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Plutôt que de résumer un ouvrage qui est déjà fort connu pour avoir fait l’objet d’au moins trois éditions précédentes et variées (Turner 1894, 1979a, 1979b), nous proposons plutôt, dans les lignes qui suivent, d’examiner la façon dont les éditeurs et commentateurs de son oeuvre s’en sont emparé pour nous la présenter. Après avoir rapidement décortiqué la structure de l’ouvrage, nous mettrons en évidence le cheminement de Turner et l’importance de sa contribution au domaine ethnographique du Nord du Québec.

Bien que l’édition précédente du même ouvrage par l’Association Inuksiutiit et les Presses Coméditex (Turner 1979a) ne soit pas encore épuisée (Murielle Nagy, comm. pers. 2002), on peut saluer cette nouvelle édition comme une entreprise louable puisqu’elle s’est enrichie d’une introduction critique assez détaillée de Stephen Loring et d’une douzaine de photographies inédites, prises par Turner lors de son voyage le long de la côte du Québec-Labrador et pendant son séjour à Fort-Chimo vers la fin du 19e siècle. L’édition de 1979a avait cependant l’avantage de comprendre un index et on peut déplorer que les nouveaux éditeurs n’y aient pas songé.

Mais il faut bien admettre que l’ouvrage de Turner est de nature principalement descriptive et qu’il est facile de s’y retrouver puisqu’il appartient à la catégorie des recueils encyclopédiques, méthodiques et thématique. La table des matières de l’ouvrage suit déjà un découpage assez rigoureux: sections introductives sur la région et ses habitants, le climat, la végétation et la vie animale. La partie principale du «rapport» se divise en deux grandes sections: la première porte sur les Inuit et la seconde sur les Innus. La section sur les Inuit est beaucoup plus détaillée en ce qui concerne la vie sociale (mariage et famille, coutumes religieuses). Par contre, la culture matérielle des Inuit et des Innus (transport, habitation, vêtement, équipement domestique, techniques de chasse et habitudes alimentaires) reçoit un traitement à peu près identique et les sections sur chacune des deux ethnies se terminent par un recueil de légendes. Le rapport de Turner ne comprend cependant ni conclusion ni bibliographie. L’introduction de Loring vient cependant combler en partie cette lacune puisqu’elle comprend de nombreuses références dont des textes et publications de Turner.

La mission principale de Turner devait consister à récolter des données météorologiques et sa passion d’origine était plutôt l’ornithologie. Turner fait certainement partie des plus grands chercheurs de terrain d’Amérique. Son talent pour l’apprentissage des langues autochtones, sa passion pour les sciences naturelles et son étonnant désir de collectionneur ont bien servi les intérêts du Musée des Sciences Naturelles. C’est cependant sa contribution à l’ethnographie du Nord du Québec qui retiendra surtout notre attention dans les lignes qui suivent.

Avant son séjour en Ungava, Turner avait passé plusieurs années en Alaska et peu de temps à Washington entre les périodes d’exil. Aussi, dès son retour (1884), Turner est tiraillé entre la production de rapports sur les deux régions. Il n’est pas impossible qu’à l’instar d’autres chercheurs de l’époque, par exemple Ernest W. Hawkes, qui a également travaillé en Alaska et au Labrador peu après Turner (Collins 1984), Turner ait transposé, volontairement ou non, des données pour combler les lacunes dans les données locales. Il a fallu dix ans avant que ne soit publié le rapport sur l’Ungava que nous connaissons (1894). Entre-temps, quelques parties furent publiés sous forme d’articles (e.g., Turner 1887).

Si la description domine, Turner s’engage parfois dans des comparaisons qui traduisent des jugements de valeur et un certain ethnocentrisme, notion qui n’existait d’ailleurs pas encore à l’époque, du moins dans sa forme actuelle qui fut introduite par W.G. Summer en 1907 (Renard-Casevitz 1991: 247). Par exemple, dans son passage introductif sur les Innus, Turner s’enlise de la façon suivante: «In comparison with a white man under the same conditions, the natives of either class [Indians or Eskimos] would soon show signs of inferiority.»

L’introduction de Loring est intéressante à plusieurs points de vue. D’abord, elle permet de replacer l’auteur-naturaliste Turner et son oeuvre dans le contexte des premiers balbutiements ethnographiques. L’itinéraire de ce grand naturaliste américain est rapporté de manière exemplaire: l’engagement initial de Turner dans la mission nordique de la Smithsonian Institution; les séjours en Alaska (1874-1877 et 1878-1881); les activités de Turner dans la péninsule du Québec-Labrador (1882-1884) pendant que Boas, géographe de formation, effectue ses travaux sur Baffin (1883-1884); le retour à Washington et la publication des travaux entrepris en Alaska et en Ungava (1884-1894). Turner se retire ensuite puis sombre temporairement dans l’oubli (1895-1909); mais il a ouvert la voie à des générations de chercheurs qui ont travaillé par la suite dans la péninsule du Québec-Labrador. Dans son compte-rendu de cet épisode, Loring met l’accent sur la succession américaine qu’il connaît mieux ou à laquelle il veut rendre hommage (e.g., W.B. Cabot, Fitzhugh, Strong et Speck).

Cette nouvelle édition apporte une nouvelle perspective puisqu’elle est présentée par un spécialiste des Innus (Loring 1992), attirant ainsi notre attention sur la seconde partie de l’ouvrage, alors que la grande réputation des travaux de Turner repose principalement sur sa contribution au domaine des études inuit que Turner connaît d’ailleurs beaucoup mieux. Ses connaissances au sujet des Inuit découlent d’une expérience directe puisqu’il a vécu dans leur pays alors que les sections consacrées aux Innus sont plus limitées, les Innus du 19e siècle vivant généralement à l’intérieur des terres et bien au sud de Fort-Chimo, dans une immense région que Turner n’a jamais visitée. Turner admet d’ailleurs qu’il maîtrise peu la langue des Innus: «Owing to the impossibility of getting a reliable person to teach me the language of these people I was able to procure but few words.» Il a rencontré des Innus surtout au printemps et en été lors de leur visite au poste de traite. C’est là qu’il obtint temporairement l’étroite collaboration de Maggie Brown, une métisse qui résidait à Fort-Chimo et qui parlait couramment l’inuktitut et l’innu-aimun (p. xviii).

Loring (p. xxi) suggère également que Turner maîtrisait peu la question du développement historique des rapports entre autochtones et allochtones. Mais il faut bien reconnaître qu’à l’instar de la plupart des scientifiques de son époque, Turner envisageait les peuples chasseurs nordiques comme des reliques de rapports harmonieux et immuables entre l’homme et son environnement (p. xxi).

La nouvelle édition semble avoir utilisé des moyens photomécaniques visant à reproduire intégralement la version originale du texte de 1894, qui ne représente qu’une partie du 11e rapport annuel de 1889-1890 du Bureau of Ethnology de la Smithsonian Institution. Le résultat est un peu déconcertant puisque le texte de Turner, isolé du reste de ce rapport, commence ici à la page 161. Il est également déplorable que l’en-tête «Hudson Bay Eskimo» sur toutes les pages de gauche de l’édition originale et reproduite ici porte à croire que l’ensemble de l’ouvrage porte sur les Inuit. On remarque aussi quelques erreurs typographiques introduites dans la nouvelle édition. Elles se trouvent dans le texte introductif de Loring et portent malencontreusement sur des noms propres: Inuu (p. xx), Malurie (p. xxii) et Canadien (p. xxv). Rappelons que Turner aurait séjourné en Ungava de 1882 à 1884 (p. xix). À ce sujet, il est curieux que les responsables de la nouvelle édition n’ont pas remarqué ou peut-être n’ont pas osé signaler qu’il est dit dans la préface (p. iv) que les observations de Turner datent de 1884 à 1886.

L’ouvrage de Turner est un classique de la littérature ethnographique et l’une des rares sources pour toute la région d’Ungava avant la modernisation de l’Arctique. Monique Vézinet l’a étudié minutieusement en le traduisant en français (Turner 1979b) et s’en est d’ailleurs beaucoup inspirée par la suite (Vézinet 1980 et 1982). La préface de la traduction française est de Bernard Saladin D’Anglure et tout comme Vézinet, il a largement puisé dans cette oeuvre remarquable (e.g., Saladin d’Anglure 1967). Curieusement, même s’il s’agit d’une mine incomparable de renseignements sur la culture matérielle, cette source importante est rarement citée par les archéologues, du moins à quelques exceptions près (e.g., Farid 1999; Hartweg et Plumet 1974 pour les Inuit; Loring 1992 et Samson 1981 du côté des Innus).

Il faut bien remarquer que John Murdoch a retouché le rapport avant sa publication et il est vraisemblable que bien des passages on été oblitérés afin que tout soit conforme au moule muséographique de l’époque. La plupart des données de terrain sur la flore et la faune de l’Ungava ainsi que sur l’utilisation qu’en faisaient les autochtones ne furent jamais publiées. Elles sont cependant précieusement consignées avec un dictionnaire inuit-anglais dans les archives de la Smithsonian Institution (Turner 2001: xx; Vézinet 1980: 151).