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L‘ouvrage sous la direction de Pierrette Daviau rassemble cinq textes d’Ivone Gebara, philosophe et théologienne écoféministe du Brésil. Trois de ces textes reprennent des propos tenus lors de conférences prononcées au Québec, en Ontario et en France :

  • « Les religions en mal de salut » (chapitre premier, conférence donnée lors du Congrès de l’Entraide missionnaire tenu à Montréal en septembre 2000) ;

  • « Féminisme et tradition chrétienne » (chapitre cinquième, conférence donnée le 19 septembre 1998, lors d’un colloque tenu à l’Université Saint-Paul d’Ottawa) ;

  • « Foi — Développement — Féminisme : une réflexion à partir de l’Amérique latine » (chapitre septième, texte paru dans les Actes du colloque « Foi et développement » tenu à Lyon les 5 et 6 avril 1998).

Par ailleurs, deux de ces textes sont inédits :

  • « La spiritualité du quotidien comme source » (chapitre troisième) ;

  • « L’écoféminisme : une éthique de vie » (chapitre neuvième).

Au regard de chacun de ces textes, des féministes québécoises et canadiennes ont été invitées à réagir en proposant un commentaire, un questionnement ou un prolongement : Denise Veillette, professeure de sociologie à l’Université Laval (chapitre deuxième) ; Pierrette Daviau, professeure à la Faculté des sciences humaines de l’Université Saint-Paul (chapitre quatrième) ; Yvette Laprise, membre du Réseau oecuménique des femmes du Québec et membre de la collective L’Autre Parole (chapitre sixième) ; Miriam K. Martin, professeure de théologie à l’Université Saint-Paul (chapitre huitième) ; et Heather Eaton, professeure à l’Université Saint-Paul (chapitre dixième).

L’ouvrage né de l’initiative du Centre de recherche femmes et traditions chrétiennes de l’Université Saint-Paul se veut un dialogue de femmes de l’Amérique du Nord avec une théologienne de l’Amérique latine qui, depuis plus de 25 ans, « remet en question les structures patriarcales de l’Église institutionnelle » et « cherche à investir d’un sens nouveau et de symboliques renouvelées l’anthropologie de la personne humaine déchirée… mais aussi sauvée dans le concret de son existence » (p. 61).

Il en résulte une source impressionnante de pistes qui ouvrent la voie à une manière de « faire théologie » et de remettre en question « l’imaginaire religieux dans son expression du mal, du péché, du salut, de l’incarnation, de la rédemption » (p. 2), la première de ces pistes étant précisément de « penser l’humain au-delà des religions » (p. 27). Selon Gebara, il faut reconnaître que « l’institutionnalisation des religions, ses codes de lois, ses dogmes et son credo ont trop souvent enlevé à l’imagination la possibilité de s’exprimer » (p. 30-31). Il importe donc, propose-t-elle, de « redonner sens » à l’angoisse existentielle qui « est source d’humanisation, de proximité, de compréhension, de solidarité, de réciprocité » (p. 31). On en arrive alors à découvrir que « l’expérience religieuse naît de nous, de la chaîne des relations de l’humain avec lui-même et avec le monde » (p. 31). Cette expérience partagée, conclut-elle, est déjà elle-même un salut.

Ces propos d’Ivone Gebara amènent Denise Veillette à réexaminer « la transcendance en dehors des catégories métaphysiques habituelles » de façon à la vivre, ainsi que le suggère la théologienne brésilienne, comme « une relation incluant les humains, les animaux, les plantes, la terre, le cosmos » (p. 41). C’est une invitation à l’urgence « de retrouver un sens à notre humanité et à définir un nouveau mode de vie collectif » (p. 46) à l’instar de ce que propose Jean-Claude Guillebaud dans l’ouvrage La refondation du monde (Paris, Seuil, 1999) cité par Denise Veillette.

C’est ainsi, constate Ivone Gebara, dans le chapitre troisième intitulé : « La spiritualité du quotidien comme source », que nous assistons à « une quête de spiritualité dans les différentes couches de la société » (p. 55) et cette quête, observe-t-elle, est nécessairement plurielle. « Il n’y a plus un centre de sens en dehors de nous. Il y a des centres, des racines, des sources, des puits » (p. 56) et le quotidien en constitue le lieu d’émergence.

Pour Ivone Gebara, le quotidien est « une réalité qui crée du sens, qui est génératrice de sens, qui a du sens » (p. 60). Ce quotidien ne peut pas être « seulement l’histoire dans laquelle nous sommes » (p. 62) mais « le moi » affirmé dans la densité du sujet, dans son étroite relation à tout ce qui existe aujourd’hui, à son implication existentielle dans tout ce qui le touche (p. 62). Il concerne donc « la mobilité du moi, avec son instabilité stable ou avec sa stabilité instable » (p. 62). C’est pourquoi, suggère-t-elle, il faut valoriser la dimension spirituelle du provisoire ; l’accueillir dans la précarité et la fragilité de ses expressions multiples ; l’aimer comme une réalité constitutive de notre être ; apprendre le sens qui l’habite (p. 72).

Cette invitation à retrouver « la simplicité du regard sur la vie qui nous entoure avec sa beauté et sa laideur, ses comédies et ses tragédies, avec son charme ou son désenchantement » ouvre la voie à une réflexion formulée par Pierrette Daviau concernant des approches mises en avant en contexte québécois pour inscrire la spiritualité « dans une quête laïque du spirituel » (p. 78) qui valorise la personne à travers le quotidien et revêt certaines couleurs féministes. À l’orée d’un nouveau siècle, Pierrette Daviau propose donc « de rivaliser d’audace pour renouveler la spiritualité, pour la sortir de ses linceuls, lui enlever ses bandelettes trop étriquées, trop contraignantes » (p. 95).

Dans le chapitre cinquième, Ivone Gebara situe son lieu de parole qui est effectivement son quotidien : quotidien « vécu dans la pluralité des lieux et des personnes, dans la pluralité des questions et des approches » (p. 99). Elle est en effet en contact « avec le monde des femmes du milieu populaire, des femmes des universités et des centres de recherche, de féministes de partis politiques et de syndicats » (p. 100). Elle est aussi fréquemment invitée par des groupes progressistes de différentes Églises et travaille à la construction de ponts oecuméniques.

Le constat d’Ivone Gebara est que « l’expérience chrétienne, tout particulièrement en Amérique latine, est marquée par un sens d’un monde hiérarchique à visage masculin où le pouvoir des hommes est finalement légitimé par Dieu » (p. 104). Il est donc difficile pour le féminisme de réussir à faire advenir le schéma de vie plus démocratique, inclusif et circulaire qu’il propose. Pour qu’une théologie différente ou une construction de sens soit possible, il faut, affirme-t-elle, assurer trois conditions : le provisoire, le « tribal », et le communautaire (p. 111).

C’est sous forme de « lettre ouverte » que la féministe chrétienne Yvette Laprise module ses variations autour des perspectives projetées par Ivone Gebara en vue d’une théologie différente. Yvette Laprise reconnaît, d’une part, l’oppression sociale, culturelle et religieuse des personnes démunies, « et plus spécifiquement celle des femmes captives de l’institution » (p. 115). Elle déplore, d’autre part, que « le féminisme à l’oeuvre n’arrive pas à faire passer ses valeurs » (p. 115). Elle rappelle enfin qu’au Québec « la Marche du pain et des roses, réalisée en 1995, à l’instigation de la Fédération des femmes du Québec a connu une vague de mobilisation sans précédent de citoyennes et citoyens issus de tous les secteurs de la société pour dire Non à l’appauvrissement et à l’exclusion qui frappent surtout les femmes » (p. 116). Elle met aussi en lumière l’expérience vécue, depuis un quart de siècle, par la collective L’Autre Parole qui s’applique à repenser, à partir des femmes et en tenant compte des femmes, les valeurs évangéliques de solidarité et de justice.

Comment peut-on parler de développement et de foi chrétienne sans se référer à l’action de divers groupes de femmes dans différents milieux ? C’est précisément autour de l’action de groupes oeuvrant en Amérique latine que Gebara articule, dans le chapitre septième, son propos : « Foi — Développement — Féminisme ». Il s’agit non seulement pour elle d’écouter la voix individuelle des femmes « mais leur voix collective dans la recherche de nouvelles relations humaines en différents domaines » (p. 128). Comme dans les différents pays du monde, le mouvement féministe en Amérique latine présente en effet « différentes couleurs et tendances » (p. 128).

Selon Ivone Gebara, on n’a pas tenu compte pour autant du fait que les questions de salut et de développement sont elles aussi plurielles. Une nouvelle éthique prenant en considération les problèmes réels des femmes doit donc prendre forme en s’intéressant à l’action de groupes de femmes travaillant à la campagne et dans les grandes villes, des innombrables catéchistes et agentes de la pastorale, des ouvrières anonymes « qui ont aidé, au milieu de bien des contradictions, à bâtir des communautés chrétiennes, à transmettre la foi, à garder l’espérance dans les situations les plus difficiles » (p. 141). D’où la nécessité pour nos sociétés de « s’ouvrir au pluralisme » de façon à assurer un partage plus démocratique des pouvoirs et mettre plus d’humanité dans la recherche de justice pour tous les êtres vivants.

C’est à partir de son expérience canadienne et nord-américaine que la théologienne Miriam K. Martin reprend les concepts de la triade Foi — Développement — Féminisme tels qu’ils sont analysés par Gebara. Elle déclare que le défi lancé par la théologienne brésilienne en vue d’une égalité socioéconomique plus vaste nous invite à considérer la féminisation de la pauvreté comme une réalité grandissante au Canada tout autant qu’en Amérique latine et à nous ouvrir à « une compréhension plus inclusive des relations socio-économiques, politiques et religieuses » (p. 158-159).

C’est d’ailleurs, selon Myriam K. Martin, une des contributions majeures d’Ivone Gebara, de proclamer « le nouveau paradigme qui donne accès à l’outil herméneutique nécessaire à l’élaboration d’une conception plus globale et inclusive de la réalité socio-politique, économique et religieuse » (p. 159). Peu importe donc notre nationalité ou la vision du monde que nous véhiculons, « nous ne pouvons étudier les structures de la société sans prendre en considération les contributions du féminisme et les défis qu’il suscite » (p. 159).

L’écoféminisme considéré « dans une dimension d’éthique sociale, c’est-à-dire dans une dimension qui touche nos comportements concrets » (p. 165) apporte, selon Gebara, des perspectives qui aident à comprendre comment l’être humain est « capable de produire l’exclusion économique et sociale » (p. 166). La culture patriarcale hiérarchique « classiste » et sexiste dans laquelle nous vivons a en effet laissé croire que certains groupes, et particulièrement les femmes, ne peuvent être « considérés comme des sujets historiques ayant égalité de capacités, de droits et même de citoyenneté » (p. 167) n’étant pas invités « à prendre part aux décisions privées et publiques qui concernent leur propre vie » (p. 167).

Le constat est, affirme Gebara, que dans nos Églises et dans notre théologie les femmes ont été traitées « comme des sujets non éthiques, c’est-à-dire des personnes incapables de prendre des décisions importantes sur leur vie » et sur celle de la communauté à laquelle elles appartiennent (p. 168). Elles ont été, par ailleurs, « les premières destinataires des écrits du Magistère en ce qui a trait à la famille et à la régulation des naissances » (p. 170). Il est grand temps, pense Gebara, que la réflexion féministe se penche sur cette situation et aide les femmes à devenir « des sujets historiques » capables « de risquer de façon responsable pour elles et pour les autres » (p. 172).

Gebara préconise à cet effet une anthropologie du « mélange » qui permette de « trouver des chemins pour devenir des sujets éthiques, des citoyennes à la recherche de justice et de solidarité, des femmes qui disent leur mot publiquement même au risque de se tromper » (p. 173). L’éthique, rappelle Gebara, ne peut jamais en effet « s’ériger en système totalitaire et statique » (p. 183), car « elle doit toujours être attentive à la complexité des situations et aux nouveaux éléments qui s’y ajoutent » (p. 183).

Poursuivant la réflexion amorcée par Ivone Gebara, Heather Eaton constate que, en dépit des avancées de la réflexion en éthique féministe, il faut déplorer l’écart qui persiste entre les perspectives développées à cet effet et la réalité de la vie des femmes, au Nord comme au Sud. Il existe toujours, en effet, au sein de la hiérarchie catholique, la notion que les femmes sont incapables de s’inventer et de déterminer leur avenir. Le vécu des femmes d’aujourd’hui est banalisé la plupart du temps. Aux yeux du Vatican, les femmes ne sont toujours pas « des sujets éthiques capables de prendre des décisions morales » (p. 191).

C’est pourquoi il importe, conclut Heather Eaton, de faire une large place aux prémisses fondamentales de l’éthique écoféministe radicale préconisée par Gebara, car « elles contiennent une critique radicale de la conscience patriarcale » (p. 199), elles s’opposent « aux notions d’éthique impérieuses et universelles » et elles invitent à « un agir collectif créatif et dynamisant » (p. 199).