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À l’occasion de son 25e anniversaire, la revue Santé mentale au Québec, en association avec le RRASMQ, publie un document hors série et propose aux intervenants de ressources alternatives de « s’ouvrir aux commentaires et aux critiques d’un lectorat averti et non complaisant » afin d’établir avec rigueur les aspects distinctifs de leur contribution. Le titre annonce déjà des couleurs : on parle du traitement, c’est-à-dire de « notion de traitement élargie » et « d’action thérapeutique au sens plein » (p. 90-91). Ce traitement vise au premier chef à alléger la souffrance humaine, avec comme moyen de base l’écoute de la parole qui donne sens à une telle expérience, souvent désordonnée et dérangeante, mais au coeur de laquelle créer un lien de confiance est une clef pour la guérison, un « code clinique ». La revue souligne en revanche la nécessité pour les intervenants de réviser continuellement leurs codes d’intervention et de s’adapter aux situations particulières des usagers. La quinzaine d’auteurs collaborant aux dix chapitres de l’ouvrage se présentent chacun à leur manière (quoique jamais comme usagers, notons-le…) : psychanalystes, psychothérapeutes, psychologues, sociologues, professeurs d’université, chercheurs, militants, fondateurs ou coordonnateurs d’organismes. Les lecteurs doivent donc s’attendre à avoir des registres différents dans le contenu des articles, et c’est le cas. Mais il faut remercier les deux directeurs de l’ouvrage d’avoir demandé un chapitre introductif qui permet de situer les contributions dans ces divers registres, et féliciter Ellen Corin qui se charge fort bien de cette tâche. Trois articles de fond (théorie, histoire, recherche récente) constituent la moitié de l’ouvrage et ont été écrits par des sociologues et psychologues proches de la recherche universitaire. Sept autres chapitres décrivent les expériences cliniques concrètes et ont été écrits, pour la majorité, par des intervenants de ressources alternatives créées dans les années 1970 et 1980 – et qui sont non seulement de Montréal, mais aussi de Montérégie, de l’Estrie et du Centre-du-Québec.

Dans son introduction théorique, Corin situe sur deux registres les efforts des ressources pour continuer et toujours renouveler l’alternative. Il y a l’axe institutionnel, en marge de l’hôpital et de la profession psychiatrique, sur lequel les ressources alternatives en santé mentale continuent de défendre leur place. Il y a aussi l’axe horizontal des savoirs, qui, au fil des ans, ont pu ressembler à des « tâtonnements éclectiques » de diverses approches cliniques, mais sur lesquels les ressources affirment sans cesse que le patient est avant tout une personne qui ne peut être réduite à un objet de diagnostics ou étiquetée par ses déficits. Dans ces savoirs, la personne, même si elle est en position de repli sur soi parce que souffrante, demeure un sujet parlant avec qui un rapport doit être créé et le dialogue, rester ouvert. Or, bien que le psyché de tout être humain demeure ultimement inatteignable, même par la science, les savoirs alternatifs font le pari que, par un dialogue thérapeutique, il demeure en partie saisissable à travers ses émotions, ses idées, ses idéaux, ses qualités et, par conséquent, guérissable. Corin soulève toutefois deux interrogations majeures qui, à son avis, risquent de freiner les élans et les démarches futures de l’alternative, même si celles-ci consistent en une sorte de tension créatrice essentielle pour le renouvellement. Selon elle, les ressources se font peut-être trop « moralement impératives » devant la prise en charge individuelle des personnes : en effet, pourquoi insister, au surplus précocement, sur la reprise en main alors que les personnes sont en désarroi ? L’empowerment est-il la seule issue possible ? Est-il un moyen aussi nécessaire qu’on le croit ? Et si tel était le cas, comment le traduire sur le plan de l’intervention ? Sa seconde interrogation a trait à une certaine « exagération de la rationalité de l’usager ». Corin, à l’évidence, ne vise pas à justifier la prise en charge de la personne souffrante par un tiers, mais elle met en doute les capacités des personnes souffrantes à voir clairement où elles veulent aller, où elles devraient aller et d’où elles viennent. En ce sens, tout en donnant raison aux critiques d’une prise en charge traditionnelle et autoritaire des patients, elle signale les dangers d’une alternative qui présupposerait une totale autonomie.

Dans un texte historique, Gagné et Lasvergnas retracent l’évolution des ressources en santé mentale, ce qui leur permet d’expliquer une partie de la situation actuelle de l’alternative. En effet, l’alternative aurait fait ses meilleurs gains – du moins les plus reconnus – sur le plan institutionnel en misant sur la reconstruction du lien social pour des patients autrement marginalisés, exclus. Mais elle reste plurielle et segmentée entre la défense de droits (revendication politique des usagers) et le renouvellement des pratiques thérapeutiques (revendication des intervenants dans l’offre de services), ce qui continue de la décentrer avec des résultats tantôt constructifs, tantôt paralysants.

Le long chapitre de Rodriguez, Corin et Guay vaut le détour pour son contenu et parce qu’il apporte une amorce de réponse à la question de fond : quelles sont les caractéristiques de la thérapie alternative ? À partir de l’analyse d’une soixantaine de récits de vie, avec des personnes ayant fréquenté trois types de ressources (résidentielles, milieu de jour et entraide), elles concentrent leur attention sur l’expérience de la souffrance, « qui déborde largement le cadre des symptômes dont traite la psychiatrie », plutôt que sur le diagnostic (p. 52). Elles suggèrent l’idée de « [faire] reposer la question du thérapeutique en termes de vecteurs de changements » dans la vie des personnes – plutôt que d’associer la thérapie au seul traitement ou au travail sur les symptômes (p. 51). Quatre vecteurs sont mis en relief : le rapport à la maladie, le travail sur soi, le rapport à autrui, la remobilisation des pratiques.

Benoît Bélanger et Mario Boies, du centre 388, Laurence Branchereau et Charles Rajotte, de la Maison Saint-Jacques, et Yves Lecomte, de la communauté thérapeutique La Chrysalide, insistent tous sur les ajustements qu’ils ont fait au fil des ans à leur approche thérapeutique. Chacun mise sur une approche psychanalytique dans laquelle les problèmes de santé mentale sont avant tout définis comme affectifs. Par conséquent, la thérapie de groupe y est considérée comme le meilleur moyen de résoudre les conflits intrapsychiques des individus et de les guérir. Ces trois ressources alternatives ne se confinent donc pas à un rôle de réadaptation ou de réinsertion, mais bien à la résolution de crise dans une perspective durable et axée sur l’autonomie, caractérisant ainsi leur position sur l’approche strictement biomédicale. Chaque auteur pose toutefois un regard autocritique sur la portée incomplète des traitements.

Les textes de Guy Châteauneuf et Nicole Tourigny, du Réseau d’aide Le Tremplin, de Monique Goulet, du Centre l’Élan, et de Guy Taillon, de la Maison sous les arbres, se lisent fort différemment. Corin les relierait sûrement à l’axe institutionnel. C’est-à-dire qu’ils mettent moins en relief l’originalité de la thérapie (qui reste, somme toute, conventionnelle, voire minimaliste dans le cas de l’Élan avec l’art-thérapie, la thérapie par le rire, les jeux de rôles) que l’organisation des services au sein desquels les usagers ont un rôle décisionnel et le personnel fait montre de chaleur, d’ouverture, de respect.

Les expériences relatées par Chantal Dussault, de la Maison d’intervention Vivre, et Pauline Lacroix, de la maison L’Entre-Deux, sont plus hybrides et plus originales. D’une part, la Maison Vivre s’est réclamée d’une approche résolument alternative en misant sur l’art (sculpture, peinture, danse, théâtre) pour aider les personnes aux prises avec diverses problématiques. Quant à L’Entre-Deux, elle est la seule à se prévaloir d’une approche féministe et à être entièrement dévouée aux femmes. On y comprend toutefois que la radicalité de la Maison Vivre s’est avérée insuffisante pour affronter l’ensemble des problématiques de ses usagers, limitant son intervention auprès de certaines clientèles seulement tout en s’ouvrant à des thérapies psychodynamiques, individuelles et de groupe, et à des approches corporelles, bref, en demeurant résolument humaniste et holiste, mais aussi éclectique. De même, L’Entre-Deux a dû réduire sa clientèle en fonction de certaines problématiques seulement, bien qu’au plan thérapeutique, elle continue de puiser dans plusieurs perspectives (humaniste, psychodynamique, psychanalytique). Les deux ressources ont eu des succès certains, grâce à des intervenantes qualifiées et un cadre thérapeutique rigoureux, mais elles revendiquent aussi le droit à l’échec.

Le défi d’ensemble de l’ouvrage d’échapper à une définition de l’alternative qui tomberait dans la négative me paraît en grande partie relevé, car on y trouve un bon dosage entre la description d’expériences alternatives concrètes et trois chapitres « transversaux » qui permettent aux lecteurs de systématiser la masse d’informations. En effet, concernant l’axe des savoirs, cet ouvrage projette un bon éclairage sur les apports des ressources alternatives du point de vue de la thérapie. Il m’a toutefois été difficile de garder une distance critique dans la mesure où le vocabulaire psychanalytique, utilisé par maints auteurs, m’a embrouillée à un certain stade… ce qui renforce l’avertisement fait en introduction auprès des lecteurs non avertis ou trop complaisants. On pourrait reprocher à la revue l’absence d’évaluations systématiques ou d’évaluations à long terme, mais reconnaissons qu’elles sont de toute manière peu nombreuses, ici comme ailleurs. Finalement, je me demande jusqu’à quel point l’alternative peut continuer de vivre cette tension, décrite par Corin, du paradoxe entre l’émancipation de soi et le nécessaire secours d’autrui. Car le sujet délicat de l’équilibre entre les besoins des usagers et ceux des intervenants, même si un certain nombre de chapitres l’abordent, n’est qu’effleuré.

Dans cet ouvrage, les auteurs ont voulu porter un regard sur eux-mêmes, et Ellen Corin en a fait pour nous une lecture de second degré. Certains lecteurs voudront sûrement y apporter une troisième interprétation de leur cru, il est à souhaiter, dans un prochain numéro de la revue Santé mentale au Québec