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Dans ce texte, M. Bauman rallie les rangs de ceux qui se méfient des nouveaux pouvoirs, lesquels commençaient déjà depuis longtemps, semble-t-il, à préparer le terrain d’une domination globale et totalisante – domination qui, au fur et à mesure que les circonstances géo-politiques le leur permettent, pourrait dépasser même les cauchemars littéraires les plus imaginatifs. C’est un point de vue que beaucoup de monde partage avec lui, y compris l’auteur de cette réponse. Encore faut-il se demander si reconnaître l’énormité et l’envergure du problème suffit pour en dégager le vrai danger. Cela va peut-être de soi, sans qu’on en discute ; mais qu’y a-t-il de menaçant chez ces gens qui nous offrent un avenir où les guerres irrédentistes et les nettoyages ethniques n’existeront plus? N’est-ce pas ce que l’on souhaite, en effet? Dans quel sens pourrait-on souhaiter le retour de la haine ethnique et de la violence qui apparemment l’accompagne partout?

Mais c’est une mauvaise question, ou du moins mal posée. Car la disparition de la violence ethnique ne garantit point la justice sociale, et l’humanité n’a pas lutté pendant des siècles pour qu’on puisse lui ôter, au dernier moment, la liberté du savoir. Voilà alors la formule magique dont ces nouveaux maîtres du monde (car c’est ainsi qu’ils se conçoivent) voudraient bien se servir. « Très bien, nous répondent-ils, dans leur jargon sucré de managers et de psychiatres, mais au moins permettez-vous que nous essayions de réduire la complexité des choix que vous devez faire. Nous sommes à votre service! » Et c’est là qu’ils s’infiltrent dans notre vie quotidienne, avec sollicitude, mais quand même menaçants ; ils procèdent comme les usuriers qui se déguisent en amis sympathiques pour nous fournir l’assistance aux moments difficiles et ensuite nous épater, mais qui nous rattrapent quand nous subissons les conséquences de notre inattention (car c’est toujours la faute de la victime, bien entendu). Certes, rêver d’un monde moins complexe que le nôtre, c’est irrésistiblement séduisant après un jour chargé de tâches compliquées ou lorsqu’on vient de subir une série de difficultés bureaucratiques. Et ce n’est pas par hasard que ces nouveaux managers sont toujours et surtout des gens superficiellement conservateurs ; cela dit, pour leur reconnaître un certain degré d’honnêteté – peu importe que ce soit un geste cynique –, ils parlent souvent de la « révolution » qu’ils veulent nous imposer. De même, ce n’est pas par hasard que ces nouveaux anges qui s’appellent « néo-libéraux » s’opposent aux exigences des fonctionnaires d’État (pour gagner la sympathie des citoyens : souvenez-vous des jours de la puissance de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, par exemple) et se moquent des excès de la bureaucratie à tout niveau, national ou transnational comme dans l’Union européenne. Mais faites bien attention, car ce par quoi ils veulent remplacer la bureaucratie d’État ou d’autres institutions est une nouvelle machine mille fois plus efficace parce qu’elle est presque toujours invisible, située au coeur d’une structure virtuelle et, par conséquent, armée contre toute possibilité de critique. Je ne veux pas minimiser la mise en scène que M. Bauman nous présente ; au contraire, je partage ses peurs. J’espère vivement qu’on saura bâtir une épistémologie capable de combattre l’apathie chronique – le dumbing down, selon l’expression nord-américaine – qui amène bien des gens à fuir la complexité. C’est ce qu’on constate aujourd’hui, même dans les meilleures universités du monde, où des étudiants exercent leur droit de consommateurs pour se débarrasser des cours ardus. Et de la même manière, pendant les campagnes électorales, les candidats qui réussissent à réduire les problèmes mondiaux à des caricatures finissent par gagner le pouvoir.

Je réponds alors au défi que nous présente M. Bauman, selon mon identité professionnelle d’anthropologue-ethnologue, en me posant la question suivante : que doit-on faire devant cette évolution alarmante? Les mots et les manifestations ne seront pas suffisants dans ce monde où s’exercera un contrôle de plus en plus invisible (et bien souvent à notre insu). Les protestations trop violentes – et, paradoxalement, surtout les petites révoltes sans issue – nous feront donc tomber dans les pièges tendus par ceux qui voudraient nous reléguer aux échelles les plus basses de la « hiérarchie globale des valeurs ». Ce que j’entends par là est un système de valeurs, qui vont de l’économique au moral ou religieux, et qui déjà sont presque répandues dans le monde entier. C’est une structure bien plus dangereuse que celle de l’alimentation globalisée, parce que c’est nous qui l’intériorisons, en reproduisant les mêmes valeurs dans notre comportement quotidien ; pire, nous nous en servons pour critiquer d’autres personnes, moins adaptables que nous, qui affirment par leurs actions quotidiennes que leur classement social leur appartient. Dans de telles circonstances, quelqu’un aurait-il le courage de résister? Seul le fait d’essayer est la preuve absolue de sa folie ; les membres de sa propre classe le lui disent. On est censé se comporter selon son propre rang social ; qui ne suit pas ce principe bien simple risque de s’isoler. Tel est le message que nous pouvons tirer depuis longtemps des écrits d’Antonio Gramsci, Pierre Bourdieu (1972), et Paul Willis (1977), entre autres penseurs-chercheurs.

Dès le moment où nous comprenons ce qui se passe, comment devons-nous réagir? Car il faut reconnaître que, malgré l’élégance du discours de Z. Bauman, pour ne pas mentionner la passion qui l’anime, il ne constitue pas un outil suffisamment précis pour qu’on puisse faire autre chose qu’exprimer sa tristesse. La tâche immédiate, par contre, est surtout éducative. Non seulement il ne faut pas céder aux pressions exercées par des étudiants qui craignent la complexité de ce qu’on leur enseigne, mais nous devons souligner que c’est exactement cette complexité (qui équivaut socialement à la diversité culturelle mentionnée par notre auteur) et l’impossibilité de prédire nos destins (ou de préjuger de la qualité d’autres personnes), qui débouchent sur de vraies connaissances. Ce n’est que de cette manière, à mon avis, que l’on peut justifier la pédagogie, en refusant fermement toute réponse prête-à-porter.

Voyons différents cas de figure. Dans l’État-nation bureaucratique, c’est la tâche de tout fonctionnaire de classifier les personnes qui s’adressent à lui, soit pour mieux les servir (dans le meilleur des cas), soit pour circonscrire certains clients à des fins moins honnêtes. Mais dans les deux cas, il est clair que c’est la capacité du fonctionnaire à interpréter les règlements et les principes taxinomiques (dans des limites plus ou moins bien fixées) qui constitue son pouvoir pratique (voir Herzfeld 1992). Lorsque le fonctionnaire s’intéresse moins aux cas particuliers, il commence à échapper à la possibilité d’une critique civile. Les principes aléatoires sous-jacents au fonctionnement bureaucratique de l’État disparaissent derrière une homogénéité voulue qui protège les enjeux des acteurs globaux. Les gens n’ont plus qu’à se soumettre – ou à se supprimer – devant la logique hégémonique et intériorisée de cette hiérarchie de valeurs. Ce que Bauman observe pour les ouvriers dans les grandes entreprises industrielles[1] pourrait se produire partout, si nous n’opposons pas une campagne pédagogique, à tous les niveaux, contre cet appauvrissement qui prétend « résoudre » la complexité. Car, plus les gens se trouvent soumis à un régime taxinomique qui ne correspond à aucun pouvoir civique, plus il perdent la fierté professionnelle de ce qu’ils étaient. Ils voient l’État céder à un régime qui évacue les droits des citoyens (à peine gagnés) et tomber dans une condamnation générale de ces « audaces » qui avaient osé s’opposer à la logique, au soi-disant « sens commun », du « progrès ». Voilà, en fin de compte, la revanche de ces vieux modèles évolutionnistes qui régnaient à l’époque des grands empires européens et qui menacent aujourd’hui de se rétablir ; c’est ainsi que nous, anthropologues, nous trouverons totalement dépourvus de tout rôle dans un monde « international » mais sans « identités culturelles ». Il ne s’agit pas d’une nostalgie de tradition ni de « culture », mais de la nécessité d’examiner bien attentivement l’expansion extraordinaire et silencieuse d’une façon d’opérer qui, lorsqu’il s’agissait des États nationaux, était visible au fur et à mesure qu’on demandait un certain degré de démocratie ; il en est tout autrement quand on ne peut plus suivre les manipulations des catégories dont se compose l’indifférence voulue de grands groupes d’acteurs internationaux. Il n’est pas nécessaire de penser aux complots et aux conspirateurs pour commencer à se demander si cette simplification des connaissances et la création d’une vaste bureaucratie homogénéisante internationale font partie de la même tendance. La seule réponse possible est le regard critique de l’ethnologue envers la « modernité ».