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Selon le professeur Sylvie Lacombe, une comparaison entre les doctrines « nationalistes » francophones véhiculées par Henri Bourassa et les idéaux « impérialistes » promus par une poignée d’intellectuels anglophones pourrait fonder une meilleure compréhension des deux variantes de « ces peuples élus ». Soigneusement documentée et argumentée avec clarté, son analyse démontre la valeur de cette approche. Cependant, certaines de ses propositions d’ordre plus général, dont sa conclusion selon laquelle « l’incompréhension mutuelle est plus profonde ou plus englobante qu’il n’y paraît à première vue ; il met en cause les totalités sociales elles-mêmes, et non seulement leurs membres respectifs » (p. 3), ne sera certainement pas sans susciter un débat. Cette citation montre qu’un ouvrage qui se lit souvent comme une classique histoire des idées s’enracine aussi dans la sociologie de la connaissance telle qu’exposée par le sociologue français Louis Dumont et, peut-être à un moindre degré, par le sociologue québécois Fernand Dumont.

La première partie du livre, intitulée « Les apôtres de l’Amérique du Nord ou l’ambition nationale », est l’étude la plus convaincante publiée à ce jour sur les idées d’Henri Bourassa. Même si Lacombe ne recourt exclusivement qu’aux textes publiés, limitation que des historiens pourraient remettre en question, et qu’elle explore des domaines couverts par d’autres chercheurs, sa présentation de l’idéologie bourassiste est systématique et son interprétation en souligne avec exactitude les points importants. J’entends par là qu’elle aborde d’entrée de jeu les croyances religieuses de Bourassa et leurs conséquences sociopolitiques. Elle démontre, hors de tout doute raisonnable, que la carrière laïque de Bourassa ne peut se comprendre que si on admet que le catholicisme, c’est-à-dire la manière dont il l’entendait, a fourni le fondement et la philosophie de toutes ses idées et actions. Bien que « nationaliste » dans la mesure où il a consacré sa vie à la défense et à l’avancement de la culture canadienne-française et à l’autonomie constitutionnelle du Canada, il a néanmoins résisté à toute tentation (si l’on excepte peut-être son célèbre discours de Notre-Dame, en 1910), qu’elle vienne de lui ou de quiconque, de placer « la patrie » au-dessus de « la religion » dans son échelle de valeurs. On comprendrait mieux Bourassa en le définissant comme « patriote » plutôt que comme « nationaliste », mais nonobstant cette question de vocabulaire, Lacombe montre que, pour Bourassa, le « nationalisme » était un ensemble de positions morales dérivées de ses convictions religieuses. La loyauté des Canadiens français au catholicisme faisait d’eux « un peuple élu ». Cette thèse est brillamment exposée et expliquée aux pages 122-124.

Si elle est moins originale que la première, la deuxième partie, intitulée « Les évangélistes de l’Empire ou l’ambition impériale », est tout aussi admirablement présentée. Je crois que Lacombe est la première chercheuse francophone à tenter de comprendre le « nationalisme » de ces intellectuels et de ces politiciens canadiens-anglais qui, durant un demi-siècle, ont été étiquetés comme « impérialistes » à la fois par les francophones et par les nationalistes anglophones d’allégeance libérale. Dans un superbe ouvrage intitulé The Sense of Power (1970), Carl Berger a montré que ce qualificatif était impropre et que, ayant étudié minutieusement l’évolution de l’idéologie « impérialiste » entre 1867 et 1914, « l’impérialisme était une forme du nationalisme canadien » : le nationalisme canadien britannique. Madame Lacombe rend hommage à l’ouvrage de Berger en en faisant bon usage, de même qu’à l’étude déjà ancienne de Norman Penlington sur le Canada et la Guerre des Boers. En outre, elle a parcouru avec soin une partie importante des nombreux écrits publiés dans périodiques et journaux. Plus que ne l’ont fait ses prédécesseurs et, je le répète, de manière convaincante, elle relève le caractère religieux de la pensée « impérialiste » et souligne le fait que de nombreux « impérialistes », mais pas tous, estimaient que l’unité anglo-saxonne incluait les États-Unis. Elle maintient aussi que le fait de se voir comme « un peuple élu », notion de nature religieuse, provenait, en fait, de la croyance dans la supériorité des institutions et de la société britannique ou anglo-saxonne. Pour les « impérialistes », la foi dans l’Empire correspondait, chez Bourassa et ses partisans, à la foi dans le catholicisme. Tout cela nous est parfaitement familier, mais fait ici l’objet d’une analyse approfondie.

Ce qui frappe, dans cette comparaison du « nationalisme » et de l’« impérialisme », c’est leur similitude, ce qui n’étonnera guère les spécialistes du nationalisme comparé. Au Canada, on a habituellement présenté ces deux idéologies comme opposées, en se fondant sur leur spécificité, mais Lacombe laisse entendre que ce sont précisément leurs ressemblances (bien qu’elles n’aient pas été identiques l’une à l’autre) qui les faisaient s’opposer. Lacombe soutient qu’une des choses qui les différenciaient — outre le fait que le « matérialisme » des « impérialistes » faisait contraste avec le caractère « spirituel » des « nationalistes » — tient à ce que la loyauté des Canadiens français allait au Canada, alors que celle des Canadiens anglais allait à l’Empire britannique. Cette thèse est insoutenable. Berger a démontré, hors de tout doute, que les « impérialistes » s’intéressaient d’abord au Canada, à ses intérêts présumés et à la manière dont l’Empire les servait. En ce sens, et à un degré qui échappe à Lacombe, ils étaient des nationalistes. Et Bourassa ? Il ressort, de la démonstration même de Lacombe, que le « nationalisme » de Bourassa, que sa conception du Canada et des intérêts du Canada, admettait qu’un rôle important puisse être tenu par une puissance étrangère : la Papauté. « Chez le leader nationaliste [Bourassa], la valeur ultime réside essentiellement dans les institutions catholiques que sont l’Église et la Papauté. » Comme on l’a un jour noté, le premier corps expéditionnaire canadien fut celui des zouaves pontificaux formés avec la bénédiction de Mgr Bourget.

S’efforçant d’établir le lien entre ces idéologies et la société, ou les sociétés, Sylvie Lacombe affirme, mais ne démontre pas, que la thèse de Bourassa prédominait au Canada français et celle des « impérialistes » au Canada anglais. Mais comment mesurer la prédominance ? Les travaux de Fernande Roy, de Paul-André Linteau, de Ralph Heintzman et de plusieurs autres laissent entendre que les Canadiens français vivaient dans un monde pluraliste, dans lequel Bourassa n’était certes pas le seul point de référence. De même le Canada anglais était-il loin d’être sous l’emprise idéologique des Grant, Parkins, Denison, Macphail et Leacock. Que dire, en effet, des Dafoe, Ewart, Atkinson, Woodsworth et Mackenzie King, dont les opinions sur l’« impérialisme » étaient remarquablement semblables à celles de Bourassa ? Comment pourrait-on, autrement, s’expliquer que, dans l’après-guerre immédiat, Mackenzie King et Ernest Lapointe ont mené le Canada à une autonomie planifiée par Bourassa et dont avaient été partisans de nombreux nationalistes libéraux du Canada anglais d’avant-guerre ? Cela montre que la société canadienne, à la fois chez les francophones et chez les anglophones, était beaucoup trop complexe et interreliée pour que les idéologies de groupes relativement restreints d’intellectuels puissent « [remettre] en cause les totalités sociales » (p. 14). Si « l’impérialisme fut une des formes du nationalisme canadien », le nationalisme de Bourassa fut une des formes du nationalisme canadien-français. Ou, peut-être plus précisément, une forme différente de nationalisme canadien.

En tant qu’histoire des idées, La rencontre de deux peuples élus est excellent ; en tant qu’ouvrage de sociologie de la connaissance, il exige d’être amélioré.