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Comme en fait foi la polémique qui entoura les Aventures de Télémaque au xviiie siècle, l’expression « poème en prose » apparaît assez tôt dans l’histoire littéraire française. D’abord confondue avec la notion de « prose poétique[1] », l’appellation change de sens pour prendre son acception moderne avec Baudelaire, dont la lettre à Arsène Houssaye[2] marque une date dans l’histoire de la poésie tout court. Le nom de « poème en prose », porteur d’une contradiction essentielle, signale bien sûr le procès du rapport entre le vers et la poésie, mais soulève aussi plus largement la question de l’hybridité. « Impuissance, monstre, bâtard, hybride : la carte d’identité du poème en prose se lit comme un catalogue de troubles de la génération[3] », observe Barbara Johnson. La mémoire du genre se trouve d’ailleurs mise à l’épreuve par plusieurs écrivains : Baudelaire prend ses distances face à son prédécesseur immédiat Aloysius Bertrand, Max Jacob rejette le modèle rimbaldien, Ponge refuse le statut de poète en prose. De façon paradoxale, le genre acquiert ainsi ses lettres de noblesse à travers les ruptures qui jalonnent son histoire. On ne s’étonne pas, dès lors, que le poème en prose continue de résister aux définitions strictes. Dans sa monumentale étude de 1959 qui constitue le premier bilan approfondi sur la question, Suzanne Bernard écrit : « On ne peut évidemment définir le poème en prose de l’extérieur et d’une manière formelle, pas plus d’ailleurs que le roman : il n’obéit pas à des règles a priori comme les genres fixes de la ballade ou du sonnet par exemple, mais à certaines lois qui se sont peu à peu dégagées de nombreuses tentatives[4] ». Les « lois » — par exemple, selon Bernard, la densité et la volonté d’organisation — découlant des tentatives, le genre est voué à une perpétuelle redéfinition, à la lumière de l’histoire.

Si le développement historique du poème en prose en France a beaucoup été étudié, tel n’est pas le cas pour le Québec. Le seul travail d’envergure sur le sujet reste la thèse que Marc Pelletier a soutenue en 1987[5]. Comme l’a montré Pelletier, l’émergence du poème en prose au Québec se situe au tournant des années 1890, exclusivement par la publication dans des magazines littéraires comme L’Écho des jeunes, Le Glaneur ou Le Monde illustré. Si le genre reste toujours présent depuis lors, il ne donne pas lieu à des débats retentissants, et plusieurs poètes de premier plan, comme Émile Nelligan ou Gaston Miron, l’ont même totalement ignoré. Il nous semble cependant que la présence discrète mais constante du poème en prose depuis la fin du xixe siècle permet de relire autrement l’histoire de la poésie québécoise. Le présent numéro dessine un itinéraire historique qui ne constitue évidemment pas à lui seul une histoire complète du poème en prose québécois, mais où figurent plusieurs « situations[6] » significatives de la poésie québécoise depuis la fin du xixe siècle, de l’École littéraire de Montréal à aujourd’hui.

Parmi les écrivains ayant gravité autour de l’École littéraire de Montréal, Édouard-Zotique Massicotte est l’un des praticiens du poème en prose les plus intéressants. En même temps que quelques autres (dont un certain « Silvio », pseudonyme qui selon Yvette Francoli cacherait nul autre que Louis Dantin[7]), Massicotte met à l’essai une forme nouvelle qu’il adapte à la conjoncture particulière du tournant du siècle. Sans grande originalité, « absorbant jusqu’à saturation les courants qu’elle rencontre », comme l’écrit Jean-Pierre Bertrand, cette poésie témoigne avant tout du rôle de « passeur » assumé activement par Massicotte au sein du champ littéraire.

On sait que quelque vingt ans plus tard l’éphémère revue Le Nigog (1918) joua un rôle décisif dans l’affirmation de conceptions modernes de la poésie. Marcel Dugas fut l’un des plus actifs du groupe, écrivant nombre de textes de critique, de même que plusieurs recueils de poèmes, dont Psyché au cinéma (1916), premier recueil québécois à contenir exclusivement des poèmes en prose. Formellement apparentés au genre de l’essai, les poèmes de ce recueil manifestent un effacement du récit au profit de l’évocation fantasmatique d’univers variés. « Cinéma en prose », selon Claude Filteau, l’écriture de Dugas relie de façon originale perception et imagination.

Plusieurs poètes de la génération de Dugas, et notamment son ami Jean-Aubert Loranger, s’intéressent eux aussi au poème en prose. Dans les années 1930, Saint-Denys Garneau, avec son célèbre « Mauvais pauvre[8] », qui reprend non seulement la forme, mais également le thème du regard du pauvre développé par Baudelaire dans Le spleen de Paris, est un autre exemple de la présence du poème en prose durant l’entre-deux-guerres. Il reste que la grande question, au cours de cette période, est plutôt la légitimité du vers libre[9], qui s’impose ensuite comme la forme par excellence de la poésie. Les formes de la poésie ne sont pas l’objet des nombreux débats lancés par les poètes de la génération de l’Hexagone, qui commencent à publier à la fin des années 1940 : c’est plutôt la nature et davantage encore la fonction de la poésie qui retiennent leur attention. Le vers libre est privilégié par cette génération qui renonce massivement au vers régulier, mais le poème en prose reste très présent, dans des oeuvres qui dans bien des cas ont trop peu retenu l’attention de la critique. Dans son article, Pierre Nepveu montre que le poème en prose, chez Gilles Hénault et Thérèse Renaud, est le lieu d’une théâtralisation des discours qui, par la contestation qu’elle opère du registre classique de la prosopopée et du monologisme hégémonique de la poésie lyrique, signale le « désir d’une mise en perspective de la subjectivité ».

Le mouvement qui s’est le plus explicitement opposé à la conception humaniste de la poésie mise de l’avant par l’Hexagone a été le « formalisme » des années 1970. Rares sont les relectures récentes des poètes de cette génération orientées non pas vers les stratégies institutionnelles, mais vers les textes eux-mêmes. Gabriel Landry s’intéresse ici aux écrits de Normand de Bellefeuille, et particulièrement à Cold Cuts un/deux (1985), recueil de « textes » en marge du poème en prose, jugé caduc à l’exemple des autres genres. « Choisir la prose », dans Cold Cuts, c’est tendre à une écriture nouvelle qui repousse la linéarité et la cohérence narrative au profit d’un principe syllabique et d’un investissement massif des ressources typographiques.

On ne peut pas dire que l’oeuvre de Jacques Brault ait été négligée par la critique. Les oeuvres postérieures à son récit Agonie, datant de 1984, ont cependant reçu peu d’attention. Il n’y a plus de chemin (1990), observe Lucie Bourassa, « s’inscrit dans une lointaine tradition de désacralisation de la poésie » et s’approche plus que tout autre livre de Brault de la forme du poème en prose. Ce recueil est le lieu d’une double critique : alors que le programme narratif vise à interroger le partage des valeurs traditionnellement associées au récit et à la poésie, le recours au « biographique » pose l’impossibilité d’affirmer uniment le sens d’une destinée.

Dans l’article qui clôt le dossier, Thierry Bissonnette étudie la poésie de Joël Pourbaix, qui a publié plusieurs recueils depuis 1980, où le poème en prose occupe une grande place. Chez Pourbaix, les emprunts formels et thématiques au genre viatique permettent l’écriture de poèmes en prose qui rendent compte de l’enchevêtrement complexe entre histoire, perception et oubli chez un sujet poétique dont l’identité se trouve en définitive diffractée. L’importance du poème en prose chez Pourbaix n’est pas exceptionnelle : le genre est aujourd’hui devenu courant dans la poésie québécoise. Les poètes qui le pratiquent le font bien entendu selon des perspectives diverses, repoussant parfois la linéarité de la prose, ou l’assumant au contraire pleinement dans le récit poétique.

D’autres « situations » historiques pourraient certainement être revisitées du point de vue du poème en prose, par exemple le tournant des années 1930, comme nous l’avons souligné plus haut, où la question du prosaïsme contribue à rapprocher la poésie des enjeux sociaux, ou encore l’effervescence de l’écriture des femmes à partir du milieu des années 1970, constellation où le poème en prose constitue l’une des formes les plus propices pour conjuguer la prise de parole et la remise en question. Par ailleurs, plusieurs observations sur le poème en prose dans les études réunies dans ce dossier permettent de mieux percevoir les dimensions du genre, et peut-être d’abord et avant tout sa variété et sa mouvance, qui en feraient le genre poétique par excellence de la transition, comme le propose Michel Sandras dans la définition qui suit : « […] un ensemble de formes littéraires brèves appartenant à un espace de transition dans lequel se redéfinissent les rapports de la prose et du vers et se forgent d’autres conceptions du poème[10]. »