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Voici une étude exemplaire à plusieurs titres[1]. Elle fait dialoguer entre elles plusieurs types de données dont la réunion paraît aussi exhaustive que possible et dont le contexte spécifique est soigneusement retracé : publications, archives et documents d’époque (lettres, photographies…) d’une part, enquêtes directes de l’auteur auprès des Inuit d’aujourd’hui d’autre part. Ces données sont exploitées de façon systématique, ce qui donne lieu notamment à la production de tableaux et de cartes admirables qui démontrent la validité et la fécondité des problématiques retenues[2]. Un grand souci de rigueur[3] sous-tend l’exposé, l’interprétation et le choix des concepts. Exemplaire par sa méthode, cette étude l’est aussi par la façon dont elle renouvelle le thème de la conversion en se donnant pour objet non la christianisation des Inuit, mais la réception inuit du christianisme, considérée comme un processus ouvert et dynamique et envisagée du point de vue des deux catégories d’acteurs impliqués. L’auteur confronte les schèmes culturels respectifs des récepteurs et des propagateurs, ainsi que les stratégies mises en oeuvre de part et d’autre ; il met en évidence les spécificités locales et la diversité des méthodes missionnaires, soulignant la pluralité des facteurs et des modalités de conversion. La période étudiée apparaît particulièrement pertinente pour démontrer ce caractère de processus : elle aboutit à une « appropriation » du christianisme par les Inuit. C’est l’existence de concordances potentielles entre principes inuit et chrétiens qui permet cette appropriation, ce qui confirme, souligne l’auteur en conclusion, le bien-fondé de son rejet initial du concept de « syncrétisme ».

La démarche adoptée permet à l’auteur de mettre en lumière des facteurs décisifs et des différences significatives. Ainsi, la création de l’écriture syllabique et l’apprentissage de la lecture ont joué un rôle déterminant, en rendant possible le rayonnement de prosélytes inuit et la circulation de la Bible. Cela explique pourquoi, dans les zones de contact indirect, l’absence de missionnaire favorise la pénétration des idées chrétiennes propagées par les leaders inuit convertis, alors que la rivalité entre chamanes et missionnaires la freine dans les zones de contact direct. Cela éclaire aussi les différences d’impact entre missions concurrentes : impact immédiat des missions anglicanes qui voient la conversion comme une rupture et recommandent la connaissance directe de la Bible tout en restant à distance ; impact moins affirmé mais peut-être plus intériorisé des missions catholiques françaises qui mettent l’accent sur la prédication (souvent en langue inuit), la pratique rituelle et le partage du mode de vie local. On comprend que seules les zones d’influence anglicane aient vu naître des mouvements prophétiques imprégnés d’un discours de fin du monde. Ces mouvements, de même que les innovations rituelles à caractère résolument transgressif et les conversions collectives qui s’ensuivent, s’analysent, dit l’auteur, comme des façons, pour les Inuit, d’intégrer le christianisme à leur tradition, en réinterprétant l’un et l’autre dans une logique de « mort et renaissance ».

À la lectrice ignorante de l’Arctique canadien que je suis, cet ouvrage a non seulement beaucoup appris, mais aussi suggéré toutes sortes de remarques comparatives avec le domaine sibérien qui m’est plus familier mais encore peu étudié sous cet angle. Le récent ouvrage de Znamenski (1999) vient heureusement commencer à combler cette lacune[4]. Alors que le principe du monothéisme ne semble pas avoir embarrassé les Inuit (qui adoptent les « esprits chrétiens » comme plus forts et efficaces), il a, par la dépendance absolue qu’il implique à l’égard d’un Dieu unique, transcendant et tout-puissant, incité les autochtones sibériens à s’opposer – comme « peuple à chamanes » – au « peuple à Dieu » qu’est le peuple russe : de l’un à l’autre, la maîtrise symbolique du monde bascule. En revanche les saints, déjà très présents dans le christianisme orthodoxe, ont été facilement intégrés aux esprits issus d’âmes de morts. À la différence des Inuit, les peuples sibériens assimilent au chamane non le missionnaire, mais Jésus, comme l’écrit le Yakoute Ksenofontov dès 1928, sur la base des miracles et surtout de l’auto-sacrifice : le chamane sibérien est censé payer de sa propre chair ce qu’il demande aux esprits. Quant à l’idée chrétienne de salut, excluant le retour sur terre, elle paraissait inacceptable à ces peuples, pour qui il y a « réutilisation » des âmes des ascendants morts (et en outre, éventuellement, de leur nom) dans les descendants : la montée des âmes au paradis pour l’éternité signifiait leur disparition démographique. Ces conceptions semblent différer de celles qui, chez les Inuit, sous-tendent la pratique de l’éponymie et la conversion vue comme façon de « mourir et renaître ».

Au-delà de l’intérêt qu’il présente sur son thème propre et à titre comparatif, c’est à l’anthropologie religieuse en général que ce livre substantiel apporte une importante contribution, en ce qu’il met au jour un exemple de mécanisme par lequel une culture dominée parvient à s’approprier une idéologie dominante venue d’ailleurs.