Corps de l’article

Depuis quelques décennies, le roman haïtien s’éloigne progressivement de l’esthétique du réalisme merveilleux, comme ont pu le constater régulièrement les lecteurs de Gérard Étienne, Michel Monnin, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Frankétienne, Yanick Lahens, Marie-Célie Agnant ou Stanley Péan, par exemple, mais surtout Émile Ollivier. Il est sans doute trop tôt pour trouver un dénominateur commun pour cette « nouvelle écriture » et peut-être n’est-ce pas souhaitable, ni possible, mais il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les nouvelles tendances et sur les caractéristiques de ces oeuvres récentes qui les démarquent de ce qui a longtemps constitué « l’image de marque » de la littérature d’Haïti et des Caraïbes, plus généralement. Cette interrogation se fait depuis quelque temps, entre autres, sous le signe du baroque. Plusieurs ont déjà lancé le terme, et d’autres ont entrepris des recherches d’envergure pour tenter de vérifier l’hypothèse d’une écriture « néo-baroque » chez Ollivier et d’autres[1].

Par ailleurs, Émile Ollivier lui-même a déjà osé le mot en postulant que, s’il existe une tendance vers un « nouveau baroque », il s’agit peut-être en même temps d’un « nouveau réalisme ». Lors d’un débat à New York en 1994, il avait fait remarquer que :

le baroque n’est pas seulement un regard sur la réalité ou une manière de le dire ; il s’inscrit dans la réalité même de nos vies, quadrille le sol et le sous-sol de notre quotidienneté. J’ai gardé des images d’Haïti [qui] me montrent que le baroque éclate de partout. [… Je] viens d’une contrée où les habitants peuvent passer successivement, sans transition, de la réalité à la fiction, peuvent vivre simultanément plusieurs niveaux de la réalité[2].

Il est difficile d’établir dans quelle mesure ce « baroque » caractérise la réalité, mais il semble bien s’inscrire dans l’imaginaire d’une certaine production romanesque de l’actualité haïtienne (et caraïbéenne, plus largement[3]). Pour examiner cette hypothèse, nous nous arrêterons sur l’oeuvre d’Ollivier puisqu’elle présente plusieurs des caractéristiques associées naguère au baroque. Cependant, vu que la définition même du baroque a déjà fait couler beaucoup d’encre et comme ce n’est pas le lieu ici de reprendre ce débat, il ne s’agira dans la présente étude que d’en évoquer quelques traits pertinents. Par ailleurs, puisqu’il faut s’assurer de comparer ce qui est comparable et pour mieux mesurer le chemin parcouru depuis le réalisme merveilleux, nous nous intéresserons, en particulier, à la représentation et aux fonctions de quelques personnages féminins. Ceci parce que les personnages féminins constituent l’un des lieux d’ancrage les plus évidents de ce qui paraît « baroque » dans l’oeuvre d’Ollivier (et pour enchaîner sur des études faites antérieurement). Étant donné les contraintes de longueur, la réflexion portera essentiellement sur Mère-Solitude et Lesurnes scellées.

Avant d’aborder quelques exemples précis, il convient de rappeler les principaux traits associés au baroque et dont on peut relever la plupart chez Ollivier. L’on sait, en effet, qu’au-delà des controverses, il est généralement admis que l’esthétique baroque relève d’une logique de l’excès, du surplus, de l’extravagance, de l’imagination qui s’emporte et se complaît dans la prolifération et l’accumulation de l’hétérogène. Par ailleurs, le baroque est réputé exprimer un goût pour les métamorphoses et pour le simulacre, l’artifice, la mise en scène du spectacle ou la représentation des représentations. Dans sa « générosité » accumulative, il se plaît également dans la coexistence des registres que d’autres logiques préfèrent étanches : le sacré et le profane, l’animé et l’inanimé, le réalisme et le fantastique, etc. Cette sorte de « nivellement » de phénomènes hiérarchisés ailleurs se produit aussi dans le domaine du temps où le baroque procède volontiers à un effet de condensation ou de téléscopage qui fait coexister passé, présent et avenir. Ainsi l’univers baroque, s’il est spectaculaire et luxuriant, est-il aussi fait de déracinements, d’imprévus et d’incongruités. Il est déroutant, dans tous les sens[4].

Si, pour aborder la problématique de la représentation du féminin chez Ollivier et le rôle que jouent les personnages féminins dans la construction du baroque, l’on se réfère à l’esthétique du réalisme merveilleux, une première hypothèse se présente pour évaluer l’écart entre les deux approches, car une divergence assez marquée semble d’emblée se dessiner. Chez des auteurs comme Alexis, Roumain ou Depestre, les personnages féminins apparaissent le plus souvent comme des figures dynamiques qui sont l’incarnation même de la vie et de l’espoir[5], tandis que chez Ollivier, les personnages féminins semblent être plutôt complices de la mort, si elles ne sont pas déjà mortes et revenues à la poussière comme Noémie Morelli et Mona Monsanto au début des récits où elles apparaissent respectivement.

Prenons ne serait-ce qu’un exemple comme point de comparaison. Dans le roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Annaïse apparaît comme la vitalité incarnée dès son entrée en scène. Elle surgit subitement au milieu d’un paysage infernal, calciné, ravagé par la sécheresse, « d’une sale couleur rouillée[6] », où plus rien ne bouge sauf des corbeaux qui s’enfuient « dans un noir remous[7] » :

C’est là qu’il la rencontra. Elle avait une robe bleue rétrécie à la taille par un foulard. Les ailes nouées d’un mouchoir blanc qui lui serrait les cheveux, couvraient sa nuque. Portant sur sa tête un panier d’osier, elle marchait vite, ses hanches robustes se mouvant dans la mesure de sa longue foulée.

Au bruit de ses pas, elle se retourna, sans s’arrêter, laissant voir son visage de profil et elle répondit à son salut par un « Bonjour M’sieur » timide et un peu inquiet[8]

On voit à quel point cette apparition dans le récit est symboliquement fortement marquée. Annaïse se présente d’emblée comme une tache de couleur et de propreté au milieu d’un tableau tout en noir et gris « sale ». Elle est « robuste » et se déplace de façon dynamique, ne s’arrêtant même pas pour causer. Et surtout, elle revient du marché et porte un panier de provisions qui, en soi, anticipe sur son rôle dans le roman en symbolisant le retour de la vie et de la prospérité qui aura lieu à la fin du roman. Tout le long du récit, elle n’arrêtera d’ailleurs pas « d’avancer », devançant les autres villageois dans son évolution, laquelle l’amènera de la résignation fataliste (au début du roman) vers la prise en main du destin de la collectivité : elle perdra sa timidité, participera activement au projet de réconciliation des villageois, se révoltera contre mère, frère et cousin-prétendant, et elle héritera du savoir de Manuel — le secret de la source — qu’elle transmettra aux autres à la mort de son « prince charmant », alors qu’elle s’apprête en plus à donner naissance à un enfant, ultime signe de la victoire de la vie sur la mort.

L’évolution du personnage de Délira est analogue et, d’une certaine manière, encore plus dramatique : elle est littéralement accroupie dans la poussière, appelant la mort, au début, mais se remettra debout, grande et droite, à la fin du roman, pour rappeler aux « dissidents » leur « devoir de vivre », de faire la paix. La main qui remuait la poussière dans la première scène s’active à raccommoder un vêtement, à la dernière scène, activité tout aussi symboliquement marquée que la panier de provisions d’Annaïse. Et ce même type de dynamisme et de résistance face à la mort se rencontre chez les personnages féminins de J. S. Alexis ou Depestre, en Haïti, et chez Zobel ou Schwarz-Bart, en Martinique et Guadeloupe. Ces personnages sont tout sauf des « d’urnes scellées » !

Ce qualificatif conviendrait pourtant à bon nombre des personnages de l’univers romanesque d’Ollivier. La figure des Urnes scellées, du titre de l’ouvrage de 1995, est en effet très significative. Dans le cadre d’un récit du « retour au pays natal » qui commence par une visite au cimetière, il est clair qu’il s’agit d’urnes funéraires où sont renfermées les cendres des morts. La question est posée : tout le faste de la vie, n’est-ce qu’à cela qu’il aboutit ? Ces urnes sont scellées : est-ce la peine d’ouvrir pour disperser les cendres (les illusions ?) ? Peut-on renaître de ses cendres comme le voudraient les mythes anciens ? Ne vaudrait-il pas mieux contempler ces urnes, ces vases sculptés et ornés avec art selon l’imagination d’un artiste-créateur (voir la description du cimetière) ? Qu’y a-t-il derrière l’apparence sinon purement et simplement la mort ? Les résidus de la vie ? Pessimisme ? Non : le monde baroque est plus complexe et ambigu. La figure des urnes scellées se ramifie et se développe à travers un réseau (d’ouvertures scellées) où apparaissent aussi des « bouches scellées[9] », par exemple, et surtout les soeurs Monsanto. En effet, au-delà du titre, lorsque l’expression reparaît dans le texte du roman, c’est par rapport à la réputation que la rumeur populaire a faite aux trois filles de Sosthènes Monsanto dont la surveillance paternelle assidue a éloigné tous les prétendants : ainsi « des histoires de veillées […] colportaient que les filles Monsanto étaient des urnes scellées[10] ». L’on voit que la question de l’intérêt et du mystère que présentent ces « urnes scellées » se pose ici autrement !

Avant les soeurs Monsanto (dans la chronologie de publication des textes), les filles d’Astrel Morelli (dans Mère-Solitude) étaient déjà éduquées dans le sentiment de leur supériorité avec le même résultat : ni Eva Maria, ni Noémie, ni Hortense ne trouveront chaussure à leur pied. L’une sombrera dans la folie, l’autre dans l’alcoolisme, la troisième « mère solitude » célibataire, sera pendue sur la place publique. Pourtant, ce ne sont pas des personnages tragiques mais bien baroques. Eva Maria apparaît à cet égard comme le meilleur exemple puisque la représentation du personnage mobilise presque tous les traits associés généralement au baroque. Née pendant la campagne anti-superstitieuse, la plus jeune des soeurs Morelli porte les prénoms des deux premières femmes de l’humanité (dans la tradition biblique) et ce n’est pas le premier venu qui pourra lui faire un époux convenable. En fait, c’est Jésus lui-même qu’il lui faut, comme elle le révèle à Hortense après la cérémonie des funérailles du frère autodafé, Sylvain :

il est descendu de sa croix, il est venu vers moi à pas très lents ; il m’a embrassée sur les lèvres. Il m’a dit d’un ton viril […] : « Ce sont nos fiançailles qu’on célèbre, Eva Maria. Bientôt, tu vas m’épouser. Es-tu heureuse, mon amour… ? » — Voyons, Eva Maria ! » l’interrompit Hortense. « Doux Jésus, que je lui répondis, je ne saurais accepter nul autre mâle que toi[11]. »

Elle ne tardera pas par la suite à se croire « enceinte du seigneur[12] ». Ces passages révèlent clairement que le personnage est créé à partir de la coexistence des registres du sacré et du profane. Ce double registre se confirmera dans l’épisode qui évoque la visite en Haïti de l’empereur d’Éthiopie, annoncé comme le Roi des Rois[13]. Évidemment, dans la logique du personnage d’Eva Maria, le « Roi des Rois » ne peut être que son époux depuis si longtemps attendu. Elle met donc sa robe de mariée et va à la rencontre de son fiancé, portant une gerbe de fleurs lesquelles « ont l’aspect métallique des productions artificielles qui ornent habituellement les sépultures de luxe dans les grands cimetières[14] ». Si le bouquet paraît incongru, il est parfaitement assorti à sa robe, confectionnée de sa propre main :

Un énorme collage occupe tout le pourtour de la jupe, largement évasée et gonflée par une tarlatane. Pour le réaliser, Eva Maria a dû utiliser des découpures de magazines qu’elle a alliées à des objets réels : images de gratte-ciel et de poteaux indicateurs, d’interventions chirurgicales à coeur ouvert, de débris d’avions explosés en plein ciel, de restes de membres humains, de cadavres dépecés, d’échafauds, de gibets, de guillotine, de jouets d’enfants, d’automobiles du début du siècle, de chars d’assaut, de tanks de guerre.

Le mélange des registres, l’hétérogène, l’extravagance, la représentation des représentations (images découpées dans les magazines) et le télescopage du temps qui caractérisent le baroque sont mis à contribution dès le début de cette description. Mais cela ne suffit pas à une évocation réellement baroque de la robe : la facture même de cette description donne dans l’extravagance et la démesure, accumulant, en plus des découpures d’images provenant des magazines, des objets en trois dimensions :

Entre deux découpures, des articles ménagers, des cadavres de blattes éventrés, des pierres ponces, des épines d’acacia, des coquilles d’oeufs vides, des dés à coudre, des fourchettes, couteaux et autres ustensiles pour les manières de tables, des morceaux frais de viande saignante, des filets de morue séchée, des variétés infinies de pinces, bistouris, clous de girofle et des graines de carvi ; bref, les images les plus baroques mêlées aux objets les plus hétéroclites.

Mais cela ne suffit pas encore à l’esprit baroque ; finalement cette folie descriptive déborde de la robe pour atteindre le corps même du personnage :

Sur sa poitrine droite, elle avait dessiné un sein blet, tuméfié, dévoré par un chancre et traversé d’un biberon emmanché d’une tétine rongée. Eva Maria porte sur elle les règnes animal, végétal et minéral réunis exceptionnellement dans un moment d’apocalypse[15].

Nous sommes manifestement très loin ici du symbolisme paradisiaque de la robe bleue et du panier de provisions d’Annaïse de Jacques Roumain.

Par sa robe de mariée, Eva Maria incarne tous les malheurs qui ont jamais accablé l’humanité et elle va à la rencontre du Seigneur, du Sauveur. Cependant, lorsqu’elle se trouve face à ce « prince[16] », elle s’aperçoit qu’il n’est qu’un « petit homme brun[17] » plutôt ordinaire et elle lui crache au visage, sans que celui-ci comprenne ce qui lui arrive. Cette déception la fera basculer définitivement dans la déraison et la rumeur populaire la transformera en légende :

La chronique bavarde rapporte que des mères avaient avorté de foetus à la seule vue d’Eva Maria quand elles n’avaient point accouché lors même que leur période de parturition fut loin du terme, d’enfants nés difformes, car au cours de leur grossesse elles avaient seulement rêvé de la Mariée, une nuit de sommeil agité[18].

Il apparaît ainsi que, si des personnages comme Annaïse incarnent l’espoir et la victoire des forces de la vie sur celles de la mort, Eva Maria et ses « consoeurs » semblent plutôt incarner les espoirs déçus (face aux discours religieux, notamment, qui promettent des Sauveurs) et la crainte que l’humanité s’en va inexorablement vers sa perte.

Par ailleurs, les autres personnages féminins du roman Mère-Solitude, tout aussi « baroques », ne sont pas davantage porteurs d’espoirs d’un avenir meilleur. Hortense, l’aînée des soeurs Morelli, est créée sur le double registre du masculin et du féminin : les méchantes langues font d’elle une hermaphrodrite[19], tandis que dans la « dynastie » des Morelli, elle aura à cumuler les rôles de la mère et du père, auprès des plus jeunes, à la mort des parents. Ses « visions » et « délires » appartiennent plutôt à la dimension sacrée du vaudou, tandis que ses amours éphémères ou impossibles avec un danseur de corde de passage et le domestique sans âge, Absalon, la ramènent à la réalité de la vie végétale, la vie du corps et de ses racines africaines. Personnage « autosuffisant » (dans le double sens de « suffisance »), Hortense ne trouvera finalement que l’alcool pour noyer l’insensé de son existence solitaire.

Quant à Noémie, elle se présente comme un personnage né de la fusion des deux images archétypales de la femme : la Mère, figure « sacrée » presque universelle, et la prostituée, femme-objet qui appartient à tous et finalement à personne, ni même à elle-même, et qui mourra de manière spectaculaire sur la place publique. Elle aussi se perd dans le labyrinthe de la vie à laquelle on ne sait plus quelle orientation donner et elle perd tous ceux dont elle est l’obsession qui les condamne aussi à la solitude — « noème » (au sens philosophique) occupant entièrement l’esprit, elle devient le lac devant lequel, tel Narcisse, chacun s’absorbe en lui-même. Jeune et déjà complice de la mort, Noémie se situe à l’opposé des Mères mythiques qui, comme Délira, dans leur vieillesse, se relèvent de la poussière pour dispenser force et sagesse à tout un village de fils retrouvés, à la mort du fils unique adoré.

Si, à la lumière de ces quelques exemples, on revient maintenant aux caractéristiques marquantes de cette « nouvelle » esthétique du roman haïtien, la divergence par rapport au réalisme merveilleux est assez manifeste. Il est vrai que, pris séparément, plusieurs de ces traits se retrouvent également dans l’esthétique du « réalisme merveilleux », expression qui, en elle-même, signale la coexistence de deux registres. Des phénomènes de métamorphose, le goût de la théâtralité, un certain emportement de l’imagination peuvent se rencontrer dans des textes associés plutôt au réalisme merveilleux (chez Depestre ou Chamoiseau, par exemple). Cependant, dans l’ensemble, l’univers des contes et des textes qui portent la marque de cet héritage des traditions orales (Roumain, Depestre, Alexis, Fignolé, etc.) est un univers plutôt cohérent et rassurant. Le Bien et le Mal, les Bons et les Méchants s’y distinguent nettement. Le héros, s’il est démuni au départ et s’il fait face a bien des difficultés, comme la petite Persillette du conte rapporté dans Léonora par Dany Bébel-Gisler[20], « la petite fille au grand courage » qui doit se battre contre diables et soukougnans, ce héros qu’on retrouve aussi dans Manuel chez Roumain ou Hilarion chez Alexis, entreprend une quête qui aboutira grâce à plusieurs « adjuvants » et avec l’aide d’objets magiques. C’est un univers où l’humain, la nature et le surnaturel sont complices et où, s’il y a bien des loups-garous du genre de Gervilen ou Troujillo, il y a aussi des guides et des sauveurs comme Roumel et Manuel qui font en sorte que le récit se termine toujours sur une note d’espoir. C’est un univers essentiellement sensé. Dans son roman Pluie et vent sur Télumée Miracle, Simone Schwarz-Bart note que les gens s’empressent toujours de tirer de tout événement, heureux ou malheureux, une histoire, « une histoire qui ait un sens, avec un commencement et une fin, comme il est nécessaire, ici-bas, si l’on veut s’y retrouver dans le décousu des destinées[21] ». En effet, dans les récits du réalisme merveilleux, les personnages et le public « se retrouvent » dans « le décousu des destinées » ; on explique l’inexplicable, on peut résoudre l’insoluble, comme le rappelle aussi J. S. Alexis en recommandant aux romanciers de s’inspirer des conteurs.

Sans que cela n’aboutisse à un procédé scolastique ou apparent, de l’histoire racontée par nos « simidors », nos « composes » et nos « tireurs », se dégagent toujours trois questions angoissantes : Qu’est l’homme ? Où va-t-il ? Comment vivre ? Dans mon oeuvre je crois que l’on peut toujours trouver ces questions et des réponses précises. […] La merveille est le vêtement dans lequel certains peuples enferment leur sagesse et leur connaissance de la vie[22].

Et si l’esthétique du réalisme merveilleux se construit à partir d’un recours systématique au figuratif et au symbolique comme le note également Alexis[23], s’il hérite des « pratiques du détour » de la tradition orale, pour reprendre l’expression de Glissant[24], ces « détours de l’expression » s’affichent et invitent au décodage. Réfléchissant sur les récits des conteurs, Glissant précise :

On n’y trouve presque jamais la relation concrète des faits et gestes quotidiens, mais en revanche l’évocation symbolique des situations. Comme si ces textes s’efforçaient de déguiser sous le symbole, de dire en ne disant pas[25].

Et le public sait que cela « veut dire » quelque chose, que ce « déguisement » renvoie à une « vérité » (inter-dite). Ainsi le texte fait croire que le monde, comme lui, reste déchiffrable, que la surface, l’apparence est la manifestation d’un fond, d’un réel qui reste « saisissable », accessible aux systèmes signifiants dont disposent les humains.

Or, si l’on résume de la même manière l’univers des romans d’Ollivier en supposant qu’on peut le qualifier de « baroque », il s’avère que les choses s’y passent tout autrement. Si l’on y retrouve des héros qui s’en vont en quête de quelque trésor perdu, ce qui est littéralement le cas d’Adrien Gorfoux dans Les urnes scellées et presque aussi littéralement la quête de Narcès Morelli dans Mère-Solitude (où le personnage-narrateur s’efforce de percer le mystère de la mort de Noémie, sa mère), ces entreprises d’élucidation n’aboutissent pas. Le monde est devenu un labyrinthe (une jungle) où l’on se déplace sans cesse mais pour revenir au point de départ — c’est aussi littéralement le cas de « l’archéologue » des Urnes scellées qui rentrera au Québec après son « retour au pays natal ». Il n’y a pas d’issue, on n’arrive jamais « à destination ». L’individu se heurte partout à des surfaces, à une multiplicité de reflets qui le renvoient à lui-même : le monde est devenu impénétrable. Qu’est l’homme ? Où va-t-il ? Comment vivre ? On n’en sait plus rien : l’univers « baroque » est fait de questions sans réponses (ce que le style d’Ollivier traduit par l’abondance de phrases interrogatives, notamment). La vie peut être spectaculaire, elle se donne beaucoup à voir (et à décrire : l’esthétique baroque se construit, entre autres, à partir de descriptions très élaborées)… mais très peu à comprendre.

Quelques hypothèses en guise de conclusion

En partant des réflexions proposées ci-dessus sur certaines figures féminines de Mère-Solitude et des Urnes scellées, il semblerait qu’à travers ce « baroque » incongru, les romans d’Ollivier évoquent les malheurs de l’humanité et le retour inéluctable de toute vie à la « poussière originelle ». Il faut donc se demander ce que signifie cet amalgame du féminin, du baroque et de la mortalité humaine. Deux hypothèses peuvent être formulées à cet égard.

Si l’on s’interroge sur l’origine des mésaventures d’Eva Maria, on peut postuler aussi qu’elle incarne un certain « détournement » du discours chrétien. L’on sait par exemple que certaines communautés de religieuses se considèrent comme épouses du Seigneur pour lui consacrer leur vie. Ainsi Eva Maria est-elle en fait victime d’une interprétation trop concrète et univoque de ce qui est un discours largement figuratif. Le personnage se présente donc, dans un contexte discursif plus large, comme la représentation de tous les méfaits — souffrances, délires, violences mortelles — qui résultent de l’interprétation partiale et intéressée des discours religieux mais également d’autres discours sociaux. En fait, le collage hétéroclite de la robe de mariée rappelle qu’il faut se méfier des discours, que la mort naturelle n’est rien comparée aux ravages causés par le « détournement » des discours (nationalistes, scientifiques, etc.). Ce sont des illusions discursives — comme le mythe du Sauveur, les contes du prince charmant ou des généalogies établissant la « supériorité » de certains — qui provoquent bon nombre des « fausses couches » de la société humaine.

Il apparaît même que la plupart des personnages de Mère-Solitude sont victimes des discours qu’ils tiennent ou qui leur sont tenus : Bernissart sera assassiné à cause des interprétations imprévues (figuratives) de ses propos sur les dinosaures ; les soeurs Morelli — comme les filles Monsanto — sont victimes des discours voulant qu’elles soient au-dessus du commun des mortels, sur l’échelle sociale ; Noémie se sacrifie pour son frère puisqu’elle a été élevée dans la conception que la vie d’un homme vaut plus que la vie d’une femme — ce qui signifie qu’en fait son sacrifice sera inutile puisque Tony Brizo sera remplacé immédiatement tandis que Narcès vivra dans l’obsession maladive de sa mère disparue. Il est à noter par ailleurs que le roman s’ouvre sur une histoire que Noémie raconte à Narcès lorsque celui-ci lui demande pourquoi il n’a pas de père comme les autres enfants. Or, cette histoire est manifestement fausse et la suite du texte illustrera amplement que les histoires fausses ne règlent rien, ne peuvent servir de réponses à des questions existentielles. Mais en mettant en évidence la polysémie des énoncés comme ceux concernant le Roi des Rois ou les dinosaures, le texte suggère que la situation est en réalité plus « grave » encore puisque, d’une certaine manière, tous les discours relèvent en fait de l’invention : toutes les histoires, à la limite, sont fausses.

Et c’est ici que le baroque, comme esthétique, entre en ligne de compte, me semble-t-il. En fait, le baroque déconstruit les récits « sensés » pour fabriquer des images. Tandis que le réalisme merveilleux est l’héritage et la continuation d’une tradition discursive (celle des contes et légendes de l’oralité et de la résistance à l’oppression[26]), cette « nouvelle esthétique » qui caractérise les oeuvres d’Ollivier (et d’autres) semble, en effet, s’inspirer plus directement du réel et se présente davantage comme une esthétique descriptive[27]. En faisant apparaître l’incongru du réel, ces textes exposent le mensonge de tous les discours qui s’efforcent d’y mettre de l’ordre et qui prétendent éclaircir les mystères.

Autrement dit, cette esthétique « baroque » met en évidence l’illusion de l’adéquation, de la suffisance des signes par rapport au réel. D’où les effets de prolifération : on pourra toujours multiplier les signes, les histoires, les « scènes » (au sens théâtral), on n’aura jamais tout dit, tout compris. Une des premières descriptions de la ville qui figurent dans Mère-Solitude est ponctuée trois fois par la remarque : « Cette ville, on n’aura jamais fini de la décrire[28] ! » Ce qui nous ramène au féminin. S’il y a, chez Ollivier, une sorte de prédilection pour les personnages féminins, c’est peut-être pour les mêmes raisons : la femme, « on n’aura jamais fini de la décrire ». Ainsi, en fin de parcours, tout cela aboutit à une sorte de lieu commun des plus anciens : la femme reste l’ultime mystère insondable de la vie… avec la mort ! Du point de vue des hommes, du moins, faut-il le croire…