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Tout se tient et se relie. Tout est de même et de commune origine[1].

À certains égards, il est tentant de considérer cet énoncé, qui figure dans l’un des ouvrages récents d’Andrée Chedid, comme l’expression du principe qui, à travers la conjonction et l’harmonisation des différences, paraît sous-tendre l’ensemble de l’oeuvre, aussi bien poétique que narrative, de cette auteure. Évoquant la présence d’antinomies ou de tensions dialectiques[2], certains commentateurs ont en effet souligné la façon dont l’humanisme de l’auteure conduit en fin de compte à une résolution — au moins partielle — de ces tensions au profit d’une coexistence des différences, assurée par la « fraternité de la parole » chedidienne[3]. Il serait toutefois présomptueux de réduire à une seule formule un ensemble textuel aussi ample et varié que celui de Chedid, qui compte une vingtaine de titres : recueils de poèmes, romans et récits, recueils de nouvelles et pièces de théâtre. Loin de vouloir abolir les altérités en les soumettant à une visée naïvement humaniste et pacifiste, l’auteure paraît fascinée, dans ses récits, par le miroitement des différences[4]. Se trouvent donc projetées, sur la scène diégétique, des altérités que la communauté d’expérience tend toutefois à rapprocher. Ainsi chrétiens et musulmans, Occidentaux et Orientaux, hommes et femmes, jeunes et vieux ont-ils souvent l’occasion de surmonter leurs différences et leurs différends. C’est probablement L’autre qui donne à voir de la manière la plus claire, mais aussi la plus abstraite, la mise en rapport d’univers distincts. En effet, dans ce roman paru en 1968, rien n’est susceptible de réunir les deux personnages principaux, qui sont étrangers l’un à l’autre dans tous les sens du terme. L’événement aléatoire que représente le tremblement de terre crée toutefois un lien entre les deux hommes ; il allégorise la nécessité de la solidarité dans le malheur, solidarité d’autant plus significative qu’elle est en quelque sorte gratuite, et se réalise au nom de la fraternité humaine[5].

Une telle mise en rapport des altérités est possible parce que, selon Chedid, il y a chez l’humain, par-delà les distances culturelles et personnelles, un « visage premier », modelé par les « épreuves du vivant[6]  », qui fonde tous les autres et qu’il s’agit de retrouver ou de remodeler par l’écriture. Que ce visage revête souvent les traits d’une femme ou d’un enfant, cela n’est pas indifférent, puisque le statut marginal de ces êtres leur confère à la fois une vulnérabilité et une force tranquille qui, paradoxalement, fait de ces absents du discours de l’histoire — et de l’histoire des discours — les agents du changement et de la conciliation. On pense immédiatement à Ammal et Myriam dans la tourmente de la guerre civile que met en scène La maison sans racines (1985). Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce sont justement des figures de femme et d’enfant qui accueillent en elles-mêmes les altérités, affichant de ce fait une identité hybride[7]. C’est le cas de la jeune Sybil, Libanaise d’origine mais Américaine d’adoption, dans La maison sans racines. De façon plus nette, on peut observer une telle complexité identitaire chez Aléfa (La cité fertile, 1972) ou Omar-Jo, le jeune Libanais mutilé par la guerre (L’enfant multiple, 1989[8]), variations sur le thème de la conjugaison du simple et du multiple.

La réécriture est sans nul doute l’une des voies par lesquelles l’oeuvre de Chedid convoque les altérités afin de les faire dialoguer et coexister, au sein d’une écriture qui, sans revendiquer sa « généricité[9]  », n’en est pas moins une écriture féminine, ne serait-ce que par l’importance qu’elle accorde aux figures de femmes, et ce, dès Le sommeil délivré de 1952. Si les personnages féminins occupent ainsi l’avant-scène de nombreux textes chedidiens[10], c’est essentiellement dans les quatre longs récits dont l’action se déroule dans un passé lointain ou légendaire qu’ils sont associés à la réécriture, devenant les vecteurs d’une relecture de l’histoire où les femmes trouvent enfin une place, et non la moindre. Ces récits sont Nefertiti ou le rêve d’Akhnaton (1972), Les marches de sable (1981), La femme de Job (1993) et Lucy. La femme verticale (1998)[11].

Précisons d’emblée que, si la réécriture n’est pas absente des autres textes, il est généralement difficile d’y sentir les traces précises d’un jeu intertextuel. Les analystes l’ont souligné à plusieurs reprises : l’écriture chedidienne, peut-être en raison du souffle poétique qui l’anime, intègre ses matériaux de façon très souple. L’esthétique postmoderne, même si elle se fait parfois sentir, comme dans L’autre ou La cité fertile, cède toujours le pas à une force unificatrice qui ne cherche guère, en fin de compte, à laisser voir la marqueterie des emprunts et des effets intertextuels[12]. Dans le cadre de la production chedidienne, il faut donc entendre la réécriture comme une opération très libre d’assimilation ou de conversion d’un matériau historique ou légendaire qui intéresse l’auteure surtout pour son pouvoir d’évocation et les prolongements qu’il autorise. La réécriture semble ainsi représenter une occasion de dire ce qui n’a pas été proféré, en d’autres mots, de combler les silences de la mémoire collective. C’est donc dans les creux des discours antérieurs que s’investit la parole chedidienne, véritable « chaudron central » où les altérités finissent par se côtoyer dans un déploiement du multiple qui représente la caractéristique centrale de l’être humain[13]. Il s’agit moins de simplement refaire, ou de contrefaire, le discours historique que de le prolonger ou de suppléer à ses manques, de le complexifier, en quelque sorte, par l’ajout d’une perspective différente : celle des femmes[14]. La réécriture que pratique Chedid relève donc rarement de la citation ; elle consiste plutôt en une forme de relecture des traditions et des événements qui privilégie souvent le regard, la voix ou l’action des femmes. Cette attention particulière portée aux destins féminins ne s’exprime pas à l’exclusion des personnages masculins, loin de là, comme le montre bien la double référence onomastique qui forme le titre de Nefertiti ou le rêve d’Akhnaton. Mais l’absence de voix féminines dans les discours de/sur l’histoire semble avoir poussé Chedid à proposer, par la fiction, une reconstitution des propos qu’auraient pu tenir ces voix. À cet égard, il est intéressant de constater, dans les quatre récits que l’on pourrait qualifier d’historiques, un infléchissement de l’intérêt de l’auteure vers des figures féminines dont la parole est de plus en plus problématique (la femme de Job, dont Chedid étend considérablement le registre discursif) ou improbable (Lucy, l’australopithèque à qui l’on attribue un langage articulé). C’est à cette reconstitution de voix historiquement marginales que s’attacheront les pages suivantes, en s’attardant tout particulièrement aux deux derniers récits qui, en raison de leur parution récente, ont fait l’objet de fort peu de commentaires critiques.

Les romans « historiques » de Chedid parus dans les années 1970 et 1980 mettent au premier plan des figures féminines avérées, comme la reine Nefertiti, ou probables, telles Cyre, Marie et Athanasia, les trois protagonistes de l’Égypte chrétienne des iiie et ive siècles que l’on trouve dans Les marches de sable. C’est moins l’histoire égyptienne proprement dite qui intéresse l’auteure que le déploiement des possibles auquel elle peut donner lieu. Parce qu’il est souple, le cadre historique choisi se révèle peu contraignant. Soumis au régime narratif qui est celui du roman poétique[15], il devient l’occasion d’inscrire, dans un cadre temporel précis, une réflexion plus universelle. Le passé est ainsi l’objet d’un réinvestissement qui, sans faire violence à l’histoire, souligne la relative constance de l’expérience humaine et de ses idéaux.

Dans Nefertiti, à travers l’instauration du monothéisme, c’est un idéal de liberté, de justice et de tolérance qui est mis en scène[16]. Si cet idéal est compromis, après la disparition du pharaon réformiste Akhnaton, par les actions du général Horemheb, il revient à Nefertiti d’en faire vivre le souvenir, grâce aux mémoires qu’elle dicte au scribe Boubastos. La reine apparaît ainsi non seulement comme une protagoniste de l’histoire, mais également comme l’analyste et la chroniqueuse de celle-ci, à la lumière du rôle privilégié qui a été le sien auprès de son mari. Personnage sur lequel se focalise le récit[17], Nefertiti assure, par sa parole, la récapitulation et la survie d’un rêve utopique dont il ne subsiste que des ruines. L’auteure fait ainsi accéder la reine à un statut historique mieux défini que celui attesté par les documents qui nous sont parvenus[18]. Figure-clé de l’histoire de la xviiie dynastie, Nefertiti devient un être tangible et complexe, comme le révèle son acte de parole, témoignant d’une distance réflexive qui relève d’une sensibilité plutôt moderne. Devant les choix que lui offre le roman historique, Chedid opte résolument pour une réécriture du passé qui, à travers une figure féminine connue mais indéterminée, s’ouvre sur des enjeux dépassant la stricte historicité du cadre choisi. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre Nefertiti affirmer : « L’histoire nous enserre […]. L’histoire nous empoigne, dès notre venue au monde. Il n’est pas indifférent d’être né ici ou ailleurs, dans ce temps ou dans un autre, parmi ceux-ci ou bien ceux-là. Pourtant l’esprit sait rompre l’enveloppe » (N, 48). Grâce à la conscience élargie qui est la sienne, la reine rend compte à la fois des déterminismes de son époque et de la force d’un idéal, dont « l’esprit » peut dépasser « les limites étroites du temps » (N, 48). À la fin du roman, sa vision « moins resserrée » des événements lui permet d’ailleurs de postuler la contraction du continuum temporel, lorsqu’elle affirme que « le passé […] n’est plus qu’avenir » (N, 214). Biographie d’Akhnaton et autobiographie de Nefertiti, le récit cherche donc à brosser le portrait et l’histoire du couple à travers le regard de la reine. Loin de ressembler à une peinture ancienne, le tableau qui en résulte est façonné par des procédés de prose poétique donnant au discours romanesque une couleur plus mythique qu’historique[19].

La transhistoricité dont fait preuve Nefertiti se manifeste aussi, mais autrement, dans Les marches de sable. Ainsi, derrière les événements violents qui constituent la trame de ce roman, on peut sentir se profiler, sur le mode analogique, la tragédie de la guerre du Liban[20], elle-même emblématique des conflits causés par le fanatisme religieux et l’intransigeance des intérêts claniques. Plus que l’intérêt pour l’histoire elle-même, c’est le dialogue entre passé lointain et passé récent qui motive probablement une telle relecture du passé. Dans son étude consacrée aux Marches de sable, Rachel Bouvet souligne le respect par l’auteure d’un certain nombre de paramètres historiques, tout en notant des écarts quant à ce qui est attendu, principalement en ce qui a trait aux femmes anachorètes que sont Cyre, Marie et Athanasia et à leur expérience spirituelle du désert[21]. En effet, l’imaginaire chrétien nous a habitués à certaines images, dont celle de la femme anachorète ne fait guère partie, pas plus d’ailleurs que celle du bourreau chrétien exterminant les païens. Selon Bouvet, on trouve, à la base de la réécriture, un « mécanisme d’inversion » (par exemple, le remplacement de l’image du martyr chrétien par celle, inhabituelle, du tortionnaire chrétien) qui est mis au service d’« une dénonciation très nette du fanatisme, quel qu’il soit[22]  », dénonciation similaire, à mon avis, à celle que l’on trouve dans les romans relatifs à la guerre du Liban : La maison sans racines, L’enfant multiple et peut-être même, de façon plus abstraite, Le message (2000), qui mettent en scène des destins de femmes et d’enfants dans la folie meurtrière des troubles sociaux et politiques[23]. Trouvant dans Cérémonial de la violence, recueil poétique paru en 1976, son expression la plus véhémente, cette dénonciation est projetée dans l’histoire, pour souligner à quel point, « [d]ans la spirale des âges », « les hommes dévastent la terre[24]  ». Ce constat sombre propose une relecture du passé qui voue l’humain à l’expérience de la douleur et de la violence, mais aussi — lueur d’espoir — au réconfort de la solidarité et de l’amitié. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la revendication des intérêts particuliers ne mène pas nécessairement au conflit, selon Chedid. Certes, comme ses romans l’illustrent, la soudaine radicalisation des altérités — c’est le cas du Liban des années 1970 — déclenche une violence qui semble ne pas connaître de fin. La différence n’exclut toutefois pas la coexistence ; voilà un postulat que l’oeuvre de Chedid illustre de diverses manières et qui, dans la réécriture de l’histoire, ancienne ou récente, devient un axe central du développement narratif, principalement à travers les liens de solidarité qui unissent les personnages. Les exemples d’amitié, principalement féminine, abondent : Samya, Ammal, Om el Kher dans Le sommeil délivré, Ammal, Myriam et Kalya dans La maison sans racines, Cyre, Marie et Athanasia dans Les marches de sable. La solidarité entre femmes est non seulement ce qui permet leur survie, mais aussi, comme dans ce dernier roman, leur épanouissement spirituel et personnel, grâce à un cheminement singulier qui s’effectue essentiellement à l’écart des hommes. L’exclusion de ces derniers est d’ailleurs souvent une condition à la prise en main de leur destin par les femmes[25].

Pourtant, curieusement, dans les deux romans historiques précités, c’est par une voix masculine que l’expérience de ces femmes est transmise au lecteur. Chedid a choisi, pour Nefertiti et Les marches de sable, de confier la narration à un homme qui a connu les femmes en question et dont le témoignage écrit permettra de commémorer le destin. Dans un cas, il s’agit du scribe Boubastos qui, en plus de noter ce que Nefertiti lui dicte, ajoute ses propres commentaires, fort substantiels. Deux voix se font donc entendre dans le roman, emboîtées mais distinctes et complémentaires dans leur description du destin d’Akhnaton et de son rêve. Dans l’autre cas, c’est Thémis qui, pour faire connaître l’aventure des trois femmes, ajoute à ce qu’elles lui ont dit ce qu’il a pu « ensuite, patiemment, reconstituer » (MS, 12). S’il affirme parler de lui « à distance, comme d’un étranger, d’un témoin, parfois mêlé à l’action » (MS, 12), il n’en reste pas moins celui par qui le discours historique en vient à faire état de ces trois femmes dont il s’agit de commémorer l’existence : « Pour moi [écrit-il], ces trois femmes auront fortement survécu. Je souhaite qu’elles survivent encore. Encore et plus loin, pour d’autres… » (MS, 13). Pourquoi de tels intermédiaires, qui ne se retrouvent guère dans les autres récits de Chedid ? S’agit-il d’un rappel que, en ces temps anciens, l’écriture ne pouvait être que masculine ? Par-delà les effets de polyphonie qu’il produit, ce procédé, qui n’a guère été relevé par les commentateurs, me semble reproduire et confirmer la dissociation historique, pour les femmes, entre la parole et l’écriture. Si le texte met en scène leur venue à la parole, il leur refuse encore l’accès à l’écriture. Cette volonté de ne pas entièrement vouer le récit au discours des femmes pourrait s’interpréter comme une façon auctoriale de court-circuiter, voire d’invalider le point de vue féminin. À mon avis, il faut plutôt y voir le simple constat de la prise en charge traditionnelle de la voix des femmes par les représentants du savoir et de l’écriture. L’auteure nous rappelle ainsi que, dans les contextes historiques évoqués, le processus de validation de la parole et de l’expérience féminines passe forcément par les truchements habituels du discours historiographique[26].

La situation est fort différente dans les deux derniers récits qui nous intéressent, puisque leur cadre plus légendaire que proprement historique semble avoir autorisé une mise en scène très libre et directe de la parole féminine. Ainsi, dans La femme de Job, aucun intermédiaire ne vient se glisser entre les protagonistes et les lecteurs. Rare cas de réécriture manifeste d’un texte préexistant[27], cet ouvrage reprend et développe le célèbre récit, tel qu’on le trouve dans le livre de Job. D’entrée de jeu, par son titre même, le texte de Chedid signale son désir de mettre au premier plan une figure féminine à peine esquissée dans l’Ancien Testament, qui ne lui consacre qu’un très bref verset (Jb 2, 9). Le travail de remaniement et d’amplification illustre bien le souci de Chedid de développer ce personnage anonyme afin de lui faire jouer le rôle de partenaire de Job. Manifestement, c’est l’amour conjugal qui se retrouve au centre du récit, plutôt que la seule conduite de celui dont la confiance en Dieu a été mise à l’épreuve. Chedid reprend la tripartition formelle du livre de Job (prologue — dialogues — épilogue) et en suit les grandes lignes. Mais le respect du cadre d’origine est trompeur, puisque Chedid le déjoue à plus d’une occasion, notamment lorsque, en guise de titre pour sa troisième partie, elle annonce : « Il n’y a pas d’épilogue », marquant de ce fait à la fois l’analogie et la distance qu’elle cherche à établir avec le texte-source. Sur le plan structurel, on peut constater que Chedid atténue l’importance des dialogues qui occupent l’essentiel du livre biblique, au profit du prologue et de l’« épilogue », qui deviennent presque aussi longs que la partie centrale. Il en résulte une narrativité accrue du texte, permettant de développer ce qui, dans l’original, n’était qu’une brève mise en scène préparant et concluant les discours directs. Le récit parabolique connaît de ce fait un élargissement de ses enjeux, qui paraissent moins strictement religieux. Ainsi, en tant que personnages, les instances « surnaturelles » disparaissent entièrement : Satan, qui joue le rôle d’agent provocateur dans l’Ancien Testament, n’apparaît plus ; Yahvé, dont la parole se fait entendre à plusieurs reprises dans l’original, devient une présence discrète et se voit retirer les longs discours qui lui étaient attribués (Jb 38-41). Plutôt que sa parole, c’est le rire de Dieu qui retentit à l’intérieur du personnage d’Elihou, telle une « lame de fond », « une vague éclatante » « [s]urgie du fond de ses entrailles » (FJ, 61). Dieu se défait ainsi « de son masque vengeur » et se met « subitement à l’écoute des humains » (FJ, 67). Les discussions qui forment la partie « Dialogues » mènent non à la formulation d’un code de conduite divin, comme dans l’original, mais à une façon plus subtile d’accéder à Dieu. Lorsque, à l’intérieur de lui, Job entend enfin la voix de ce dernier, c’est pour se faire adresser une série d’interrogations (FJ, 70-71) renvoyant le vieil homme à lui-même et à un message d’amour inhabituel dans le contexte de l’Ancien Testament[28].

Au contraire, les personnages humains, principalement Job et son épouse, se voient développés de manière substantielle. De simple adjuvante de Satan lorsqu’elle enjoint Job de maudire Dieu, sa femme devient une véritable compagne, qui reste à ses côtés tant dans la prospérité que dans le malheur. Job n’est plus seul à faire face à son destin ; il peut compter sur la présence de cette femme « jusque-là sans visage[29]  » et à laquelle Chedid s’emploie justement à « donner voix et visage[30]  ». Elle va même jusqu’à intervenir à plusieurs reprises pour défendre son mari contre les « insidieuses attaques » de ses amis, surtout lors du dernier dialogue avec Elihou. Si celui-ci « la transperc[e] d’un regard qui lui déniait toute existence » (FJ, 60), lui rappelant comme le texte le dit ailleurs que, une fois de plus, « [e]lle n’était pas à sa place » (FJ, 42), il n’en reste pas moins que, par son intervention, la femme de Job déclenche l’expérience déjà évoquée du rire de Dieu (FJ, 58-61). De ce fait, elle joue en fin de compte un rôle important qui, on l’aura compris, dépasse et réoriente celui qui lui est imparti dans l’Ancien Testament. L’examen de La femme de Job confirme ce que constatait Françoise Han dans son compte rendu du livre, soit que « [e]n s’écartant délibérément du récit biblique, La femme de Job trace l’accomplissement d’un destin humain partagé entre deux êtres égaux en leur singularité[31]  ». De façon à souligner le principe d’égalité qui préside à la communauté conjugale, la mise à distance de l’original passe par une revalorisation de la figure féminine dont le texte biblique — et la tradition qui en découle — n’a retenu que le rôle négatif. Plutôt qu’une épreuve s’ajoutant à celles que Job doit affronter, Chedid a vu en elle une femme dont le destin méritait attention, ce que le titre lui-même laisse clairement entendre.

Autre récit portant sur une figure féminine problématique, Lucy. La femme verticale accorde la parole à l’ancêtre présumée de l’homo sapiens, à une époque antérieure à toute histoire, et même à tout langage. Dans cet ouvrage, l’auteure réinvente l’origine de l’homo erectus au moyen d’une forme improbable de dialogue entre un « je » féminin actuel et la petite australopithèque qui accède à la parole à travers la voix que lui prête sa lointaine « descendante ». En redonnant vie à cet être préhistorique, Chedid l’investit du rôle crucial de mère de l’humanité. « [L]’humble aïeule, empêtrée et confuse, celle […] qui s’agite entre ténèbres et clarté » (L, 22) devient ainsi « immémoriale », par le lien généalogique qui s’établit entre le passé et le présent. Non seulement le récit écrit-il l’histoire (devrait-on dire la préhistoire ?), mais il met en scène une véritable entreprise de réécriture de celle-ci. Devant l’horreur que lui cause l’homme tel qu’il est devenu (« massacres, carnages, souffrances sans fin » [L, 49]), le « je » féminin décide en effet d’« empêcher l’humanité d’accéder au jour » (L, 57), en remontant dans le temps et en mettant Lucy à mort. Elle affirme ainsi, au nom de l’humanité : « D’un coup, je détruirai nos filiations. D’un geste, j’annulerai nos destins » (L, 51). Dans le tâtonnement du récit, elle « échafauder[a], au fur et à mesure, la préparation du meurtre et le témoignage des mots » (L, 49). Véritable « euthanasie » (L, 75), la réécriture du passé que représente le « rituel de mort » imaginé par le « je » ne connaît pas l’aboutissement souhaité, la parenté entre elle et Lucy étant trop forte pour que puisse être commis le crime qui libérerait l’humanité de sa naissance. À la fin du récit, Lucy est donc confirmée dans son rôle inaugural, que celui-ci soit fondé ou non sur le plan anthropologique. Le fait que le dialogue entre passé et présent — et plus encore, le sort de l’humanité — soit confié à des instances féminines vient confirmer, à mon avis, la valorisation de l’expérience féminine qui s’opère à travers la réécriture chedidienne de l’histoire, de même que le mode fortement allégorique pour lequel opte l’auteure et qui vise, comme le dit Aziza Soliman, à « restituer à la réalité, telle que l’histoire, au hasard des découvertes, nous l’a léguée, sa dimension de rêve[32]  ». Le rêve, ici, c’est l’entrecroisement des destins, c’est cette proximité des femmes en dépit de l’écart temporel vertigineux. La voix de Lucy paraît étonnamment actuelle[33], comme un rappel de ce qui, pour le meilleur ou le pire, pousse l’humain à se réaliser et à s’assumer. Cette pulsion, celle de se redresser, fait l’objet d’une commémoration par l’écriture, de façon à constituer une mémoire féminine de ce passé fondateur dans son nécessaire lien avec le présent.

En tant que relecture du passé — individuel ou collectif —, la commémoration est souvent convoquée par Chedid[34], en raison de son pouvoir à superposer le présent et le passé, à la fois étrangers et semblables. Liant le début et la fin, le singulier et le pluriel, l’ancêtre et sa descendance, l’acte commémoratif peut, par sa présence même, réinventer le passé, grâce au pouvoir des « fables », « inventives, mouvementées[35]  », qui permettent d’envisager conjointement l’amont et l’aval du destin humain[36]. Dans ce contexte, comme nous l’avons constaté, la réécriture chedidienne se montre moins préoccupée par l’authenticité historique que par la force évocatrice et allégorique du passé qui, ce faisant, confine parfois au mythe, comme n’ont pas manqué de le remarquer certains commentateurs[37]. Dans cette perspective, il y a lieu de se demander si la réécriture chedidienne de l’histoire s’inscrit dans un mouvement révisionniste menant à la construction d’une utopie féminine, comme cela a été le cas pour plusieurs écrivaines depuis Christine de Pizan[38]. Pour forte qu’elle soit, la solidarité féminine que donne à voir la réécriture de l’histoire dans les Marches de sable est avant tout constat ou souhait. Il ne saurait être question de considérer ce roman comme une autre Cité des dames. Le texte laisse avant tout entrevoir des mondes possibles ou désirables, sans chercher à en dresser les frontières précises.

La réécriture chédidienne est donc essentiellement commémoration, dénonciation ou encouragement. Sous l’angle du féminin, elle balise l’histoire ou la légende — pour ce qui est du passé lointain, la distinction manque souvent de clarté — d’une façon qui privilégie l’émergence des figures d’arrière-plan. De ce point de vue, comme Elsa Morante, mais bien différemment, elle exploite la sphère du féminin (et de l’enfance) de manière à effectuer un certain « retournement des critères traditionnels du genre historique », pour reprendre la formule de Dominique Peyrache-Leborgne[39]. Bien loin du roman historique épique que le xixe siècle a développé[40], le texte chedidien propose un récit — du moins partiel — de l’envers de l’histoire : celui des êtres laissés dans la marge des discours historique et biblique. « Rapiéçant les archives de la mémoire/Replâtrant les légendes[41]  », Chedid procède ainsi à une archéologie poétique — faite autant d’érudition que d’imagination — qui l’autoriserait certainement à affirmer, en adaptant le titre du célèbre essai de Françoise Verny : « Mais si, Messieurs, les femmes ont une histoire[42]  », une histoire qu’il s’agit de découvrir « [a]u revers des façades/Et des tournures du monde[43]  »