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L’éclairement est la face visible de la lumière, c’est son aspect physique. On peut l’étudier scientifiquement : directivité du ou des flux lumineux, intensité, couleur, contraste, etc. ont des données précises et des rapports mesurables, tandis que la lumination n’est saisissable que par ses effets subjectifs sur nos sentiments.

Henri Alekan, 1984 : 63.

L’activité de la conception lumière par ses métiers

Dans le monde de l’éclairage, c’est-à-dire de la maîtrise de la lumière, des approches différentes coexistent. Pour certains, la lumière est un élément purement fonctionnel : il faut donner à voir ; à l’opposé, pour d’autres, elle est un élément d’expression : il faut donner à ressentir. Enfin, entre ces deux extrêmes, une position médiane a émergé depuis quelques années, qui nous permet de discerner quatre types de professionnels :

  • l’ingénieur éclairagiste, habitué à la rigueur des chiffres, dont on exigera un éclairage répondant à des normes établies, comme pour un terrain de sport un degré d’uniformité de l’éclairage ;

  • l’éclairagiste, plus sensible à la fonction et au respect d’un certain niveau d’éclairement pour accomplir une tâche particulière, qui n’oublie pas pour autant la forme – comme par respect de l’apparence visuelle – et à qui on demandera d’épouser tel ou tel concept général et de créer l’éclairage correspondant (celui d’une exposition par exemple) ;

  • le concepteur lumière, plus apte à rechercher la forme, c’est-à-dire à entreprendre une recherche esthétique, qui n’oublie pas pour autant la fonction et les servitudes techniques, à qui l’on proposera de créer un concept lumière répondant à une demande sociale (le schéma des ambiances lumineuses d’une ville...) ;

  • l’artiste luministe, dont toute l’action, personnelle et individualiste, consiste à travailler plus sur le « ressentir », son ressentir, que sur le « donner à voir », que l’on sollicitera pour créer une oeuvre dans un environnement donné ou non (jardin lumière, sculpture lumière, etc.).

Ces quatre types peuvent difficilement se manifester dans un seul et unique acteur, car l’écart entre l’ingénieur et l’artiste est énorme, non seulement en raison de leurs savoirs (artistiques / techniques), de leurs conditions de réalisation – comme le degré de liberté (créativité / contraintes) – ou de leurs savoir-faire (expériences différentes), mais aussi et surtout en raison de leur différence de savoir-être (devoir versus pouvoir s’exprimer ; objectivité liée aux contraintes versus subjectivité personnelle). En revanche, il est fort probable qu’un éclairagiste pourra réaliser aussi un éclairage fonctionnel, comme le fait un ingénieur, aussi bien que la mise en valeur d’un site, comme un concepteur lumière. Le concepteur lumière, lui, pourra se fondre dans une équipe de conception, tel un éclairagiste, ou créer une oeuvre lumineuse, comme un artiste luministe.

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Couramment, on trouvera donc la même personne, soit comme éclairagiste, soit comme concepteur lumière. Les différences entre l’un et l’autre sont relativement faibles ; c’est la raison pour laquelle ils se retrouvent dans la même association professionnelle. Le critère essentiel, pour le passage de l’un à l’autre, réside non seulement dans la formulation de la commande, mais surtout de l’autorité qui passe la commande : c’est le maître d’ouvrage, c’est-à-dire le commanditaire qui fait appel à un concepteur (et dans ce cas à un concepteur lumière), au contraire de l’éclairagiste, qui, lui, est engagé par un maître d’oeuvre (un scénographe par exemple). Un autre axe existe, perpendiculaire au premier, mais toujours médian entre contrainte et création, en direction d’une autonomie, d’une liberté d’action plus ou moins grande. Soit, dans les termes de Louis Clair, le schéma :

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Louis Clair, un des premiers présidents de l’ACE (Association française des concepteurs lumière et éclairagistes), aime en effet à présenter l’activité de concepteur lumière par une analogie avec le monde de la musique : dans le cadre d’une opération (principalement d’éclairage extérieur), on peut être à la fois (mais l’un à la suite de l’autre) ou séparément (c’est-à-dire uniquement) le compositeur, c’est-à-dire celui qui, partant d’une commande, fixe les grandes lignes de la création – comme le schéma d’aménagement des ambiances lumineuses d’une ville –, le chef d’orchestre qui traduit et réalise, par ses choix personnels, la mise en oeuvre de ce plan, ou encore le soliste qui, dans cette mise en oeuvre, choisira l’instrument adéquat avec tous les réglages nécessaires ; tout dépendra de la demande qui est faite.

Exemples concrets

Afin d’illustrer mon activité et ma démarche d’éclairagiste, voici deux récits de cas concrets, l’un sur une transformation d’un lieu, l’autre sur un éclairage réalisé pour une exposition temporaire.

Le Museo de Arte

Il s’agit de la rénovation muséographique des collections permanentes du Museo de Arte à Lima (Pérou). Cette rénovation se fait dans le cadre d’un projet muséographique conçu à partir d’un programme élaboré par la direction du musée, et mis en oeuvre par un architecte muséographe espagnol, connu pour avoir ces dernières années mené à bien le programme de renouvellement muséographique au nom du ministère de la Culture espagnol. De mon côté, comme lui, mais dans ma spécialité, j’occupe un rôle similaire, mais pour le compte du ministère de la Culture français. Carlos Baztan, l’architecte, enseigne tout comme moi à Lima, c’est là que nous nous sommes rencontrés. Nos amis et collègues péruviens nous ont donné l’occasion, non seulement d’enseigner, mais de travailler ensemble. Ce préambule peut paraître inutile, il n’en est rien : cela met en évidence la subordination de l’éclairage par rapport au projet et indique le contexte sociologique de l’opération, point important dans l’acte de conception.

Les collections permanentes du musée comprennent des objets archéologiques de la période précolombienne, du mobilier, des tableaux et des objets de culte de l’époque coloniale, du mobilier et des peintures du xixe siècle et, enfin, des sculptures et peintures du xxe. Le programme est chronologique dans cet ordre ascendant. Voilà pour le contenu.

Le lieu de l’exposition est le premier et seul étage du bâtiment, qui se développe en un seul tenant autour d’une cour carrée de 80 m de côté. La largeur moyenne est d’une douzaine de mètres pour une hauteur de 6 m sous plafond. Des poteaux métalliques sur une trame de 5 m sur 7 m partagent l’espace. De grandes baies vitrées (2,5 m sur 5 m) se répartissent aussi bien côté cour intérieure que côté jardin. Sur deux des côtés seulement (celui de l’escalier et son vis-à-vis), un éclairage zénithal, sous forme de pavés de verre, vient compléter l’éclairage latéral.

À partir de ces données et contraintes (et quelques autres néanmoins : publics, moyens financiers, etc.), le projet muséographique a pris naissance : présentation des objets archéologiques dans et en dehors de grands « cubes » construits et en vitrines, cloisons disposées devant quasiment toutes les baies vitrées donnant côté jardin, reconstitution de deux intérieurs, tableaux et peintures sur les cloisons et sculptures sur socles ou en vitrine.

À ce stade, le projet, quoique encore peu élaboré, l’est suffisamment pour proposer l’ébauche d’un concept lumière et, celui-ci accepté, finaliser le concept muséographique, éclairage compris. Tous les éléments qui précèdent me sont nécessaires pour que germe une idée première ; c’est le moment de l’acte sémiotique, l’unique moment, mais le moment le plus important, la suite n’est plus que cuisine. Quelle atmosphère faut-il créer pour accompagner ce parcours de l’époque précolombienne ou plutôt des découvertes archéologiques jusqu’au siècle dernier, en passant par la période hispanique, puis l’éveil à la modernité ? Quel « interprétant » désigner, porté par quel « objet », réalisé comment, par quel éclairage, par quel « signe » ? On trouve là les éléments de base de la structure triadique peircienne[1]. L’idée première est de partir de l’ombre, du caché à la lumière, à la liberté, cela en référence à Alexandre Lenoir, qui, sous la Révolution française, a créé à partir des biens confisqués au Clergé et aux Immigrés, dont il avait la garde, le Musée des Monuments français. Grâce à un jeu savant d’éclairages, la visite s’apparentait à un passage des ténèbres, le Moyen Âge – le xiiie siècle –, à la clarté du jour qui envahissait la dernière salle consacrée à l’Âge classique du xviie siècle et à ses vertus. Pour le Museo de Arte, c’est donc aussi l’ambiance lumineuse dans l’espace qui traduira cette sensation. Il sera réalisé par un éclairage zénithal variable en intensité, suivant les quatre périodes précitées. Cet éclairage, qui va croissant, est bien la représentation de l’atmosphère désirée, le signe. Plus précisément, un « sinsigne iconique »[2] qui dénotera une certaine lumière impliquant une ambiance particulière. Cette ambiance particulière ne sera complète que par la prise en compte d’un éclairage localisé sortant les objets de l’ombre, les mettant en valeur ou faisant ressortir leur texture en fonction de l’éclairage général.

Finalisée, la proposition se traduit par la mise en chantier de quatre doubles verrières au centre des quatre espaces, soit sur les quatre côtés du bâtiment suivant le schéma et la coupe ci-dessous :

Figure 1

Plan de la toiture du Museo de Arte à Lima

Plan de la toiture du Museo de Arte à Lima

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Figure2

Coupe de la travée centrale

Coupe de la travée centrale

1 : verrière avec système d’occultation intégrée; 2 : tubes fluorescents pour l’éclairage général; 3 : projecteurs pour l’éclairage localisé de mise en valeur

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De jour, l’espace précolombien sera en très grande partie occulté par les lames placées à l’horizontale. De nuit, les tubes fluorescents, en petit nombre, ne donneront qu’une faible lumière, la mise en valeur des objets ne sera réalisée que par l’éclairage des vitrines ou des projecteurs de la verrière.

Le second espace laissera passer plus de lumière du jour. Le soir, les lames à l’horizontale réfléchiront une lumière plus importante que l’espace précédent. L’éclairage localisé sera par contre réduit à la mise en valeur de quelques objets phares.

Un éclairage général proportionnellement plus important, venant de la verrière, sera utilisé pour la suite de l’exposition. L’éclairage localisé, allant en diminuant, sera pratiquement absent dans la dernière partie de l’exposition, sauf sur certaines sculptures pour en faire ressortir les jeux d’ombres et de lumières.

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Ce projet, aussi simple soit-il, prend en compte non seulement les valeurs objectives, tels le confort du visiteur et la conservation des oeuvres, mais aussi une valeur subjective (accompagner la scénographie dans son expression).

L’exposition Turner

En second lieu, j’aimerais relater l’histoire d’un de mes premiers éclairages d’expositions, que j’estime, encore aujourd’hui, des plus réussis, qui montre bien la difficulté de la reconnaissance de cette activité d’éclairagiste où l’important n’est pas de se donner à voir mais de donner à voir et à ressentir, sans apparaître.

Il y a quelques années, j’ai participé à la réalisation de l’exposition rétrospective du peintre J.-M. William Turner (1775-1851) aux Galeries nationales du Grand Palais, établissement dépendant de ma direction. J’ai pu, comme je l’avais demandé auparavant, assister aux différentes réunions de l’élaboration du projet, auxquelles participaient le producteur, le commissaire, le décorateur et la direction du Grand Palais.

Dans ce contexte, j’ai pu présenter, budgétiser et faire valider mon projet d’éclairage. J’ai pu me procurer le matériel pour effectuer des essais, en faire la démonstration et les faire approuver. Le montage s’est fait sans heurts et dans le calme avec l’équipe d’électriciens.

L’inquiétude avait gagné toute la direction par le fait que nos collègues britanniques seraient présents lors du montage. Plus d’une fois, on est venu s’enquérir de mon état d’esprit face à cette éventualité. Il faut dire qu’à cette époque, pourtant pas si lointaine, nous n’avions en France qu’une idée très relative de ce que nous appelons « la conservation préventive », c’est-à-dire la conservation matérielle des collections. Pourtant, dès mon arrivée à la direction, c’est un sujet qui m’a passionné. J’étais tout à fait à l’aise, car je tenais mon savoir d’ouvrages anglo-saxons traitant de ce sujet, quand en France la conservation matérielle des oeuvres d’art n’était pas encore prise en compte d’une manière sérieuse par l’administration de la Culture. Le jour du vernissage, heureux que tout se soit bien passé, le commissaire de l’exposition m’a naturellement présenté au ministre comme étant l’éclairagiste de l’exposition. Tout l’auditoire a alors levé la tête vers le plafond, l’a redescendue avec un air interrogatif. Quelques instants plus tard, une personne de l’entourage du ministre s’est tournée vers moi et m’a demandé en quoi mon travail d’éclairagiste avait consisté, ne voyant que des « néons » et pas de projecteurs. À sa question, j’ai répondu par une autre question, avait-il pu admirer en toute quiétude visuelle l’oeuvre de Turner ? Sa réponse fut positive ; je lui ai dit que là résidait tout mon travail. En fait, pour obtenir ce résultat, j’avais fait transformer près de 200 luminaires, fait importer des Pays-Bas plusieurs cartons de lampes fluorescentes d’un type nouveau – dont ce fut la première utilisation en France –, pour lesquelles il a fallu, afin d’obtenir la lumière choisie lors des essais, utiliser jusqu’à quatre filtres différents sur la même lampe. Le montage, quant à lui, s’était déroulé avec la même rigueur qu’au théâtre.

Pour conclure

Ces deux exemples illustrent bien la place de l’éclairagiste (ou concepteur lumière) qui, s’il intervient dans la conception du projet, ne le fait qu’en tant que serviteur du projet, faisant jouer tout autant son sens artistique, la science et la technologie de l’éclairage.

Ajoutons que rien n’est innocent et que tout éclairage peut revêtir une signification – une signification qui n’est pas toujours évidente puisqu’elle est intimement liée au contexte.