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Alors même qu’une certaine rumeur clamait que le présent, emporté dans le tourbillon de la postmodernité, était enfin sur le point de se délester de ses attaches avec la tradition et le passé, jamais l’histoire et la mémoire n’ont été aussi présentes dans le devenir des sociétés contemporaines. Sur tous les continents et dans tous les États constitués de la planète, les exercices et les entreprises de commémoration et de (re)mémorialisation sont au centre des préoccupations et des agissements des pouvoirs publics. Dans leurs discours, les politiques ne cessent de citer qui les ancêtres, qui les prédécesseurs, qui la tradition elle-même dans sa généralité et sa confusion, pour fonder leurs actions courantes et offrir à leurs programmes circonstanciels, datés, une légitimité à relent de pérennité. À l’ère de la raison technocratique, il est clair que l’éducation par l’émotion historiale et mémorielle n’a pas épuisé son capital de mobilisation populaire. Partout, le temps passé est devenu l’objet d’une quête éperdue d’appropriation et de mise en signification [1]. Si les pouvoirs publics comptent parmi les acteurs les plus intéressés par le champ du souvenir [2], l’entreprise privée, toujours à l’affût d’occasions d’affaires, ne s’est pas fait prier pour investir un marché en pleine expansion [3].

Dans certains cas, il arrive que l’histoire et la mémoire fassent sentir leur souffle dans le dos du présent d’une manière particulièrement soutenue. Berlin, capitale en voie de rénovation majeure dans son urbanité physique et symbolique, et ce pour le bénéfice des Allemands de demain et la suite des choses au-delà d’Auschwitz et du Mur de la honte, est devenue l’un des principaux chantiers d’histoire et de mémoire sur la planète [4]. L’Afrique du Sud, désireuse de passer à l’avenir, n’a eu cesse, et encore, de faire affluer dans tous les pores de l’espace public et médiatique, par les travaux de la Commission vérité et réconciliation surtout, la souffrance qu’elle avait vécue au temps de l’apartheid, manière de faire passer ce passé qui ne voulait pas passer et qui, toujours et malheureusement, a du mal à être (dé)passé, nonobstant le recours à un souvenir rénové [5]. C’est en fonction d’un lien organique avec une tradition tout à la fois réelle et réenchantée sur des accords contemporains que bien des communautés autochtones s’affairent, depuis l’Australie jusqu’au Canada en passant par les États-Unis, à rétablir leur présence dans l’agora des États en vue d’intégrer à l’avenir les enjeux de leur existence [6]. Au Québec même, l’entreprise de refondation nationalitaire qui a cours repose sur la convocation explicite, pour le bien-être réputé d’une collectivité en demande de nouveaux lieux et liens consensuels, de l’histoire et de la mémoire retravaillées au parfum d’une rectitude politique de bon aloi mais contestable [7]. L’Europe, cherchant à donner du poids historique à sa refondation communautaire, n’est pas en reste au chapitre de sa (re)création sous la figure d’une communauté imaginée supranationale. Au sein de ce continent dont les fleuves ont été maintes fois rougis par le sang des victimes de guerres fratricides, la possibilité d’une histoire commune est en effet devenue l’un des principaux enjeux d’avenir [8].

On pourrait multiplier les exemples d’usages du passé par les uns et par les autres — groupes d’intérêts particuliers, pouvoirs institués, acteurs collectifs — aux fins de stratégies politiques d’insertion dans la complexité du monde contemporain, de modification des identitaires et des imaginaires collectifs, et de régénération des communautés d’appartenance [9].

Il semble que l’un des grands défis qui anime l’exercice de la politique en ce début de millénaire soit de négocier ou de réinventer le passé et la tradition, et l’histoire et la mémoire aussi, au bénéfice d’un avenir à (re)bâtir sur des bases qui soient revivifiantes pour les acteurs sociaux. Au centre de ces efforts de négociation et de réinvention de ce qui fut vécu et perçu par les acteurs, soit le présent devenu passé en attente d’inspirer le futur, se love évidemment, encore et toujours, le pouvoir qui, c’est selon, désire conforter ses assises pour les perpétuer ou veut déployer ses tentacules au sein d’un espace public continuellement tourmenté par ceux qui, par la carotte ou le bâton, envisagent de le mettre au diapason de leurs ambitions et de leurs prétentions. « La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli », affirmait un jour Milan Kundera. L’écrivain a dit vrai et vu juste.

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On aurait tort de croire que le trafic de la matière du passé par les pouvoirs légitimes ou illégaux est une affaire récente. Dans un ouvrage dont la problématique n’a cessé d’être reprise depuis sa formulation initiale, Eric Hobsbawn, Terence Ranger et leurs collaborateurs ont bien fait ressortir comment l’invention de traditions, d’une part, et la tradition inventée, d’autre part, avaient été au coeur de la fondation et de l’établissement des pouvoirs dans toutes les sociétés [10]. Tirant leurs exemples du cas britannique — de l’Île et de l’Empire — ces auteurs ont magnifiquement illustré comment la tradition des Highlanders en Écosse et le patrimoine identitaire associé au pays de Galles, pour ne citer que ces deux exemples, étaient non seulement de facture assez récente, mais qu’ils avaient aussi été le résultat d’actes de création artificielle, soit le produit inventé d’acteurs cherchant à ériger, au sein d’un espace de sociabilité (re)constitué comme un espace spécifié de références, les fondements culturels de leur pouvoir.

Les années 1980 n’ont pas mis fin à cette exploration des origines symboliques du pouvoir. Au contraire, elles ont coïncidé avec la parution d’un autre ouvrage qui a eu énormément d’impact sur la recherche en sciences sociales, notamment chez les auteurs intéressés par la question des modalités de formation historique des communautés d’appartenance, y compris les nations. La trilogie monumentale publiée sous la direction de Pierre Nora et intitulée Les lieux de mémoire [11] a en effet ouvert un champ d’enquête interdisciplinaire rapidement investi par les historiens et les politologues, ceux-ci, impulsés par le concept fort de P. Nora, se donnant pour objectif d’établir le répertoire d’attributs et de références par lequel des sociétés, que l’on (ac)cueille et analyse aujourd’hui comme des collectivités constituées, avaient pris forme et consistance identitaire dans le temps. Pour P. Nora, exclusivement préoccupé dans son entreprise par le cas de la France [12], il s’agissait en effet de montrer comment la francité, soit le sentiment identitaire français, s’était historiquement façonnée autour d’un ensemble de références — de « lieux de mémoire » pour reprendre son vocable — allant de la devise républicaine aux grandes figures du Panthéon en passant par le Louvre, la Seine, le Code civil, le petit Lavisse, le soldat Chauvin, les « Trésors de la langue française » et ainsi de suite. L’un des objectifs corollaires de P. Nora était de faire ressortir comment la mémoire, loin d’être une réalité fixe et fixée une fois pour toutes, évoluait selon le rapport que les contemporains, animés et inspirés en cela par les pouvoirs se succédant dans le temps, établissaient avec le passé dans la perspective d’un horizon d’attente à construire, que cet horizon soit politique ou autre. Pour P. Nora, ce n’était pas tant le concept de mémoire qui était central à sa problématique que celui de lieu, manière d’évoquer le retour continuel des acteurs sur un matériau réputé inattaquable parce que dépassé, à savoir le vécu/perçu d’hier. Dans l’esprit de P. Nora, en effet, la société ne cessait jamais d’être marquée par des jeux de mémoire qui faisaient que, selon les époques, le souvenir d’un personnage ou d’un événement, par exemple, était occulté ou déclassé au profit d’un autre souvenir et donc d’un autre personnage ou événement. Dans certains cas, une figure « intensément (ré)interprétée » pouvait paradoxalement devenir, de pivot mémoriel qu’elle était, objet ou manifestation de contre-mémoire, soit une mémoire cristallisant le contraire de ce que l’on voulait générer, par exemple la « francité » dans le cas français [13]. C’est ainsi que la mémoire, loin de référer exclusivement au passé, aux anciens et aux défunts, était tout autant — peut-être davantage — tournée vers le présent, l’avenir et les descendants.

À la suite des travaux de E. Hobsbawm et T. Ranger, et de ceux de P. Nora, il y a eu floraison de recherches sur tout ce qui se rapporte à la question de la mise en scène du politique dans le théâtre de la vie sociale [14]. L’étude du politique sous l’angle de ses représentations symboliques a connu, au cours des 20 dernières années, une progression et une extension considérables. Le concept de « tradition inventée » et celui de « lieu de mémoire », en particulier, ont fait fortune au sein du monde occidental [15]. Tout en nourrissant à leur manière le mouvement, ces concepts — ainsi que leurs auteurs — ont profité de la tendance, majeure au sein des sciences sociales et fortement inspirée par le courant du poststructuralisme, à percevoir et à analyser le monde sous l’angle de ses (re)constructions discursives continuelles et de ses (ré)aménagements symboliques perpétuels par des pouvoirs luttant pour étendre leurs hégémonies concurrentes au sein de l’espace public et de la sociabilité banale des gens.

Depuis quelques temps, toute cette recherche centrée sur les jeux de pouvoir par mémoire et histoire interposées a évolué vers un autre répertoire de questions qui, de notre point de vue, lui a fait connaître un saut qualitatif. L’ouvrage de Paul Ricoeur La mémoire, l’histoire, l’oubli, publié en 2000 [16], est peut-être celui qui, sanctionnant a posteriori la pertinence d’une interrogation abordée par d’autres auteurs [17], a remis en débat la question, délicate et controversée, de la juste histoire, de la juste mémoire et du juste oubli, comme si, avec l’ouverture interrogative pratiquée par P. Ricoeur, il redevenait acceptable et possible, pour l’humain réfléchissant sur sa condition antérieure dans la perspective de modifier sa condition présente et d’intervenir sur l’orientation de sa condition à venir, de définir ce que pouvait être une mémoire et une histoire justes pour les prédécesseurs et pour les descendants. Avec P. Ricoeur, en effet, ce n’était plus simplement la question de (sa)voir comment le monde avait été représenté et continuait de l’être par les pouvoirs aux fins de l’exercice de leur puissance qui était posée. C’était celle, tout à la fois fascinante et inquiétante, du droit des contemporains de discuter raisonnablement, et avec toute la sensibilité requise, d’une politique de la juste mémoire, de la juste histoire et du juste oubli qui était lancée [18]. Avec P. Ricoeur, le problème de la représentation du passé devenait tout à coup écrasant de responsabilité pour l’intellectuel. P. Ricoeur, en effet, (re)situait l’homme au centre de l’entreprise de façonnement subjectif du monde et lui indiquait par la même occasion que la seule observation détachée de ce monde était une position intellectuelle insuffisante et insatisfaisante. En fait, la question de P. Ricoeur se voulait rien de moins que troublante et angoissante pour l’homme cherchant à ressaisir son expérience passée et son horizon d’attente dans un souci général de dépassement des impasses découlant du déroulement et de l’interprétation du passé. Était-il légitime, demandait à la pensée contemporaine le grand philosophe français, compte tenu de l’inquiétant spectacle que donne à voir le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli, d’ouvrir un chantier de réflexion sur les conditions d’une représentation juste du passé — juste au sens du respect des faits et des morts bien sûr — ce que l’on appellera la rigueur — mais juste aussi du point de vue du bonheur des vivants et d’un passage heureux à l’avenir — ce que l’on appellera la responsabilité [19] ?

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Inspirés ou impulsés par cette question fondamentale et universelle, quelques pèlerins de la pensée se sont, depuis peu, attelés au défi d’en arpenter le terrain, sachant bien que ce dernier est sans bord et sans limite, en usant qui d’un regard philosophique [20] ou historique [21], qui d’un regard politique [22] ou sociologique [23]. Cette question de la plus juste histoire et de la plus juste mémoire qui puissent être élaborées au regard d’une expérience vécue et perçue, notamment dans un cadre national, a été posée dans le cas du Québec et du Canada [24], de l’Argentine [25], d’Israël [26], des États-Unis [27] et tutti quanti. À vrai dire, il n’est pas un pays, par une communauté, qui ne soit maintenant habité par cette question des rapports — tumultueux et dont l’ajustement est continuel dans le temps — entre mémoire, histoire et politique [28].

Or, puisque l’histoire et la mémoire sont devenues des matières premières à partir desquelles le citoyen est initié à la morale d’une société, il est indispensable pour la science politique, dans le cadre d’une démarche dialogique avec l’histoire comme science, de s’ouvrir à cette réalité, conceptualisée par l’expression « politique de la mémoire », qui marque de manière plus ou moins forte toutes les collectivités contemporaines. C’est le but de ce numéro de Politique et Sociétés de proposer une initiation — modeste et limitée — à ce thème en s’attachant à l’étude de quelques objets qui lui ressortissent.

Initiation modeste et limitée, en effet, car l’objet « politique de la mémoire » est vaste plutôt qu’étroit. Sans vouloir être exhaustif à ce chapitre, disons qu’il recouvre tout ce qui touche à la question du devoir de mémoire tel qu’il est prescrit par le pouvoir (civil ou religieux) dans certaines sociétés, devoir dont on sait à quel point il nourrit souvent le cycle de l’éternelle revanche contre un Autre qui ne peut exister que comme le contraire de Soi, sorte d’Ennemi irréductible à abattre hier, aujourd’hui et demain. Immortalisée par Shakespeare dans son drame Roméo et Juliette, la métaphore universelle d’un avenir vampirisé par les ancêtres au détriment de la liberté des descendants continue — malheureusement — d’être jouée chaque jour aux quatre coins de la planète.

La politique de la mémoire ne s’arrête cependant pas à ce qui se rapporte au devoir de mémoire. Elle réfère aussi à toutes ces tentatives, menées au nom d’une concorde au présent ou d’une réconciliation dans l’avenir, pour offrir au passé une histoire qui ne l’embourbe pas dans les seuls litiges du monde et des hommes, mais l’oxygène de ces rappels, parfois occultés au nom d’un devoir d’histoire et de mémoire indépassable, qui sont susceptibles de rouvrir l’avenir à la lumière d’un autre passé révélé [29] La volonté de mettre en forme une histoire d’Israël qui ne soit pas fondée de manière primordiale sur l’antagonisme irréductible qui anime le rapport des Juifs au monde arabe, mais qui fasse état aussi de la proximité des références et des enjeux d’avenir de toutes les cultures du Proche et du Moyen-Orient, s’inscrit amplement sous cette rubrique d’une politique de la mémoire [30].

On range également sous le thème de la politique de la mémoire tout ce qui, à l’heure actuelle, ressortit des actes de contrition publique — contrition amenant parfois réparation diplomatique ou financière [31] — que ce soit le Pape qui, au nom de l’Église, offre son repentir à ceux que l’institution n’a pas honorés de sa charité dans l’histoire ; ou le gouvernement du Canada qui demande pardon aux Canadiens d’origine japonaise pour les avoir injustement enfermés dans des camps de travail au plus fort de la Deuxième guerre mondiale ; ou le gouvernement de la Belgique qui présente ses regrets et excuses au peuple congolais et à la famille de Patrice Lumumba, notamment, pour des assassinats commis hier [32] ; etc.

La politique de la mémoire, c’est aussi cette interrogation sur les moyens de remettre le passé « à sa juste place », manière d’éviter le lobby des « excités de la mémoire » et celui des « excédés de la mémoire ». Comment « gérer » le passé au sein de sociétés complexes qui, désireuses de se définir un horizon d’avenir, ne veulent pas pour autant perdre de vue leur expérience passée [33] ? Que faire avec la donne du passé dans ces sociétés qui, incapables de cacher ou de nier la réalité troublante de ce que fut leur hier, n’ont pas davantage envie — ni même profit peut-être — d’arrimer leur devenir à des lieux de mémoire litigieux [34] ? Le débat qui, en Allemagne dans les années 1980, a eu cours sur la question du traitement historique de l’Holocauste — débat auquel ont participé d’importants penseurs du politique, notamment François Furet et Jürgen Habermas [35] — demeure emblématique de cette interrogation des sociétés à l’égard de leur passé. En France, la polémique entourant le traitement de la période de Vichy [36], pour ne rien dire de celle qui a trait à la guerre d’Algérie [37], a également eu un retentissement considérable.

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Comment transformer les impasses de l’histoire en autant de possibilités pour la suite du monde et, au sein du monde, des communautés humaines ? Telle est peut-être la question principale qui est attachée à ce que l’on appelle la politique de la mémoire. On saisit immédiatement l’importance majeure de cette question dans le champ du politique et pour sa science. Chacun à leur manière, les auteurs des quatre textes composant la matière de ce numéro thématique ont choisi d’aborder une valence de cette grande question.

Dans son article portant sur l’entreprise actuelle de construction d’une mémoire européenne, qui reste un projet politique dont on ignore l’aboutissement, Valérie Rosoux s’interroge sur les forces et les limites de l’intervention politique dans la mise en scène de l’histoire. Si, comme plusieurs l’affirment, l’Europe a plus que jamais besoin d’une identité de convergence, à l’aune de quelle histoire et de quelle mémoire, et au prix de quel oubli conséquent, cette identité sera-t-elle édifiée ? Se profile ici la question de l’arrimage délicat entre le politique et l’historique au travers d’un régime historial et mémoriel qui se doit de poser, dans un balancement commémo(nar)ratif acceptable, les critères de la rigueur et de la responsabilité. V. Rosoux nous le rappelle dans son texte : « L’utilisation politique du passé est inévitablement limitée par le poids de l’expérience vécue ». Or là, précisément, est tout le problème. Entre l’histoire reconstruite par « en haut » et l’histoire vécue ou perçue par « en bas », il doit en effet y avoir des passerelles de sens fondées sur le respect rigoureux des faits du passé à défaut de quoi c’est l’opération même de la (re)construction d’une conscience historique qui paraîtra fausse et se déposera sur la société comme une peinture de mauvaise qualité colle à une surface chauffée…

Dans un tout autre registre, soit à partir d’une réflexion argumentée s’inscrivant à l’aune de la philosophie politique, Emmanuel Kattan s’interroge sur la possibilité, pour le sujet individuel ou collectif adhérant au libéralisme rawlsien, de porter en son projet une préoccupation de l’ordre du devoir envers les morts. Puisque pareille attention à l’égard des défunts place le sujet contemporain sous l’empire partiel ou complet du passé et de la tradition, c’est-à-dire sous l’autorité d’une appartenance historique surplombante — une contrainte inimaginable pour le sujet libéral moderne autonome et « désinséré » — comment dans ce contexte, demande E. Kattan, s’acquitter d’une dette envers un legs salutaire (par exemple des prédécesseurs qui auraient donné leur vie pour qu’il y ait une suite au monde incarnée dans la personne des descendants) sans attacher le droit d’émancipation des héritiers à la raison d’une mémoire ancestrale ? Affrontant la pensée de John Rawls en s’appuyant sur celles de Michael Sandel et d’Alasdair McIntyre, notamment, E. Kattan montre, grâce à un raisonnement subtil, que la reconnaissance d’un devoir de mémoire, dans la pensée de J. Rawls, repose sur l’exclusion de la mémoire du champ politique. Cela dit, contre toute attente affirme aussi E. Kattan, la conception rawlsienne du sujet est en mesure de faire place à la reconnaissance d’un devoir de souvenir envers les morts. Quel est alors le statut de ce devoir ? Par son propos, E. Kattan nous entraîne au coeur d’une fascinante question pour la pensée contemporaine : comment honorer les ancêtres sans s’enchaîner à l’horizon d’un devenir attendu par eux et ainsi préserver, en tant qu’héritier, son statut de sujet plénipotentiaire de son devenir ?

Se penchant sur un cas historique exemplaire de ce que l’on appelle la politique de la mémoire, Irène Herrmann montre comment, au sortir de l’épisode de la guerre civile suisse de 1847, les parties en place, gagnants comme perdants réunis dans un même souci de paver la voie à l’avènement d’un avenir exempt de dispute, ont aménagé historialement et mémoriellement le conflit de telle manière que le bouc émissaire du litige paraisse extérieur aux Helvètes et que tous les combattants, quelles que soient leurs position et situation avant, pendant ou après la guerre, paraissent victorieux, et l’entité helvétique aussi, dans la construction d’une nouvelle identité consensuelle pour la Suisse refondée. À certains égards, l’histoire de la gestion de la guerre civile suisse de 1847 permet de voir naître à un moment précis du passé, dans le sillage d’une conjoncture particulière et pour les besoins d’une cause datée, trois des principales références autour desquelles orbitent, de nos jours encore, l’identitaire national des Helvètes et la représentation qui leur est donnée de l’extérieur, à savoir la discrétion, la modération et le désir de conciliation. A posteriori, il apparaît que le traitement historial et mémoriel particulier de l’épisode de la guerre civile suisse de 1847 — traitement artificiel s’il en est un — a joué un rôle majeur dans la pacification de populations antagonisées, dans la cicatrisation de blessures historiques et dans la stabilisation d’un état politique favorable à l’apparition d’une démocratie heureuse. Or cette situation n’est pas sans poser, à celui ou à celle qui s’intéresse à l’histoire dans la perspective d’une résolution des conflits courants, quelques questions qu’I. Herrmann ne craint pas de formuler explicitement. Il est en effet des cas, rappelle-t-elle, où le développement éthique de la démocratie — qui ne peut objectivement se nourrir d’une manipulation de la matière du passé — semble contrecarrer sa volonté de paix et de bonheur. Que faire alors ? Choisir la rigueur des faits d’hier ou assumer la responsabilité du bonheur des descendants ? Difficile question, en effet…

Dans le dernier article de la série, Tristan Landry aborde un autre cas flagrant de politique de la mémoire, soit les jeux de pouvoir et de mémoire qui, depuis l’annonce de sa construction sous Alexandre 1er jusqu’à sa démolition sous Staline et sa reconstruction sous Eltsine, se sont faits sur les traverses (ou sous la coupole) de la Cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Rappelant les nombreuses significations qui, dans l’histoire, ont été attachées à l’édification et à l’adulation de ce lieu de mémoire national — significations qui, paradoxalement, ont aussi été à l’origine de sa destruction en 1931 ! — T. Landry montre bien comment la mémoire est un terreau d’investissement du politique qui n’est jamais laissé en friche. Cela dit, entre la mémoire investie de significations par le pouvoir et l’assimilation réputée ou souhaitée de ces significations par ceux à qui cette mémoire signée et signifiée est destinée, il y a parfois des distances — politiques — marquées. C’est ce que T. Landry nous permet de constater avec son article. Tirant profit d’entrevues qu’il a menées auprès de Russes de la rue et exploitant un corpus de textes produits à l’occasion d’un grand concours populaire sur le thème : « Une idée pour la Russie », T. Landry s’attaque en effet aux conditions de réception de la mémoire officielle. Il ressort de cette enquête non systématique mais éloquente par ses révélations que tout lieu de mémoire est sujet à bien des appropriations conflictuelles [38] et que la société est elle-même traversée par une panoplie de mémoires complémentaires ou contradictoires renvoyant à des luttes de classes, de « genres » et de régionalismes, pour dire le moins.

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Au terme de cette présentation, il est inutile de (laisser) croire que les quatre textes proposés dans ce numéro abordent même un petit nombre d’aspects touchant à la politique de la mémoire. L’objectif était ailleurs et il se voulait double : d’une part, mettre sur la table des objets de la science politique québécoise un objet qu’elle n’avait pas, jusqu’à maintenant, considéré dans toute son importance ; d’autre part, démontrer l’utilité d’un dialogue interdisciplinaire, entre la science politique et l’histoire notamment, en ce qui a trait à l’étude de certains thèmes s’inscrivant dans le champ scientifique de la politologie. Que le pari de ces deux objectifs ait été gagné ou pas, il reviendra aux lecteurs et lectrices d’en juger.