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Les historiens commencent tout juste à s’intéresser vraiment au patrimoine, et en particulier au patrimoine urbain. Ils ont beaucoup à y apporter et beaucoup à en apprendre. Ils peuvent contribuer à de nouvelles approches, tout en renouvelant leur compréhension du passé. Et cela tient en bonne partie à deux caractéristiques des études en matière de patrimoine. D’abord, elles se prêtent bien à la diffusion destinée à de larges publics, même quand un tel projet de diffusion n’est pas à l’origine de l’étude. Cela présente, je crois, de grands avantages en regard de la production de la connaissance historique. Deuxièmement, l’intérêt pour le patrimoine nous amène de plus en plus à considérer les ressources historiques matérielles, si l’on peut dire, comme des sources premières de grande valeur pour la compréhension du passé, sources souvent négligées si les objets, les immeubles, les vestiges, voire les documents iconographiques, ne sont pas eux-mêmes l’objet d’étude.

En matière de patrimoine comme en d’autres domaines, la présence des historiens dans la sphère publique ne va pas sans la pratique de la vulgarisation, qui représente sans doute la forme la plus raffinée de diffusion. Comme dans le cas des produits alimentaires trop raffinés, elle peut malheureusement faire perdre toute valeur « nutritive » essentielle aux réalités abordées. Mais ce danger évident est largement compensé par des avantages considérables. D’abord, par définition, la vulgarisation permet de rejoindre plus de gens. Par ailleurs, vulgariser les connaissances constitue sans doute le test le plus sévère que l’on puisse appliquer à des idées. Ce qui se conçoit bien... Au-delà de la vieille maxime, la diffusion destinée à de larges publics oblige à la simplicité et à la clarté, mais elle peut aussi carrément changer la perception du passé chez ceux qui la pratiquent. C’est du moins l’expérience que j’ai vécue au cours des dernières décennies et dont j’essaierai de rendre compte brièvement. Je tenterai également de faire valoir à quel point les traces tangibles du passé peuvent fournir un éclairage essentiel sur l’histoire et contribuer à en changer la compréhension.

Il sera ici question de mes expériences de travail passées et actuelles, mais aussi de celles de collègues historiennes et historiens oeuvrant dans le même domaine. En plus de leur contribution essentielle à mon propre parcours, leur présence dans ce texte permettra peut-être aussi de faire un peu oublier aux lecteurs ce que je dois bien avouer d’emblée : ma formation universitaire a d’abord été en architecture avant d’être en histoire, à l’Université du Québec à Montréal, où mes expériences pratiques antérieures m’ont permis de m’inscrire à la maîtrise après une propédeutique.

Quelques chocs

À la fin des années 1970, j’ai eu la possibilité de réaliser un diaporama (avec bande sonore synchronisée) sur le logement ouvrier montréalais, qui a été utilisé pendant plusieurs années par divers groupes populaires et par des institutions d’enseignement. Le diaporama combinait histoire sociale et histoire architecturale. Parmi les gens qui assistaient aux représentations dans les quartiers, nombreux étaient ceux qui y vivaient depuis très longtemps. J’ai souvent ressenti une gêne dans ces circonstances. La crainte de l’erreur y était pour quelque chose, de même que l’impression de venir « expliquer » des réalités que les spectateurs connaissaient mieux que le présentateur. Mais surtout, le malaise provenait du fait qu’il y avait une ambivalence inhérente au contenu.

D’une part, il était toujours intéressant, stimulant, voire fascinant, de redécouvrir en groupe l’évolution historique des immeubles et des logements, au moyen de photographies, de dessins, etc. Je pense que les spectateurs prenaient plaisir à découvrir la genèse historique de divers types d’immeubles et de logements qu’ils connaissaient bien pour y avoir vécu, ou pour y vivre encore. D’autre part, les réalités socio-économiques plus globales, reliées à la question du logement, étaient présentées à partir d’une historiographie qui mettait alors l’accent sur les problèmes les plus lourds qu’avaient pu connaître les quartiers ouvriers depuis un siècle. Douche froide. Des spectateurs racontaient parfois des expériences personnelles pénibles, lointaines ou récentes, qui confirmaient de façon frappante cette historiographie, mais il y avait tout autant de témoignages de gens qui ne se retrouvaient pas dans ses généralisations, disons-le, misérabilistes. Le décalage était troublant, au point où il fallait se demander dans quelle mesure la réalité sociale présentée dans les travaux historiques n’était pas orientée de façon exagérément univoque, au point de ne plus refléter correctement la réalité (ce qui était le cas). D’où ma décision d’entreprendre des études supérieures en histoire avec comme objectif premier de mieux comprendre les phénomènes sociaux reliés à l’évolution du logement ouvrier montréalais.

Mon objet d’étude privilégié a été un secteur du quartier Saint-Henri, construit entre 1855 et 1875, dit « village Saint-Augustin[1]  ». Je crois pouvoir affirmer que l’approche retenue a permis de mettre en lumière une réalité beaucoup plus nuancée que ce que l’historiographie laissait présager, de dégager ou de mieux comprendre les stratégies souvent fructueuses des ménages en matière de logement et de contredire des études qui affirmaient que les cas de cohabitation en milieu ouvrier montréalais au xixe siècle étaient beaucoup plus nombreux que dans d’autres grandes villes canadiennes[2]. La recherche dirigée en milieu universitaire a permis de bien répondre, je crois, aux questions posées. La volonté d’y voir très clair, et les questions elles-mêmes, provenaient des leçons d’une expérience de vulgarisation.

Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion de réaliser avec Jane Greenlaw, à l’instigation de Brian Young, une recherche sur l’histoire de Pointe Saint-Charles, qui a notamment donné lieu à une exposition. L’expérience de vie de trois familles ouvrières du xixe siècle faisait partie intégrante du propos. Plusieurs maisons et logements, des plus ordinaires, possédés ou loués par ces ménages à certains moments, existaient encore (et sont toujours en place aujourd’hui). Lors d’une occasion spéciale, un groupe visitait l’exposition et faisait ensuite un tour du quartier en autobus. Le passage devant chacune des maisons où avait vécu l’un des trois ménages provoquait invariablement une vague d’exclamations, du simple fait que l’exposition avait suscité l’intérêt au préalable. Au-delà des faits et des images présentés dans l’exposition, la matérialité des maisons donnait ce qu’il faut considérer comme un apport concret aux réalités démontrées. En plus d’avoir servi comme source dans la recherche.

De ces expériences dans les quartiers populaires ressortaient clairement l’intérêt de la vulgarisation comme moteur de recherche ainsi que l’intérêt des traces matérielles comme sources historiques et comme véhicule de communication. J’allais ensuite avoir l’occasion de mettre ces leçons en pratique dans un secteur urbain plus connu et beaucoup plus visité : le Vieux-Montréal.

La longue histoire publique du Vieux-Montréal

Le Vieux-Montréal est sans contredit le coeur historique de Montréal et de sa région, et il contient un ensemble patrimonial d’une richesse et d’une complexité remarquables. Nul doute qu’il s’agit du quartier de la ville ayant donné lieu aux plus grands efforts en matière de recherche et de diffusion auprès de larges publics, les musées du quartier y étant pour beaucoup. Pourtant, jusqu’à tout récemment, relativement peu d’historiens professionnels ont participé directement aux travaux de diffusion portant spécifiquement sur le quartier. Un heureux concours de circonstances m’a amené à travailler à la consolidation et à la diffusion des connaissances sur le patrimoine et l’histoire du Vieux-Montréal, comme employé de la Société de développement de Montréal, un organisme paramunicipal, dans le cadre de projets financés par la Ville de Montréal et le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Parmi les travaux réalisés dans ce contexte, je considérerai surtout ici la mise à jour, la consolidation et la diffusion des inventaires patrimoniaux du Vieux-Montréal, travaux relancés grâce aux possibilités maintenant offertes par Internet.

Il peut être utile auparavant de rappeler quelques faits concernant l’évolution de la recherche et de la diffusion sur le quartier. Une première publication portant spécifiquement sur le « Vieux-Montréal » est parue en 1884. Un premier circuit de visite guidée a été établi en 1917. Des années 1920 aux années 1980, deux types d’intérêt distincts ont prévalu dans les nombreux circuits de visite et les publications. D’une part, les architectes, urbanistes, peintres et illustrateurs cherchaient à faire apprécier les bâtiments anciens et le vieux tissu urbain, bien tangibles. D’autre part, des historiens amateurs, souvent érudits, évoquaient des faits et des personnages historiques majeurs (pionniers ou membres des élites), que l’on situait dans l’espace (« Ici a vécu... »), mais sans que des traces tangibles soient nécessairement toujours en place. Les architectes et illustrateurs portaient quant à eux attention aux vieux immeubles ordinaires et anonymes, en plus des bâtiments historiques majeurs, mais à la condition qu’ils soient suffisamment anciens. Jusqu’aux années 1960, connaisseurs d’architecture ancienne et passionnés d’histoire s’en tenaient généralement tous au monde préindustriel, l’année 1850 servant assez systématiquement comme limite temporelle implicite.

À partir des années 1960, architectes et urbanistes ont pris les devants en élargissant rapidement leur champ d’intérêt au monde victorien et au xxe siècle, les amateurs d’histoire s’en tenant encore surtout aux personnages et aux faits antérieurs à l’industrialisation montréalaise. Cet écart est particulièrement visible quand on compare deux brochures officielles de même facture, publiées simultanément dans les années 1980. L’une portait sur l’histoire, préindustrielle pour l’essentiel, du Vieux-Montréal et l’autre sur son architecture jusqu’au modernisme des années 1960. Les deux brochures furent réunies en un seul document lors d’une réédition, mais la séparation histoire/architecture était maintenue.

Une nouvelle brochure de circuit de visite publiée en 1992 fusionnait architecture et histoire, mais en donnant à l’architecture une nette primauté en tant que sujet d’intérêt. L’architecte-historien de formation que je suis a pris la relève lors de la publication d’une nouvelle brochure en 1997. La volonté de fusionner complètement histoire et patrimoine était au centre du processus de conception. Notons que la notion de patrimoine y dépasse largement l’architecture pour englober, notamment, vestiges et artefacts archéologiques. Quant « aux passés » pris en considération, ils allaient désormais de la préhistoire (grâce à l’archéologie) jusqu’à aujourd’hui.

La même approche est appliquée dans un livre en préparation, comme dans le site Internet officiel du Vieux-Montréal (www.vieux.montreal.qc.ca), lancé en 1998 avec comme premier contenu celui de la brochure de 1997, adapté à Internet. Les possibilités offertes par le « Web » ont eu, parallèlement, un impact considérable sur la relance de la recherche reliée aux inventaires patrimoniaux.

La relance des inventaires

Il y a eu des efforts importants au début des années 1980 pour réaliser un inventaire architectural du Vieux-Montréal. D’autres travaux de recherche ont ensuite été produits sur l’architecture du Vieux-Montréal, comme sur le patrimoine de tout Montréal, le centre historique de la ville faisant forcément toujours l’objet d’une bonne part des travaux[3]. Il a été décidé en 1997 de mettre à jour et d’informatiser l’inventaire architectural du Vieux-Montréal, datant du début des années 1980, en y intégrant les résultats des recherches ultérieures. L’intention était alors simplement de mettre à la disposition des intervenants professionnels un outil de travail commun. En cherchant la meilleure solution technique possible, la possibilité d’un réseau Intranet a été envisagée. D’Intranet à Internet il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Le site Web existant, qui offrait déjà un contenu de vulgarisation destiné au grand public, s’offrait comme le véhicule tout indiqué. Des fiches d’inventaire, électroniques, qui pouvaient être consultées en ligne, ont d’abord été ouvertes pour les 580 bâtiments du Vieux-Montréal.

La décision de diffuser cet inventaire « technique » dans un site d’abord conçu pour le grand public a eu des conséquences immédiates sur la nature des contenus, même si les deux volets du site demeuraient bien distincts. L’importance des illustrations s’est accrue, celle de la facture graphique également. Par-dessus tout, les contenus ont été élargis bien au-delà de ce qui aurait été le cas en circuit fermé. La fusion entre patrimoine et histoire, appliquée aux outils de vulgarisation, s’est imposée d’elle-même dans la structure des inventaires. La possibilité de créer des hyperliens a amené la création de fiches sur des personnages, des entreprises et des institutions qui avaient construit et utilisé les bâtiments ainsi que sur les concepteurs. Les fiches pouvaient être reliées les unes aux autres. Comme un même individu peut avoir possédé ou occupé plusieurs bâtiments, et qu’un bâtiment peut être associé à plusieurs personnages, les possibilités d’exploration sont illimitées. Des fiches ont également été ouvertes sur chaque rue et place publique ainsi que sur les oeuvres d’art publiques. Une vaste bibliographie est également disponible, que l’on peut consulter à partir des fiches d’inventaire. Les fiches de bâtiments présentent en ce moment des contenus encore inégaux (même pour des immeubles d’importance semblable), mais les recherches en cours viendront combler cette lacune d’ici la fin de l’année 2004. Des fiches seront aussi ajoutées pour des vestiges archéologiques. Des fiches de personnages, institutions et entreprises seront encore ajoutées aux trois cents qui existent déjà, en lien avec les fiches de bâtiments et de vestiges.

Sans l’ouverture au grand public, un tel système n’aurait pas été envisagé. Et s’il l’avait été, il aurait été jugé excessivement élaboré pour les seuls besoins des gestionnaires et autres intervenants professionnels. Ces derniers profitent désormais d’un ensemble beaucoup plus riche quant aux contenus que ce qui était prévu initialement, un ensemble qui ouvre des fenêtres sur des aspects inédits du patrimoine. Les usages très divers et bien concrets des deux volets du site montrent la stimulante interaction entre les approches « grand public » et « expert ». Chaque mois, des milliers de fiches d’inventaire sont consultées « en ligne », un rythme de consultation sans aucune commune mesure avec le petit nombre de dossiers-papier consultés auparavant dans les centres de documentation de la Ville et du ministère de la Culture. Les inventaires patrimoniaux profitent de l’ouverture au grand public. Ils profitent également de la présence des historiens.

Des objets à la problématique

Les travaux de recherche des dernières années sur le patrimoine et l’histoire du Vieux-Montréal, essentiellement menés pour alimenter les inventaires patrimoniaux en vue d’une large diffusion, ont fait une grande place, une place même majoritaire, aux consultants et consultantes formés en histoire. Leur présence et leur expertise sont indispensables. Alan Stewart est l’un d’eux. Historien chercheur chevronné, grand expert du bâti préindustriel montréalais, il est également cofondateur de la firme Remparts-RS, avec Léon Robichaud. Ce dernier, historien et expert en informatique et multimédia, a conçu le système informatique des inventaires du Vieux-Montréal.

Les questions à poser sur un immeuble donné, surtout lorsqu’il s’agit d’un bâtiment représentatif d’un ensemble plus large, sont de divers ordres, ce qu’un exemple permettra de mieux illustrer. Un des 580 immeubles du Vieux-Montréal, mal daté jusqu’à tout récemment, fait actuellement l’objet d’une nouvelle recherche de la part de Remparts-RS. En raison de certaines caractéristiques architecturales, on avait supposé voilà quelques années que cet immeuble avait été construit vers 1840, tout en constatant qu’il avait été agrandi plus tard par l’ajout d’étages. La connaissance des techniques de taille de pierre a amené l’équipe de Remparts-RS à douter de cette date approximative de cons-truction. Un marché de construction datant de 1818 a ensuite pu être retrouvé et associé à l’immeuble. Une partie de la façade, les portails et les vitrines, avec leurs encadrements, correspondaient toutefois mal à cette date, ce que des documents ultérieurs permettent de mieux comprendre. La recherche se poursuit, notamment en ce qui concerne l’ajout d’étages (réponses disponibles d’ici quelques mois dans la fiche du site Internet : 224-234 Saint-Paul Ouest).

Une lecture attentive de l’immeuble, croisée avec d’autres sources, permet déjà de constater qu’il s’agit là d’un prototype remarquable. Son évolution complexe semble correspondre à des tendances fondamentales observées dans l’ensemble du quartier au xixe siècle, touchant notamment la transformation des rapports entre vie domestique et lieu de travail (commerce ou fabrication) et la genèse de nouvelles pratiques commerciales. Chaque détail de la forme du bâtiment (toiture, emplacement des entrées, etc.), et chaque composante, bien située dans le temps, a des rapports étroits, quasi intimes avec les usages historiques de l’immeuble, donc avec les usagers et leurs actions quotidiennes. La compréhension de ces rapports n’est jamais restreinte à l’immeuble lui-même. Les faits et gestes qui « habitent » un bâtiment à un moment donné dans le temps, et qui en sont toujours la raison d’être, ne peuvent pas être compris à la seule échelle du bâtiment lui-même. Ils s’inscrivent forcément dans des réalités géographiques plus larges ainsi que dans des rapports socio-économiques et culturels plus globaux. À cet égard, les historiens comme Alan Stewart ont un rôle crucial à jouer, qui va bien au-delà de l’expertise de la recherche « documentaire ».

Lorsqu’on doit cerner l’histoire de centaines d’immeubles, de leurs usages et de leurs usagers, dans le cadre d’un vaste inventaire patrimonial et historique, une vision d’ensemble se dégage progressivement. Des phénomènes socio-économiques et culturels prennent corps pour les chercheurs, petit à petit, phénomènes qui éclairent de mieux en mieux chaque cas observé. Bien entendu, plus le bagage initial de connaissances historiques de chaque chercheur est grand, plus les hypothèses de travail sont précises. Mais il est impossible de connaître d’avance les réalités progressivement mises en lumière et le croisement et l’accumulation des faits observés.

Les chercheurs qui complètent actuellement l’inventaire architectural et historique du Vieux-Montréal, pour diffusion sur Internet, connaissent ce qu’il faut bien appeler la frustration de ne pouvoir approfondir autant qu’ils le souhaiteraient la démarche de recherche dans chaque cas. Et aussi celle de pressentir des réalités plus larges qu’il est impossible de connaître suffisamment pour en rendre vraiment compte dans la brève synthèse couvrant chaque bâtiment et ses « acteurs » historiques majeurs. Il est clair que les grandes questions soulevées à partir des différents cas individuels devraient pouvoir donner lieu systéma-tiquement à des études plus larges portant sur l’ensemble du quartier et sur ses relations avec l’extérieur. La liste des exemples de bonnes questions soulevées par les chercheurs serait sans fin. Les sources documentaires sérielles, mises à profit dans chaque dossier, pourraient faire l’objet de multiples analyses globales qui éclaireraient les cas individuels. Nous pourrons à tout le moins tirer profit des connaissances cumulées en cours de recherche pour renforcer certains constats con-cernant les cas particuliers, au moment de la révision des fiches de bâtiments et de personnages (fiches reliées entre elles par des hyperliens), au cours des derniers mois de l’année 2004.

Un projet en cours vient déjà remplir le besoin de recherche approfondie pour au moins un groupe de bâtiments, et non des moindres : les magasins-entrepôts construits entre 1850 et 1880. Ils sont fort importants dans la trame urbaine du Vieux-Montréal et même, dans le patrimoine architectural montréalais. Ce vaste projet de recherche, d’une durée de trois ans, porte sur les quelque 140 bâtiments encore en place qui regroupent encore la majorité des magasins-entrepôts présents dans le Vieux-Montréal en 1880. Le projet est mené au département d’histoire de l’UQAM sous la direction de Joanne Burgess et de deux cochercheurs externes, Madeleine Forget, historienne de l’architecture, du ministère de la Culture et des Communications du Québec, et moi-même. D’autres partenaires, provenant notamment de musées d’histoire et du domaine du design, contribuent au projet. Celui-ci est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, dans le cadre d’un programme orienté vers l’innovation, ainsi que par des fonds issus de l’Entente entre la Ville de Montréal et le ministère de la Culture et des Communications. Les travaux en cours ont déjà donné lieu à des communications ; des articles sont en préparation et d’autres suivront ; une exposition est prévue. Les résultats des travaux viendront évidemment alimenter en 2004 les fiches des inventaires du site Internet.

Le « corpus patrimonial » des magasins-entrepôts est à la base du projet, mais le cadre académique a amené et imposé d’emblée l’élaboration d’une problématique touchant l’histoire économique et sociale. Les deux pôles sont présents dans le titre même du projet : nouveaux immeubles commerciaux des années 1850-1880 et nouvelles pratiques commerciales. L’objet d’étude et la problématique sont indissociables. Cette approche permet de jeter un regard nouveau sur le patrimoine à la lumière de la problématique et, inversement, elle permet de mieux cerner diverses réalités socio-économiques à partir de l’examen des immeubles, qui forment ainsi bel et bien un corpus à analyser au même titre qu’un corpus documentaire. Les rapports étroits entre formes, usages et pratiques des usagers prennent ici tout leur sens. La présence d’historiennes et d’historiens est essentielle dans une telle démarche qui repose sur la collaboration d’universitaires et de chercheurs dans la communauté.

Formation élargie

Un cadre de recherche comme celui qui vient d’être décrit demeure exceptionnel. Des études patrimoniales sont néanmoins nécessaires en divers autres contextes, pour connaître et évaluer des immeubles ou d’autres objets particuliers. Et il y aura toujours de nombreux mandats bien circonscrits, confiés à des individus ou à de petites équipes. La formation et le mode d’approche des historiennes et des historiens demeurent des atouts indéniables pour remplir de tels mandats. À cet égard, une initiative conjointe de l’IHAF et du ministère de la Culture et des Communications facilite l’engagement d’historiens ayant développé un intérêt et une expertise dans le domaine des études patrimoniales. Les chercheurs-historiens ont une grande habitude de l’usage des sources documentaires écrites. Nous pourrions même considérer que c’est là leur expertise première, au même titre que les fouilles archéologiques sont au coeur de la formation des archéologues. Cette expertise est évidemment un grand atout dans la recherche sur les immeubles comme sur toute autre trace matérielle du passé.

Il faut néanmoins des savoir-faire qui ne sont pas courants chez les historiens. Dans le domaine du patrimoine architectural par exemple, il y a nécessité de bien « lire » les bâtiments : lecture minutieuse des formes pour mieux comprendre les usages et lecture des « discours » architecturaux plus élaborés. Selon la nature et la complexité des mandats, les approches multidisciplinaires demeureront souvent incontournables. Mais les historiennes et les historiens intéressés par le domaine du patrimoine peuvent fort bien acquérir des connaissances d’appoint, dans les domaines de l’histoire de l’art et de l’architecture, de l’histoire matérielle, de l’archéologie, etc., leur permettant de compléter seuls de nombreux mandats, grâce à une vision multidimensionnelle des choses.

La formation d’étudiants en histoire publique peut sans doute jouer un rôle crucial à cet égard. Étant donné que le patrimoine, nous l’avons vu, se prête de façon naturelle aux exercices de vulgarisation, on peut en effet supposer qu’il soit possible de combiner l’acquisition d’une expertise en matière de diffusion destinée au grand public avec celle de con-naissances et d’habiletés utiles dans la recherche fondamentale en patrimoine. Chose certaine, la présence des chercheurs professionnels en histoire est bien réelle dans le domaine du patrimoine. Et elle est essentielle.