Corps de l’article

Les écrits sur l’économie sociale et l’économie solidaire (Berger et Michel, 1998 ; Laville 1992, 1994 ; Lévesque et Ninacs 1997 ; Roustanget al., 1996) font ressortir l’existence d’un type de services appelés « services de proximité ». Ces services peuvent être définis comme une réponse matérielle ou immatérielle à un besoin jugé « d’utilité sociale », qui se veut physiquement et socialement proche de la population desservie. La proximité physique renvoie au territoire d’intervention des organismes prestataires et, en milieu urbain, à la question du quartier. La sociologie urbaine n’a cessé de s’interroger sur cette unité sociospatiale depuis ses débuts (Park, 1925 ; Gans,1962 ; Coing, 1966 ; Keller, 1968 ; Ahlbrandt, 1984 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989 ; Grafmeyer, 1994 ; Asher, 1998 ; Authier, 2001).

En s’adressant, dans la plupart des cas, aux populations « fragilisées » vivant dans des quartiers « sensibles », les services de proximité peuvent-ils contribuer à la construction d’une « identité de quartier » favorisant le renforcement à la fois d’un « nous » sociospatial et les liens tissés entre les individus appartenant à ce « nous » ? Cette question nous semble d’autant plus pertinente que, dans un contexte de désengagement de l’État et de redéploiement de ses interventions en matière de régulation des problèmes sociaux, les services de proximité qui s’inscrivent dans l’économie sociale et solidaire sont appelés à se multiplier et à épouser le quartier comme référent territorial en milieu urbain. Il est alors opportun de se demander si l’« utilité sociale » de ces services dépasse la simple réponse à un besoin précis et si leur « valeur ajoutée » ne réside pas dans leur apport à une cohésion sociale qui repose, entre autres, sur une identité de quartier raffermie. Pour répondre à cette question, nous avons sélectionné neuf services de proximité situés dans trois quartiers de la ville de Montréal et avons procédé, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, à des entrevues semi-dirigées auprès des responsables de ces services et de leurs travailleurs et travailleuses habitant le quartier de localisation de ces derniers. Afin d’évaluer la contribution des services à l’identité de quartier, nous avons pris en compte leur assise territoriale, leur participation à des tables de concertation de quartier et l’impact qu’ils peuvent avoir sur le sentiment d’appartenance au quartier de leurs travailleurs et travailleuses.

Dans cet article[1], nous traitons d’abord de la notion de « services de proximité » en lien avec l’économie sociale et l’économie solidaire, puis de la notion de quartier, qui recouvre une réalité multidimensionnelle. Ensuite, nous présentons brièvement les quartiers et les services étudiés de même que le profil des personnes interrogées. Enfin, nous évaluons l’importance du quartier comme assise territoriale des services sélectionnés, et examinons le type de rapport que les travailleurs et travailleuses de ces services entretiennent avec leur quartier et tentons de répondre à la question suivante : est-ce que l’identité de quartier à laquelle contribuent les services de proximité est transmise à leurs travailleurs et travailleuses ?

1. Les services de proximité

Le développement des services de proximité apparaît, pour certains, comme l’une des voies possibles pour contrer les effets d’une triple crise sévissant dans la plupart des pays industrialisés occidentaux : une crise de l’emploi, une crise de l’État-providence et une crise de certains quartiers urbains (Favreau, 1994). Ce type de services comprend une vaste gamme d’activités, comme les soins à domicile, la préparation de repas, la garde d’enfants, le recyclage de déchets solides et l’animation culturelle (Berger et Michel, 1998). C’est en référence à l’économie sociale et à l’économie solidaire que nous les définissons.

a. L’économie sociale et les services de proximité

L’économie sociale est une vieille notion dont il existe plusieurs définitions (Lévesque et Ninacs, 1997 ; D’Amours, 1997). Au Québec, en rassemblant bout à bout les caractéristiques utilisées pour définir ce secteur constitué de mutuelles, de coopératives et d’associations sans but lucratif, on peut dégager la définition suivante : une production concrète de biens ou de services (Lévesque, 1989 ; COCES, 1996 ; GTES, 1996) par une entreprise (Lévesque, 1989 ; GTES, 1996) issue principalement de l’entrepreneuriat collectif (Lévesque et Malo, 1992 ; GTES, 1996) qui cherche à arrimer le social et l’économique dans une dynamique « territorialisée » de développement (Favreau et Lévesque, 1996) et dont l’impact s’évalue non seulement en termes économiques, mais aussi selon des critères de rentabilité sociale tels l’essor de pratiques démocratiques et la mise en place d’une citoyenneté active (GTES, 1996 ). L’enracinement local de l’économie sociale assurerait, notamment, une coordination intersectorielle et un maillage des expériences à l’échelle d’un territoire (Favreau et Lévesque, 1996). Par leur lien avec l’économie sociale, les services de proximité ont comme principal objectif le service aux membres ou à la collectivité plutôt que la recherche du profit, possèdent une autonomie de gestion par rapport à l’État, mettent en place un processus de décision démocratique, défendent la primauté des personnes et du travail sur le capital et sont fondés sur les principes de prise en charge et de responsabilité individuelle et collective (Chantier de l’économie sociale, 2001).

b. L’économie solidaire et les services de proximité

Plus récente que la notion d’économie sociale, l’économie solidaire peut être circonscrite plus facilement. Selon l’Agence pour le développement des services de proximité (ADSP) (1992), Berger et Michel (1998), Laville (1992 ; 1994), Roustanget al. (1996) et Lévesque (1994-1995), l’économie solidaire repose sur une mobilisation des acteurs, sur une libre association des personnes, sur une combinaison synergique entre l’économique et le social, sur une implication des usagers dans sa conception et son fonctionnement, et sur une hybridation des ressources marchandes (secteur privé), non marchandes (secteur public) et non monétaires (réciprocité et bénévolat). A priori, l’économie solidaire peut paraître abstraite, mais elle s’incarne dans les services de proximité. En effet, contrairement à la notion d’économie sociale qui accorde une importance relative à ces services qui ne représentent qu’un type d’activités parmi d’autres, l’économie solidaire fait de ceux-ci l’une de ses principales expressions. Dans cette perspective, les services de proximité sont définis non seulement en fonction de critères se rapportant à des territoires locaux, comme les quartiers et à la distance physique avec leurs usagers, mais aussi et surtout comme « des services qui, à partir d’une “impulsion réciprocitaire”, opèrent une construction conjointe de l’offre et de la demande » (Laville, 1992, p. 151). L’« impulsion réciprocitaire » résulte d’une prise de conscience commune à un besoin commun et favorise « la participation, l’appartenance, l’engagement et la complicité du citoyen, de l’usager et du travailleur, dans des projets qui leur appartiennent tout en les dépassant » (Beauchamp, 1996, p. 38). Quant à la construction conjointe de l’offre et de la demande, elle renvoie au rapport de réciprocité entre les producteurs et les usagers des services (Laville, 1992). La proximité qui définit ces services est donc à la fois spatiale, en référence au territoire, au quartier et au rapprochement physique avec l’usager, et relationnelle, à cause du lien entre les producteurs et les usagers.

2. Le quartier 

Le quartier constitue une réalité multidimensionnelle historiquement produite. Il correspond à un espace aux contours changeants n’ayant pas la même signification pour tous ceux et celles qui l’habitent. Il recouvre aussi un territoire défini par des limites physico-spatiales, un cadre bâti et une composition sociale spécifique. Il peut être compris, dans des proportions variables d’un groupe social à l’autre, comme un espace fonctionnel qui influe, en partie, en raison de sa morphologie et ses équipements collectifs, sur le mode de vie des habitants ; comme un espace symbolique forgé par des représentations sociales ; comme un espace relationnel abritant des formes de sociabilité éphémères aussi bien que des liens de solidarité durables. En somme, le quartier est caractérisé par des traits physiques, des populations, des fonctions, des symboles et des pratiques sociales (Morin et Rochefort, 1998).

a. Un espace subjectivé et un territoire objectivé 

Alors que le quartier apparaît pour certains comme un espace socialement obsolète (Ascher, 1995 ; 1998) dans un contexte où la mobilité physique et les réseaux sociaux favorisent une « déterritorialisation » du lien social (Wellmann et Leighton, 1981 ; Piolle, 1991), on observe qu’il sert, de plus en plus, depuis une vingtaine d’années, de référent à l’action publique et à l’action collective tant en Europe (Jacquier, 1991 ; Eme et Neyrand, 2001 ; Neveu, 2001) qu’en Amérique du Nord (Jacquier, 1992 ; Halpern, 1995 ; Donzelot et Mével, 2001 ; Morin, 2001). Le quartier peut être abordé, d’une part, comme l’espace subjectivé des pratiques quotidiennes des individus, espace dont on peut relativiser l’importance dans la modernité avancée, et, d’autre part, comme un territoire objectivé défini par un certain nombre de caractéristiques physiques, fonctionnelles et sociales faisant de lui un périmètre et un objet d’intervention en réponse à certains problèmes sociaux (chômage, pauvreté, violence, etc.) qui s’y concentrent.

b. L’appartenance au quartier : facteurs physiques et surtout sociaux

L’importance que revêt le quartier dépend à la fois de facteurs physiques et de facteurs sociaux. Le sentiment d’appartenance au quartier est lié aux conditions de vie, telles que des équipements publics de qualité, des commerces accessibles et des logements satisfaisants, aux relations sociales qui y sont tissées grâce aux rapports de voisinage, à la présence des personnes les plus fréquentées, aux « soutiens émotionnels » et à la participation à des associations, ainsi qu’aux caractéristiques des résidants (âge, revenu, type de ménages, origine ethnique, nombre d’années dans le quartier). Parmi tous ces éléments, les liens forts, comme les liens de parenté et d’amitié, sont, pour certains, primordiaux (Ahlbrandt, 1984 ; Dandurand et Ouellette, 1992), tandis que, pour d’autres, les liens faibles, relevant du « bonjour-bonsoir » mais permettant la reconnaissance de l’autre et la reconnaissance par l’autre, ont une aussi grande importance (Henning et Lieberg, 1996). Pour notre part, nous avons tenté de vérifier si le travail au sein d’un service de proximité joue un rôle dans ce sentiment d’appartenance au quartier.

3. Les quartiers et les services étudiés

Pour déterminer les services de proximité à analyser, nous avons d’abord procédé à un choix de quartiers. Puis, la sélection des services s’est faite de façon à tenir compte de trois modèles organisationnels. Enfin, les personnes à interviewer ont été identifiées suivant leur rôle dans ces services et en fonction de critères relatifs au sexe, à l’âge et au quartier de résidence.

a. Le choix des quartiers

Nous avons choisi trois quartiers de la ville de Montréal : Hochelaga-Maisonneuve, Centre-Sud et Plateau-Mont-Royal (carte). Les quartiers Hochelaga-Maisonneuve et Centre-Sud sont représentatifs des quartiers aux prises avec des difficultés socio-économiques : taux de chômage élevé, faible niveau de scolarité, nombre important de ménages vivant sous le seuil de faible revenu. L’origine du quartier Hochelaga-Maisonneuve remonte au début du XXe siècle avec l’annexion des municipalités d’Hochelaga et de Maisonneuve à la ville de Montréal. L’appellation Centre-Sud vient d’un rapport commandé par le Conseil des oeuvres de Montréal dans les années 1960, portant sur les zones de pauvreté. De son côté, le quartier Plateau-Mont-Royal est, depuis plusieurs années, l’objet d’un processus de « gentrification ». Ce quartier jouit d’une meilleure situation socio-économique et d’une image collective plus positive que les deux autres. Dans ces trois quartiers, l’émergence de services de proximité doit beaucoup à une forte dynamique communautaire.

b. La sélection des services de proximité

Trois critères ont été utilisés pour le choix des services de proximité. Premièrement, les services devaient être localisés à l’intérieur des trois quartiers. Deuxièmement, les services devaient correspondre le plus possible aux définitions retenues. Troisièmement, pour rendre compte de leur diversité, nous avons distingué trois modèles organisationnels en fonction desquels nous avons procédé à notre sélection : les « organismes communautaires », les « entreprises communautaires » et les « services de type mixte ». Les « organismes communautaires » impliquent fortement leurs usagers au sein de leur structure décisionnelle, offrent plusieurs services à une clientèle restreinte définie en fonction d’une appartenance à une communauté locale économiquement défavorisée, à un groupe social (les jeunes, les femmes, les personnes âgées, par exemple) ou à un groupe d’intérêt (les sans-emploi, les assistés sociaux) et demandent généralement une participation financière symbolique à leurs usagers puisque la prestation de services repose en grande partie sur le bénévolat. À l’inverse, les « entreprises communautaires » possèdent une structure décisionnelle hiérarchisée, offrent un seul service spécialisé à l’ensemble de la population et demandent une contribution financière équivalente au service rendu puisque celui-ci est généralement fourni par un travailleur rémunéré. Entre ces deux pôles, se trouvent les « services mixtes ».

Carte

Quartiers et arrondissements de la ville de Montréal (avant 2000)

Quartiers et arrondissements de la ville de Montréal (avant 2000)

-> Voir la liste des figures

Après avoir sélectionné plusieurs organismes sur la base de sources documentaires, nous avons pris contact, par téléphone, avec leur directeur ou directrice afin d’obtenir quelques renseignements supplémentaires : une brève description de leur mission, le nombre de travailleurs rémunérés, non rémunérés ou bénéficiant de mesures d’insertion en emploi, leurs principales sources de financement et leur territoire d’intervention. Neuf services de proximité (trois par quartier, chacun correspondant à un modèle organisationnel différent) ont finalement été retenus (tableau 1). Leurs principaux domaines d’activité sont les suivants : recyclage et prêt de jouets pour enfants, éducation populaire, restaurant communautaire, adaptation de logements, soutien familial, loisirs pour personnes âgées, livraison de repas et entretien ménager.

Tableau 1

Domaines des services de proximité étudiés en fonction du quartier et du modèle organisationnel

Domaines des services de proximité étudiés en fonction du quartier et du modèle organisationnel

-> Voir la liste des tableaux

c. Le profil des personnes interviewées

Après avoir rencontré le directeur ou la directrice de chacun des neuf organismes sélectionnés[2], nous avons interviewé, dans chacun des organismes, de trois à quatre travailleurs et travailleuses résidant dans le quartier d’implantation du service, pour un total de 30.

Le profil des travailleurs et travailleuses est diversifié puisque plusieurs critères ont été utilisés pour la sélection. Premièrement, nous voulions un nombre similaire de répondants féminins et masculins. Deuxièmement, nous souhaitions nous centrer, autant que possible, sur les individus âgés de 18 à 30 ans et de 45 ans et plus, ces deux groupes connaissant des problèmes particuliers d’insertion socio-économique. Cependant, une fois sur le terrain, nous avons haussé la limite supérieure du premier groupe d’âge à 33 ans et avons créé un troisième groupe d’âge : de 34 à 45 ans. Troisièmement, chaque quartier devait donner lieu au même nombre d’entretiens. Si ces trois critères ont guidé notre choix, il s’est rapidement avéré que, dans la mesure où certains services de proximité privilégient l’embauche d’individus appartenant à un seul groupe social (les jeunes, les personnes ayant 45 ans ou plus, par exemple) ou accueillent principalement une main-d’oeuvre de sexe féminin, il était presque impossible d’obtenir un « équilibre parfait » par quartier (tableau 2).

Tableau 2

Profil des travailleurs-résidants interrogés en fonction du quartier, du sexe et de l’âge (N = 30)

Profil des travailleurs-résidants interrogés en fonction du quartier, du sexe et de l’âge (N = 30)

-> Voir la liste des tableaux

4. Les services de proximité et l’identité de quartier

Pour évaluer l’apport des services de proximité à l’identité des quartiers au sein desquels ils sont localisés, nous avons d’abord pris en compte leur territoire d’intervention. Nous avons ensuite examiné leur participation à des tables de concertation territoriale, leur coopération autour d’un projet local pouvant contribuer à la formation de l’identité locale (Bassand, 1992). Enfin, nous avons cherché à savoir s’ils étaient en mesure de transférer une identité territoriale à leurs travailleurs et travailleuses qui résident dans leur quartier d’implantation, de façon à faire du quartier un territoire significatif d’un point de vue individuel. Pour cela, nous avons, en premier lieu, relevé, sur la base des entretiens, les facteurs favorisant la représentation du quartier comme un espace distinct et la création d’un sentiment d’appartenance envers celui-ci et, en second lieu, jaugé l’influence des services de proximité sur ces facteurs.

a. Les services de proximité et l’importance du territoire d’intervention

Pour analyser si le quartier était, d’une manière ou d’une autre, pris en considération par les organismes offrant des services de proximité, nous avons distingué trois critères d’intervention : géographique, qui correspond à un territoire donné ; social, qui renvoie à un groupe de personnes, une catégorie socio-économique ou une communauté ethnique ; et commercial, qui exprime la recherche d’une clientèle pour assurer la viabilité et la rentabilité économiques.

Plusieurs motifs peuvent expliquer la valorisation d’intervention reposant sur le critère géographique. Celle-ci peut, premièrement, servir à restreindre l’accès du service à la population résidante afin de répondre à des exigences d’ordre fonctionnel de l’organisme (nombre de places disponibles, financement limité, ressources humaines insuffisantes). Deuxièmement, elle aide à répartir les usagers entre organismes partenaires. Enfin, elle peut être un préalable à l’obtention de diverses subventions liées à des institutions octroyant des aides financières en fonction de territoires spécifiques. L’intervention fondée sur le territoire peut être imposée de l’extérieur, à cause du rôle prépondérant des bailleurs de fonds. Par contre, le choix territorial peut également être volontaire. En effet, lorsqu’un service cherche à instaurer des liens d’appartenance et d’entraide entre ses usagers ou ses bénéficiaires, ce qui est le cas des « organismes communautaires », la référence à un territoire semble une condition nécessaire à sa réussite. De plus, la référence géographique paraît un gage de qualité du service offert puisque la proximité spatiale garantit une proximité sociale et une réponse plus adéquate aux besoins exprimés.

Mais y a-t-il correspondance entre le critère d’intervention géographique et le quartier ? À la lumière de nos entretiens, la réponse s’avère ambiguë. En effet, selon le contexte, les interlocuteurs et les raisons invoquées (une demande de financement, un rappel historique, la participation à un événement public, etc.), l’intervention territoriale emprunte différentes formes. Le quartier, l’arrondissement ou toute autre délimitation spatiale objective s’impose lorsqu’un service de proximité cherche à profiter d’un financement relié à une institution ou à un organisme qui s’y identifie.

Le quartier, pour moi, c’est Centre-Sud […]. Puis, il faut aussi qu’on soit Plateau parce que […] la corporation de développement économique communautaire qui nous a aidés, et qui nous aide encore, fonctionne par arrondissement, et l’arrondissement c’est Centre-Sud / Plateau-Mont-Royal […]. Avec les centres locaux de développement qui s’en viennent, ça va aussi fonctionner par arrondissement[3].

Par ailleurs, certains services de proximité souhaitent plutôt s’inscrire au sein d’un territoire ayant une signification particulière pour leurs usagers. Ils accordent alors préséance aux espaces vécus et sont amenés à restreindre, voire à confondre, un territoire objectif à la somme de ces espaces vécus. Les services de proximité, où les usagers occupent une place prépondérante dans le choix et l’organisation des activités, et les services qui cherchent à instaurer des liens d’appartenance et d’entraide entre leurs usagers sont particulièrement sensibles à ces espaces vécus. Ce sont surtout les services organisés selon le modèle « organisme communautaire » qui suivent cette logique. L’oscillation constante entre territoire objectif et espace subjectif se fait toutefois moins sentir lorsque le quartier « objectif » comprend une population relativement homogène, possède des limites bien visibles, n’a pas de coupures physiques importantes (autoroute, pont, zone industrielle, etc.) et s’est forgé une identité de longue date, comme c’est le cas pour le quartier Hochelaga-Maisonneuve.

Pour évaluer s’il y a correspondance entre une intervention fondée sur le critère géographique et le quartier, il faut aussi considérer la variété des services offerts. Si l’espace géographique auquel se réfère un service de proximité peut être objectif et / ou subjectif, l’étendue du territoire d’intervention paraît, sauf exception, inversement proportionnelle à la diversité des activités offertes par le service de proximité en question. Des contraintes de fonctionnement (ressources humaines et financières insuffisantes ou augmentant moins vite que la demande en service) forcent les services de proximité à restreindre l’étendue de leur territoire au fur et à mesure que leurs activités se multiplient. De plus, pour qu’une action ait une portée globale sur une population donnée, le territoire ne peut être que de très grande taille. A contrario, ne pouvant assurer leur développement et leur viabilité économique en diversifiant leurs activités, les services dont l’action est très spécialisée font reposer leur croissance, voire leur survie, sur un élargissement de leur territoire d’intervention puisque le nombre d’usagers potentiels est proportionnel à l’étendue territoriale. Dans le premier cas (territoire restreint), nous retrouvons les « organismes communautaires » et, dans le second (territoire étendu), les « entreprises communautaires ».

Le degré de marginalité des usagers et de la clientèle visée doit aussi être pris en compte pour expliquer l’étendue du territoire auquel se réfère un service de proximité. Il se rapporte aux caractéristiques socio-économiques des personnes rejointes : niveau de scolarité, revenu, situation d’emploi, etc. Plus la marginalité est élevée, plus le service de proximité cherche à se déployer sur un territoire restreint. La proximité géographique faciliterait la participation des individus marginalisés. Rappelons que les « organismes communautaires » visent une population plus marginalisée que les « entreprises communautaires » qui s’adressent à un plus large public.

En somme, lorsque la viabilité économique est prioritaire, c’est l’arrondissement, voire un territoire plus vaste, qui se trouve favorisé. Au contraire, le quartier, même un espace subjectif plus restreint, sera pris en compte lorsqu’un service cherche à avoir une action globale sur une population donnée, à instaurer des liens d’entraide entre ses usagers, à atteindre des individus ayant un degré de marginalisation plus prononcé ou à restreindre son utilisation afin de répondre à certaines contraintes de fonctionnement (financement limité, ressources humaines insuffisantes, etc.). Cependant, le quartier est toujours évoqué lorsque le responsable d’un service se réfère au sentiment d’appartenance de son organisme à une entité territoriale précise.

On se réfère toujours au Centre-Sud […]. Mais ça s’est étendu, évidemment avec les arrondissements de la Ville, un peu avec les territoires de la Commission des écoles catholiques de Montréal, de la Régie régionale […][4].

Ceci démontre, notamment, l’absence de liens directs entre le territoire d’intervention d’un service et le territoire auquel ce service dit appartenir, selon son responsable. Ce sentiment d’appartenance n’est donc pas lié à des logiques de développement ou de fonctionnement, mais est un produit historique (localisation d’origine du service) et / ou relationnel (l’importance des liens interorganismes pouvant être perçue comme un facteur d’identification à un territoire donné).

b. Les services de proximité et les tables de concertation territoriale

L’identité projective, véhiculée par un projet local fondé sur une représentation plus ou moins élaborée du futur, s’avère un important facteur contribuant à la création d’une identité territoriale (Bassand, 1992). Pour évaluer la contribution des services de proximité à la mise en place de cette identité projective, nous avons examiné leur participation à des tables de concertation territoriale. Il existe à Montréal plus d’une vingtaine de « tables intersectorielles de concertation de quartier » qui rassemblent les groupes communautaires d’un même quartier afin de partager les expériences et d’harmoniser les actions. Des tables de concertation ont également été constituées sur la base des arrondissements, des territoires administratifs couvrant de deux à cinq quartiers, de même que sur une base municipale et même régionale.

Plus des deux tiers des services de proximité sélectionnés prennent part à des tables de concertation territoriale[5]. Trois facteurs jouent en faveur de cette participation. Premièrement, plus un service cherche à avoir une action globale sur un territoire, plus il participe à des tables de concertation territoriale et, à l’inverse, plus son action est spécifique à un seul domaine d’activité, moins cette participation lui paraît primordiale. Deuxièmement, la participation à ces tables de concertation tend à augmenter avec l’ancienneté du service, laquelle contribue à son ancrage local. Troisièmement, l’inscription du directeur d’un service au sein d’un réseau professionnel territorial facilite la participation à des tables de concertation territoriale, souvent fondées sur des relations interpersonnelles.

Cependant, le quartier n’est pas le seul territoire de référence associé aux tables de concertation territoriale : l’arrondissement, la ville et la région sont également évoqués. Dans certains cas, lorsque le quartier comprend plusieurs sous-secteurs (des paroisses, d’anciennes délimitations municipales, etc.), la participation peut se développer à cette échelle. Cependant, plusieurs facteurs favorisent le quartier comme assise territoriale des tables de concertation. Par exemple, Bassand (1992) a souligné comment les identités historiques (construites dans le temps), projectives (créées à partir d’une vision de l’avenir) et vécues (fondées sur les pratiques des acteurs) s’imbriquent pour constituer une identité locale. Or, lorsque ces trois types d’identités se combinent à l’intérieur d’un quartier objectivement définissable (nom connu par tous et limites spatiales facilement observables), plusieurs tables de concertation situées au sein de pareil quartier délimitent leur territoire d’action en fonction de celui-ci, comme c’est le cas du quartier Hochelaga-Maisonneuve. À l’inverse, lorsqu’un quartier possède des limites floues ou lorsqu’il porte plusieurs noms, comme c’est le cas du quartier Centre-Sud[6], ces imprécisions viennent à produire du bruit sur le plan identitaire et les référents spatiaux des tables de concertation sont alors multiples. La participation d’un service de proximité à des tables de concertation territoriale ne génère donc pas nécessairement une identité de quartier.

Ce sont les services visant une action globale, comme ceux relevant du modèle « organismes communautaires », qui s’engagent plus volontiers dans les tables de concertation de quartier puisque cet engagement leur semble nécessaire pour faciliter l’échange d’information, le développement de stratégies communes et la synergie avec les autres organismes du quartier afin de répondre efficacement aux besoins des usagers.

Quand on choisit une table de concertation plutôt qu’une autre, c’est en fonction des orientations, des objectifs que les membres nous donnent en assemblée générale. C’est pour assurer une concertation et une coordination des services et des activités dans le quartier pour faire en sorte d’éviter la multiplication, de permettre une meilleure offre de services et une meilleure coordination des interventions qui se font dans le quartier[7].

C’est par leur contribution à l’établissement d’un projet local d’action qu’ils peuvent davantage aider à l’élaboration d’une identité de quartier. Cette contribution paraît d’autant plus importante lorsque le service a joué un rôle non négligeable dans la mise en place d’une telle table. En vertu d’une stratégie très active (contrairement à une stratégie purement réactive), certains services de proximité peuvent même être considérés comme des incubateurs d’actions locales concertées. Par contre, les services plus spécialisés, correspondant aux « entreprises communautaires », sont moins enclins à participer à des tables de concertation de quartier ; leur participation à des tables de concertation a principalement pour but de faire connaître leur offre de services. Ainsi, ce type de services contribue moins à l’élaboration d’une identité de quartier.

c. Les travailleurs et travailleuses des services de proximité et le quartier

Pour évaluer si le quartier est un construit social significatif chez les personnes travaillant au sein d’un service de proximité et résidant dans le quartier où il est situé, nous nous sommes d’abord intéressés aux raisons ayant conduit au choix du quartier de résidence. Nous nous sommes ensuite demandés dans quelle mesure ce quartier est perçu comme un espace distinct. Enfin, nous nous sommes interrogés sur le sentiment d’appartenance envers cet espace infra-municipal.

Les divers motifs invoqués pour justifier le choix du quartier de résidence sont, en ordre décroissant, la présence de liens forts (famille, amis proches ou autres soutiens sociaux), le fait d’avoir déjà habité ou fréquenté le quartier et l’existence d’un mode de vie particulier se traduisant notamment par la facilité de tisser des liens faibles avec les autres résidants (des relations non engageantes mais qui contribuent à se sentir en « pays de connaissances »).

Je suis revenu sur le Plateau parce que […] c’est un quartier qui est moins anonyme que beaucoup d’autres. C’est un quartier où c’est facile de rentrer en contact avec les gens. […] Le Plateau, c’est très francophone, c’est beaucoup de mon âge […]. C’est un peu marginal au niveau culturel […]. C’est un quartier où il y a beaucoup d’artistes, de paumés et moi, je me sens près de ces gens[8].

À cela, s’ajoutent les commerces de produits quotidiens, les services publics et des lieux de rencontre (café, restaurant, parc). Le prix de location des logements et, dans une moindre mesure, le sentiment d’être dans un lieu où règne moins de violence ont également été des facteurs de localisation.

Les liens forts demeurent la principale raison justifiant le choix du quartier de résidence, ce qui confirme les analyses de Ahlbrandt (1984), de Fortin (1988) et de Dandurand et Ouellette (1992). Ces liens ont une telle importance que, pour certains individus, le déménagement d’un proche, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille, peut entraîner un changement de quartier. Par contre, cette présence de liens forts n’est pas suffisante pour contraindre une personne à habiter dans un quartier qu’elle n’aime pas. D’un autre côté, la reconnaissance d’un mode de vie propre au quartier est un élément assez fort pour rivaliser avec des facteurs à connotation négative, comme le coût élevé des loyers.

Le Plateau-Mont-Royal, c’est jeune, c’est dynamique […]. Je pense que c’est un style de vie parce qu’on habite le Plateau. On accepte de payer un peu plus cher son logement et, dans mon cas, je ne pense pas rester jamais en banlieue. J’ai un rythme de vie[9].

Par ailleurs, les individus de moins de 30 ans et ceux de sexe masculin accordent plus d’importance au mode de vie dans le choix d’une localisation, alors que les femmes et les personnes âgées de plus de 45 ans fondent plutôt leur choix sur des liens forts et sur leur histoire résidentielle. Les personnes en voie de marginalisation ou présentant des caractéristiques pouvant y conduire (études de niveau secondaire non complétées, peu de soutien social, peu d’expérience sur le marché du travail, situation familiale difficile), invoquent toutefois, indépendamment de leur âge ou de leur sexe, presque exclusivement leur habitude de vie et la présence de liens forts pour justifier le choix du quartier de résidence.

Mais est-ce que le quartier de résidence des travailleurs et travailleuses des services de proximité est représenté par ces derniers comme un espace distinct ayant une identité propre ? Peut-on affirmer que le quartier constitue pour ces individus une unité sociospatiale différenciée qui possède sa propre individualité collective (Ledrut, 1979), voire un caractère distinctif par rapport à l’ensemble de la ville (Schwirian, 1983) ? La majorité des personnes interrogées se représentent leur quartier comme une entité distincte[10]. Pour marquer cette distinction, les éléments les plus souvent évoqués sont, en ordre décroissant : un mode de vie particulier, une certaine ambiance ou une « chaleur humaine » (incluant le fait de se sentir comme « dans un village » et l’existence de liens faibles) ; les caractéristiques socio-économiques des résidants ; la qualité du cadre bâti ; l’importance des services ou des commerces de proximité ; et, enfin, le climat de sécurité qui y règne. En ce qui a trait au nom donné au quartier de résidence, la plupart des individus se réfèrent aux appellations usuelles bien que ceux qui habitent dans le quartier Centre-Sud n’hésitent pas à utiliser des dénominations reliées à l’histoire ou à d’autres divisions territoriales (paroisse, district électoral, par exemple).

L’histoire résidentielle de chacun demeure le facteur primordial qui explique la représentation du quartier comme un espace distinct. Ainsi, contrairement au sentiment d’appartenance dont il sera question plus loin, l’évocation du quartier en tant qu’espace distinct n’est pas directement reliée au nombre d’années passées dans le quartier mais au fait d’avoir vécu ailleurs dans d’autres villes ou quartiers. Connaître un autre lieu favorise ainsi la représentation du caractère distinct de son quartier de résidence et la connaissance de ses limites territoriales. Si nous acceptons l’hypothèse que les personnes défavorisées sur le plan socio-économique sont captives d’un territoire donné, l’importance du parcours résidentiel expliquerait pourquoi ces personnes ont moins tendance à considérer leur quartier comme un espace distinct.

Par ailleurs, plus de la moitié des travailleurs et travailleuses interrogés affirment être fortement attachés à leur quartier de résidence. Les mêmes facteurs que ceux évoqués pour le choix de ce quartier (la présence de liens forts, le fait d’avoir déjà habité ou fréquenté le quartier, l’existence d’un mode de vie, etc.) expliquent ce sentiment d’appartenance. Toutefois, si les lieux de rencontre (café, restaurant, parc) ne sont pas un motif conduisant au choix du quartier de résidence, ils ont plus d’impact que la présence d’autres commerces ou services en ce qui a trait à la création d’un sentiment d’appartenance.

Les personnes ne considérant pas leur quartier de résidence comme un espace distinct sont plus nombreuses à être faiblement ou pas du tout attachées à celui-ci. C’est le cas des personnes en voie de marginalisation. Ainsi, si elles sont le plus souvent captives d’un territoire, parce qu’elles privilégient la présence de liens forts ou parce qu’elles n’ont pas les moyens économiques pour résider ailleurs, cette captivité n’entraîne pas nécessairement l’émergence d’un sentiment d’appartenance.

Enfin, l’étude des pratiques individuelles des travailleurs et travailleuses des services de proximité (habitudes d’achat, relations de voisinage, répartition géographique des personnes les plus souvent fréquentées) confirme que le quartier correspond à une « communauté à responsabilités limitées » (Médard, 1969 ; Ahlbrandt, 1984). D’une part, un attachement à cette unité sociospatiale n’empêche pas d’être engagé ailleurs. En effet, si le quartier permet le renforcement des liens forts déjà constitués et la création de liens faibles, les entretiens révèlent que la référence à la « communauté locale » pour aborder la question des liens entre les individus est loin d’être automatique. D’autre part, il ne semble pas y avoir de lien entre les habitudes de consommation des personnes et l’affirmation d’un attachement au quartier de résidence puisque les pratiques de consommation se déployent sur un territoire plus vaste lorsque les moyens de transport le permettent.

d. Les services de proximité et la transmission d’une identité de quartier à leurs travailleurs et travailleuses 

Est-ce que le fait de travailler dans un service de proximité influe sur la perception du quartier comme un espace distinct et contribue à l’émergence, voire à la consolidation, d’un sentiment d’appartenance à celui-ci ?

Le travail au sein d’un service de proximité affecte peu la représentation du quartier en tant qu’espace distinct. En effet, le travail n’agit pas sur le principal facteur favorisant une telle représentation ; c’est plutôt l’histoire résidentielle de l’individu qui joue un rôle de premier plan. Toutefois, puisque le travail offre, dans bien des cas, l’occasion de mieux connaître un quartier de résidence et ses habitants, le caractère distinctif de cette unité sociospatiale apparaît plus clairement. Le travailleur ou la travailleuse perçoit alors plus facilement l’« ambiance de quartier » particulière et associe plus fortement certaines caractéristiques socio-économiques à la population qu’il côtoie quotidiennement. Ces deux éléments sont des facteurs favorisant la perception du caractère distinctif du milieu de vie. De plus, un individu travaillant pour un service de proximité qui définit de façon explicite les limites de son territoire d’intervention aura tendance à modifier l’étendue perçue de son quartier de résidence afin de faire coïncider ces deux entités spatiales.

Le fait de travailler au sein d’un service de proximité a plus d’influence sur le sentiment d’appartenance au quartier puisque ce travail contribue à l’établissement de liens faibles à l’échelle du quartier et que ces liens favorisent l’émergence d’un tel sentiment (Hennig et Lieberg, 1996).

J’ai lié beaucoup d’amitiés avec les familles. Ce ne sont pas des amitiés, copain à copain. Je veux dire que ce sont de bonnes fréquentations. Les gens, on se porte respect mutuellement. […] Peut-être que si je ne travaillais pas ici, peut-être que si je ne les connaissais pas, peut-être que j’aurais des préjugés[11].

En effet, bien qu’elle puisse être analysée uniquement sous un angle « fonctionnel », l’offre de services est souvent l’occasion, pour les employés et les usagers des services de proximité, d’entrer en contact avec un territoire et ses résidants. D’une part, de nouveaux liens sociaux peuvent se tisser lorsqu’un service de proximité se donne comme mission de briser l’isolement des personnes en voie de marginalisation en organisant diverses activités de sociabilité (soirée de fête, loisirs, animation). D’autre part, pour accéder à une action globale et intégrée auprès d’une population donnée, certains services cherchent à promouvoir l’entraide et l’échange entre les usagers ou entre les usagers et les travailleurs.

La proximité du lieu de travail exerce aussi un effet positif sur l’attachement au quartier. Toutefois, cette proximité n’agit qu’indirectement puisque cet attachement est subordonné à des facteurs plus importants, tels la présence de liens forts, les habitudes de vie, l’histoire résidentielle, l’accès à un mode de vie particulier et un rapport qualité / prix en matière de logement. Cette proximité acquiert néanmoins une plus grande importance chez certaines catégories d’individus. D’une part, les femmes de plus de 40 ans doivent conjuguer leur emploi aux tâches familiales et cherchent à limiter leur temps de transport. D’autre part, les personnes retournant sur le marché du travail et les individus en voie de marginalisation acquièrent plus d’assurance lorsque le service se situe en proximité de leur résidence. Cette proximité n’est pas uniquement géographique, elle est également sociale puisque le fait de connaître une autre personne ayant travaillé ou travaillant dans ce même service (un parent, une amie, un voisin) joue un rôle non négligeable. Cependant, la proximité géographique du lieu de travail occasionne, chez certains, une perte d’intimité à cause d’un trop grand chevauchement entre la vie privée et la vie professionnelle.

Les organismes communautaires se distinguent encore une fois des « entreprises communautaires ». En étant associés plus directement à un territoire restreint, en organisant plus fréquemment des activités pour briser l’isolement de leur clientèle et en mettant de l’avant une approche intégrée et active afin d’agir globalement sur les problèmes sociaux de leur territoire d’intervention, les organismes communautaires ont plus de chance de transmettre une identité de quartier à leurs travailleurs et travailleuses. Cependant, il faut toujours garder à l’esprit que la représentation du quartier en tant qu’espace distinct et que le sentiment d’appartenance à cette unité sociospatiale font appel à des facteurs qui dépassent largement l’impact des services de proximité, à savoir la présence de liens forts, l’histoire résidentielle et l’existence d’un mode de vie particulier.

Les services de proximité renvoient à une proximité à la fois physique et sociale : physique, puisqu’ils s’inscrivent au sein de territoires spécifiques, en particulier à l’intérieur des limites de quartiers urbains, et se trouvent, en général, à courte distance des populations visées ; sociale, car ils relèvent d’une « impulsion réciprocitaire » entre producteurs et usagers en réponse à des besoins d’« utilité sociale ». Le quartier apparaît, dans un contexte de modernité avancée, comme un espace en perte de signification sur le plan de la vie quotidienne, alors qu’il constitue, avec les processus de déconcentration / décentralisation de l’appareil d’État et la montée en puissance de la société civile, un territoire réactualisé de l’intervention des pouvoirs publics et de l’action collective. Nous avons alors cherché à savoir dans quelle mesure les services de proximité contribuent à consolider et à créer un sentiment d’appartenance au quartier.

Après avoir défini les notions de services de proximité et de quartier, exposé le choix des services étudiés, distingué trois modèles organisationnels et caractérisé les personnes interviewées, nous avons traité de l’importance du quartier comme territoire d’intervention de ces services Si la plupart d’entre eux se réfèrent à un territoire d’intervention, soit pour rejoindre un public cible, soit parce qu’il est imposé par leurs bailleurs de fonds, il ressort que les services de proximité privilégiant le quartier comme assise territoriale sont ceux qui accordent une plus grande importance à la participation des usagers à l’offre de service, recherchent une intervention plus globale et s’adressent à une clientèle plus marginalisée. Ces services adhèrent généralement à des tables de concertation de quartier et ils sont associés au modèle organisationnel des « organismes communautaires ». À l’inverse, les services plus proches d’une logique de marché qui s’inscrivent davantage dans le modèle des « entreprises communautaires » contribuent moins à l’identité de leur quartier de localisation. Les caractéristiques objectives du quartier (limites territoriales, morphologie urbaine, composition sociale) doivent aussi être considérées pour évaluer la prise en compte du quartier par les services de proximité : plus elles sont claires et plus le quartier prend de l’importance.

Par la suite, nous avons cherché à saisir la signification du quartier pour les travailleurs et travailleuses des services de proximité résidant dans le quartier d’implantation de ces services, ainsi que l’effet de leur travail sur la représentation de ce territoire infra-municipal en tant qu’espace distinct et espace d’appartenance. Il se dégage de notre recherche que les services de proximité qui définissent clairement leur territoire d’intervention peuvent contribuer à préciser ou à modifier la perception que leurs travailleurs et travailleuses ont du quartier lorsque cette perception existe préalablement à leur embauche. De plus, bien que le sentiment d’appartenance repose principalement sur l’existence de liens forts, sur l’histoire résidentielle personnelle et sur le mode de vie associé au quartier, le travail au sein d’un service de proximité participe, en contribuant à la création de liens faibles au sein de ce territoire, à une identification au quartier. Enfin, la proximité du lieu de résidence au service vient renforcer l’effet des liens forts et de l’histoire personnelle à l’attachement au quartier, et ce, principalement chez les femmes de plus de 40 ans, chez les personnes retournant sur le marché du travail et chez les individus marginalisés.

L’apport des services de proximité à la construction d’une identité de quartier repose donc sur le modèle organisationnel du service concerné, sur les caractéristiques objectives associées à ce territoire et sur le vécu des travailleurs et travailleuses. Cependant, étant donné le caractère exploratoire de cette recherche, les tendances observées en fonction des trois modèles organisationnels ne peuvent être généralisées sans une enquête portant sur un nombre plus élevé de cas. De plus, il serait opportun d’évaluer la contribution des services de proximité au sentiment d’appartenance au quartier non seulement chez ceux qui y travaillent, mais également chez qui en font usage.