Corps de l’article

Réflexif, l’anthropocentrisme énonce clairement et sans ambages, l’absolue responsabilité des hommes. Il dit qu’aucun Dieu, aucune nature, ne viendra sauver l’homme de l’homme, pas plus que des accidents cosmiques.

Gilbert Hottois 2002 : 56

Avec le décryptage du génome et du protéome humain, nous sommes entrés dans une des périodes les plus excitantes de l’histoire scientifique de l’humanité. Nous en apprendrons plus, affirment les généticiens, sur les origines de la vie, sur l’évolution des espèces, sur notre nature et notre pensée, en un mot sur notre humanité, qu’on l’a fait au cours des trois ou quatre derniers siècles. Des découvertes inédites révolutionneront, on ne cesse de le répéter, la biologie, la médecine, l’anthropologie, la psychologie, la paléontologie, la philosophie et peut-être même toutes les autres sciences. Des généticiens revendiquent désormais le droit de repousser, plus loin, les frontières de la science en affirmant, comme James D. Watson (2000) l’a fait récemment, qu’il est maintenant en leur pouvoir, et de leur devoir, de corriger les erreurs de la nature, d’intervenir au coeur des génomes pour changer, bloquer ou remplacer les gènes défaillants, et de remodeler, s’ils estiment que du bien peut en résulter, les programmes génétiques. D’autres, plus sceptiques, sans doute aussi plus lucides et, espérons-le, plus nombreux, affirment que les nouvelles découvertes génétiques contribueront plutôt à relancer sur des pistes, inédites et prometteuses, le débat millénaire autour du déterminisme et de l’autonomie, de la nécessité et de la liberté, de la nature et de la culture, de l’inné et de l’acquis, autant de polarités autour desquelles s’est exprimé le vieux problème de la causalité (Keller 2000).

Avec le décryptage des génomes des végétaux, des animaux et de l’humain, quelque chose a changé, il est vrai, dans notre manière de nous représenter notre position dans l’ensemble du monde des vivants, de comprendre notre parenté avec les autres formes de vie et de nous interroger sur l’avenir de la vie elle-même. Nous avons été mis en présence de l’immensité des longues durées, de ces quelque trois milliards huit cent millions d’années qui ont conduit, par des chemins sinueux, jusqu’à l’apparition de l’Homme. Tous les êtres vivants sont faits, nous le savons maintenant, du même matériel génétique, de la bactérie unicellulaire à l’homme en passant par les plantes, les insectes, les poissons, les mammifères, et les primates non humains ; depuis que la vie a commencé sur la terre, la même recette a en effet servi à fabriquer l’ensemble des quelque cinq ou six millions d’espèces qui sont apparues sur la terre. Nous avons aussi appris que nous partageons 70 % de nos gènes avec la banane, 90 % avec l’éléphant et plus de 99 % avec le chimpanzé (Ridley 2000).

Tout au long de cet essai, j’ai été porté par deux questions pour lesquelles j’ai essayé d’avancer un début de réponse : 1) Les vivants, et parmi eux les humains, ont-ils encore un avenir, quelque part entre l’évolution lente des espèces, la reprogrammation des génomes et l’apparition de nouvelles formes de vie? 2) À quoi pourrait bien ressembler un humanisme pour notre temps, un humanisme qui fasse une place, en son coeur même, à la révolution de la géno-protéomique et aux biotechnologies?

Les réponses, timides et partielles, à ces deux difficiles questions, je les élaborerai à partir de trois lieux[1]. Je les ancrerai d’abord, dans un paragraphe intitulé : « La guerre des biologies », au coeur même des débats qui opposent aujourd’hui entre eux les généticiens, notamment quand ils discutent du sens, souvent flou, des principaux concepts de la génétique (gène, génotype, phénotype, hérédité), quand ils emploient les métaphores de « langue », de « code » et de « programme », ou lorsqu’ils recensent les vides de leur savoir relativement au rôle, par exemple, de l’ADN non codant (les introns et l’ADN-poubelle) dans le fonctionnement des organismes vivants[2]. Dans ce premier paragraphe, je me demanderai s’il est possible pour la biologie moléculaire d’intégrer, d’une part, ce que les biologistes français, avec François Jacob et Jacques Monod (1970) en tête, ont cherché à explorer en ouvrant la « molécule » du côté de la théorie « émergentiste » de la vie et, d’autre part, ce que l’anthropologie n’a cessé de répéter à propos de l’homme, à savoir qu’il est un être biologique, historique et social.

En m’appuyant sur le philosophe allemand Peter Sloterdijk, je me demanderai, dans un second paragraphe, s’il est possible d’inventer, et à quelles conditions, un humanisme ajusté à l’ère bio-technologique qui est la nôtre. Peter Sloterdijk a dit qu’il est urgent de faire apparaître un humanisme capable d’intégrer, sans peur, le nouveau savoir sur la vie et les biotechnologies ; ses adversaires ont dit de lui qu’il faisait l’apologie du surhomme nietzschéen. Je m’interrogerai, dans les pas de Sloterdijk, sur le statut de l’humain dans l’Homme ; j’explore aussi les caractéristiques de ce que certains auteurs appellent le posthumanisme ; enfin, je dessine les contours, encore flous, de ce que pourrait être un humanisme qui prend au sérieux les formidables possibilités ouvertes par le nouveau savoir en géno-protéomique. L’humanisme anthropotechnique de Sloterdijk peut-il nous équiper, conceptuellement et éthiquement, pour redonner à l’Homme sa place éminente dans l’ensemble du monde vivant? Telle est la question que je me pose en commentant la pensée de Sloterdijk.

Enfin, je montrerai, dans un troisième paragraphe à contenu éthique, que c’est toute la culture occidentale contemporaine qui est mise en procès à travers les biotechnologies, notre culture telle qu’elle fonctionne dans un univers hautement technologisé fondé sur la maîtrise du « code de la vie », dans une économie néolibérale orientée vers la conquête de nouveaux marchés à l’échelle du monde et dans un monde dominé par le savoir des experts. S’il est un devoir qui s’impose à l’homme, c’est celui de responsabilité à l’égard de la vie et de solidarité avec toutes les espèces vivantes.

La guerre des biologies

La notion de gène, conçue au départ pour rendre formellement compte des règles de l’hérédité, est devenue paradoxalement, au fur et à mesure qu’on découvrait la complexité de ses substrats chimiques, plus confuse et plus diversifiée, plus dépendante aussi des métaphores de programme et de code, et enfin, de plus en plus pensée à partir des modèles fournis par l’ordinateur et les logiciels informatiques (Pichot 1999). Longtemps imprégné d’un vitalisme fort, le gène s’est progressivement chargé, d’abord sous l’influence de Thomas Hunt Morgan manipulant le génome des drosophiles, d’un matérialisme chimique qui s’est ensuite transformé, à partir de la réflexion sur la « mémoire génétique » proposée par Erwin Schrödinger, en un matérialisme physique. La chaîne en double hélice de l’ADN contient, ont proclamé James D. Watson et Francis Crick en 1953, le secret du fonctionnement des molécules, secret donné sous la forme d’un code déposé dans la structure génétique de tous les organismes vivants (Watson et Crick 1953). C’est précisément ce code inscrit dans l’ADN que les décrypteurs du génome humain ont annoncé, en juin 2000, avoir enfin réussi à défricher (International Human Genome Sequencing Consortium 2001).

Le physicien Erwin Schrödinger, un des pères de la mécanique quantique, a reconnu, avant même les travaux de Watson et de Crick, que la structure du chromosome « est l’instrument qui met en oeuvre le développement qu’elle anticipe » et qu’elle est à la fois « le plan de l’architecte et l’art du maçon » (1944 : 72)[3]. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est un physicien théoricien de la matière qui est à l’origine des métaphores de « plan », de « code » et de « message » qui ont servi, depuis plus d’un demi-siècle, à décrire le travail des gènes. Quant à la vieille analogie entre langue et génome, bien antérieure aux métaphores proposées par Schrödinger, elle s’est trouvée consolidée, au sein même de la biologie moléculaire, après que les phénomènes de traduction et de transcription eurent été présentés, notamment dans les années 1960 par les biologistes français François Jacob, Jacques Monod et André Lwoff, comme des mécanismes médiateurs essentiels à l’activité des gènes et des protéines[4]. La pensée des spécialistes de la biologie moléculaire s’est plus récemment nourrie, sous l’impact de l’informatique et des biotechnologies, d’un matérialisme informationnel qui a fini par mettre à la mode les métaphores de programme et de logiciel (Keller 1999 ; Maurel et Miquel 2001).

Nous nous retrouvons de nos jours confrontés à une notion multiforme du « gène », aussi polymorphe que le sont les métaphores elles-mêmes : le gène du biologiste moléculaire n’est pas, en effet, le même que celui du généticien des populations ; le gène de l’anthropologue médical n’est pas celui qui est au coeur des travaux du biochimiste ; le gène du paléontologue reconstituant l’évolution humaine n’est pas celui que l’embryologiste considère dans ses études du développement de la vie chez le foetus ; enfin, le gène du bio-informaticien n’est pas celui que le médecin clinicien prend en compte dans le traitement des malades. Le mot « gène », emprunté au grec « genos » qui signifie origine, a néanmoins gardé, chez la plupart de ces spécialistes, sa connotation développementale ancienne, proche du « génétique » des scolastiques qui charrie l’idée de genèse et de croissance, et héritée, au plus loin, de l’embryologie vitaliste d’Aristote proclamant que l’idée du poulet est implicitement contenue dans l’oeuf. Le physicien Erwin Schrödinger n’écrivait pas autre chose quand il affirmait, en 1943, que le gène contient, à la fois, un plan pour développer un être vivant et la capacité de mettre en oeuvre ce plan.

Avec Henri Atlan (1995, 1999), on peut affirmer, sans craindre le paradoxe, que « le génétique » n’est pas seulement dans le gène, qu’il le déborde de tous les côtés, et qu’il n’est absolument pas réductible, pour cette raison même, à un programme d’ordinateur, fût-il des plus puissants. Aux gènes considérés comme les unités d’un programme d’instructions sont en effet attachés, par-delà les structures d’ADN, des ensembles complexes de protéines qui sont, en réalité, les seules molécules vraiment « actives » dans les cellules et les tissus, les seules capables d’assurer la régulation de l’« expression » des instructions génétiques et les seules qui sont constamment impliquées dans l’ajustement, interne et externe, des organismes à leur environnement. Il en résulte que les discours génétiques ne sont pas dénués d’ambiguïté, chez ceux-là surtout qui abusent des métaphores de « programme » et de « code », avec l’intention d’insister sur la position d’architecte de la vie qu’occupent les gènes. La comparaison, hier encore si féconde, entre langage génétique et langue humaine se révèle même, rétrospectivement, étroite, naïve au plan épistémologique et quelque peu inadéquate, en dépit de ses avantages pédagogiques certains, pour rendre compte de la complexité de la grammaire biologique mise en oeuvre dans les processus qui se passent au coeur des êtres vivants.

Les anthropologues doivent prendre parti dans « la guerre des biologies », et dire qu’il est urgent de sortir de l’impasse où nous enferment, d’une part, le réductionnisme d’une certaine génétique qui se limite encore trop souvent à expliquer les propriétés et le fonctionnement des êtres vivants par les caractéristiques des seules macromolécules et, d’autre part, l’imprécision de la théorie « émergentiste » qui n’arrive pas toujours à démontrer, de manière convaincante, comment les différents niveaux d’organisation de la vie, des cellules aux tissus et des tissus aux organes, s’articulent au programme génétique lui-même[5]. Le seul dépassement possible se trouve, me semble-t-il, du côté d’une biologie qui marche sur ses deux pieds, et qui assume, dans une même démarche, la notion de « programme génétique » et le point de vue de l’« émergentisme », en mettant notamment en évidence le rôle majeur que les protéines jouent dans le fonctionnement des organismes vivants.

Dans un ouvrage récent intitulé : This Is Biology (1997), Ernst Mayr, biologiste spécialiste de l’évolution humaine, établit un parallèle entre l’ancien vitalisme et le « généticisme » qui est à la mode aujourd’hui. Mayr écrit : « Many of the arguments put forth by the vitalists were intended to explain specific characteristics of organisms which today are explained by the genetic program » (1997 : 12). L’activité du « programme » inscrit dans nos gènes ne peut, en effet, être vraiment saisie, comprise – Mayr n’est pas le seul généticien à insister sur ce point –, que si cette activité est resituée, d’une part, dans le travail des cellules, des tissus et des organes, et réancrée, d’autre part, dans le milieu dans lequel vivent les organismes. Ce sont là autant de niveaux qui relèvent, en partie du moins, d’un ensemble hiérarchique de règles de fonctionnement qui ne peuvent nullement être réduites au seul programme dont les gènes sont porteurs. Ernst Mayr rappelle, en renvoyant dos à dos le déterminisme et le vitalisme, que la biologie contemporaine se doit de se bâtir sur deux piliers, en assumant en même temps la théorie dite de l’émergentisme et la notion de programme génétique.

Dans La logique du vivant : une histoire de l’hérédité (1970), François Jacob évoque les quatre grandes secousses qui ont bouleversé la biologie au cours des 150 dernières années. Ces quatre ruptures qui ont segmenté l’histoire de notre pensée sur la vie se sont structurées, selon Jacob, autour des concepts suivants : « organisation », « évolution », « gène » et « molécule ». Les biologistes ont d’abord décrit, avec G. Mendel et ses successeurs, « le plan d’organisation » des formes de vie, l’architecture cachée dans les chromosomes, et mis en évidence la mémoire de l’hérédité inscrite dans les structures physico-chimiques des gènes ; ils ont ensuite découvert, avec Darwin, Weismann et d’autres, « le temps », celui de la longue durée qui a fait naître les espèces les unes des autres, dans une histoire évolutive faite de mutations, de variations et de transmissions ; les généticiens se sont, par la suite, mis au travail, en se centrant sur « le gène » dans lequel ils ont débusqué, à la fois, les formes (les caryotypes) de chacune des espèces, leur polymorphisme, leur parenté commune ainsi que le programme producteur des caractères singuliers des individus ; et enfin, « la molécule » a triomphé, avec la découverte, en 1953, de la structure de l’ADN, lançant du même coup la révolution de la biologie moléculaire.

Chacune de ces quatre ruptures a reconfiguré autrement le champ de la biologie, offrant aux biologistes des espaces de questionnement chaque fois inédits, les forçant à réajuster leurs programmes de recherche, à inventer d’autres outils techniques et à formuler dans une langue chaque fois différente leurs hypothèses, concepts et théories. Par-delà ces quatre secousses, c’est néanmoins la continuité profonde de la théorie de l’hérédité et du gène que François Jacob dit pouvoir retrouver, de Gregor J. Mendel à Thomas Hunt Morgan, de Charles Darwin à James D. Watson, de Oswald Avery à Francis H. C. Crick. Nous sommes situés aujourd’hui au lendemain d’une cinquième rupture, celle que produit le décryptage des génomes humains et non humains, dont nous parle François Jacob dans son dernier livre : La souris, la mouche et l’homme (2000). Aux toutes dernières lignes de ce livre, le grand biologiste français regarde, avec un mélange d’anxiété et d’espoir, vers l’avenir de l’homme qui lui apparaît aussi merveilleux qu’incertain : « Nous sommes un redoutable mélange d’acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines. Le siècle qui se termine s’est beaucoup occupé d’acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. Saura-t-il résoudre de telles questions? » (2000 : 220).

La biologie moléculaire d’aujourd’hui peut-elle, et si oui, à quelles conditions, mettre en place une théorie des gènes et des protéines qui fasse une place, comme le souhaite Jacob, aux « souvenirs » et aux « désirs », une génétique qui humanise la théorie de l’hérédité et du gène, tout en maintenant l’Homme inséré, de plain-pied, dans ce « redoutable mélange d’acides nucléiques […] et de protéines » qui nous fait différents, des humains, au coeur même du monde des vivants. Pas de génétique sans histoire, sans environnement et sans société ; pas d’individu sans famille, sans lignage et sans échanges ; pas d’humanité sans sociétés particulières, sans groupes ethniques, sans héritages génétiques qui se transmettent dans la longue durée, par-delà les gènes, à travers des pratiques culturelles singulières, au sein de collectivités. Voilà ce que les anthropologues viennent rappeler aux spécialistes de la biologie moléculaire.

Le dressage de l’Homme : écho d’un débat avorté en Allemagne

En juillet 1999, à Elmau, en Allemagne, le philosophe Peter Sloterdijk[6] a donné une conférence : Règles pour le parc humain, qui a été l’amorce d’un débat fort instructif autour des questions que les biotechnologies posent à l’humanisme contemporain. Le 2 septembre suivant, le journaliste Thomas Assheuer dénonçait en termes virulents, dans l’influent hebdomadaire Die Zeit, le « Projet Zarathoustra » de dressage des êtres humains que proposait, selon le journaliste, le philosophe de Karlsruhe : un projet eugéniste et fascisant, écrivait-il. Sloterdijk déclara publiquement avoir reconnu dans cette accusation la main du philosophe Jürgen Habermas[7] et de ses puissants alliés installés dans les universités et dans la grande presse, notamment à l’hebdomadaire Die Zeit. Habermas se défendit en précisant que les propos de Sloterdijk sur le « dressage » des êtres humains avaient eux-mêmes provoqué une juste indignation chez de nombreux intellectuels allemands encore traumatisés par les horreurs de l’eugénisme, les théories raciales du national-socialisme et les expériences des camps d’extermination nazis[8].

La controverse fut ainsi lancée à partir de l’accusation, adressée au philosophe Sloterdijk et à ses partisans, de faire la promotion du surhomme nietzschéen, par le biais d’une apologie du recours aux nouvelles biotechnologies[9]. Certains des propos de Sloterdijk prêtaient, Habermas a eu raison de le souligner, le flanc à la critique, à cause notamment de leur formulation en forme de questions, d’allusions et de demi-propositions, à cause aussi des termes de « sélection », de « dressage », de « domestication », qui n’étaient pas sans évoquer le spectre de l’eugénisme. Ainsi, par exemple, la question suivante de Sloterdijk n’est pas sans ambiguïté : « L’humanité pourra-t-elle accomplir dans toute son espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale? » (1999 : 43). Certains critiques de Sloterdijk ont débusqué, à partir de l’expression « sélection prénatale » ici employée, une référence implicite à l’idéologie eugéniste qui a rendu tristement célèbres les docteurs nazis mais aussi à la possibilité que donnent aujourd’hui les biotechnologies de produire des « bébés à la carte ».

La réflexion de Peter Sloterdijk se situait ailleurs. Celui-ci tirait plutôt, me semble-t-il, la sonnette d’alarme en affirmant qu’il y avait urgence pour les intellectuels d’aujourd’hui de prendre au sérieux les avancées de la génétique qui permettent désormais à l’humanité de se libérer de ce que Sloterdijk appelle, non sans ambiguïté, le « fatalisme des naissances ». La seule façon de contenir les dérives possibles des biotechnologies consiste, là-dessus Sloterdijk est clair, à inventer un nouvel humanisme fondé sur des codes et des règles capables d’encadrer les extraordinaires possibilités ouvertes par les nouvelles connaissances en géno-protéomique. Le philosophe Sloterdijk a été maladroit, c’est certain, dans quelques-unes de ses formulations, notamment dans les références répétées qu’il fait au surhomme de Nietzsche et dans sa relecture même, d’allure très technologisante, de la Lettre sur l’humanisme (1946) de Heidegger[10], lettre qui est au point de départ de sa propre réflexion sur le statut de la technologie dans la représentation que l’on peut se faire de l’homme.

Le philosophe se disait agacé, dérangé, choqué même, par la démission des penseurs occidentaux face aux biotechnologies, en ce moment même où l’espèce humaine est en train de vivre un de ses tournants historiques et où s’opère un virage majeur qui donne aux sciences de la vie des possibilités inédites. Le nouveau pouvoir des biologistes requiert de toute urgence, dit Sloterdijk, une autre sagesse que celle qui a prévalu jusqu’ici, une sagesse capable de faire apparaître un humanisme anthropotechnologique différent de celui qui a existé, jusqu’à il y a encore peu de temps, un humanisme à contenu biologique qui prend au sérieux le pouvoir des biotechnologies.

Au projet de domestication de l’Homme qui fut cher à l’humanisme classique et, plus tard, à l’humanisme moderne (l’un et l’autre aujourd’hui dépassés selon Sloterdijk), le philosophe oppose le projet de libération platonicienne vis-à-vis de la domestication, du dressage, de la sélection dont ont été porteurs tous les humanismes. Les notions de « souci » et de « soin », le « Sorge » emprunté à Heidegger, et celle d’« apprivoisement », une idée qui est au coeur de la pensée de Platon, sont reprises par Sloterdijk pour situer le rôle des intellectuels dans la cité et pour les inviter à se confronter, dans l’engagement, aux défis que posent les biotechnologies à l’humanisme d’aujourd’hui. C’est sur l’horizon de ce nouvel humanisme anthropotechnologique que doit se comprendre la nostalgie du philosophe face à la disparition, prochaine dit-il, de l’humanisme littéraire et des humanités classiques dont le rôle a été, Sloterdijk le rappelle, de faire sortir l’Homme de l’état sauvage, en le civilisant, en le domestiquant, en le dressant ; Sloterdijk emploie ici le mot « Zähmung » qui connote, dans la langue allemande, les idées d’élevage, de dressage et de sélection.

Dans ses essais, Sloterdijk répète constamment que l’Homme doit être situé, comme l’a fait Heidegger, sur un horizon anti-zoologique et qu’il faut le dé-animaliser d’une manière radicale : c’est à ce prix seulement qu’un nouvel humanisme pourra advenir sur les ruines des humanismes du passé. L’Homme « a un monde », écrit Sloterdijk en reprenant Heidegger ; les plantes et les bêtes vivent, elles, dans un environnement. Sloterdijk place l’Homme du côté des dieux, très loin des autres êtres vivants, allant jusqu’à écrire que « la nature du divin nous est plus proche que l’élément insolite de la créature vivante » (1999 : 24). L’Homme possesseur du langage, à la fois parent des dieux et jardinier du monde vivant, est chargé, chez Sloterdijk, de prendre soin de son monde comme le fait l’agriculteur pour ses champs ou le pasteur pour ses troupeaux. L’Homme possède le langage, insiste Sloterdijk, justement parce qu’il est le gardien des autres êtres vivants. Le difficile projet de gardiennage du monde « constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux », écrit Sloterdijk dans un raccourci rapide de l’histoire de l’humanisme occidental.

Le philosophe fonde son humanisme anthropotechnologique de l’apprivoisement sur l’analogie pastorale du parc qu’il emprunte à Platon. Ses détracteurs se sont gardés de mentionner le fait que le concept de « parc » n’a pas été forgé par Sloterdijk mais par Platon lui-même qui y recourt largement dans les « dialogues » de son traité de Politique. Certains n’ont d’ailleurs retenu du discours du philosophe de Karhlsruhe sur « les règles permettant la gestion du parc humain » que sa métaphore du parc zoologique, laquelle évoque trop explicitement, selon eux, l’idée d’une mise en « jardin zoologique » de l’humanité dans le but assez évident, disent-ils, de pouvoir la soumettre plus aisément au dressage, à la sélection des êtres et à l’amélioration de l’espèce. Or, c’est d’apprivoisement et de gardiennage que parlait Sloterdijk ; c’est la responsabilité de l’homme, « gardien de l’Être », à l’égard du monde vivant, qu’évoquait Sloterdijk à la suite de Platon et de Heidegger.

Sloterdijk a aussi voulu répondre à Heidegger en réinterprétant quelques-uns de ses concepts, entre autres celui de « clairière de l’être », qu’il repense en affirmant que l’homme est apparu dans la « clairière de la technicité ». La technologie l’a constituée comme homme ; elle peut aussi le détruire, dans une apocalypse dévastatrice.

Contrairement à Heidegger, nous estimons possible de nous interroger sur le motif de la capacité humaine d’apocalypse. Nous devons mener l’exploration de l’être humain de telle sorte que l’on comprenne qu’il est sorti de la clairière et comment il est devenu sensible à la « vérité ». La clairière que le premier homme a vue lorsqu’il a levé la tête est la même que celle où se sont abattus les éclairs d’Hiroshima et de Nagasaki ; c’est cette même clairière dans laquelle, dans la nuit des temps, l’homme a cessé d’être un animal dans son environnement et dans laquelle on entend à présent le bêlement des animaux fabriqués par l’homme.

Sloterdijk 2000 : 34

Dolly, les animaux clonés, Sloterdijk les situe dans la continuité d’Hiroshima et Nagasaki : cette clairière de l’être dans laquelle l’homme est advenu pourrait bien devenir, laisse entendre le philosophe, le lieu même de sa disparition.

Certains critiques ont vu dans les propos de Sloterdijk une défense du pouvoir des biotechnologies, un appui au remodelage génétique de l’espèce, une promotion de la planification des caractéristiques humaines et un soutien à la sélection prénatale des individus. Le philosophe français Yves Michaud, en bon connaisseur de la pensée de son collègue allemand, reconnaît à Sloterdijk le courage d’avoir posé, clairement, les bonnes questions et de s’être interrogé, du dedans même de l’humanisme, sur le statut des biotechnologies.

Ces questions non seulement se posent déjà, mais elles reçoivent aussi déjà des réponses de facto tous les jours. […] L’homme est un être qui agit sur lui-même et sur l’espèce […] pour être plus sain, plus beau, plus fort, plus performant, plus séduisant […], pour avoir une descendance parfaite.

Michaud 2002 : 33-34

La réflexion de Sloterdijk témoigne, de manière exemplaire, du fait que le concept de vie constitue vraiment le dernier château-fort qui résiste à l’émergence d’un nouvel humanisme. À travers le concept d’apprivoisement, Sloterdijk propose une autre lecture du processus d’humanisation et nous met sur une piste nouvelle, celle d’un humanisme biotechnologique, dans lequel l’outil constitue le moyen de séparation entre l’animalité et l’humanité, et d’un humanisme qui confère à l’homme maître du langage la position de gardien de la vie. Techniques et langage ont fait que l’Homme est l’Homme et que son avenir sera assuré aussi longtemps que l’humanité prendra au sérieux ces deux versants qui définissent l’être humain. L’humanisme anthropotechnologique dont il dessine, de manière encore imprécise, les contours, conduit Sloterdijk à chercher du côté de la génétique et des biotechnologies un ancrage qui fournira, espère-t-il, aux sociétés contemporaines des référents et des repères solides qui les empêcheront de dériver, au gré des avancées de la science de la vie.

Sloterdijk a lancé, sans doute sans l’avoir voulu, un débat dans les milieux intellectuels de l’Allemagne. La querelle qu’il a provoquée dans son pays et plus largement en Europe n’a été, en réalité, qu’un non-événement, un faux départ pour des discussions qui n’ont pas vraiment eu lieu, les interventions importantes de Jürgen Habermas ne s’adressant que de biais aux positions de Sloterdijk. Le projet de dressage de l’être humain que l’on a prêté à tort, me semble-t-il, à Sloterdijk n’aurait visé qu’un seul but : réinstaurer l’état antérieur d’automatismes enracinés dans la végétalité  et dans l’animalité, et fantasmés comme ayant constitué un jour l’essence de l’humanité. Or, c’est justement à ces déterminismes, qu’ils viennent des gènes ou d’ailleurs, que le philosophe Peter Sloterdijk s’est opposé, à travers l’idée de la rupture de l’Homme d’avec l’animal et à travers le projet du gardiennage de la vie ; il l’a fait en essayant de réconcilier la transcendance de l’être humain, défini à travers le langage, avec la puissance des outils, des machines, des artefacts et des prothèses, des biotechnologies, autant d’objets que l’homme fabrique tout en sachant qu’ils peuvent aussi, comme dans des effets de miroir et de balancier, le remodeler à leur propre image.

Apeurés par les concepts de Zähmung, de Züchtung et de Selektion, les adversaires de Sloterdijk n’ont pas vu que sa triade clairière-gardiennage-Sorge lui permettait de proposer une réponse originale, inspirée d’une tradition philosophique qui va de Platon à Nietzsche, à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Ses détracteurs n’ont pas compris que son intention visait à dégager les éléments clés d’un projet anthropo-politique ancré dans une réflexion sur le statut des biotechnologies :

[…] plus qu’aucune autre civilisation auparavant, la nôtre s’est mise à déplacer les bornes frontières. La naissance devient planifiable, on peut ajourner la mort dans certaines limites, le corps devient opérable dans une dimension jusqu’ici inimaginable, la sexualité et la reproduction sont dissociées, les sentiments sont tempérés par la pharmacologie, les situations psychiques sont formées par des techniques esthétiques et chimiques.

Sloterdijk 2003 : 128

Le débat s’est hélas transformé en un spectacle qui a pris, par moments, l’allure d’un règlement de compte entre deux écoles de pensée, celle de Sloterdijk qui voit dans la biotechnologie de l’ère post-Dolly des « anthropo-techniques » intégrables à notre humanisme et celle de Habermas qui affirme le caractère intangible, sauf dans le cas de maladies bien identifiées, de tout ce qui touche aux génomes. On aurait pu s’attendre à ce que la participation de Jürgen Habermas aux discussions relance le vrai débat autour des fondements d’un humanisme capable de prendre au sérieux le nouveau savoir génétique et les biotechnologies. Il n’en a rien été. Habermas, celui que Sloterdijk appelle « le théologien civil allemand en habit de philosophe » (2003 : 77), a refusé le débat, contredisant sa propre pensée qui est largement centrée sur une théorie du dialogue et sur l’éthique de la discussion[11].

Dans son livre L’avenir de la nature humaine (2002), Jürgen Habermas fait directement porter sa réflexion sur les défis que les possibilités d’intervention sur le génome humain et les nouvelles biotechnologies posent à nos conceptions de la liberté et de la responsabilité. Il rappelle que les êtres humains peuvent aujourd’hui être manipulés, transformés et reprogrammés ; que les enfants peuvent être modelés, sur le plan génétique, de manière à correspondre aux désirs de leurs parents ; que les frontières dressées entre les personnes et les choses sont en train de s’affaisser. On peut admettre, écrit-il, l’eugénisme thérapeutique qui vise à empêcher, par exemple, l’apparition de certaines maladies génétiques graves ; par contre, il faut rejeter l’eugénisme libéral qui vise à intervenir directement sur le génome d’un individu pour le faire correspondre aux projets d’une autre personne. Si certaines personnes détiennent le droit de « fabriquer » d’autres personnes, on risque, soutient Habermas, de miner les bases mêmes de la vie de nos sociétés qui sont faites de sujets libres et égaux en dignité.

Quelles limites faut-il fixer, se demande Habermas, aux interventions portant sur les génomes? Ses réponses sont formulées à partir de sa théorie de l’agir communicationnel dans laquelle le philosophe souligne la capacité de la raison à parvenir, à travers des débats publics, à créer un accord entre les sujets en vue d’une action commune. Ce sont les notions de responsabilité et de liberté qui sont niées, soutient Habermas, quand des individus, éventuellement des parents, enlèvent le droit à l’enfant dont on aura reconfiguré le génome de mener une vie qui lui appartient en propre. « Les interventions visant une amélioration génétique n’empiètent, écrit-il, sur la liberté éthique que dans la mesure où elles soumettent la personne concernée aux intentions fixées par un tiers » (2002 : 96). C’est l’autonomie même de la personne que l’eugénisme libéral vient nier : « Personne ne doit dépendre de quelqu’un d’autre de manière irréversible. Or, la programmation génétique fait naître une relation à plus d’un égard asymétrique – un paternalisme d’un genre spécifique » (ibid. : 97). La dépendance généalogique des enfants à l’égard de leurs parents est ici transformée en une dépendance génétique qui annule, au départ même, toute possibilité pour l’enfant d’advenir en tant que sujet libre.

La dramatisation d’un Hiroshima génétique fait moins peur à Habermas que le tranquille eugénisme améliorateur, celui que le génie et les tests génétiques rendent aujourd’hui possible. Ce qui dérange Habermas dans la programmation génétique, c’est le fait qu’il ne peut plus exister « une relation symétrique entre le programmeur et le produit » (2000 : 99) et qu’une dépendance irréversible est créée entre deux sujets libres. « Dans l’avenir biopolitique dont les eugénistes nous dressent le tableau, cet ensemble relationnel horizontal serait supplanté par un ensemble de relations intergénérationnelles qui, tant du point de vue de l’action que de celui de la communication, s’instaurerait verticalement à travers la modification intentionnelle du génome de ceux à naître » (ibid. : 99). Quels parents, se demande Habermas, peuvent être certains que l’enfant à naître fera siennes leurs préférences génétiques? Et même dans l’hypothèse où l’enfant arrive à s’identifier aux préférences de ses parents, pourra-t-il ne pas leur reprocher, un jour, d’avoir voulu lui donner des dispositions pour la musique plutôt que pour le sport, pour les mathématiques plutôt que pour la littérature? L’enfant fabriqué selon le désir des parents sera-t-il capable de se penser comme l’auteur sans partage de sa propre biographie? C’est au nom du droit de chaque personne à exister en tant que sujet libre et égal aux autres qu’Habermas s’oppose à toute forme d’eugénisme libéral, à tout travail sur le génome hormis les cas où un tel travail est rendu nécessaire pour des raisons thérapeutiques graves.

Les deux philosophes ont proposé un cadre philosophique et moral pour nous guider dans l’usage des biotechnologies. Habermas l’a fait en réaffirmant le principe de l’autonomie qui doit présider aux relations entre des sujets libres et égaux. Sloterdijk a organisé sa réflexion sur l’être humain autour des notions de clairière, de soin et de gardiennage, poursuivant la tradition de pensée qui va de Platon à Heidegger. La question de l’avenir de l’espèce humaine est transformée par Sloterdijk en une question anthropo-politique ; chez Habermas, cette question est ramenée à une interrogation sur les conditions permettant l’émergence des libertés individuelles.

Pourquoi parler de posthumanité?

À quoi pourrait bien ressembler une société d’hommes qui serait « posthu-maine »? Que serait une civilisation que la science aurait construite sans le secours de la conscience? Que restera-t-il de la « nature humaine » une fois que le génie génétique aura remodelé l’être humain? Ces questions sont trop sérieuses pour être traitées avec désinvolture et ambiguïté comme l’a fait Francis Fukuyama. Le livre de Fukuyama, La fin de l’homme (2002), s’achève en réalité comme un cauchemar, l’auteur reculant, effrayé, devant l’homme posthumain dont il a pourtant annoncé, et souhaité, l’avènement tout au long de son ouvrage. Le monde posthumain, écrit l’essayiste américain :

[…] pourrait être un monde où toute notion d’« humanité partagée » aurait disparu, parce que nous aurions mêlé des gènes humains avec ceux de tant d’autres espèces que nous ne saurions plus clairement ce qu’est un être humain. Ce pourrait être encore un monde où l’individu moyen vivrait correctement dans son deuxième siècle, installé dans une maison de retraite pour attendre une mort qui recule indéfiniment. Ce pourrait être enfin un genre de tyrannie douce comme celle du Meilleur des mondes, où tous sont heureux et en bonne santé, mais où tous ont oublié ce que veulent dire l’espoir, la crainte et la lutte.

Fukuyama 2002 : 320

La puissance des biotechnologies pourrait nous faire entrer, soutient Fukuyama, dans l’âge de la « posthumanité », un âge que beaucoup s’apprêteraient, selon lui, à accueillir avec empressement, comme s’il rendait enfin possible l’élargissement de la liberté humaine. Plus de liberté pour les parents de faire naître le type d’enfant dont ils rêvent ; plus de liberté pour les chercheurs désormais dégagés d’entraves morales appartenant à un autre âge ; et plus de liberté pour les entrepreneurs capables de produire, grâce aux biotechnologies, plus de santé, plus de richesse et plus de biens, pour un plus grand nombre de personnes, et plus de liberté pour nos sociétés démocratiques. Fukuyama se rappelle soudainement qu’il est politologue et non biologiste : « La liberté véritable signifie la liberté, pour les communautés politiques, de protéger les valeurs qui leur sont les plus chères ; et c’est cette liberté-là qu’il faut exercer à l’égard de la révolution biologique d’aujourd’hui » (2002 : 320). Au terme de son long plaidoyer en faveur des biotechnologies, Fukuyama prend soudainement peur face à l’irréparable qui pourrait arriver à la « nature humaine », à nos sociétés et à la liberté de l’homme, qu’il lui apparaît essentiel de sauvegarder face au pouvoir des biotechnologies.

Fukuyama cherche une issue de secours dans une démocratisation des débats qui doivent se faire autour des pouvoirs des biotechnologies. Il se tourne alors vers les parlements et les citoyens des démocraties libérales pour qu’ils décident des limites qui seront imposées à la science, pour qu’ils fixent des balises et qu’ils énoncent des interdits. « C’est la communauté politique démocratiquement constituée, écrit-il, agissant principalement par ses représentants élus, […] qui a l’autorité pour contrôler le rythme et les objectifs du développement technique » (2002 : 274). Trop peu, trop tard.

Jean-Claude Guillebaud, un essayiste français, s’inquiète bien davantage que le politologue américain de ce qui pourrait arriver à l’humanité. Il écrit dans Le principe d’humanité :

Récuser l’humanisme? Déconstruire l’homme? Autant de projets plusieurs fois agités dans le passé, mais qui prennent désormais consistance. Congédier l’humain? Soit, nous dit-on aujourd’hui, passons donc au laboratoire! Adieu grimoires subversifs du XIXe siècle! Adieu postures littéraires et provocations! Adieu désenchantement fin de siècle qui n’engageait à rien! Si la pensée moderne tire aujourd’hui sur l’humanité de l’homme, c’est à balles réelles. Ce possible désastre, on conviendra qu’il est urgent d’y mieux réfléchir.

Guillebaud 2001 : 407

L’image du « crépuscule de l’humanité » se retrouve bien plus souvent dans les écrits des penseurs européens, comme c’est le cas chez Jean-Claude Guillebaud, que chez leurs collègues américains qui sont généralement beaucoup plus optimistes, surtout lorsqu’il est question des capacités techniques de la science ou d’intérêts commerciaux. La communauté scientifique américaine a cependant été la première, il est bon de le rappeler, à réagir face aux dangers des biotechnologies : à la conférence d’Asilomar, en 1975 déjà, les spécialistes du génie génétique s’étaient mis d’accord pour imposer un moratoire sur la recombinaison de l’ADN ; l’année suivante, les National Institutes of Health (NIH) ont édicté des normes pour guider toute recherche portant sur l’ADN recombiné, exigeant le confinement strict du matériel transgénique aux seuls laboratoires. Cela n’a pas empêché de voir apparaître, une quinzaine d’années plus tard, des plantes génétiquement modifiées (le maïs Bt, la tomate Flavr-Savr et le soja Roundup) qui se sont rapidement retrouvées dans les champs des fermiers, bien loin des laboratoires.

Le principe de précaution énoncé par les NIH a dû céder devant le lobbying et la puissance commerciale de la bioindustrie. Les biotechnologies ont été accueillies avec d’autant plus d’enthousiasme par les milieux scientifiques et industriels nord-américains qu’elles permettaient aux États-Unis (et au Canada) de s’imposer mondialement en recherche pharmaceutique, médicale, agronomique et alimentaire, et de dominer les marchés internationaux. C’est à cet emballement non critique en faveur des biotechnologies qu’a voulu répondre le livre choc de Jeremy Rifkin : Le siècle biotech (1998), livre que plusieurs ont qualifié de pamphlet ou de livret de propagande. Dans cet ouvrage écrit à l’emporte-pièce, Rifkin dénonce les fausses promesses des promoteurs de la révolution biotechnologique. Une telle critique avait tardé à se faire entendre aux États-Unis.

En Europe, le débat autour des biotechnologies qui ne concernait encore, dans les années 1980, que les seuls experts n’a vraiment démarré qu’au milieu de la décennie 1990, à la suite de l’opposition hautement médiatisée de Greenpeace au déchargement de bateaux remplis de soja transgénique d’origine américaine. L’Europe sortait alors de la crise de la vache folle et le soja transgénique venait réactiver les peurs vis-à-vis du contenu mal connu de ce soja qui était destiné à être consommé par des humains et des animaux. Les personnes soucieuses de l’environnement, de la biodiversité et de la sécurité alimentaire ne voulaient pas qu’on leur impose, au nom de ce qu’on appelait le progrès, des semences, des aliments et des technologies dont l’innocuité n’avait pas été prouvée. Les populations européennes n’acceptaient plus de se fier aveuglément aux arguments d’autorité des experts.

Des philosophes comme Jacques Dufresne et Daniel Jacques ont contribué, au Québec, à élever le débat en l’articulant à la définition même de l’homme. Peut-être Francis Fukuyama, Jean-Claude Guillebaud, Peter Sloterdijk, Jürgen Habermas et d’autres avaient-ils aussi en tête l’image du cyborg, cet hybride de l’humain et de la machine, qu’a évoqué de manière puissante Jacques Dufresne, directeur de l’Agora, dans un ouvrage stimulant qu’il a intitulé Après l’homme – le cyborg? (1999). Il démontre dans ce livre que l’imaginaire occidental est en voie de se structurer autour d’une chimère, mi-objet et mi-vivant. Daniel Jacques, philosophe et directeur de la revue Argument, a lui aussi rédigé un remarquable essai sur ce qu’il appelle « le devoir d’humanité ». Il dit ne pas être sûr que l’idée somme toute assez floue de nature puisse encore servir de fondement pour construire un nouvel humanisme ; il se demande même si la référence à l’humanisme ne doit pas être remplacée par l’idée de communauté des vivants. Il écrit :

Notre situation est rendue incertaine par le fait que nous avons à choisir quel usage nous désirons faire de toute cette puissance octroyée par la technique moderne au moment même où l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes devient la plus incertaine sous l’influence notamment de la science.

Jacques 2002 : 11

Les points de vue des philosophes Jacques Dufresne et de Daniel Jacques dominent, de très haut, les débats qui se font chez nous autour des biotechnologies, débats qui s’enlisent hélas dans des considérations tantôt prisonnières de la géno-éthique tantôt entièrement déviés en direction des impératifs de la bioindustrie.

Ces débats sont loin d’être finis, que ce soit en Allemagne, en France, aux États-Unis ou chez nous. Il faut seulement espérer qu’ils se maintiendront au niveau où les ont placés des philosophes comme Peter Sloterdijk, Jacques Dufresne et Daniel Jacques qui se préoccupent, avant tout, de redéfinir l’homme dans le contexte de la révolution biotechnologique que nous vivons.

Le devoir de responsabilité

Qu’en sera-t-il du vivant, et de l’homme, dans dix mille ans, dans cent mille, ou même dans mille ans? Il es impossible de prévoir ce lointain futur, autrement qu’à travers des hypothèses. Les uns diront que les règles de l’évolution biologique qui ont prévalu jusqu’ici continueront, pour toujours, à s’imposer, que de nouvelles espèces naîtront nécessairement ; d’autres soutiendront que l’histoire évolutive des vivants s’est achevée avec l’apparition de l’homme, véritable archive et résumé de toutes les formes de vie ; d’autres enfin évoqueront le spectre de la destruction possible de l’humanité, la fin de l’histoire, dans une eschatologie, peut-être prochaine, qui effacera toute vie de la terre. Cataclysme cosmique, impasse du processus évolutif, auto-destruction de l’humanité, répétition du même dans une continuation de l’histoire de la vie, tous les scénarios – et il en existe de très fantaisistes – ont été proposés.

En réalité, ce lointain futur reste inconnu. L’avenir engage notre responsabilité et il se présente, à ce titre, comme plus ouvert que jamais, plein de spectaculaires possibilités, à cause précisément de notre capacité de plus en plus grande à agir sur le cours même de l’histoire évolutive. Responsabilité, incertitude et précarité sont inséparables quand on évoque l’avenir des vivants : rien ne garantit en effet l’avenir de l’espèce humaine qui a failli disparaître, il y a quelque cinquante mille ans[12] ; l’évolution n’est elle-même qu’un vaste cimetière où sont ensevelies des dizaines de milliers d’espèces à jamais anéanties par de plus puissantes qu’elles ou par des catastrophes cosmiques[13]. La meilleure voie susceptible d’assurer notre futur se trouve, sans doute, du côté du « soin » que nous devons prendre à l’égard de la précarité de toutes les formes de vie, de la fragilité même de notre espèce, plastique et modelable il est vrai, mais aussi destructible et peut-être éphémère, comme le sont toutes les espèces. L’humanité d’aujourd’hui a développé un savoir et des capacités techniques qui engagent désormais sa responsabilité à l’égard de l’homme mais aussi de toutes les espèces vivantes, sans qu’il faille attendre de geste salvateur d’une quelconque divinité ou de la nature.

La révolution biotechnologique qui accompagne la génomique et la protéomique (une révolution aussi importante – et peut-être plus encore – que ne le fut l’invention de l’agriculture) a relancé la réflexion des philosophes, des biologistes et des spécialistes des sciences humaines sur des voies inédites. Les formidables avancées de la biologie et de la technologie reposent en effet, autrement que dans le passé, la question de la limite et de la transgression, dans l’action transformatrice, quasi créatrice, de l’homme à l’égard de la vie. L’humanité ne pourra assumer, me semble-t-il, sa responsabilité à l’égard d’elle-même et de tous les vivants que si elle invente un humanisme nouveau, ajusté à la puissance de nos biotechnologies, porté par le devoir de solidarité avec les vivants et appuyé sur une éthique qui prend au sérieux les notions d’interdit et de transgression. L’humanisme moderne issu de la révolution scientifique qui s’est faite avec Galilée, Newton et d’autres, autour des « sciences de la matière », apparaît désormais impuissant, inefficace, totalement dépassé face aux défis que nous posent « les sciences de la vie », la géno-protéomique, le génie génétique et les biotechnologies. Le concept de vie se présente en effet comme le dernier château-fort de l’humanisme occidental moderne, de cet humanisme nourri de philosophie, d’arts et de littérature, et fondé sur une interprétation mathématique de l’univers physique dont les régularités s’imposent à l’homme, quoiqu’il fasse, à travers le retour des saisons et le cycle du jour et de la nuit.

Notre responsabilité à l’égard de la vie ne pourra sans doute s’exercer, dans l’avenir, qu’à deux conditions : d’une part, l’humanité devra assumer, au coeur d’une civilisation devenue de plus en plus biotechnique, un rapport critique envers son savoir et ses pouvoirs sur la vie ; d’autre part, elle devra formuler un nouvel humanisme organisé autour de la notion même de vie plutôt que de celle de matière, un humanisme ancré dans les sciences de la vie plus, ou tout autant, que dans celles de la matière, un humanisme qui devra se diffuser dans l’ensemble de la société, chez les scientifiques et chez les spécialistes des sciences dites humaines. Ce nouvel humanisme n’aidera l’homme à prendre « soin » de la vie que s’il s’ouvre à la reconnaissance de la pluralité des formes de vie en même temps qu’à la diversité culturelle du monde humain, des langues, des religions, des philosophies. Il ne suffira pas de respecter la diversité du vivant et des cultures, il faudra aussi les faire fructifier, dans une responsabilité conçue comme un gardiennage, comme un « soin ».

Sa responsabilité à l’égard de la vie, l’homme ne pourra l’exercer qu’en solidarité avec tous les êtres vivants dont il est, plus qu’il ne l’a sans doute jamais soupçonné, un proche parent. Cette responsabilité inclut aussi le respect de la biodiversité telle que celle-ci s’exprime dans les multiples écosystèmes qui se retrouvent à la surface de la terre. La solidarité entre l’homme et le vivant permettra peut-être de dépasser le conflit, qui a déjà surgi, entre les défenseurs d’un écologisme parfois utopique et les promoteurs du pouvoir des biotechnologies. Culture bio-scientifique et pensée pluraliste seront sans doute, dans l’avenir, les principaux antidotes qui protégeront l’humanité contre tous les réductionnismes, ceux qui banalisent la vie en la ramenant à des programmes génétiques mais aussi ceux qui la sacralisent au point de la rendre intouchable, non transformable.

À la dernière page de L’homme nu, Claude Lévi-Strauss jette un dernier regard nostalgique en direction de l’homme qu’il a essayé d’appréhender tout au long des quatre volumineux ouvrages (quelque 2500 pages) consacrés à l’étude des mythes des Indiens d’Amérique. Il écrit :

Entre l’être et le non-être, il n’appartient pas à l’homme de choisir. Un effort mental consubstantiel à son histoire, et qui ne cessera qu’avec son effacement de la scène de l’univers, lui impose d’assumer les deux évidences contradictoires dont le heurt met sa pensée en branle et, pour neutraliser leur opposition, engendre une série illimitée d’autres distinctions binaires.

Lévi-Strauss 1971 : 621

L’anthropologue laisse entendre que l’homme n’arrivera jamais à se défaire de cette tension entre l’être et le non-être, tension fondamentale qui se répercute dans mille autres distinctions binaires qui rejoignent l’homme au coeur de sa vie. Comme tous les peuples, les Indiens d’Amérique ont inventé des mythes pour réduire l’écart entre l’être et le non-être, cherchant sur la voie de l’imaginaire et du rêve à faire sens de la condition humaine. L’humanité est encore confrontée à ce même défi, beaucoup plus d’ailleurs aujourd’hui qu’elle ne l’était hier : la différence est que la réponse attendue ne peut plus se situer exclusivement dans l’espace du rêve, de l’imaginaire et des mythes, et qu’une réponse doit être donnée dans l’épaisseur de la réalité elle-même, en prenant au sérieux et en balisant les extraordinaires possibilités du génie génétique de remodeler les organismes vivants. La question de l’être et du non-être est désormais posée en termes philosophiques et éthiques.