié du xxe siècle se sent obligé de proférer dans le même souffle « récit postmoderne ». Indubitablement, les différentes modalités de réécriture au féminin tendent à s’approprier l’héritage littéraire, à revisiter en tranches choisies les biens culturels, afin d’en recycler certains éléments. Selon la célèbre boutade postmoderne du « Rien ne va plus, anything goes », tous les textes antérieurs sont a priori recevables, mais seuls certains seront repris, repensés, réécrits. C’est une question d’auteure, d’époque, de culture, de mode… et de sexe. Car, non seulement les femmes lisent autrement, elles lisent et relisent visiblement aussi d’autres textes[35]. En reprenant les plus « grands » textes de notre culture occidentale, en les détournant systématiquement sur le mode ironique vers d’autres objets pour leur donner une autre signification, Amélie Nothomb, parmi tant d’autres romancières, se fait entendre en contrechant[36] dans le canon des textes (con)sacrés.

S’il est vrai que les prémisses des théories et pratiques féministes et postmodernes se rejoignent dans deux positions fondamentales, la critique des « grands récits de légitimation » (de Dieu, de la Raison, de l’Homme, etc.) et des idéaux qui datent des Lumières, d’une part, et la remise en cause des systèmes de la représentation et des oppositions binaires, d’autre part, la réécriture au féminin ajoute à cette critique un « supplément » non négligeable. Auteures de textes subsidiaires, à travers leur pratique palimpseste, elles visent à « combler la brèche entre théorie et pratique » afin de générer une « multitude de petits récits hétérogènes, dont aucun ne prétend à l’autorité des grands récits occidentaux[37]  ». Nous avons constaté que, chez Nothomb, le récit de la jeune fille suppléait le prototype du grand mémoire diplomatique. Aussi l’auteure substituait-t-elle le regard subjectif de la narratrice à l’objectivité de la parole du consul de Belgique au Japon.

L’expérience de l’entre-genre — la navigation entre « grand » et « petit » récit — serait-elle l’une des particularités de la pratique palimpseste du réécrire au féminin ? S’il peut y avoir conjoncture entre les théories et pratiques postmodernes et la réécriture au féminin des grands récits et mythes, ce mariage s’avère des plus heureux lorsqu’il accueille, au sein de ce couple androgyne, le regard et la voix de l’Autre. Dès lors peut s’opérer un changement de perspective qui, à son tour, déclenche un processus d’ouverture vers d’autres lectures. Se met alors en oeuvre la fil(l)iation à travers l’acte de réécrire. La réécriture telle qu’observée chez Amélie Nothomb, si elle ne s’embarrasse pas de méta-discours, incite à la méta-lecture. Lectrice avertie elle-même, cette écrivaine insère le plus souvent ses réminiscences à d’autres textes sur le mode ironique et auto-parodique. Ses romans témoignent, somme toute, d’un travail de réappropriation de son passé culturel et des textes modèles au profit des oeuvres elles-mêmes.

La double démarche de déconstruction des modèles générateurs et de leur reconstruction sous d’autres signes sous-tend l’élaboration d’une poétique de (ré)écrire au féminin. Désacraliser des mythes et des récits, restituer en même temps la polysémie de la pensée mythique remplacée au fil du temps par la logique de l’exclusion, faire preuve d’iconoclasme en regard des images stéréotypes qu’elles soient « féminines » ou « masculines », tels sont les enjeux du réécrire au féminin dans le roman et le récit du xxe siècle, plus précisément de sa seconde moitié. Bases essentielles de toute réécriture, la lecture critique des textes antérieurs — qui, dans le cas des auteures, se résume souvent aux mythes fondateurs de notre civilisation occidentale — et la remise en cause de ces hypotextes jouent un rôle important dans la Kulturkritik tant féminine que masculine. Mais par-delà ce rôle premier, il existe une seconde fonction ayant encore plus profondément partie liée avec l’écriture des femmes : l’approche mythocritique, comme le souligne à juste titre Françoise Rétif, s’est sans conteste avérée la voie royale de la critique littéraire féminine/féministe depuis Beauvoir et Cixous[38]. Chez toutes celles qui adoptent la réécriture comme stratégie discursive, la lecture va de pair avec l’écriture, la « critique de civilisation » avec le rééquilibrage de la réalité, et le regard dominant avec le détournement de l’attention vers des destins plus marginaux qui ne sont pas exclusivement féminins.