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Entre les mètres brefs du premier opus (Ças, suivi de Trois, 1974) et ceux d’Obscènes (1991), l’écriture de Normand de Bellefeuille choisit la prose. Mais, pour De Bellefeuille comme pour la plupart des poètes qui publient aux Herbes rouges dans les années 1970, c’est-à-dire au plus fort de l’expérience formaliste, l’indistinction formelle entre prose et poésie va de soi, et le poème en prose, naguère apte à résonner de toute sa charge paradoxale, appartient désormais à la tradition. Le recours à la prose ne peut donc être tenu pour une soumission franche de celle-ci aux principes d’un genre, sans compter que la notion de genre, elle-même suspecte ou carrément frappée de caducité, se trouve nappée sous celle, nouvellement opératoire, de texte, ainsi que l’affiche le titre de la plaquette publiée en janvier 1976, Le texte justement.

Le choix du texte et la tentation du récit

Cet intitulé[1] a quelque chose de fondateur. Il énonce le thème central de la plaquette, à savoir l’écriture, mais en la désignant comme texte : pour la ravir au fixisme du « littéraire » et du « poétique », catégories marquées au sceau des vieux canons, voire « mots à ne pas employer[2] ».

Choisir le texte, c’est indiquer qu’on tient en suspicion la coïncidence proclamée du poème et de l’« authenticité » du sujet-poète. Choisir le texte, c’est placer sous le signe de l’indéterminé et de l’ouvert un sens fatalement problématique, qui ne consent au lisible que pour marquer la distance prise avec les supposés substrats de la poésie :

ces textes s’installent en un lieu lent. ils n’ont de l’écriture que l’encre jetée en une chine hésitante au sens, plurielle ici, une quelconque marque au-delà, puis d’harmonies hésitant bien aussi quant au sens[3].

Hésitation, instabilité, précarité entendue des connexions entre « harmonies » et significations. Dans un phrasé qui n’est pas sans rappeler la difficile syntaxe mallarméenne, Le texte justement commence par formuler que l’écriture n’a que faire des mandats assurés, du droit au but et du beau fixe : l’encre est jetée (sa direction n’est pas forcément déterminée), mais aussi l’ancre[4] est balancée ; le lieu de ces textes est lent, tarde au confort du sens, à l’univocité. En contrepartie, l’adverbe du titre, que l’oeuvre entière va se plaire à réitérer, signale une poétique occupée de justesse, d’exactitude, de précision.

Cette tension va rester la marque de tous les travaux de l’auteur. Le codage, la pratique du « désarroi sémantique[5] », l’écriture chiffrée le disputent invariablement à la diction précise. Plus justement, sans jeu de mots, « la lisibilité toujours truquée[6] » n’empêche pas que De Bellefeuille règle ses comptes avec le sens en toute clarté et concision. Pour lui, il s’agit de pratiquer l’écriture « en signes précis et justes, illisibles […] cependant[7] ». L’un des exergues de ce dernier titre, qui vient de Derrida, est encore explicite :

Par endroits, je laisserai toutes sortes de repères, […] ils s’y précipiteront les yeux fermés […] quand d’un coup d’aiguillage je les enverrai ailleurs voir si nous y sommes, d’un coup de plume ou de grattoir je ferai tout dérailler, non pas à chaque instant, ce serait trop commode, mais parfois et selon une règle que je ne donnerai jamais, même si je la connais un jour.

LD, 71

Cette stratégie de brouiller les cartes, on l’observe chez De Bellefeuille dans ce qu’on pourrait appeler la tentation du récit. Tentation d’une mise en spectacle « de la vie privée », comme l’indique le commentaire de Marcel Labine que La belle conduite porte en épigraphe. La prose des Grandes familles et de La belle conduite, plus tard celle du Livre du devoir ou celle, singulière jusqu’à l’anomalie, des Cold Cuts, tendent vers le récit sans, comme on s’en doute, y consentir pleinement. Un désordre concerté vient mettre à mal toute esquisse de linéarité et tout dessein de cohérence narrative. Même si s’en précise subtilement et admirablement le « visage » d’un livre à l’autre, le référent de ces relations trouées est forcément lui-même carencé, gommé ou abstrus. On lit néanmoins, dans Les grandes familles : « ces espèces de texte, malgré quelques ambiguïtés, quelques dépenses, restent bel et bien un “récit familial[8]” ». Dans La belle conduite, il est question de « trafiquer les voyelles en petites chroniques sur le couple ». Mais ces récits, ces chroniques, sont invariablement marqués par l’inachèvement et la fragmentation. Le livre ourdit une trame tout en la défaisant. La prose de De Bellefeuille, qui s’avoue « en mal de parfaites intrigues[9] » (mais on ne doute pas qu’il s’agisse d’un choix tactique), fait sans cesse allusion à « l’exacte représentation[10] » comme à un fantasme de l’écriture, une promesse que chacun de ses livres s’interdira de tenir (ou presque, car il y aura Ce que disait Alice).

En réalité, tous les livres de De Bellefeuille reprennent les mêmes morceaux de drame, un drame, nous dit Le livre du devoir, « chaque fois différé » (LD, 83). Ce dernier titre, un long « poème[11] » en quatre « actes », atteste la teneur privée et la souche autobiographique des scènes et figures qui y sont déployées : motifs d’enfance, points d’un tracé enfoui, réminiscences en bribes que le texte répète[12], qui font retour dans l’écriture comme autant de modulations d’un théâtre opaque (opaque, hermétique parce que privé) soumis aux lois de l’anamorphose, car le drame ne va pas sans « la machinerie du drame » (LD, 38).

Drame, récit, chronique ou, plus rarement, écrit qui mime le genre épistolaire[13], la prose des travaux de De Bellefeuille sous-entend que la pureté du genre est un leurre, autant qu’est un leurre l’assomption transparente et totale par la poésie du réel ou du vécu. Foncièrement réfractaire aux entreprises monolithiques, la prose du poème, chez De Bellefeuille, module « dans l’épaisseur et l’emmêlement[14] » ce que les Cold Cuts appelleront un « chant de fraud[e] » : une poésie sans statut préfixé — et sans statue[15].

Cold Cuts un/deux : aux étals du text’ en pros’

Expérience véritablement unique, à laquelle on ne saurait trouver d’équivalent, même pâle, hors les cercles formalistes (Nicole Brossard, André Roy, le Roger Des Roches de La publicité discrète[16] ou l’André Gervais de Hom storm grom[17]), les Cold Cuts mènent à son point extrême le travail cryptographique amorcé quelque dix ans auparavant. Mais ce point limite est aussi, qu’on me passe la formule ambiguë, un heureux point mort, ce pourrait être la réussite de ce petit livre : travaux de sape et fabrique de sens se font équilibre. Dans Cold Cuts, en effet, la pratique très concertée de l’illisible est contrebalancée par ce que le programme affiche de limpide, le texte engendrant l’énigme et en exhibant la clé d’un même mouvement paradoxal. Apparemment, De Bellefeuille lui-même ne l’entendait pas autrement : « Texte “illisible”, texte pourtant éminemment référentiel, forcé aux sens par les limites exigées de sa forme[18]. » Les traits formels sont à coup sûr, avec Cold Cuts, non seulement porteurs de sens (faut-il rappeler qu’ils le sont toujours, l’ont toujours été, de Ronsard à Réda, de Baudelaire à Paul-Marie Lapointe ou Hélène Dorion), mais encore indicateurs du ou des sens.

Cold Cuts, c’est quatre ensembles de dix textes. Les deux premiers ensembles (numérotés 1 et 2) en constituent la première partie, titrée « un » ; les deux autres dizaines (elles aussi numérotées 1 et 2) en composent la seconde, « deux », conformément à ce que signale l’intitulé complet de la plaquette : Cold Cuts un/deux. Outre cette indication relative à la structure de l’ensemble, ce titre arithmétique, très De Bellefeuille, renvoie à une composante formelle tout à fait singulière : les vingt textes de la première partie, « un », ne comportent que des mots monosyllabiques ; les vingt autres pièces, ainsi que l’énonce une métaphore récurrente, doublent la mise en recourant exclusivement, cette fois, à des mots dissyllabiques. Quarante textes, quarante « feuille[s] chiffrée[s][19] ». Seules exceptions, mais significatives, à ce fixisme syllabique : le mot « célibatair’ » clôt les deux premiers ensembles (pièces 10 et 30), le mot « énergumèn’[20] » ouvre les deux autres ensembles (pièces 11 et 31). Attention : la limitation syllabique est à la fois « naturelle », c’est-à-dire qu’elle est le fait de mots ainsi constitués dans la langue (« jour », « corps », « seul »), et « provoquée », c’est-à-dire obtenue par la suppression systématique du e caduc (« chambr’ », scèn’ », « livr’ »). En toute rigueur, il faut donc parler de monosyllabes et de dissyllabes phonétiques. De Bellefeuille s’est expliqué sur l’adéquation de ces contraintes formelles excentriques, le monosyllabisme et l’élision[21] du e muet, au thème du célibat[22], en faisant valoir la nécessité d’une forme-sens[23]. Certes, la coïncidence d’un axe thématique (la solitude du célibataire) et d’un caprice formel (l’effacement d’une marque du féminin), à première vue, fait un peu figure de degré zéro de la forme-sens, tant l’exercice, dans son application méthodique, semble relever de la recette. Mais le procédé a l’avantage de soulever la question du féminin potentiel d’un texte, qu’on ne saurait réduire à « ce petit son[24] ». Il pointe en tout cas, pour De Bellefeuille, un sujet (« il[25] ») dans sa singularité : masculine, énergumène, solitaire, à l’écart. C’est dans cet esprit que le sous-titre de la première partie du recueil désigne celle-ci comme une « monophonie célibataire » : un texte réalisant rythmiquement, lexicalement, la mise à distance du féminin. La seconde partie du livre réintroduit la lettre bannie : « posons enfin cette lettre tantôt […] absent’ elle (toute seule) » (CC, 51). Retour d’une absente, de « cette même femme » (CC, 48) tenue muette : un/deux, fin du deuil, on passe du célibataire au couple, du texte à son « contre-texte » (CC, 51), d’il à elle, d’une à deux syllabes.

Il va sans dire qu’un tel régime, apocope ou non, revitalise dans la prose le principe du syllabisme. On sait que la syllabation est la loi rythmique essentielle de la tradition poétique, et que la question du e muet est centrale dans l’exercice du décompte. Ainsi, non sans ironie, l’écriture des Cold Cuts se réapproprie des prescriptions anciennes dont l’observance est fortement connotée. L’entreprise est d’autant significative qu’elle apparaît chez un auteur dont les oeuvres, prose ou non, sont véritablement hantées par les nombres, l’inventaire, la mesure, toutes choses qui renvoient aussi bien à un point d’ancrage de l’imaginaire, ce que De Bellefeuille a lui-même appelé la maladie des dénombrements[26], qu’à une poétique obsédée par la « volonté de dire juste[27] ». Ajoutons que les Cold Cuts, en soumettant la prose à des règles qui endiguent son flot naturel, constituent un bon exemple du travail formaliste sur les genres et les catégories esthétiques en général : leur adoption ou leur contestation n’est jamais simple mais s’avère au contraire paradoxale, chargée d’ambiguïté.

De Bellefeuille adopte la prose, mais il la balise outrancièrement, la découpe, la prive de sa linéarité caractéristique. Ce traitement, le titre en indique la teneur : cold cuts, c’est-à-dire coupes froides, en traduction littérale. Coupes froides, entendons systématiques, catégoriques, pratiquées avec un sens formaliste du devoir textuel qui écarte d’avance toute posture lyrique. Autant dire coupes à froid. Il s’agit d’opérer des coupes dans le corps de la prose, de manière à l’amputer, comme cliniquement, de son beau délié. La souplesse et la musicalité, articles essentiels de la charte du poème en prose depuis Baudelaire[28], sont l’une et l’autre entravées, sinon enrayées. La belle langue qui coule, on s’en convainc à n’importe quel passage de Cold Cuts, n’est plus possible, et avec elle les ressorts lyriques de l’extension, du développement[29], de l’essor, de la phrase qui prend son envol, du jeu des culminations et des chutes. Tout, au contraire, est ici cubage, compression, compacité. Ce programme, dans ce qu’il a de radical, de violent, est énoncé en toute clarté dès l’incipit :

qui seul à seul os’ un peu son corps et en

rythm’ au sens fort de la gifl’ un mot : text’/

CC, 7

Au sens fort de la gifl[e] : la première partie des Cold Cuts est ponctuée par ce leitmotiv qui laisse entendre qu’on fait violence au sens (entendu), aux usages consentis. La gifle, c’est celle qu’on flanque au lisible et à ses conventions, c’est encore cette petite claque[30] figurée par l’apostrophe marquant l’élision. Une taloche que le texte voudrait agissante, capable d’un rendement sémantique véritable (« au sens fort »). La posture d’attaque est au reste alléguée par l’isotopie de la lutte ou du combat qui traverse ces « textes sauvag[es] » (CC, 48) et qui donne lieu à la répétition de verbes-clés : lutter, fesser, frapper, boxer.

Revenons au titre. Il faut faire observer que son premier référent, qui n’a rien à voir en soi avec l’activité d’écrire, n’en est pas moins fort éloquent. Les cold cuts, ce sont ces viandes froides que l’on trouve sous emballage de cellophane. Il s’agit d’un produit de consommation, d’une chose de commerce. Or, chez De Bellefeuille, en particulier dans Les grandes familles mais en général dans les publications des années 1970, le texte lui-même est donné pour le résultat d’une fabrique, l’écriture consistant en un travail de production d’un sens échangeable. Le rapprochement entre écriture et commerce trivialise fortement l’oeuvre du poète[31], celle-ci désormais étant donnée pour monnayable. Les cold cuts désignent donc non seulement le travail des coupes, mais encore les textes eux-mêmes : quarante pièces, quarante morceaux de prose à mettre aux étals, tous offerts dans le même emballage.

Cet emballage, ce format, il donne à lire chaque morceau comme procédant d’un modèle préconçu que l’écriture reproduit. Les quarante pièces de Cold Cuts comptent chacune deux barres obliques[32] (donc trois séquences) et leur longueur varie entre sept et neuf lignes, le tout tassé dans une espèce de cadre, de sorte qu’on a affaire à de petits « carrés » de prose assez identiques d’une page à l’autre, dont nous frappe la compacité. Autrement dit, sans être celui de la forme fixe mais le rappelant à bien des égards, le format de ces textes satisfait, au même titre qu’un sonnet ou un quatrain, au plaisir pour l’oeil de circonscrire spatialement son objet de lecture :

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La compression exercée sur le langage agit autant sur le plan sonore que sur le plan graphique. Ici, la reprise finale vient fermer le texte, ni plus ni moins, alors que plusieurs procédés de répétition (allitérations, assonances, paronomases, redoublements) en renforcent la cohésion phonique, comme cela se produit invariablement dans le recueil. Le « text’ en pros’ » (CC, 19) resserre la matière sonore, d’une part. D’autre part, il s’applique à faire du poème un objet graphique, visuellement remarquable. Ce faisant, il rend difficile non seulement toute lecture, mais en particulier la lecture à voix haute. On ne saurait lire une séquence des Cold Cuts comme on lit un poème de L’homme rapaillé ou L’ode au Saint-Laurent[33]. Je prends à dessein deux exemples qui appartiennent à ce qu’on a appelé la poésie du pays, poésie qui fut, essentiellement, celle des générations de l’Hexagone et de Parti pris. Le courant lyrique qui les traverse et les nourrit implique une complicité du poète et du lecteur, idéalement des lecteurs, car le chant du pays fut si choral qu’il eut un véritable public, et qu’à ce public il offrit des célébrations. Être lu, mais aussi être écouté, entendu. Le poème de Gaston Miron, celui des premiers livres de Paul Chamberland, ceux de Gatien Lapointe ou de Michèle Lalonde, sans s’y réduire, participent de la parole et, partant, appellent comme naturellement l’écho sonore d’une réception complice, voire fervente ou militante. Le petit livre de De Bellefeuille est édité longtemps après les oeuvres qu’on vient d’évoquer, mais il est certain que leur influence n’est pas nulle en 1985. Quoi qu’il en soit, on imagine mal la récitation des Cold Cuts, ces morceaux d’une parole triturée, à l’une ou l’autre des Nuits de la Poésie[34]. D’entrée de jeu, au contraire, les pièces des Cold Cuts signalent leur écart avec le poème-parole[35]. Leur « textualité » met plutôt en valeur, contre les charmes éventuels d’une certaine éloquence, les constituants organiques de l’écriture. Ni parole, ni voix[36] ; ni poème, pas davantage poème en prose, mais texte : syllabes, mots pleins ou charcutés, apostrophes, barres obliques, ponctuation ressortissant au discours logique davantage qu’au poème, deux points, parenthèses, tirets, mais qui en deviennent néanmoins les nouveaux éléments moteurs. Un « text’ en pros’ » : une écriture qui cherche à refouler dans ses marges tous les signes entendus de la poéticité, un texte « énergumène ».

Même si l’entreprise des Cold Cuts n’est exempte ni de ludisme ni d’humour, puisque l’effacement du e, contrainte célibataire, souligne un déficit à connotation sexuelle, il n’est pas impossible que cette prose encadrée, cadastrée, mieux : carrée[37], d’un format dont certains poèmes du Vierge incendié sont peut-être les lointains devanciers, soit la réalisation formelle la plus adéquate d’une poétique elle-même carrée, c’est-à-dire d’un caractère nettement tranché, catégorique, justement. La prose du texte (ou le « text’ en pros’ ») répond en somme, dans Cold Cuts, à divers critères de régulation qui, plus que jamais chez De Bellefeuille, placent l’écriture sous haute surveillance. Cette surconscience formelle, apanage d’une inféodation de l’écriture au texte, genre neutre et souverain tant à la Nouvelle Barre du Jour que chez Tel Quel, vient aussi redynamiser le vieil antagonisme de la prose et du mètre. Ainsi, avant de donner à lire les proses élégantes de ses Catégoriques, De Bellefeuille suspend une dernière fois, en véritable auteur formaliste, le partage des genres. Ce sera la dernière application drastique de sa « règle païenn[e] » (CC, 47), de son athéisme à l’endroit de la poésie comme domaine cramponné au sens, au lisible, au charme :

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Coupes froides, donc, moins pour éconduire en priorité le poème en prose que pour élire une pratique sur laquelle enter le texte : un lieu où défaire les sutures de la langue, au risque de déplaire.