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Introduction

Depuis plus d’une décennie, la thématique de la « gestion intégrée » (Gardner, Margerum, etc.) tend à s’imposer comme l’un des principaux éléments du développement durable ou des principes qui le sous-tendent (voir Harrison, 2000). Au Québec, le contexte récent d’une audience publique portant sur l’eau en 1999 et 2000 illustre la diversité des attentes, mais aussi des intérêts que l’eau mobilise. Au-delà de la recherche d’une rationalité englobante et des orientations générales d’une gestion intégrée (Montgomery et al., 1995; Margerum et Born, 1995; Wisserhof, 1994; Boisvert et al., 1982), on est en droit de se questionner sur l’applicabilité d’un tel projet politique et technique qui vise à « articuler de manière cohérente et fonctionnelle la gestion d’une multitude de problèmes d’utilisation de l’eau à partir d’une approche générale capable d’optimiser l’ensemble des usages et bénéfices leur étant associés » (Bibeault, 2000). Sur le plan normatif, la gestion intégrée de l’eau se pose alors comme un projet visant l’adoption de « bonnes pratiques » basées sur une allocation efficace de la ressource (Jaffe et Al-Jayyousi, 2002), en même temps qu’un projet de cohérence d’action basé sur des principes englobants (Sheridan, 1995). Cette problématique de la planification à la mise en oeuvre de la gestion intégrée de l’eau est abordée sous l’angle de l’écologie politique et de la théorie des régulations, qui permet de mieux situer la dynamique institutionnelle et décisionnelle, puis de manière empirique sur la base d’une étude de cas pionnier et, enfin, sous l’angle critique du processus d’adaptation institutionnelle en regard des écarts par rapport à la planification d’origine.

Gestion intégrée, régulations et comportements stratégiques

L’adoption d’une approche de gestion intégrée soulève particulièrement le problème du cadre et des formes d’action unifiés à l’échelle institutionnelle. À ce sujet, deux questions liées se posent : comment s’articulent les enjeux de la gestion de l’eau à l’intérieur d’un cadre intégré et comment se mettent en place les modalités de cette gestion intégrée? Ces deux questions soulèvent notamment le rôle des acteurs dans la définition et la mise en oeuvre des politiques liées à l’eau et au territoire, deux sujets qui ont souvent évolué de manière parallèle. Outre la critique des institutions planificatrices au Québec (Simard, 1979; Dugas, 1983; Dionne, 1992) et les études centrées sur des projets particuliers d’aménagement et de gestion des eaux (Selznick, 1966; Worster, 1985; Ingram, 1990; Porter, 1994), ces questions font ressortir l’intérêt qu’il y a à analyser l’évolution de la dynamique des acteurs et le jeu des multiples politiques publiques qui se confrontent sur un même territoire.

À cet égard, on doit certes tenir compte des micro-décisions qui se prennent relativement à des projets particuliers (Barouch, 1989; Mermet, 1992), mais aussi des logiques institutionnelles qui poursuivent des objectifs et agissent selon une certaine cohérence à plus long terme (Marié, 1995; Barraqué, 1995). D’ailleurs, les « acteurs institutionnels » chargés de la mise en oeuvre des politiques publiques demeurent un pivot décisionnel. Sur le plan des interventions, la notion de régulation (Lipietz, 1995) est utilisée pour rendre compte des logiques appliquées qui permettent de mieux expliquer les choix et de comprendre les résistances à l’égard de la gestion intégrée. Dans le cas de la gestion de l’eau, on prend particulièrement en compte les régulations sectorielles à l’oeuvre les unes en rapport aux autres, c’est-à-dire les comportements structurellement organisés qui visent à assurer la permanence d’un service public particulier et, dans le cas présent, d’une fonction particulière attribuée à l’eau. Cette structuration de l’action n’est cependant pas fixée une fois pour toutes; en effet, ces régulations s’inscrivent dans un contexte de tensions entre les forces autonomes d’un territoire (un État) et les forces extra-territoriales (Sheridan, 1995). Cela dit, elles présentent néanmoins une relative stabilité dans le temps, comme en témoigne la persistance des formes instituées (par exemple, les structures ministérielles).

Dans le contexte d’une gestion intégrée, on retient comme hypothèse générale l’existence d’une tension dialectique entre une régulation intégrée ou une logique d’ensemble et les régulations partielles ou sectorielles axées sur un usage ou une fonction particulière attribuée à l’eau. En complément, on reconnaît que cette tension produit des externalités territoriales, en l’occurrence des effets dysfonctionnels sur les autres projets et l’action des autres acteurs institutionnels sur le bassin versant.

La tension dialectique entre l’aménagement planifié et les accommodements (le ménagement, selon Marié) avec le territoire est bien documentée, notamment dans le cas de la gestion de l’eau en milieu plus aride (Marié, 1999; Marié et Bencheik éds, 1994; Marié et Gariépy, 1997; Marié, 1995; Marié, 1984). Cela dit, les incidences de ces accommodements, considérés comme des adaptations partielles de la part des acteurs institutionnels sous l’angle des régulations sectorielles et de leurs impacts, sont beaucoup moins documentées. Le cadre général de l’évaluation environnementale qui met l’accent sur les pressions, couplé à l’analyse des acteurs et des régulations, s’avère utile à cet égard pour soulever les problèmes de jonction dans le temps entre les politiques publiques. Enfin, la manière dont ces externalités sont ensuite intégrées au processus décisionnel nous amène à étudier le processus et l’apprentissage des acteurs en regard de la gestion intégrée. Des auteurs comme Schön et Argyris (1978), Argyris et al. (1985), Argyris (1990), Friedberg (1993) et Crozier et Friedberg (1977) ont bien analysé les problèmes de comportement stratégique à l’origine d’un apprentissage individualisé et contingent des acteurs dans des contextes organisés autour de l’allocation des ressources limitées, alors que les stratégies novatrices se heurtent souvent à des stratégies défensives et sous-optimales. Cette lecture, qui s’inspire de l’écologie politique dans la mesure où l’on cherche à considérer comme un tout la nature, le pouvoir et la dynamique sociale (Greenberg et Park, 1994) et qui porte sur un cas précis et sur une durée suffisante, est à même de révéler les possibilités et limites du modèle de gestion intégrée de l’eau actuellement envisagé au Québec.

Sur le plan méthodologique, on s’appuie sur l’évolution des décisions suivies sur une longue période pour une même unité territoriale. Particulièrement, on met l’accent sur l’évolution des oppositions entre les acteurs, leurs projets et les impacts résultant de ces tensions en tenant compte du contexte historique propre à la création des institutions (moins documenté dans le cas de cet article) et en analysant les adaptations à la lumière des logiques d’acteurs institutionnels à l’oeuvre. À cet égard, le projet du Plan d’aménagement du bassin de la rivière Yamaska[1] à la fin des années 1960 nous permet particulièrement d’aborder la question de la coordination des pratiques dans le domaine de la gestion de l’eau en assurant une rétrospective de plus de 30 ans pour un même territoire[2]. Abstraction faite des particularités du lieu qui influencent aussi les décisions prises à un autre palier politique, il est également possible de transposer certaines conclusions ailleurs au Québec et, de manière prospective, dans le cadre de la récente Politique nationale de l’eau (publiée en 2002).

La gestion de l’eau : émergence d’un modèle intégré

Les années 1960 ont été marquées par d’intenses efforts de planification du développement (Conseil d’orientation économique du Québec, Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, etc.), ce qui a été dit maintes et maintes fois. N’oublions pas qu’à cette époque, il était également beaucoup question d’environnement et de gestion des ressources. Mais alors que cette exploitation était perçue comme un moyen rationnel de démarrage d’activités économiques en périphérie des centres urbains (Dugas, 1983), l’apparition de l’Office de planification et de dévelopement du Québec, en 1968, témoigne d’une volonté nouvelle de reconsidérer le développement dans le cadre d’un territoire « intégré », notamment parce que ce territoire subissait une compétition interurbaine pancanadienne (OPDQ, 1970). L’intégration était en fait liée à la modernisation de l’exploitation et à la rationalisation de l’usage du territoire.

Mais comment agir d’une manière intégrée sur le territoire? À cet égard, l’Office de planification et de dévelopement du Québec tente de mieux coupler le développement des espaces qualifiés de périurbains, c’est-à-dire ayant un potentiel d’urbanisation accru, avec les villes de Québec et surtout, de Montréal, affirmées comme villes-centres (récemment reconnues comme villes-régions)[3]. Pour ce faire, il faut toutefois un projet. Il y a plusieurs options, mais l’eau constitue un point d’appui important au développement prôné par le gouvernement du Québec. D’une part, il s’agit d’une ressource sur laquelle le gouvernement québécois possède une certaine maîtrise[4] (Benjamin, 1974) et, d’autre part, on en reconnaît l’intérêt stratégique sur le plan de la production hydroélectrique et de l’appui à la base industrielle québécoise[5]. Le contrôle de l’eau, c’est aussi la régulation affirmée du développement du territoire.

C’est d’ailleurs à point nommé que survient l’idée d’un plan d’aménagement des eaux du bassin de la rivière Yamaska, qui est d’abord élaboré d’après le ministère des Richesses naturelles. Depuis la refonte législative de 1964, ce ministère est habilité à réaliser des « plans de gestion intégrée de l’eau » partout au Québec, sauf dans le cas où les rivières sont déjà soumises à l’exploitation hydroélectrique par Hydro-Québec. Autre avantage stratégique, le bassin Yamaska (figure 1) est aussi, en 1967, un territoire qui comprend les limites du comté du premier ministre Daniel Johnson, l’enjeu technique rejoignant ainsi la pertinence politique. La rivière Yamaska n’est peut-être pas alors la seule rivière considérée, mais le projet lancé dès 1968 est tributaire d’une étude assez développée, récente (1967) et réalisée pour le compte du ministère des Richesses naturelles qui entrevoit par ailleurs la possibilité d’élargir ses prérogatives sur le territoire.

Figure 1

Réseau hydrographique du bassin versant de la Yamaska

Réseau hydrographique du bassin versant de la Yamaska
Source : Office de planification et de développement du Québec, 1972.

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Un plan techniquement intégré, une mise en oeuvre fragmentaire

La gestion intégrée prendra la forme d’un premier plan d’aménagement établi sur la base d’un bassin hydrique (figure 1). Ce plan sera l’oeuvre de plusieurs concepteurs provenant de divers ministères (OPDQ, 1969), en réponse à la volonté d’aborder l’eau sous ses divers aspects techniques et économiques et en fonction de capacités techniques solides, aptes à satisfaire rapidement une diversité de besoins[6]. On prend alors soin de bien identifier ces besoins (OPDQ, 1970), de les quantifier, et on se risque même à établir une prospective sur près de trente ans (1971-2000). De plus, on établit des critères de qualité des eaux (figure 2) qui doivent orienter le développement des activités humaines dans le bassin (OPDQ, 1972). Sur le plan environnemental, cette élaboration de critères constitue une première au Québec.

Ce premier exercice, dont les résultats sont attendus à l’intérieur d’un délai de cinq ans, doit servir de modèle que l’on veut étendre à l’ensemble des bassins du Québec[7]. Dans le cadre du plan Yamaska, on envisage aussi une révision réglementaire appliquée aux industries du territoire, de même que l’imposition d’une tarification de l’eau (OPDQ, 1972). En parallèle, une Commission d’étude sur les questions juridiques rattachées à l’eau est mise de l’avant et on soulève même la possibilité d’un ministère de l’Eau (CEPJE, 1970). Certains de ces constats sont d’ailleurs repris au sein du plan comme éléments de contraintes aux actions à prendre. Enfin, on met sur pied une équipe technique de mise en oeuvre (comité d’exécution) et une structure de coordination interministérielle (comité d’orientation) pour faciliter le relais politique.

Le plan Yamaska, terminé pour l’essentiel en 1972, est déposé publiquement en 1973, année d’élection provinciale. À ce moment, plusieurs journaux régionaux (La Voix de l’Est de Granby, Le Courrier de Saint-Hyacinthe et Le Maskoutain de Saint-Hyacinthe également) insistent sur l’ampleur du plan qui prévoit des investissements de l’ordre de 105 millions de dollars (dollars courants), ce qui constitue, toute proportion gardée en comparaison avec le projet de la Baie James, un important investissement du gouvernement québécois à l’échelle régionale.

Derrière cette planification, on dénote cependant des orientations spécifiques qui se rattachent à des logiques sectorielles (tableau 1). En arrière-scène, certains acteurs ont dès la conception un rôle déterminant quant au développement des projets. Le ministère des Ressources naturelles, en particulier, entend répondre aux besoins des usagers par la régularisation des eaux et un vaste projet de barrages-réservoirs sur le bassin (Louchard, 1970). La régularisation intégrée à l’échelle du bassin devient à ses yeux l’expression même d’une gestion intégrée où chaque ouvrage de rétention permet simultanément d’alimenter les villes, les industries et l’agriculture, de même que de soutenir les activités récréatives l’été, tout en réduisant les inondations printanières, objectifs incidemment mis de l’avant dans le rapport de la Shawinigan Engeneering Co. Ltd. (1967) et repris dans le Plan Yamaska.

Figure 2

Objectifs de qualité des eaux appliqués au bassin Yamaska

Objectifs de qualité des eaux appliqués au bassin Yamaska
Source : Office de planification et de développement du Québec, 1972.

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Tableau 1

Synthèse des logiques d’acteurs et des projets planifiés

Synthèse des logiques d’acteurs et des projets planifiés

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Une autre perspective est celle de l’Office de planification et de dévelopement du Québec qui, à travers les projets d’amélioration de la qualité de l’environnement, perçoit une telle planification comme l’une des assises du développement régional et en particulier du développement urbain. De fait, la qualification du milieu sur le plan environnemental soutient la présence industrielle en assurant des services publics (alimentation, assainissement) identiques pour tous à l’échelle du bassin. Cette approche, centrée sur le développement industriel, suppose que l’OPDQ recherche l’appui d’un relais économique régionalisé : le Conseil régional de développement.

Un autre intervenant majeur sur le territoire, compte tenu de ses antécédents historiques et des liens étroits qu’il a tissés avec les producteurs agricoles, est le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation. Au départ peu présent au cours de l’élaboration du plan, il le devient lors de sa mise en oeuvre. Le bassin est l’un des territoires agricoles les plus productifs au Québec, mais le surplus d’eau limite la prolongation de la période de culture, enjeu alors prépondérant (OPDQ, 1972). La solution technique qu’il privilégie est le drainage accéléré des terres, en vue de « rattraper » l’Ontario. Plusieurs innovations techniques relativement au drainage souterrain (creusage, matériau plastique notamment) émergent, mais elles demeurent avant tout inscrites dans une logique d’évacuation quantitative des eaux, sans égard à la régularisation annoncée par le plan ou à la qualité de l’eau. Par ailleurs, l’irrigation prévue est pratiquement abandonnée, le secteur horticole ne se développant pas au rythme escompté. Pour sa part, le ministère des Affaires municipales (MAM), moins présent à l’étape d’élaboration du plan, devient un intervenant clé lorsqu’il s’agit de décider de la localisation des projets d’alimentation en eau ou d’assainissement. L’enjeu des finances municipales et la négociation autour du pourcentage de subventions gouvernementales accordées au développement de ces projets devient la pierre d’achoppement de l’aspect qualité des eaux.

Lors de la mise en oeuvre, plusieurs projets se modifient et on assiste à de multiples discussions entre les acteurs. Le tableau 2 résume brièvement les tensions ou les conflits autour des projets et les adaptations subséquentes. À ce moment, entrent en jeu plusieurs nouveaux facteurs dont on n’a pas tenu compte lors de la planification. D’une part, le contexte économique et politique global n’est plus le même. Ce n’est pas tant la structure économique sur laquelle on a tablé qui a changé, mais bien la dynamique des échanges économiques et une autre ressource rare : l’énergie. La crise pétrolière de 1973 commence déjà à provoquer une inflation des coûts, ce qui affecte l’ensemble des prévisions budgétaires du plan et, en amont, des dépenses gouvernementales. D’autre part, l’environnement biophysique demeure instable. Le bassin, à l’instar du sud-est du Québec, est durement touché par les crues printanières de 1974. Ces contraintes viennent affecter la capacité de régulation à plusieurs niveaux, en l’occurrence à l’échelle des gouvernements fédéral et provincial, puis à l’échelle du bassin.

Par ailleurs, l’hypothèse implicite sur la stabilité du comportement des acteurs locaux ne se confirme pas. Le relais régional est plus combatif, mais aussi moins représentatif que prévu (voir Divay et Lapierre, 1976; Comité consultatif du Groupe ministériel de planification et de développement sur les Conseils régionaux de développement, 1975), un problème qui guette toujours les structures de participation des intervenants du territoire, comme on le constate dans des travaux plus récents (Gagnon et al., 2001). De plus, les maires des principales villes demeurent actifs et établissent un relais privilégié avec le ministère des Affaires municipales et notamment avec le Ministre. Les négociations sur l’alimentation en eau et l’assainissement font l’objet de tractations en parallèle aux travaux des comités. Les municipalités auxquelles on entendait transférer 50 % des coûts ne seront partie prenante des projets d’assainissement que lorsque le gouvernement se sera engagé à absorber près de 90 % des coûts et à développer les projets à l’aide d’une expertise technique plus soutenue (soit vers 1979-1980, près de dix ans après la première ébauche du plan) avec la création de la Société d’assainissement des eaux du Québec.

Tableau 2

Synthèse des conflits d’acteurs, des projets et des adaptations

Synthèse des conflits d’acteurs, des projets et des adaptations

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Quant aux projets associés au plan Yamaska, on remarque plusieurs changements d’orientation par rapport à ce qui était prévu et diverses adaptations stratégiques mises de l’avant en conformité avec les logiques sectorielles. En 1974, une situation d’urgence permet au ministère des Ressources naturelles d’accélérer la construction de certains ouvrages, en l’occurrence son projet de mur de soutènement à Saint-Hyacinthe visant à protéger le vieux quartier de la ville, qui demeurera utile lorsque l’on parviendra à régulariser l’ensemble de la rivière. Avec le ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche et les Services de protection de l’environnement, il y a aussi possibilité d’accommodements techniques : insertion du collecteur des eaux usées de la municipalité (éventuellement rattaché à une station d’épuration) et ajout d’une piste cyclable en lien avec le mur, ouvrant ainsi une fenêtre sur la rivière à l’instar de travaux réalisés le long de canaux artificiels (Pluram inc., 1974). Cette collaboration, qui témoigne de l’optimisation de l’ouvrage, n’était pas prévue initialement, mais elle a cependant le double avantage d’éviter le problème de passage du collecteur à l’intérieur de la ville (coûts) et de faire valoir l’utilité de l’ouvrage auprès des résidants.

En parallèle, le ministère des Ressources naturelles favorise la création d’un nouveau barrage devant inonder un petit village (Savage Mills), ce qui suppose le dédommagement partiel des habitants et augmente les coûts prévus de construction. Pour compenser ces coûts additionnels, on limite le décapage du couvert végétal, mesure critiquée par le ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche qui rappelle les incidences environnementales potentielles (méthylation du mercure et eutrophisation). Cela dit, il y a entente pour créer un parc « régional » misant notamment sur la baignade[8]; le ministère des Ressources naturelles se dégage alors de sa responsabilité à l’égard de la qualité de l’eau du réservoir, imputant ce problème à l’absence d’assainissement en amont (Waterloo particulièrement). En 1978, lorsque le barrage est opérationnel et répond en principe à des fins multiples, la gestion de l’assainissement n’est pas encore réglée. Au début des années 1980, on note ainsi un important problème d’eutrophisation du réservoir, en amont et en aval (Potvin, 1984; Bélanger, 1981; Bourassa et Bélanger, 1978), sans compter que la qualité de l’eau de baignade est peu suivie. Enfin, malgré l’assainissement prévu, on est à même de constater que le réservoir connaît encore aujourd’hui des épisodes de mauvaise qualité de l’eau (Primeau, 1999)[9].

L’assainissement des eaux ne suit donc pas l’évolution des mesures visant le contrôle des quantités d’eau. En réalité, l’ensemble du plan d’équipement des stations d’épuration dans le bassin ne sera véritablement mis en oeuvre qu’après l’adoption d’un Programme national (Québec) d’assainissement des eaux en 1978, développé et encouragé dans un contexte économique difficile et préréférendaire. L’intérêt de l’assainissement n’est alors pas qu’environnemental. On vise en effet à stimuler l’industrie de la construction montréalaise en crise, l’emploi, les firmes d’ingénierie et le savoir-faire québécois. Indépendamment des gouvernements en place, il faut aussi s’entendre sur un partage financier « équitable », soit dans l’ensemble 90 % des coûts en infrastructures et autres travaux financés par l’État et 10 % financés par les villes[10] et selon une technologie et des critères limités de qualité[11].

Un autre problème d’ajustement entre la quantité et la qualité de l’eau est marqué par l’évolution des activités agricoles sur le territoire et le soutien qu’exerce le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation pour favoriser la modernisation de ce secteur (Debailleul, 1998; 1991), au risque de problèmes environnementaux. La coordination entre ce ministère, très actif par l’intermédiaire de ses agronomes régionaux auprès des agriculteurs, et l’Union des producteurs agricoles (UPA), est bonne. Dans le contexte du plan Yamaska, il s’agit d’aider l’industrie agricole en accélérant le drainage des terres. À ce chapitre, le Ministère propose un plan décennal de drainage des terres (de surface, mais surtout souterrain) susceptible d’optimiser l’exploitation des terres en étendant la période de culture et en appuyant son intensification (Cossette, 1972). Par ailleurs, l’irrigation des terres, une fonction qui justifie la régularisation, ne constitue pas une problématique importante pour le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation[12]. Tout au long de la mise en oeuvre du plan Yamaska, ce ministère agira seul au point où il atteindra et dépassera même son objectif initial (Jones, 1978).

Les objections des autres acteurs (ministère des Ressources naturelles, Services de protection de l’environnement) quant aux impacts sur la qualité de l’eau d’un drainage intensif n’auront à peu près pas d’effet sur le programme du MAC. Ni la révision du programme, ni l’élaboration de mesures compensatoires ne seront mises de l’avant. Seule une étude, au demeurant fort limitée et en rapport avec l’amorce d’une prolifération de porcheries sur le territoire, est réalisée. À ce moment, on arrive à la fin du plan Yamaska et le gouvernement québécois décide que l’environnement sera l’affaire d’un ministère autonome (ministère de l’Environnement ou MENVIQ) et que le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation (qui devient le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation) sera davantage orienté vers la fonction de production industrielle et vers une indépendance accrue envers les importations agricoles.

L’agriculture industrielle repousse également les autres utilisations concurrentes du sol. D’une part, les réseaux d’alimentation et d’assainissement (gérés par le ministère des Affaires municipales) seront limités aux périmètres urbains, ce qui évitera la régionalisation de l’alimentation et de l’assainissement prévue par le Plan Yamaska[13]; d’autre part, le contrôle de l’érosion des terres par le reboisement promu par le ministère des Terres et Forêts sera peu efficace sur le plan environnemental. Dans ce dernier cas, l’érosion problématique sera revue à la faveur de projets conventionnels de reboisement des hautes terres forestières du bassin (plateau appalachien), là où l’érosion est la plus faible. S’il réussit à atteindre son objectif quant au nombre de plants à l’hectare, le ministère des Terres et Forêts passe totalement à côté de l’objectif environnemental initial, constat d’échec de la gestion intégrée que partagent Jones (1978) (tableau 3) et les membres du Comité d’exécution du plan Yamaska, dont font partie les ministères en question. Nul besoin de souligner qu’aucun suivi environnemental de l’érosion, ni aucun travail de récupération des berges ne seront entrepris durant le Plan Yamaska même si, au début des années 1970, des associations de citoyens, l’espace d’un été, s’impliquent dans le nettoyage des berges (par exemple, le projet OVIDE en 1972).

Les problèmes de mise en oeuvre sont bien connus en 1979. Un évaluateur du programme fait un bon nombre de constats assez durs pour les planificateurs, sans compter les critiques des acteurs telles que les rapportent les comptes rendus des réunions du Comité d’exécution. Deux options se posent alors : continuer en corrigeant les erreurs afin de revenir au plan d’ensemble ou bien abandonner le plan. Dans le premier cas, les constats et ajustements techniques sont clairement établis (tableau 3). Toutefois, seul l’Office de planification et de dévelopement du Québec tente de revenir à une forme d’intégration par l’intermédiaire de schémas régionaux de l’eau (1979-1980) qui, faute de soutien institutionnel, ne se traduiront que sous la forme d’une série de rapports.

Tableau 3

Évaluation critique de la mise en oeuvre (1973-1978)

Évaluation critique de la mise en oeuvre (1973-1978)

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L’approche intégrée est ainsi abandonnée sur le bassin de la Yamaska, les régulations sectorielles ayant pris de l’ampleur. C’est le cas avec la création d’un ministère autonome de l’environnement (1978-1979) qui, en principe, reprend essentiellement la fonction d’assainissement, délaissant la régularisation au profit d’une entente fédérale-provinciale qui dégage le gouvernement de l’obligation de compenser financièrement les propriétaires riverains en cas d’inondations. Le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation est encouragé à devenir un acteur agricole encore plus puissant (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation), le ministère des Richesses naturelles délaisse les rivières non exploitables à des fins hydroélectriques, le ministère des Terres et Forêts recentre son attention sur les forêts commerciales et abandonne la gestion des problèmes d’érosion des sols au nouveau ministère de l’Environnement. Le ministère des Affaires municipales milite pour la création des Municipalités régionales de Comté (MRC), une nouvelle structure territoriale qui deviendra un palier incontournable de la planification urbaine et territoriale au Québec. Le lien privilégié avec les décideurs municipaux est ainsi renforcé sur une autre base que le bassin. Le ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche, qui devient le ministère du Loisir, Chasse et Pêche, développe sa propre politique de parcs québécois et particulièrement les espaces plus « naturels » éloignés des centres urbains. Enfin, le ministère de la Santé, absent dans le cadre du plan, redevient un acteur central avec la constitution d’un réseau de santé publique et de santé environnementale qui répond à l’incertitude générée notamment par une non-harmonisation de la gestion de l’eau. Les avis de santé publique deviendront un outil compensatoire à l’égard de la dégradation de la qualité des eaux.

Logique d’ensemble, logiques sectorielles et durabilité

Le plan d’aménagement du bassin de la rivière Yamaska constitue un très bon exemple de la planification englobante et intégrée promue par l’État québécois, particulièrement dans les années 1960 jusqu’au milieu des années 1980 (après le projet Archipel et Archiparc). La valeur des connaissances techniques et scientifiques est très bien appuyée dans la mesure où toute une série d’études de nature hydrologique, mais aussi économique et démographique, sont prises en compte. La prospective, qui tend à anticiper le développement d’un territoire, fait d’ailleurs partie intégrante de cette planification. On cherche à mieux arrimer la rareté relative des ressources par de meilleurs contrôles afin d’optimiser simultanément une diversité d’activités économiques dépendantes de l’eau, de soutenir l’emploi et la production et de permettre, en complément de l’activité productive, le développement d’activités récréatives et de loisir. Le contexte multi-acteurs est également très présent à l’étape de conception et de mise en oeuvre et la participation publique, limitée toutefois à une consultation postérieure à la conception des projets, est aussi envisagée. Enfin, la planification s’établit selon un horizon de quinze ans avec vérification périodique (tous les cinq ans) des progrès du plan. En bref, on retrouve plusieurs éléments de la gestion rationnelle des ressources encore mis de l’avant de nos jours.

De la conception à la mise en oeuvre, on remarque néanmoins une tension entre l’intégration et la fragmentation. Les tensions apparemment absentes à la conception émergent clairement au moment de la mise en oeuvre. L’abstraction nécessaire à l’étape de planification oblige ensuite à un ajustement perpétuel des projets en conformité avec les logiques sectorielles et en fonction des particularités du territoire. L’analyse stratégique confirme cette nécessaire négociation au-delà des normes, des procédures et de l’expertise, ce que Marié (1984; 1995) appelle le ménagement dans le cadre de grands projets. Par ailleurs, ce regard critique met en évidence la nécessité d’une analyse qui déborde de la rhétorique et des hypothèses comportementales simplistes.

Le plan Yamaska, lié à une logique d’efficacité globale des interventions, est ainsi contesté par diverses logiques sectorielles dont l’efficacité demeure sélective. De fait, la somme des efficacités partielles que l’on note lors de la mise en oeuvre n’atteint pas l’optimum visé par le plan. Au contraire, chaque logique sectorielle produit des externalités d’opération qui affectent les autres acteurs institutionnels, comme on l’a souligné dans le cas de la régularisation des eaux ou du drainage des terres. Les logiques sectorielles sont dans certains cas très fortes (ministère des Ressources naturelles, ministère de l’Agriculture et de la Colonisation, ministère des Affaires municipales), dans d’autres plus marginales (Services de protection de l’environnement, ministère des Terres et Forêts, ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche). Dans ce jeu d’acteurs institutionnels, on arrive parfois à des compromis, parfois à des décisions imposées sans concertation ni coordination. La puissance d’un acteur institutionnel couplé à son réseau social lui permet ainsi de s’imposer au détriment d’autres acteurs moins bien organisés, moins soutenus par une collectivité et financièrement moins bien pourvus. On peut penser qu’en inversant ces conditions, on renforce la concertation (Margerum, 1999; Lepage et al., 2003).

Depuis le plan Yamaska, le secteur agricole s’est renforcé dans le territoire du bassin, notamment en ce qui a trait aux grandes cultures comme le soya et à l’élevage intensif (le porc). Les ajustements proposés sur le plan environnemental demeurent souvent liés au droit de produire et à l’incitation aux bonnes pratiques. Le degré de capitalisation des fermes s’est accru, les exportations se sont multipliées, ce qui rend difficile l’assujettissement des conditions de production aux réalités locales, la réalité mondiale l’emportant le plus souvent. De par son autonomie, la régulation agricole rend très difficile la gestion intégrée de l’eau; la tenue d’une audience publique sur l’eau (BAPE, 2000) suivie de l’adoption d’une politique nationale sur l’eau (Gouvernement du Québec, 2002), tandis que se tiennent en parallèle des consultations sur la production porcine, témoignent de cette difficulté à resserrer les pratiques environnementales et de production agricole. Ce cas n’est toutefois pas unique. En France, plusieurs expériences de gestion locale avec des agriculteurs forcent à constater que les agriculteurs ménagent leur temps et s’investissent avec prudence, sinon avec réticences, dans un cadre de gestion intégrée et concertée (AFIP, 2001). Une avenue moins exploitée est celle d’un co-développement intégrant une révision des options culturales sur la base d’une ruralité renouvelée (Beuret, 1999) : ainsi, au Québec, la montée de Solidarité rurale, puis de l’Union paysanne organisées autour d’une production à petite échelle et opérant selon des pratiques artisanales. Le rôle de ces initiatives récentes, en lien avec la gestion intégrée de l’eau et du territoire, reste à documenter.

Un tel constat se rapporte aux interventions du secteur de l’agriculture, mais aussi plus largement à tous les projets d’intervention planifiés. La résistance est une constante de l’arrimage des politiques du territoire. Cette résistance peut être mobilisatrice de nouveaux projets, mais elle peut aussi constituer une opposition farouche (opposition entre les planificateurs) et directe à un projet ou s’inscrire en une opposition passive (cas de l’assainissement des eaux), silencieuse ou latente (environnement et agriculture). La prise en compte, très tôt dans la planification, de cette résistance suppose que l’on accepte que le comportement des autres acteurs n’est pas mécanique et qu’il faut savoir négocier et convaincre (Marié et Gariépy, 1997).

Dans le cas du plan Yamaska, ni les Conseils de développement, ni les villes ne se sont comportés comme de simples relais des politiques. L’impact est alors multiple, comme le révèle le cas de la Yamaska : la régularisation des eaux est demeurée incomplète dans le bassin, l’assainissement urbain n’a été réalisé que beaucoup plus tard et à la suite d’intenses négociations financières avec les villes, l’extension du drainage des terres a contribué à augmenter les problèmes de qualité de l’eau, le reboisement s’est effectué sans égard aux zones d’érosion prioritaires, l’alimentation urbaine en eau n’a pas fait l’objet d’un programme particulier de soutien, ni l’irrigation des terres d’ailleurs. La récréation enfin est demeurée un objectif flou sans projets au sein du plan, le parc de la Yamaska ayant été conçu pour l’essentiel après le plan. Autant de projets et d’acteurs, mais une difficulté commune d’implantation coordonnée et concertée.

En réponse à cette difficulté, l’adoption de nouveaux mécanismes, tels les schémas de l’eau inscrits dans la Politique de l’eau du Québec de 2002 ou leur pendant français (Schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux – SDAGE et Schéma d’aménagement et de gestion des eaux – SAGE), n’est toutefois pas une panacée. Lascoumes et Le Bourhis (1998) nous mettent en garde contre la généralité de tels documents. L’Office de planification et de développement du Québec avait pour sa part suivi cette voie en 1979-1980 à l’échelle régionale (OPDQ, 1979) et nationale (OPDQ, 1980), quand le plan Yamaska était en péril. Cette voie s’est avérée sans issue dans un contexte de non-collaboration institutionnelle et de projets concurrents, tel le projet Archipel de la région montréalaise, qui a accaparé beaucoup de ressources dès ce moment, et cela jusqu’en 1985. Ce projet, à son tour, a été remplacé par les initiatives des plans d’action Saint-Laurent annonçant dès lors une participation plus active du gouvernement fédéral.

De manière plus générale, on remarque que la résistance est aussi une caractéristique des acteurs institutionnels qui contrevient au discours prônant l’intégration, la coordination et la concertation. Ces derniers agissent selon des orientations cognitives et structurelles qu’il est difficile de dépasser et encore moins de transcender[14], comme le montrent les adaptations choisies. L’étude de cas retenue met l’accent sur les acteurs liés au gouvernement québécois, mais la lecture est similaire pour les acteurs fédéraux ou même internationaux. Les frontières institutionnelles sont maintenues par la succession des décisions des acteurs que l’on interprète comme des régulations. On peut aller plus loin et dire que ce qu’on assimile à une crise écologique est en fait un constat d’échec de l’intégration des diverses régulations sectorielles appliquées à un même territoire (Lipietz, 1999).

Dans le contexte du plan Yamaska, la durabilité même du développement du territoire a été compromise indépendamment des intentions et des valeurs initiales annoncées par les acteurs à l’amorce du plan. Cet écart entre discours et pratiques est apparu sous diverses formes. Sur le plan financier, d’abord : tout programme d’implantation d’infrastructures modifie la valeur en capital construit d’un territoire. À l’intérieur du plan Yamaska, aucune réserve financière n’était prévue pour l’ajustement au territoire (par exemple, voie ferrée pour le réservoir prévu à Cowansville, déplacement de la population de Savage Mills). L’impact de certains travaux sur la qualité de la ressource et les valeurs d’usage associées (activités récréatives, par exemple) ont été sous-estimés, particulièrement dans le cas du drainage accéléré des terres et du report des projets d’assainissement urbain. L’étalement des projets s’est aussi traduit par une augmentation des coûts des infrastructures, qui ont largement dépassé les prévisions initiales. Pour ce qui est des effets environnementaux, l’acharnement à implanter le barrage-réservoir tel quel a conduit à négliger les incidences en aval du réservoir, soit la modification de l’écoulement de la rivière et le risque induit d’inondation, de même que les incidences en amont, notamment l’eutrophisation, qui est encore susceptible de perturber l’utilité du réservoir pour les activités récréatives pratiquées dans le parc de la Yamaska. Outre cette intervention, le drainage accéléré des terres a aussi contribué à perturber la vie aquatique. L’impact des activités agricoles et d’un assainissement urbain incomplet n’est d’ailleurs pas négligeable sur la faune ichtyenne et benthique (voir Primeau, 1999 et plus globalement MENV, 1999). Enfin, aucune provision particulière n’était prévue au plan pour ce qui est de l’entretien de ces nouveaux ouvrages et réseaux. Leur durée de vie, éludée alors, pose aujourd’hui la question du coût galopant de leur restauration. En effet, les choix techniques effectués à une époque ont une incidence sur les possibilités et les contraintes futures du développement d’un territoire, rendant parfois certaines modifications irréversibles.

En ce qui a trait aux effets sociaux, on peut signaler le problème majeur de la participation publique dans le contexte du plan Yamaska. D’une part, cette participation a rapidement été évacuée de l’étape de conception au profit d’une analyse institutionnelle et ministérielle des enjeux. La participation locale effective, si l’on excepte quelques travaux marginaux (nettoyage et contrôle de l’érosion des berges, par exemple, voir notamment Mary, 1984), ne sera notable que près de 20 ans après la fin du plan Yamaska. À part quelques projets financés par le programme fédéral-provincial Interactions communautaires, qui a favorisé quelques améliorations entre 1993 et 1998, la création d’un organisme de gestion de rivière ne sera véritablement amorcée que vers 1998. Cet organisme en est encore aux premiers pas d’une concertation qui, en principe, place sur le même pied les agriculteurs et les autres intervenants du territoire. Il semble que les expériences des ZIP pour le fleuve Saint-Laurent, mises sur pied au début des années 1990 et plus présentes après 1993, le projet pilote COBARIC (I et II) et la création plus récente d’un Réseau d’Or (organismes de bassin) aient stimulé l’intérêt des populations locales.

Toutefois, la capacité réelle de ces structures à orienter le développement du territoire reste à démontrer. La concertation des acteurs locaux, très présente dans le discours, demeure difficile à faire, étant donné la diversité des points de vue des acteurs (Lepage, 1999; Parson, 2000; Gurtner-Zimmerman, 1994; Kellog, 1993). Il faut parvenir à gérer l’unilatéralisme d’acteurs qui, dans certains cas, trouvent un avantage à ne pas participer, notamment à cause du temps et des coûts afférents aux discussions (Margerum, 1999). Il faut aussi savoir bien discerner l’échelle d’intervention (locale, régionale, nationale) et jauger l’effort conséquent. Souvent, l’inefficacité des interventions locales est due à la méconnaissance des enjeux nationaux (Paehlke, 2001) et du régime politique et économique qui oriente et organise la portée des régulations sectorielles. Enfin, l’agencement des outils d’intervention, qu’il s’agisse d’instruments réglementaires, d’incitations économiques ou autres, doit faire l’objet d’une analyse serrée quant à leur effet croisé et coordonné (Lascoumes et Le Bourdhis, 1998), sans quoi on court le risque d’ajouter de la confusion et des tensions entre les régulations institutionnelles.

Conclusion : anciens et nouveaux défis de la gestion intégrée

Ce retour sur l’expérience du plan Yamaska a permis de relever certaines difficultés propres à la gestion de l’eau qui ne sont pas encore résolues. À l’instar d’autres enjeux environnementaux et notamment de celui de la « qualité » de l’environnement, on remarque la persistance des correctifs partiels et de l’ajustement en marge des décisions et des politiques publiques. Cet ajustement marginaliste intervient autant à l’étape de la planification des aménagements que lors des pratiques subséquentes de gestion ou d’opération, comme l’ont notamment montré Knaap et al. (1998), Lansing etal. (1998), Lascoumes (1994), Mormont (1994), Mermet (1992), MacDonald (1991), Conway (1990), Briscoe (1995), Postel (2000) et Allison (2002) dans divers contextes et à diverses échelles territoriales. Derrière cette difficulté à produire une forme de gestion intégrée se dessinent diverses territorialités (Marié et Gariépy, 1997). La tendance à la sectorialisation apparaît d’ailleurs comme un produit lié à la croissance des États-nations, dans la mesure où la division du travail est plus poussée et davantage segmentée. Parallèlement, les nouveaux besoins collectifs et privés exercent une pression continue sur les politiques établies. L’intégration, la coordination et la concertation demeurent conséquemment des objectifs en perpétuelle tension avec cette fragmentation de l’action. Enfin, le territoire pertinent de la gestion intégrée s’inscrit dans un contexte d’incertitude généralisée quant au comportement des multiples acteurs et des facteurs environnementaux (tels les changements climatiques) et à la difficulté d’isoler un bassin des autres bassins, que ce soit au Québec ou à l’échelle nord-américaine (Grands Lacs, fleuve Saint-Laurent et golfe du Saint-Laurent, par exemple). La cohérence institutionnelle se pose encore aujourd’hui comme un problème à l’échelle d’un bassin, mais elle se posera à l’avenir comme tel de plus en plus pour la gestion multi-bassins.