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Je suis dans mes songes

Comme la marée dans les fleuves

Je dois te parler longtemps

Pour ne m’y point confier

Comme font les rivières

Fernand Dumont[1]

Il est des oeuvres qui, par leur richesse, leur sensibilité et leur profondeur, n’offrent pour réponse aux problèmes qu’elles soulèvent qu’une interrogation inlassablement renouvelée sur le sort de l’homme et la destinée des sociétés. Ainsi en est-il de l’oeuvre de Fernand Dumont, à laquelle je crois possible d’appliquer la définition de la poésie proposée par René Char : « La poésie est une réponse qui interroge. » Le style de Dumont, celui de ses recueils de poèmes, bien sûr, mais également celui de ses ouvrages théoriques, emprunte à un vocabulaire lyrique, à une musicalité sensible jusque dans la composition de la phrase. Davantage, c’est sa pensée elle-même qui repose sur une poétique de l’existence humaine dont cet article tente de cerner les contours et la teneur. Dumont n’a pas été seulement un poète admirable, il ne fut pas uniquement un virtuose de la prose même dans ses articles les plus savants, il fut un véritable penseur de la poésie. En cela, il ressemble un peu à son maître Gaston Bachelard qui, converti à l’imaginaire, était convaincu que la connaissance scientifique tirait sa force d’un débat jamais interrompu avec les forces sombres de l’esprit humain et que les puissances oniriques renaissantes n’étaient pas l’obstacle mais la sève de la connaissance rationnelle. N’est-ce pas Dumont qui, reprenant la métaphore de Bachelard, avouait vivre sur trois étages : le philosophe habitant les mansardes du grenier, le sociologue arpentant les réalités du rez-de-chaussée et le poète respirant les effluves obscures de la cave ? Il y a là une leçon pour ceux qui s’aventurent à lire son oeuvre. Le poète dans la cave n’y est pas relégué dans quelque oubliette, enterré à l’écart des choses importantes ou élevées, mais promu à garder l’antre des symboliques primordiales.

La définition de l’homme comme poème

Une philosophie est d’abord livrée par la définition de l’homme proposée en filigrane de ses préoccupations singulières. Kant avait raison de faire de la question de l’essence de l’être humain une des interrogations fondamentales de l’acte philosophique. Chez Dumont cette définition procède d’une anthropologie particulière sur laquelle il importe de revenir pour cerner le projet de connaissance qui fut le sien. À cet égard, la première page de L’anthropologie en l’absence de l’homme est instructive : « Si l’on voulait proposer de l’homme une définition première, y est-il écrit, et qui tienne en peu de mots, sans doute pourrait-on convenir de celle-ci : un être hypothétique et dont le souci principal est… de se définir[2]. » La reprise ici du geste cartésien déplace insensiblement le sens du soupçon moderne : avec Dumont, l’homme doute de soi parce qu’il a découvert en lui le vertige d’un abîme, il s’est découvert avec inquiétude un être hypothétique, que ni la Tradition, ni la Révélation, ni la Raison, fût-elle celle de la science positive, ne peuvent figer en une formule définitive. Tandis que Descartes remontait les longues chaînes de la raison du doute primordial à l’assurance des fins dernières, désormais, la réponse que l’être découvre en soi est justement et précisément, quoique paradoxalement, une interrogation sur ce qu’il est. La seule certitude qui demeure est l’incertitude et le désarroi devant les images d’Épinal et les définitions contingentes proposées aux hommes pour accomplir la quête de leur vérité.

Dumont avance une autre définition de l’homme en complément de la première : un animal dont l’existence se déroule dans le monde des mots tout autant que dans celui de l’objectivité et du phénomène. Habitant le monde qu’il s’imagine, l’être humain profère son existence plutôt que de la décrire. Non seulement il se fabrique par le langage un monde à la mesure de ses rêves, mais il n’est rien que ce qu’il s’invente être. « […] la vie n’est pas un cercle fermé de phénomènes tangibles à l’encontre du rêve illusoire ; elle ne prend consistance que par l’interprétation que nous nous en donnons. Ce que nous appelons parfois la “vie réelle” n’est concevable qu’à partir de nos vies imaginées. L’existence n’est, à tout prendre, que la cendre de nos représentations[3]. » L’homme est donc spontanément poète, car, tout comme pour le poète, l’existence n’est pas pour lui le matériau de ses rêves mais ses rêves continués en des formes résiduelles, réifiées, consumées. Son existence enveloppe de rationalisations, de symboles et d’images le mystère qui l’habite tout entier. N’étant rien, en son tréfonds, qu’une question à lui-même, il formule dans et par le langage des réponses sur la plage de son existence qui ne font que porter plus loin sa vérité, comme les mots du poète s’enchaînent sur la page blanche posée devant lui sans résoudre la question du poème.

Cela s’explique. Pour Dumont, influencé par l’existentialisme personnaliste d’un Mounier, l’homme est un être de liberté. L’essence de celui-ci, comme l’essence du poème, c’est de s’échapper des déterminismes, c’est de ne pas être coulé dans les moules d’une quelconque idéologie ni de tenir tout entier dans les rets des systèmes religieux ou politiques. Vivre, pour l’homme, c’est affirmer sa liberté, par l’action et la parole, contre les réifications de la routine, de la contrainte, du système ; agir, c’est accepter d’introduire l’imprévisible dans l’enchaînement du devenir ; parler, c’est faire ruisseler l’eau de la fontaine de Jouvence sur le monde. La définition dumontienne de l’homme l’envisage donc bien comme foyer de possibles. De nombreux textes pourraient être cités, à commencer par les pages de L’anthropologie en l’absence de l’homme, où l’absence désigne le réseau de déterminismes, objet des sciences sociales, qui enserrent l’homme sans pouvoir le cerner en propre.

Certes, aux yeux de Dumont, le tissu humain est fait d’une étoffe double, métissée, à la fois « mémoire » et « projet ». Dans son oeuvre, l’un n’existe pas sans l’autre. Si l’homme est l’avenir de l’homme, il en est aussi le vestige. On reconnaîtra dans cette dernière affirmation le dualisme du milieu et de l’horizon dont on ne finit pas de dénombrer les variantes sous la plume de Dumont. Ce dernier reconnaît d’emblée que « l’homme reçoit le sens de la vie congelé dans des formes rigoureuses avant de pouvoir le chercher lui-même », seulement, ajoute-t-il, celui-ci prend justement conscience de soi et parvient à s’assumer dans la mesure où il fait de sa vie une interrogation sur elle-même. La phrase de Dumont : « Croire c’est porter sa foi en avant comme sa vie », pourrait être inversée : vivre c’est porter son projet en avant comme sa foi. Ses ouvrages sont hantés par la crainte d’une inauthenticité de la routine, de la mort par répétition, un peu à l’image de Péguy accusant l’habitude d’être imperméable à la grâce. Le conformisme bloque les élans spontanés de la vie et limite dans des bornes étroites et rigides l’expérience vitale et la libre initiative. La conscience authentique ne peut advenir si elle est « enserrée de toutes parts ». Elle doit refuser le conformisme pour choisir la présence à soi et au monde. De là l’idée répétée de reconsidérer le sens du monde à chaque jour, de le conquérir constamment, de se reprendre en charge sans cesse, de se remettre en question perpétuellement, afin de ne pas rester pris et s’immobiliser dans les rets des structures impersonnelles. Pourquoi vivre, sinon parce que l’homme a à exprimer par sa vie des choses qu’elle n’enferme pas complètement à sa naissance, sinon pour faire des gestes qui échappent à l’ordre consacré du monde, sinon pour démasquer l’abîme de la conscience et l’arbitraire de l’histoire par des rêves qui le portent au-delà de lui-même ?

C’est en ce sens que le sociologue de l’Université Laval peut affirmer que le poème, loin de la contredire, est le complément de la sociologie. La poésie fait proliférer le sens des choses, elle dilate la signification que le sociologue cherche à fixer et synthétiser. « La littérature est une phénoménologie du possible ; la sociologie veut être une phénoménologie du nécessaire. Mais le poète et le sociologue rôdent de l’une à l’autre. Comme l’homme tout court qui les intéresse tous les deux. C’est que la situation de l’homme, notre commun tourment, est ambiguë par essence[4]. » La littérature, pour Dumont, « indispensable dénonciation du déterminisme », explore un territoire que les sciences sociales abordent sans pouvoir le coloniser car leur interrogation sur l’homme découvre une « absence ». Dans les vers d’un recueil de poésie, par exemple, les mots, par leur arrangement ou leur fraîcheur, résonnant tout à coup d’un son neuf, viennent briser le fil continu du sens. La quiétude de la quotidienneté est violentée par une interrogation qui ouvre au mystère de la vie. « Par l’abolition momentanée des rapports de la conscience et du monde, une autre conscience et un autre monde peuvent surgir à qui il suffira de devenir poème, tableau ou roman pour qu’ils s’opposent, et pour toujours, aux bruits familiers de la conscience mondaine, leur troublant et énigmatique défi, leur inguérissable blessure[5]. » Dans cette idée que « la société comme l’homme lui-même sont des êtres du possible[6] » resurgit la fascination pour l’oeuvre d’art, et d’abord pour le poème qui en est l’expression ultime en tant que rêverie et possible.

Le poème comme culture seconde

Dans la dialectique incessante de l’héritage et du projet se reconnaît une première figure, mal dégrossie, de la dialectique entre culture première et culture seconde qui fonde l’armature du système de pensée dumontien. Car qu’est-ce que la culture seconde, sinon une reprise en charge de la culture plus vaste, sinon une « implication » sans cesse réactualisée de la culture étalée dans la quotidienneté ? Et qu’est-ce que la culture première sinon un langage qui édicte les motifs et la grammaire de la parole dès les premiers babillages de l’enfant ? Immergé pour ainsi dire dans la culture première, l’homme habite un monde familier de signes et de symboles dont il ne conteste pas la teneur et l’épaisseur. Le ruissellement du sens fait entendre son murmure continu et monotone. La parole quotidienne, bornée par l’habitude, alourdie par la routine, planant au ras de la vie sociale, vit de la sève des choses sans cesse dites depuis l’aube du monde.

Cette culture première est brisée par la continuelle irruption d’une autre culture qui, rompant le cours de l’existence, met le sens du monde à distance afin de le dilater (dans les oeuvres d’art) ou le fracturer (dans les entreprises scientifiques ou techniques). « Ce décalage est bien plus qu’une mise à distance ; il est contestation de la culture première par la culture seconde. […] La culture seconde, comme la conscience, n’émerge que dans l’incessant procès que la culture instruit contre elle-même[7]. » Décalage, mise à distance, contestation, les mots trahissent une division, jamais tranchée et décisive, mais toujours présente, au coeur de la présence de l’homme à la culture. Existerait un monde de la culture seconde qu’il ne serait pas donné à l’homme d’habiter mais de hanter comme on hante un rêve. La culture première et la culture seconde ne sont pas deux morceaux de la culture, bien sûr, mais une dialectique qui les appelle d’un même mouvement l’une et l’autre. L’art, par exemple, ouvre à des mondes possibles, l’historiographie fait le récit de la genèse, les idéologies affirment des symboles et des valeurs afin que l’homme écoute l’incessant poème qu’il compose de sa propre existence, qu’il se redise les mots de sa naissance.

La littérature n’est-elle pas l’exemple parfait de ce dépaysement qui me fait renoncer à ce que je suis pour emprunter le mirage d’une existence possible qui est, paradoxalement, un autre moi-même ? Dumont revient souvent sur l’exemple du roman pour décrire le phénomène de la culture. Il n’y a pas là une simple coïncidence. Le roman est une histoire inventée ou stylisée que le lecteur savoure pour le plaisir de se représenter en d’autres lieux que ceux de son existence concrète. Devrait-on dire que le lecteur se cherche ailleurs que là où il est ? Ou qu’il s’aliène en des productions controuvées qui le trompent ? Non pas. Dans l’esprit de Dumont, le roman, c’est le lecteur tenu entre le pouce et l’index, c’est-à-dire la vie continuée, offerte, mise à distance pour que le lecteur la contemple. Le roman permet de prendre du recul par rapport à la vie empirique pour la mieux embrasser en la survolant. Les romans constituent autre chose que le reflet de leur société, ils suggèrent, entremêlé à d’autres sentiments, le tragique de vivre dont la fonction est justement de laisser glisser la contingence de l’existence humaine dans la joie de se savourer elle-même. La lecture des romans de Balzac, par exemple, fait plus que divertir le lecteur de ses soucis journaliers, elle revêt sa vie d’un sens conféré, destin ou fondement quelconque, fabriqué à partir des matériaux de la vie réelle mais agencé de manière plus dense.

Si, semble-t-il, toute évocation, toute invocation, même la plus anodine, même la plus quotidienne, se dévoile « comme une sorte de poème », l’art au sens strict représente l’archétype du mouvement par lequel advient la culture seconde. Il est exemplaire de cette reprise en charge du sens étale de l’existence prosaïque. Mieux que tout discours ou action, il permet d’explorer cette rupture, cette brisure sur laquelle repose l’existence humaine, de nommer le monde inconnu qui s’espace entre l’une et l’autre cultures. « Si l’oeuvre d’art n’est pas toute la culture seconde […] elle n’en est pas moins la figure la plus précise de ce dédou-blement qui est le mouvement constant de la culture[8]. » Seulement, toutes les oeuvres d’art, c’est évident pour Dumont, ne commentent ni n’incarnent de même manière l’autonomie de la culture seconde.

De la brisure irrémédiable de la conscience commune qu’était le cogito cartésien à la propagande électorale, du tableau de Cézanne qui propose une autre nature à l’aimable gravure qui rappelle nostalgiquement les souvenirs d’enfance, de la vision cosmique d’Eisenstein au film sentimental qui fait pleurer les midinettes, il y a tous les dégradés possibles de la conscience irrémédiablement ouverte à la conscience plus ou moins réconciliée[9].

C’est pourquoi Dumont fait une place à part, entre toutes les formes d’art, à la véritable poésie. Elle seule semble capable à ce point de s’infiltrer dans le silence de l’existence humaine sans rompre le fil de son discours. De tous les exemples donnés par Dumont de la culture comme stylisation, le poème est celui qui tend le plus explicitement vers une distance radicale tout en gardant en vue les rives de l’existence commune. Stéphane Mallarmé, entre plusieurs, est célèbre pour avoir poussé l’audace jusqu’à croire annuler la réalité concrète au profit de la création littéraire et « évoquer dans une ombre expresse l’objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal » ; les poètes auraient su évoquer, fantasmait Mallarmé, des mots qui seraient, par un travail méticuleux et grave, purement étrangers désormais à la langue vernaculaire, le Livre étant devenu le Monde.

L’utopie mallarméenne, si elle hante encore certains poètes, abou-tit à un échec. Et d’abord pour cette raison que l’oeuvre littéraire est toujours un composé plus ou moins bien dosé de culture première et de culture seconde[10]. Une poésie ayant définitivement rompu avec la culture commune deviendrait simplement inintelligible, absurde. D’un autre côté, plongeant ses racines dans la société et la culture au ras de la vie sociale, l’oeuvre littéraire ne s’y réduit pas mais s’échappe irrésistiblement des motifs qui la suscitent : les vers de Baudelaire ne sont pas le simple reflet de telle classe sociale ni les envolées lyriques de Novalis les effets directs d’un complexe psychanalytique mal résorbé. Comme l’écrit Dumont, le sociologue ou le psychanalyste, pelant les enveloppements successifs de l’oeuvre, ne découvre nul noyau mais le vide au centre duquel elle s’échafaude. L’idéologie est à ce chapitre l’enveloppement le plus superficiel de l’oeuvre : ce qui explique que les oeuvres les plus faciles à analyser d’un point de vue sociologique sont souvent les plus mauvaises, les romans à thèses ou les poésies militantes. Mais par bonheur, l’oeuvre ne se limite pas à être l’expression d’une situation sociale ou économique, elle ajoute quelque chose au réel, elle stylise le réel, elle pointe dans la direction d’un ailleurs, éloigné de la trivialité de ce qui est immédiatement vécu. La stylisation, propre à l’art, rejoint en définitive la transcendance du mythe, d’une part parce qu’elle raconte une histoire qui n’est pas vraie selon l’uniforme vérité de la vie quotidienne, et d’autre part parce qu’elle survole la temporalité quotidienne et invoque un avènement du sens dans l’ordre événementiel de l’existence humaine.

La poésie comme piège et décor de l’être

Si l’être de l’homme est bien une question sur l’homme, si l’efflorescence des discours est son propre poème, alors l’existence humaine repose paradoxalement sur un vide. Entre la culture première et la culture seconde s’ouvre une béance : mieux, comme l’écrit Dumont, la culture est ce « vide qu’elle a pour fonction de créer[11] ». C’est en creux de la dialectique de la culture que se découvre la présence de la transcendance, et non pas en deçà de la culture première, dans les zones obscures de l’inconscient ou dans les plis de l’habitude, ou au-delà de la culture seconde, dans quelque abstraction de la théorie. Dumont n’est pas le premier à affirmer ce curieux paradoxe. Dans une page merveilleuse, Blondel écrivait que l’âme est semblable à la coupole de d’Agrippa : sa clef de voûte décrivant un cercle, elle se ferme sur un vide par lequel s’engouffre la lumière. Cette lumière représente, chez Blondel, l’illumination divine sans laquelle l’humanité serait plongée dans la ténèbre de sa perfection. En d’autres termes, pour lui, l’existence s’achève sur son inachèvement. Endossant la prémisse fondamentale de la philosophie blondelienne selon laquelle l’homme habite à distance infinie de lui-même et s’efforce sans cesse, par ses actions, de se rejoindre sans y parvenir, Dumont décrit lui aussi la condition humaine suspendue à un vide et déchirée par une absence qui la sépare absolument d’elle-même. Dans ce vide, au coeur de cette absence, par un effet de clair-obscur en quelque sorte, se découvre la silhouette innommable de l’Être, sur lequel Dumont revient à plusieurs reprises. L’Être, c’est-à-dire ni Dieu, ni Esprit, ni Histoire, mais justement, à l’instar de Blondel, le refus de l’immanence, le refus de la clôture de l’existence humaine sur ses frontières propres. La rupture de l’homme avec l’homme constitue une mise à distance « où la conscience [peut] reconnaître son monde et, par diffraction, son propre mystère[12] ». Cette mise à distance, cette dislocation, n’est-elle pas semblable dans son mouvement foncier à celle qui découvre la divinité au croyant ?

Est concerné d’abord ce qui, dans les collectivités comme chez les individus, est la faculté de prendre conscience de soi en prenant distance. Acquérir distance, n’est-ce pas supposer un ailleurs […] un lieu de la Transcendance, [une] césure par laquelle la collectivité ou l’individu [peuvent] interpréter leur immanence en la réfractant sur un autre monde[13] [?].

Être soi, pour un chrétien, ce n’est pas s’égaler à soi-même, avec le soi de son innéité, mais rejoindre la volonté de Dieu qui le fait pleinement être qui il est en reportant toujours plus loin son achèvement.

S’il est vrai que la transcendance « c’est ce devant quoi se tient l’homme quand il s’interroge sur lui-même », alors la poésie est une forme particulière de la transcendance. « Les énoncés scientifiques tendent toujours à se fermer en systèmes. Comment ouvrir les systèmes ou en tous cas, comment les relativiser, comment montrer qu’on ne systématise qu’à partir d’une ouverture qu’on n’a pas pu tout à fait combler […] ? Eh bien il y a la poésie[14]. » On touche ici à une conviction nodale dans l’argument dumontien. L’art n’est art que dans la mesure où il dépasse le donné et évoque un dépassement, mais ce dépassement ne saurait se réduire à quelque arrangement de forme ou un divertissement gratuit, il doit pouvoir indiquer le chemin vers un lieu où l’homme se rejoindrait en vérité et parviendrait ainsi, tout en se livrant, à une plus large liberté. Dumont ne croit guère que le possible annoncé par l’oeuvre d’art s’épuise dans une imprévisibilité sans but, où la vie n’aurait pour lui qu’un maigre intérêt, consumée par l’absurdité de son séjour sur terre. L’oeuvre d’art « élève » le regard et la conscience, dit-il, mais encore faut-il nommer le sens de cette élévation. Il est vrai que la poésie consomme forcément un échec, puisqu’elle s’arrête à la borne du langage et ne se dépasse jamais elle-même, mais elle n’en est pas moins nécessaire et salutaire. Si elle n’achève rien, elle annonce et inaugure le mouvement par lequel la personne peut poursuivre la course de son interrogation primordiale et cheminer un peu plus loin vers quelque transcendance possible.

Si la poésie est en porte-à-faux dans notre monde, c’est sans doute parce qu’elle en préfigure un nouveau. […] Sa tâche est de faire que, derrière le vide que laisse la jonction perpétuelle des vocables, quelque chose reste à nommer encore. […] Pour la poésie, la vérité est tout entière dans un certain cheminement ; on n’y étreint que des promesses. […] Elle exprime la volonté d’habiter le silence, de voir derrière le monde le silence qui le fonde. Un silence qui ne serait pas le néant, mais juste son inverse, la plénitude de l’amour qui sépare le langage de la Parole[15].

Dumont est revenu à quelques reprises sur cette idée que les invocations et incantations de la poésie, pièges et décors de l’Être, descellent la nostalgie de l’Être qui couve dans les profondeurs du moi. Le poète évoque les intentions obscures de l’âme qui, parce qu’elles vivent de l’ombre, s’effacent devant l’éclairage de la philosophie ou de la science. La tâche du poète est donc de baliser cet espace d’obscurité sans pouvoir s’y aventurer tout à fait, mais en le devinant par une sorte d’intuition. La prose refuse l’ombre mystérieuse de l’Être et la science la violente dans des formules, c’est pourquoi la poésie semble bien l’unique manière de traquer l’obscur, de mettre au jour la pénombre de la vie intérieure. Le poème « délivre de l’illusion d’exprimer[16] » parce qu’il exprime l’ineffable et formule l’indicible. Il se tient tout près de l’Être qu’il tente d’exprimer par un silence, ou plutôt il cherche par ses vers à découvrir derrière la parole proférée le silence sur lequel elle fait fond. C’est en ce sens qu’il est « la chair et le sang du silence ». Il n’exprime pas car il pointe en direction de l’indicible et constitue le refus, de l’intérieur du langage en quelque sorte, des « images » et des « sensations » pour mieux atteindre un silence dense, primordial, complet, habité.

Le poème est donc la figure privilégiée de l’autonomie de la culture seconde, il est aussi promesse de l’Être. Il est enfin pour Dumont, ce qui peut paraître curieux à première vue, un aspect irréductible de la vie en société. Car cette liberté qui est l’essence de l’existence humaine, comment la nommer, comment la définir si elle dénonce inlassablement les étiquettes qu’on tente de lui accoler et s’échappe des définitions qu’on en propose ? Comment cerner, autrement que par la négative, le noeud de l’existence humaine ? Et Dumont de répondre en une première approximation : par l’inutilité. L’inutilité est ce qui fonde en dernière instance le projet philosophique du sociologue de l’Université Laval en dehors de l’intérêt des utilitaristes, du Dieu des théologiens, du travail des marxistes, de l’instinct de puissance des nietzschéens ou de tout autre principe déterministe. Et l’existence singulière et l’existence commune se justifient en définitive par une gratuité qui en exauce le sens. « Au long du présent livre, avoue Dumont au milieu de son parcours sur la situation politique au Québec, nous nous sommes constamment butés sur cette inutilité… nécessaire. […] Nous ne défendons pas la langue française [par exemple] parce qu’elle serait plus commode que les autres mais parce que nous l’aimons, comme nous aimons la poésie[17]… » La poésie, encore… cette poésie dont René Char disait avec justesse qu’elle était l’amour réalisé du désir demeuré désir[18].

Kant ne définissait-il pas l’oeuvre d’art comme celle qui n’a d’autre finalité qu’elle-même ? L’oeuvre d’art évoque un sentiment de n’être là que pour elle-même ou de se justifier par l’injustifiable raison de la gratuité. Les vers de poésie nous obligent à le reconnaître, car qui se risquerait autrement à lire des écrits qui ne sont pas vrais et dont le déroulement est très souvent invraisemblable. Pour Dumont, la vie sociale est pour cette raison semblable à un poème, elle rappelle en son tréfonds l’intime liberté de la poésie.

On n’aime guère — du moins au Canada — que ces communautés culturelles hétéroclites se mettent à rêver. La croissance économique et technique ne suffit-elle pas à occuper l’esprit des peuples ? Pourtant, les projets des nations ne sont-ils pas comme les poèmes, c’est-à-dire la société mise à distance pour qu’on puisse en dire et en poursuivre consciemment le sens et les fins[19] ?

À l’heure où l’idéologie économiste contamine jusqu’aux discours des organisations caritatives et la mission politique de l’État, à l’heure où les chiffres de productivité, de rentabilité et d’efficacité remplacent la libre discussion sur les références de l’amitié humaine, affirmer la poésie de la société avait de quoi choquer les partisans de l’idéologie technicienne dont répondent désormais les sociétés occidentales.

Ces quelques pages consacrées à l’idée de la poésie dans la pensée de Dumont ont permis de mieux dégager à quel point celle-ci est liée aux thèmes de la dialectique de la culture, de la transcendance, de l’être et de la définition de la vie en commun : « […] la poésie demeure la présence cachée de nos existences et de nos sociétés et […], fût-elle entravée dans l’organisation des travaux et la domestication des rêves, elle parvient toujours à la chambre secrète de l’être[20]. » Peut-être cernons-nous mieux maintenant le lieu de sa passion et de sa quête. Nous comprenons à quel point Dumont, jusque dans son épistémologie, a été hanté par cette inutilité nécessaire du poème, au fondement existentiel de la personne humaine, certes, mais aussi au fondement de la civilisation dans un monde désormais livré aux forces du désenchantement.

Non, la poésie n’est pas la contrepartie de la raison. Elle est plutôt la « raison ardente », pour reprendre l’admirable formule de Pierre Emmanuel. […] L’ardeur, la foi, l’espérance ne vont pas sans la nuit. […] Par-derrière les tours de Babel que construisent les techniciens de l’humanité, ne faut-il pas se mettre de temps en temps à l’écart, à l’ombre du poème ? Depuis des millénaires, à l’encontre des calculs rassurants des technocrates, à l’encontre aussi des vociférations des idéologues, la poésie nous reconduit à l’angoisse de notre destin, de notre nuit. Sur ce destin, dans cette nuit, la poésie veille. En attente peut-être de l’ultime sagesse[21].

Forcément et originellement déchirée, la culture ne saurait équivaloir à elle-même sans faire s’évanouir la conscience humaine. Le poème est l’exemple de cette déchirure. Il est plus fondamentalement une figure privilégiée de la nature humaine parce qu’il ne se contente pas de lui-même mais cherche plus loin que lui les « raisons de son dire ». Seulement, c’est sa force et son drame, il ne peut que préfigurer cet ailleurs « car ce monde de la réconciliation à venir ne saurait être que l’oeuvre de l’Autre qui déjà nous a nommés en Vérité[22] ». C’est ainsi qu’en bout de course, dans l’oeuvre de Dumont, la poésie rejoint la foi : sa tâche est de nommer un silence si dense et audible que la distance entre les mots serait abolie, comblée par l’amour de l’Autre, et que silence deviendrait Parole. En attendant, pour Dumont, afin de garder le procès de l’homme incessamment ouvert, il s’agit de reconnaître la poésie jusque dans la fabrique de la société et jusqu’au coeur de l’aventure humaine.