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Les généalogies de la citoyenneté d’Engin Isin ne sont pas simplement une histoire de la citoyenneté ; il ne s’agit pas d’expliquer la naissance de la démocratie et les grandes dates de son évolution. L’objectif est plutôt de rendre compte des rapports de force déterminant cette histoire. La prémisse de départ de l’ouvrage est que l’histoire communément admise de la citoyenneté, loin d’être objective ou politiquement neutre, est le récit que nous ont offert les dominants — il emprunte l’expression à Pierre Bourdieu. Partant d’une représentation héroïque de la citoyenneté grecque antique, les dominants des époques subséquentes se seraient inscrits au coeur d’une tradition citoyenne glorieuse, faisant ainsi de l’histoire de la citoyenneté un continuum harmonieux, et de leur propre groupe une unité ou un ensemble homogène. C’est trop vite oublier, selon l’auteur, la nécessité de l’autre dans la constitution de l’être politique (being political). Son objectif est donc de faire ressortir l’importance de la relation d’altérité sise au fondement de la citoyenneté.

Depuis la Grèce antique, nous dit Isin, la citoyenneté n’est rien d’autre que le mode à partir duquel certains agents politiques se perçoivent comme vertueux, bons, supérieurs, et que l’on reconnaît comme tel. Pour reprendre une de ses formules : « la citoyenneté est ce point de vue particulier du dominant, qui se constitue lui-même comme un point de vue universel »[1]. La condition de citoyen est donc une vérité tronquée ; le problème, c’est que la plupart des historiens y croient et tombent dans le piège narratif des dominants. Par conséquent, l’histoire de ces derniers nous est bien connue, mais celle de leurs autres l’est moins. Surtout, cette histoire nous empêche de comprendre la constitution de l’être politique, car elle cache les luttes et les conflits ayant lieu dans l’espace social où cet être se constitue, et qui lui sont nécessaires. Pour l’auteur, ces luttes internes sont des conditions de la politique en ce sens où ce sont elles qui déterminent à la fois le contenu — les droits et les obligations qui lui sont liés — et l’étendue — les critères d’inclusion — de la citoyenneté.

On comprend que la citoyenneté n’est pas seulement, pour Isin, un statut légal abstrait, mais bien plutôt une pratique sociale qui n’est rendue possible qu’à travers cette relation d’altérité dans laquelle se trouve le citoyen. Comme il l’affirme dès les premières pages de son livre, être politique (being political), c’est avant tout « se constituer simultanément avec et contre les autres comme un agent capable de jugement sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste ». Et il ajoute que « la citoyenneté et l’autreté (otherness) ne sont donc pas vraiment deux conditions différentes, mais deux aspects de la condition ontologique qui rend la politique possible »[2]. Pour rendre compte de ce phénomène, Isin nous présente une série d’« investigations généalogiques » de la citoyenneté vue, non pas dans la perspective du dominant, mais dans la perspective du rapport que le citoyen a toujours entretenu envers l’autre. Il ne faut pas s’y tromper : son but n’est pas de donner la parole aux exclus, mais de démontrer que les différentes façons d’être politique « n’existent pas en elles-mêmes, mais seulement en relation les unes avec les autres »[3].

Son travail se situe ainsi dans le cadre de ce qu’il appelle la logique d’altérité. Contrairement à ce qu’il nomme la logique d’exclusion, qui s’appuie généralement sur la prémisse selon laquelle les entités politiques sont homogènes, et qui ne s’intéressent donc qu’aux « autres transitifs ou distants » (transitive/distant others) — il pense par exemple à ce que représentaient les barbares chez les Grecs - il met pour sa part l’emphase sur les « autres immanents » (immanent others), avec qui les citoyens partagent le même espace social. Cela dit, l’intention d’Isin n’est pas de rejeter en bloc la logique d’exclusion, mais plutôt son hégémonie méthodologique. Pour lui, les deux types de logique — altérité et exclusion — ne sont pas incompatibles, mais elles ont chacun un objet différent ; si la logique d’altérité s’intéresse à ceux par qui l’individu se fait politique, la logique d’exclusion s’intéresse à ceux qui se situent hors de l’espace public ou du domaine social, ce sont les ennemis. Les deux logiques sont nécessaires, mais pour des raisons différentes. En utilisant la logique d’exclusion comme seule méthodologie permettant de tout expliquer, les théoriciens font de l’autre un être complètement étranger au citoyen, et ils échouent à expliquer comment ce dernier devient politique. En fait, ils endossent l’harmonie narrative des dominants. Cette critique de la logique d’exclusion lui permet d’égratigner Carl Schmitt au passage (ce qui n’est pas très original, nous en conviendrons) : pour Isin, la célèbre dialectique schmittienne ami/ennemi, loin d’être essentielle au politique, se situe en dehors de celui-ci…

Max Weber n’échappe pas non plus à sa critique. Bien qu’il reconnaisse sa propre dette à l’égard du sociologue allemand, il lui reproche deux dogmes méthodologiques qui sont à son avis non fondés : l’orientalisme, et son corollaire, le synoécisme (synoecism), que l’on peut définir comme une façon de concevoir les entités politiques comme étant réellement unifiées. En fait, ce qui le dérange surtout chez Weber, c’est cette idée selon laquelle l’histoire de la citoyenneté serait la démonstration de la supériorité de l’Occident sur l’Orient. Ce qu’affirme Weber, c’est qu’en Orient, où les entités politiques impériales ou princières (et donc leurs armés) étaient déjà trop ancrées sur un territoire, et étant donné la place qu’occupait la magie au sein des religions orientales, et l’importance de celle-ci sur la division de la société en clans ou en tribus, les villes n’ont pas pu se développer, à l’instar des villes occidentales, comme des entités politiques libres, autonomes, et surtout unies — il en parle comme s’il s’agissait de fraternités (city as a brotherhood). C’est ce qui expliquerait que la citoyenneté, et donc la liberté politique, n’ait pu se développer qu’en Occident.

Isin ne peut accepter cette thèse de la supériorité, qui est, selon lui, aveugle à la fois au colonialisme et à l’hétérogénéité inégalitaire que l’on retrouve au fondement des villes occidentales. Mais cette illusion s’explique certainement en partie, comme l’auteur nous le rappelle, par le fait qu’ « étant lui-même un citoyen typique (Weber se décrivait lui-même comme un bourgeois, c’est-à-dire un citoyen), peut-être [Weber] n’était-il pas aussi sceptique et interrogateur qu’il aurait dû l’être face aux récits qui lui furent légués par les citoyens, et il n’a donc pas considéré que ça faisait problème de transmettre cette même narration »[4]. Cela dit, Isin ne rejette pas en bloc l’oeuvre de Weber, au contraire, il part d’elle. Seulement, en rejetant son orientalisme et son synoécisme, il refuse la logique d’exclusion sur laquelle il fonde son travail : au lieu d’expliquer la citoyenneté à partir d’un autre lointain et caricatural (l’Orient) comme le fait Weber, Isin le fait à partir de l’espace politique où évolue le citoyen. Il calque donc la méthode weberienne, mais plutôt que de prendre l’autre distant comme levier de la citoyenneté occidentale, au lieu de prendre pour acquis la narration historique de ceux qu’il appelle citoyens, il s’intéresse d’abord à la relation d’altérité qui existe au coeur même de l’espace social où se définit l’être politique. Surtout, il retient de Weber l’importance de la ville pour la constitution de celui-ci.

Voilà un autre aspect original de ce livre : le fait d’associer la citoyenneté en premier lieu à la ville. Si la citoyenneté est une pratique sociale, il s’agit d’une pratique d’abord « urbaine », au sens où c’est la ville qui est pour lui, toujours, le lieu d’accueil des nouvelles pratiques citoyennes. Il faut dire qu’Engin F. Isin est d’abord un spécialiste de la question urbaine. Professeur associé pour le programme d’études urbaines à l’Université York de Toronto et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études de la citoyenneté, il se consacre depuis des années à faire la preuve du lien ténu qui existe selon lui entre ville et citoyenneté. Cette généalogie trouve donc sa place dans le cadre plus large de son oeuvre : pour lui le politique naît de l’hétérogénéité ; et la ville est le lieu par excellence de rencontre de la différence. Ainsi, ce livre lui permet de faire témoigner l’histoire de cette thèse. Tout le phénomène que nous avons décrit jusqu’à maintenant est donc essentiellement un phénomène « urbain », d’où le nom du premier chapitre, celui dans lequel toutes ses considérations méthodologiques sont exposées : City as a Difference Machine. Il y affirme que « la ville est le champ de bataille dans lequel les groupes se définissent, revendiquent, se battent. C’est là où s’articulent les droits et les obligations liés à la citoyenneté. » Et il ajoute que : « le fait d’être politique surgit en même temps que la ville. Il n’y a pas d’être politique hors de la machine »[5].

Comment tout cela s’exprime-t-il du point de vue historique ? L’auteur nous présente ce livre comme une investigation généalogique de la citoyenneté en tant qu’altérité. La construction du livre suit donc cette idée, étudiant successivement, au long des chapitres du livre, la polis, la civitas, la christianopolis, l’eutopolis, la métropolis et la cosmopolis. Isin nous avertit cependant qu’il ne s’agit pas de modèles idéaux, mais de moments de l’histoire où nous pouvons aisément percevoir les luttes menant à la réarticulation du contenu et de l’étendue de la citoyenneté. Pour mieux comprendre son investigation, nous pouvons prendre la cosmopolis en exemple, puisque nous y vivons. Qui sont les citoyens aujourd’hui ? Ce sont les professionnels, les entrepreneurs, l’élite intellectuelle ou économique, et ces « citoyens » se définissent comme tels, c’est-à-dire comme de bons citoyens, en opposition aux immigrants, aux sans-abris, aux squeegees ou aux hooligans à travers différentes stratégies et technologies. Parmi ces dernières, les deux récits paradigmatiques que sont la post-modernisation et la mondialisation sont sans nul doute ceux qui ont collaboré le plus au renversement des anciens modes de la citoyenneté, fondés sur la « stratégie bourgeoise de nationalisation » selon l’expression de l’auteur. Contrairement aux professions disciplinaires qui formaient l’essentiel des citoyens de la métropolis, et qui se trouvaient en rapport direct à l’État, les professionnels entrepreneurs d’aujourd’hui se libèrent de celui-ci (Isin affirme, par exemple, que les universitaires font toujours partie de la « citoyenneté », car ils se sont adaptés au nouveau paradigme de l’entreprise). Comme il le dit :

le fait le plus significatif de la professionalisation entrepreneuriale (entrepreneurial professionalization) a été de « reconcevoir » l’État-providence : en privatisant les services publics […], en commercialisant les services de santé, l’assurance sociale […], les collèges et les universités, en introduisant des formes nouvelles de gestion professionnelle dans les services publiques inspirées du secteur privé […] et en plaçant l’emphase sur la responsabilité personnelle des individus, de leurs familles et de leurs communautés pour leur propre bien-être[6] .

Enfin, il prend évidemment soin de nous démontrer que cette nouvelle articulation de la citoyenneté d’entreprise prend racine dans la ville ; ce qu’il fait en partant des travaux d’Otto Gierke, d’Émile Durkheim et, plus près de nous, de Thomas Bender[7].

Tout cela est vite dit pour présenter un livre si dense et tout aussi érudit (la bibliographie est en elle-même un outil de travail précieux). Nous avons d’ailleurs laissé de côté nombre de considérations conceptuelles ou méthodologiques formulées par l’auteur. Mais bien qu’il était impossible de toutes les présenter dans l’espace restreint qui nous est alloué, notons cependant qu’un des problèmes de ce livre, aussi paradoxale cela puisse-t-il être, est qu’il y a à la fois une surenchère de concepts, et un manque de clarté conceptuelle (peut-être causé par la surenchère). On arrive difficilement, par exemple, à distinguer les notions de stratégies et de technologies, on se perd entre leurs types (solidaristic, agonistic, and alienating strategies and technologies) et leurs modes (l’affiliation, l’identification, le conflit, la compétition, l’exclusion, l’oppression, etc.), ou entre les différents concepts empruntés à Foucault ou à Bourdieu. Malgré cela, et grâce à l’originalité de sa thèse, le livre d’Engin Isin s’avère indispensable à toute personne s’intéressant à l’histoire de la citoyenneté bien sûr, mais surtout au lien, peu fouillé jusqu’à maintenant, entre la philosophie politique et la ville comme unité d’analyse potentielle de cette discipline.